Texte paru dans le n° 9 de la revue papier Ballast (juin 2020)
Aminata Traoré est l’une des figures du mouvement altermondialiste. Aujourd’hui âgée de 74 ans, l’essayiste, docteure en psychosociologie et ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali vit dans le quartier de Missira, à Bamako — un quartier qu’elle a contribué à transformer, aux côtés des habitants, au tournant des années 2000. « Je ne suis pas prête à troquer une fois encore ma liberté de penser, d’expression et d’action contre un poste où je serais tenue d’appliquer des instructions venues d’ailleurs1 », avait-elle confié. Cinq ans après avoir quitté son poste, l’intellectuelle et militante anticapitaliste s’adressait au président français — Chirac, alors — au moyen d’un ouvrage en forme de lettre ouverte : elle y dénonçait notamment les politiques de « développement » et le libre-échange. La décennie suivante, alors qu’elle devait participer, en France et en Allemagne, à une série de conférences, le renouvellement de son visa de circulation lui était refusé. S’élevant contre les interventions militaires occidentales sur le continent, Aminata Traoré appelle à une « seconde libération de l’Afrique ». Nous nous sommes entretenus avec elle.
J’ai grandi dans un quartier populaire — « indigène », disait-on à l’époque. Il y avait les quartiers des colons et ceux des « Soudanais » : c’était ainsi qu’on nous appelait. C’est sur mon insistance que mes parents se sont mis, tardivement, à chercher une école où m’inscrire. Dans mon quartier, il n’y avait plus de place ; on m’a inscrite à l’école Maginot, où la cour était partagée en deux espaces. D’un côté, les filles noires et métisses ; de l’autre les enfants blancs, filles et garçons. J’allais à pied à l’école et, chemin faisant, j’ai rencontré une petite fille blanche de mon âge. On s’est regardées, on a sympathisé. Puis elle m’a invitée à entrer chez elle. Ça a été mon tout premier contact avec « l’autre » — si bien que je n’ai pas souffert de l’existence de ces deux espaces en milieu scolaire. C’était dans l’ordre des choses. Mais je savais, déjà, qu’il était possible de fraterniser avec l’autre.
Vous soulignez qu’en tant que femme noire, vous vous trouvez doublement au front. Mais vous insistez également sur l’hégémonie d’un certain féminisme, trop occidental…
« Il existe une pensée féministe dominante qui préside à la mise en œuvre des projets : un processus d’occidentalisation des femmes dans le cadre d’un projet bien plus global. »
Très tôt, j’ai eu la chance d’être impliquée dans le combat pour les droits des femmes. Dans les années 1970–80, il n’était pas question de « genre » mais « d’intégration de la femme africaine dans le développement ». Toutes et tous, nous étions persuadés que le « développement » était un processus sans entraves : il suffisait d’être scolarisé et d’avoir un diplôme pour avoir droit à un emploi, un salaire, pour ensuite prendre part à la transformation de nos pays dans différents secteurs. On estimait que les femmes avaient quelque chose à apporter. J’étais confiante. Comme tout le monde, j’avais intériorisé le schéma selon lequel ce « développement » surviendrait avec la participation des femmes et aboutirait à la transformation de l’Afrique : le bonheur, la justice, etc. J’ai fini par réaliser qu’en la matière, nos pays n’étaient pas plus autonomes que dans d’autres secteurs. J’ai effectué pas mal de missions pour les Nations unies, au cours desquelles j’ai saisi qu’il existe une pensée féministe dominante qui préside à la formulation et à la mise en œuvre des projets. Un processus d’occidentalisation des femmes dans le cadre d’un projet bien plus global.
Je n’ai jamais été envoyée comme « consultante » ou « experte » dans un pays européen ; en revanche, ce sont les femmes occidentales (européennes, américaines, généralement blanches) qui viennent en « expatriées », qui nous disent, secteur par secteur, ce qui est bon pour nous. Derrière ces énoncés, il y a un agenda : la transformation de nos sociétés en faisant des femmes le levier par excellence. Hier comme aujourd’hui, vous aurez bien peu de chances d’obtenir des financements si votre énoncé ne cadre pas avec une certaine conception du rôle et de la place de la femme, censés évoluer selon la trajectoire dictée par la communauté internationale. Les questions soulevées, celles de l’accès des femmes à l’éducation, à l’emploi, au processus de prise de décisions, sont réelles. Mais quand je regarde l’état de mon pays et celui du continent noir, je me dis qu’il est de la plus grande importance de repenser l’émancipation des femmes, de l’inscrire dans le cadre d’un combat plus global : celui de la seconde libération de l’Afrique — qui, comme vous le savez, est en voie de recolonisation.
[Lonni Friedman]
En France, la militante des quartiers populaires Fatima Ouassak a cofondé Le Front de Mères : elle entend politiser le rôle des mères, comme levier féministe et écologiste. Cet angle vous interpelle-t-il ?
C’est une question centrale. Un dicton bamanan2 dit qu’il y a deux pagnes : celui qui permet à la mère de porter son enfant et celui qu’utilise ce dernier, devenu grand, pour porter sa mère à son tour. Le débat qui fait actuellement rage en France sur la réforme des retraites est celui du modèle social à adopter. Sous nos cieux, la solidarité entre générations se pose en d’autres termes : elle exige des formes de solidarité qui reposent encore essentiellement sur les femmes. Le réseau des « mères sociales » que j’ai créé renvoie au fait que donner la vie confère un sens à l’existence et donne du pouvoir aux femmes. Bien des migrants partent avec la volonté de subvenir aux besoins de leur mère : « Elle m’a portée, c’est à moi de la porter à mon tour », entend-on souvent dire. Nous avons beaucoup travaillé sur cette notion de « mère sociale » en tant que valeur à promouvoir dans la gestion des défis présents, dont, notamment, l’accueil des migrants expulsés et l’environnement.
Que voulez-vous dire exactement par « seconde libération de l’Afrique » ?
« J’ai le sentiment profond d’une décolonisation inachevée. Une seconde libération s’impose sous l’angle politique, économique, social et culturel. »
Sommes-nous réellement indépendants ? Si nous l’étions, nous n’aurions pas eu droit à ce qu’il s’est passé à Pau3… On est édifiés quand on voit la France monter au créneau pour chercher des financements au nom des pays africains, pour leur « sécurité », au point que l’administration américaine, elle-même dominatrice, rappelle que c’est aux Africains de se prendre en charge dans la résolution de leurs besoins ! En faisant le bilan du soulèvement de mars 19914, qui a ouvert la voie au multipartisme, à la liberté d’association et d’expression dans notre pays, je réalise qu’il s’est agi d’une révolution inachevée. Elle a porté sur la dimension politique de l’alternance au pouvoir sans toucher au fond du problème, à savoir le modèle économique. Bref, j’ai le sentiment profond d’une décolonisation inachevée. Une seconde libération s’impose sous l’angle politique, économique, social et culturel. Il s’agit de rompre avec un modèle de développement extraverti qui appauvrit, déshumanise et crée le lourd fardeau de la dette. Vous connaissez la suite. Les bailleurs de fonds, c’est-à-dire nos créanciers, font de l’ingérence dans chaque aspect de l’existence de nos États la règle du jeu. Notre seconde libération doit reposer sur les enseignements de ces dernières décennies d’essais et d’erreurs de développement.
Vous déplorez, dans votre correspondance avec l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, que les échanges et l’éducation africaine se fassent principalement dans les langues des anciens colons. Vous avez connu, dans l’enfance, cet interdit de la langue maternelle…
Dans mon quartier comme dans ma famille, on parlait en langue bamanan, mais l’éducation scolaire était dispensée en français. Imaginez les difficultés d’un enfant qui apprend dans une société où la langue d’enseignement est différente de sa langue maternelle. C’est un handicap majeur. Chez nous, dès la maternelle, les enfants qui ont la chance d’être inscrits à l’école primaire perdent un temps fou à apprendre à s’exprimer en français avant de commencer à comprendre quoi que ce soit sur le monde. L’un des fondements de l’injustice et des inégalités est la langue. Dans n’importe quel domaine, le fait de maîtriser le français vous offre plus d’opportunités que le fait de parler vos propres langues. La différence entre un jeune qui a pu étudier en français et un autre, tout aussi intelligent et talentueux, qui ne maîtrise pas le français, est immense : le second aura peu de chances de trouver un emploi bien rémunéré, de se frayer un chemin. Le français est la langue dominante dans les médias publics, notamment la télévision, et les journaux les plus suivis sont en français. Un effort considérable est fait par l’État pour que l’essentiel de l’information soit repris dans les treize langues nationales. L’enseignement universitaire se fait également en français alors que le Mali est un précurseur en matière de promotion des langues nationales…
[Lonni Friedman]
L’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o pointe lui aussi cette scission interne dans l’apprentissage des langues5. La langue sensible, « maternelle », devient une sous-langue par rapport au français, tenu pour « intellectuel ».
Le constat est réel dans les rapports que nous avons entre nous. Nous vivons dans un système à plusieurs vitesses. Il en est ainsi de l’éducation, avec une différence importante entre écoles privées et publiques : les enfants qui vont dans les secondes s’expriment peu en français quand ils rentrent chez eux. Ils n’ont pas nécessairement les mêmes chances en termes de réussite scolaire et de perspectives d’avenir. Ceux qui parlent bien le français ont, du reste, tendance à rester ensemble… Et plus ils avancent, plus le fossé se creuse entre les enfants des classes sociales modestes et les autres.
Le philosophe Achille Mbembe fait du « droit à la mobilité6 » un défi à l’intérieur du continent africain… Vous l’entendez ainsi ?
« C’est extrêmement douloureux de réaliser que les bâtisseurs de murs et les fauteurs de guerre en Libye s’octroient le droit de nous empêcher de circuler dans nos pays et d’un pays à l’autre. »
C’est un défi colossal. Il est clairement établi que l’immense majorité des gens qui émigrent vont d’un pays africain à l’autre. Sur les routes migratoires, la langue joue d’ailleurs un rôle important : un Malien qui va dans un pays francophone, comme le Burkina Faso ou la Côte d’Ivoire, peut se frayer un chemin s’il s’exprime en bamanankan. Mais s’il parle français, c’est encore mieux : à l’intérieur des pays, cette langue lui permet de communiquer avec différents groupes ethniques. Au niveau de l’Union africaine [UA] et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest [CEDEAO], des efforts sont faits pour parer cette difficulté de circuler entre pays de la région — un passeport de la CEDEAO existe. Mais le drame de la « lutte contre le terrorisme » engendre des reculs en matière de mobilité. L’Europe, qui externalise ses frontières, considère que les nôtres, qui seraient poreuses, laissent passer « djihadistes » et « migrants ». Si bien que pour aller d’un pays africain à l’autre, de nos jours, la voie peut être semée d’embûches. Par exemple, si vous quittez Bamako pour rendre visite à un parent au Niger, vous pourrez avoir des difficultés au niveau de Gao, ou à la frontière : vous serez soupçonné de vouloir rejoindre le Maroc, et peut-être l’Europe… La question de la mobilité, qui n’est pas une question aisée, revêt une nouvelle dimension dans le cadre de la lutte antiterroriste et de la guerre contre les migrants. C’est extrêmement douloureux de réaliser que les bâtisseurs de murs et les fauteurs de guerre en Libye s’octroient le droit de nous empêcher de circuler dans nos pays et d’un pays à l’autre. Il en est ainsi du Sahel, où la circulation entre le Mali et le Niger peut être entravée par des groupes armés, mais aussi parce que la traque des djihadistes et celle des candidats à l’émigration se font dans un même élan.
Comment sont débattues au Mali les questions liées à l’émigration ?
Jusqu’à une certaine période, on ne voyait pas les risques encourus par les migrants. L’immigration circulaire dans la région de Kayes, par exemple, permettait d’aller et de venir. Beaucoup de familles qui ont investi dans l’éducation de leurs enfants ont mis du temps à réaliser que lorsqu’ils partent, ils n’arrivent pas toujours à destination. Les événements dramatiques de Ceuta et Melilla en 2005, où l’on a vu des centaines de jeunes Subsahariens escalader les murs de barbelés, ont choqué. Certains sont revenus blessés, d’autres sont morts. J’ai accueilli, à l’époque, plus d’une centaine d’entre eux. Depuis lors, j’organise chaque année un événement appelé « Migrances » : la contraction de « migration » et « errance ». Ceux qui reviennent reprennent souvent la route, faute d’alternative… Je n’ai jamais retrouvé certains de ces jeunes, ni ici, ni là-bas. Certains vous disent : « Que voulez-vous qu’on fasse ? Quand on reste ici, on est mort socialement, alors autant mourir là-bas, autant tenter notre chance… » Nous faisons ce que nous pouvons pour montrer qu’il est possible d’explorer et de construire des avenirs ici, mais il est clair que les opportunités de création d’emplois sont limitées. Et le fait est que nous n’avons pas de marchés véritablement africains, approvisionnés par des produits transformés par nous-mêmes et fonctionnant de manière à créer des emplois autres que les petits boulots.
[Dominic Chavez]
Début 2020, vous l’évoquiez, un accord a été signé à Pau pour prolonger l’intervention française au Mali, au Burkina Faso et au Niger, dans le cadre de la lutte contre le djihadisme. Mais c’est de longue date que vous dénoncez l’ingérence militaire étrangère en Afrique, notamment française, et la « militarisation des solutions » sur le continent le plus militarisé au monde…
J’ai en effet été l’une des premières voix à souligner, du Mali, que c’est une guerre par procuration. Il a fallu déstabiliser la Libye. Pour contrer les conséquences de cette violation du droit international et de celle de la démocratie libérale, les Occidentaux à la recherche de facteurs de croissance à l’extérieur ont ciblé le Bassin méditerranéen, tentant ainsi de faire d’une pierre deux coups : étendre leur zone d’influence en Afrique et empêcher celles et ceux qui en subissent les conséquences d’émigrer vers l’Europe. Cette volonté d’hégémonie allait à l’encontre des ambitions de Mouammar Kadhafi concernant le continent africain, qu’il voulait transformer en pôle de développement. Ses prises de position, dans beaucoup de domaines, notamment sa volonté de créer une banque à même de financer le développement du continent ou de mettre en place des satellites pour l’Afrique, n’étaient pas dans l’intérêt des entreprises occidentales. Faire sauter le verrou libyen était devenu urgent. Sans parler, bien sûr, des autres raisons que la France connaît bien et qui valent aujourd’hui encore à Nicolas Sarkozy des procès. Kadhafi avait énormément investi dans l’armement : le renversement de son régime a entraîné la prolifération des armes dans la bande sahélo-saharienne. On nous a imposé cette guerre en nous contraignant à y consacrer une part substantielle des maigres ressources de nos États. Au bout de six ans, de janvier 2013 à ce jour, il s’avère qu’elle a tué quelque six cents djihadistes. Selon l’ONU, ce sont plus de quatre mille personnes, civils et militaires, qui ont perdu la vie dans le même contexte, rien qu’en 2019, au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Les gens n’en peuvent plus. Nous partageons la douleur des familles des Français qui sont morts ici. Mais ne faudrait-il pas faire en sorte que personne ne meure, qu’il s’agisse de Blancs ou de Noirs, en faisant taire les armes plutôt que de s’indigner quand un seul Blanc perd la vie ?
Votre position sur la Libye était à contre-courant en 2012. Est-elle entendue aujourd’hui ?
« Les mouvements sociaux, les levées de boucliers en Occident et le défi climatique sont autant de réalités qui devraient nous permettre de nous faire entendre. »
Je n’ai plus besoin d’alerter qui que ce soit. L’aggravation de la situation sécuritaire parle d’elle-même. Nos « sauveurs » prétendent que le retrait de Barkhane7 engendrera le chaos. Rien n’est moins certain si nous, Sahéliens, inscrivons le combat sur le terrain du débat d’idées pour des alternatives plus conformes à nos besoins. Le contexte en Europe s’y prête. Je considère que les mouvements sociaux, les levées de boucliers en Occident et le défi climatique sont autant de réalités qui devraient nous permettre de nous faire entendre, d’être plus audibles. Ce qu’on appelle « crises migratoires », « crises sécuritaires » et « réchauffement climatique » ont une même cause : le système capitaliste mondialisé. Il est grand temps pour l’Afrique de déconstruire l’idée selon laquelle nous sommes « victimes de nous-mêmes ». Bien sûr, il y a la corruption. On nous fait croire que tout ce qui nous arrive résulte d’une mauvaise « gestion ». Mais comment se fait-il que des dirigeants si parfaitement élus, au sein des démocraties occidentales, ne parviennent pas à répondre à la demande sociale ?
À propos des élections, justement : vous êtes critique quant à l’idée d’associer la démocratie aux seules « élections transparentes ». À première vue, l’argument peut dérouter !
Je ne doute pas de la nécessité d’élire des hommes et des femmes en qui on a confiance, à travers des élections régulières, libres et transparentes. Mais au-delà de la transparence des urnes, il faut des projets de société conformes aux aspirations profondes des peuples concernés. Pendant toutes ces années, je n’ai pas vu de programmes d’éducation citoyenne permettant à l’électorat de comprendre dans quel monde nous évoluons et comment nous organiser en conséquence. Prenons une question aussi centrale que l’écologie : elle paraît tellement secondaire par rapport à la lutte contre le djihadisme ! Je ne vois pas poindre à l’horizon de formations politiques qui prennent cette question à bras le corps — alors que nous sommes au Sahel. On ne va pas à l’essentiel, on ne remet pas en cause le modèle libéral. On est piégés par le mythe de la transparence des urnes, comme s’il ne s’agissait que de ça. La restructuration du champ politique en fonction des grands enjeux est une priorité absolue. Sur le terrain, je me suis investie dans la transformation de mon quartier, avec les populations. Mais ça ne suffit pas à changer fondamentalement les mentalités, les comportements dans le sens de la bataille pour l’environnement. D’une élection à l’autre, la situation s’aggrave. Celui ou celle qui n’a pas été élu va attendre la prochaine élection pour tenter de l’être, et fourbit ses armes pendant cinq ans sans donner la possibilité à l’électorat de comprendre que le monde est en pleine mutation et qu’il faudrait que nous changions individuellement et collectivement notre fusil d’épaule.
[Ray Witlin]
Vous avez été ministre. Que tirez-vous de cette expérience, de l’intérieur de la « machine » ?
Quand on m’a proposé ce poste, j’avais déjà le manuscrit de L’Étau en main. Je savais que ce que je venais d’écrire n’allait pas plaire ; j’ai dit aux autorités politiques que j’allais sûrement les déranger. Elles m’ont répondu que je les dérangeais déjà mais qu’elles préféraient que ce soit de l’intérieur. Mais, à la sortie du livre, toute dénonciation du discours dominant était — et est toujours — considérée comme un crime de lèse-majesté. Le gouvernement ne me l’a pas dit ouvertement puisqu’il était convenu dès le départ que je ne serais pas muselée. Soumise localement à un « devoir de réserve », je donnais à l’étranger libre cours à ma pensée critique. J’ai su par la suite que certaines institutions comme la Banque mondiale exerçaient une pression sur les autorités maliennes, sous prétexte que je ne pouvais pas dénoncer à tout bout de champ leur politique d’aide au développement tout en me trouvant dans un gouvernement qui en dépendait.
Vous avez claqué la porte ?
Non. À la faveur d’un remaniement ministériel, j’ai souhaité ne pas être reconduite à mon poste. Cela étant dit, j’ai pu poser des choses en termes de renouvellement de la réflexion sur la fonction de la culture et du tourisme en développant les concepts de « maaya » (humanité) et « diatiguiya » (hospitalité). J’ai voulu marquer le tournant de l’an 2000 par un événement qui a eu un certain écho : Tombouctou 2000. Ce fut pour moi l’un des temps forts de la mise en œuvre de ces deux concepts.
En France, l’écologie politique oscille entre investir l’appareil d’État et le déserter, pour s’en remettre aux seuls terrains locaux, communautaires…
« L’Union européenne ne peut pas continuer à se poser en donneuse de leçons de démocratie quand les gilets jaunes et les grévistes étalent au grand jour l’inaudibilité des peuples d’Europe par leurs dirigeants. »
Dans des pays comme les nôtres, l’éveil des consciences n’a pas atteint un degré suffisant pour mobiliser les populations de manière à ce qu’elles puissent s’organiser et exiger des changements politiques au niveau de l’État. De même en ce qui concerne les comportements et les pratiques au niveau des individus et des communautés. Nous avons néanmoins mené ici, dans le cadre du mouvement social, des combats contre les OGM, les Accords de partenariat économique. Pour aider les paysans, éleveurs et petits commerçants appauvris qui, parfois, tentent d’émigrer malgré eux ou se radicalisent. Trop absorbés par le quotidien, les gens sont dans des stratégies de survie. La dépendance aux financements extérieurs fait que nous avons tendance à nous aligner sur les options des « donateurs ». Nos États passent leur temps à mettre les petits plats dans les grands pour attirer les investisseurs étrangers — et tout le monde sait ce que cela veut dire en termes de dépendance. J’entrevois néanmoins des lueurs d’espoir parce que l’écologie est sur la table. L’Union européenne ne peut pas continuer à se poser en donneuse de leçons de démocratie, de développement et de gouvernance quand les gilets jaunes et les grévistes étalent au grand jour l’inaudibilité des peuples d’Europe par leurs dirigeants. Des gilets jaunes se sont même saisis de la question du franc CFA !8 Il en est ainsi parce qu’ils savent que le même rouleau compresseur broie là-bas et ici en silence. C’est aussi pour cette raison que je m’adresse à l’opinion publique française et européenne pour faire savoir que ce que nous subissons dans le cadre des relations Nord/Sud n’est pas sans liens avec un agenda électoral — municipal, présidentiel — qui veut que Macron se montre ferme au niveau national. Lors du sommet de Pau dont nous parlions, Macron a déclaré que la France n’avait pas d’intérêts au Sahel : c’est plus facile que d’admettre et de faire savoir aux Français que leur pays, après avoir déstabilisé la Libye, se positionne militairement au Sahel face à la Chine et à d’autres pays émergents !
L’ingénieur et chercheur Malcom Ferdinand met en avant la notion d’« écologie décoloniale », réfléchie à partir de l’histoire de la Caraïbe : cette articulation vous parle-t-elle ?
La seconde libération de l’Afrique exige un changement radical de paradigme. La question des énergies fossiles, au cœur du débat sur l’écologie en Occident, se pose ici aussi puisque leur convoitise nous vaut des guerres et le saccage des écosystèmes. La déconstruction des thèses développementalistes s’impose. On n’a pas attendu que la question climatique explose au niveau planétaire pour savoir que le néolibéralisme est un écocide. Le nord du Mali a d’abord souffert de grandes sécheresses qui, dans les années 1970–80, ont décimé le bétail et ont provoqué le déplacement d’un nombre considérable de personnes. On voyait des réfugiés et des déplacés partout dans la sous-région. Les politiques mises en œuvre sont incompatibles avec la paix, la sécurité, la protection de l’environnement et la protection du droit des femmes. Mais on nous sert une grille de lecture simpliste qui évacue les liens entre ces phénomènes. La lame de fond du capitalisme mondialisé détruit les sociétés, les économies locales et les écosystèmes, ici comme là-bas. Aujourd’hui, il faut dire et marteler que la persistance des guerres sous nos cieux sert des intérêts — au-delà des ventes d’armes et de la diplomatie militaire, car avec les armées viennent les entreprises. En dehors des maisons qui sont louées et de certaines prestations, cette présence militaire a peu d’incidences sur les économies des Sahéliens.
[Curt Carnemark]
Quel est l’impact du dérèglement climatique sur la question terroriste ?
Les rébellions sont en partie liées à ces réalités : les populations souffrent du mal développement et des aléas climatiques. La fragilisation des régions du nord au Mali est liée à la question du modèle de développement, inadapté, et également au facteur climatique — dont on ne parle pas assez.
Vous semblez inviter l’Afrique à s’industrialiser davantage. Comment envisager cette industrialisation en pleine critique écologique industrielle ?
On peut limiter les dégâts en tirant le maximum d’enseignement des parcours des vieux pays industrialisés aujourd’hui en crise. Là où le bât blesse, c’est que nos élites continuent, pour la plupart d’entre elles, d’idéaliser le modèle productiviste et consumériste. Des citoyens avertis et éduqués feraient la différence à travers une conscience économique, écologique et culturelle aiguë, en s’interrogeant sur ce que nous produisons, à quel coût et en nous interrogeant sur notre manière de consommer. Autant de questions élémentaires qui peuvent changer la donne. La publicité tapageuse nous inonde d’idées et d’images qui appellent à la consommation en nous donnant l’impression d’exister. Nous sommes ciblés comme des consommateurs — deux milliards d’ici 2050 —, dont les multinationales ont besoin. Elles paient de bas salaires et polluent souvent en toute impunité, rapatrient des profits juteux dont une partie vers les paradis fiscaux. Qu’y a‑t-il alors d’étonnant si le taux élevé de croissance dans nos pays n’a pas d’incidences sur la vie réelle des gens ? L’éducation citoyenne qui nous interpelle à présent doit consister à investir dans la réflexion sur nous-mêmes : savons-nous ce que nous mangeons ? Savons-nous qu’en fonction de ce savoir, nous contribuons soit au chômage, soit à la paix et à la sécurité ? Mais, dans un premier temps, je pense surtout à l’artisanat.
« La paupérisation des paysans dans les zones cotonnières est liée à la nature du commerce mondial. »
En tant que ministre de la Culture et du Tourisme, j’ai travaillé avec des artisans et des créateurs talentueux capables de participer à l’émergence de cette autre Afrique. Pour les élites locales, l’aliénation culturelle est telle qu’elles pensent qu’on a réussi quand on a endossé une identité d’encravaté, avec belle voiture, belle maison, etc. Quand on essaye de sortir de ce schéma, on échappe nécessairement à l’extraversion et la dépendance. Le wax est un cas d’école. Plus nous consommons des produits fabriqués à l’étranger mais destinés à l’Afrique en prétendant qu’ils sont « africains », plus on est dans ce que j’appelle le « viol de l’imaginaire », lequel consiste à nous faire intérioriser l’image construite de nous-mêmes. Mis à part la couture du wax et du bazin, ces produits souvent fabriqués à l’étranger ne créent pas d’emplois. Le coton est acheté ici à un prix que nos États ne fixent pas, et exporté. L’idéal serait que des usines en transforment une partie localement, surtout dans la bande sahélienne dont une partie des pays dépend du coton. Nous avons mené ici la bataille contre la subvention de l’industrie du coton par les États-Unis et d’autres pays occidentaux. La paupérisation des paysans dans les zones cotonnières est liée à la nature du commerce mondial.
Qu’en est-il précisément des usines de fabrication, sur le sol africain ?
En Côte d’Ivoire, au Sénégal et sûrement ailleurs, il y a eu des efforts d’industrialisation du secteur. Mais avec la libéralisation totale des filières, le secteur bat de l’aile. Au Mali aussi, il y a eu des usines. La plupart ont fermé parce qu’il coûte moins cher d’importer que de transformer localement, en raison notamment du coût des machines et de l’électricité. Dans l’importation, la corruption étant la règle du jeu, il est toujours possible de payer moins de taxes et d’avoir des passe-droits : il est plus facile d’être importateur que propriétaire d’usine… Il existe, fort heureusement, des stylistes qui mettent en valeur des textiles fabriqués localement, souvent fait main, comme le bogolan. La portée de ces initiatives dépend de notre regard sur nous-mêmes, et du privilège accordé aux petites et moyennes entreprises qui transforment localement le coton.
[Bamako | DR]
En tant que ministre de la Culture, vous avez également participé à la réflexion qui a présidé à la création du musée du quai Branly.
Oui. Catherine Trautmann, qui était alors mon homologue française, m’avait invitée. J’ai vu les conditions d’acquisition de certaines pièces et tout ce que Paris était capable de faire pour obtenir gain de cause. Je me suis opposée à l’acquisition d’une pièce malienne. En vain. Le président français a gagné, en s’adressant à son homologue malien. La question migratoire émergeait ; dans une tribune que j’ai publiée alors, j’interrogeais l’amour porté aux œuvres de l’esprit tandis qu’on se donnait tant de mal pour éloigner les ressortissants des pays dont elles sont originaires. À l’intérieur du musée du quai Branly, l’Afrique est donnée à voir dans ce lieu prestigieux alors que les propriétaires de ces biens vendus à prix d’or sont assignés à résidence…
Ces débats, ceux du retour des œuvres, de la « réparation », ont ressurgi dernièrement en France…
Le bon sens et la justice voudraient que ces œuvres soient restituées à l’Afrique. Il y a des tentatives en cours mais les musées qui les détiennent ne sont pas toujours prêts à jouer le jeu. Des débats ont lieu sur la capacité de l’Afrique à les préserver. Cela devrait d’abord concerner les Africains. L’arrogance à laquelle on nous a habitués prévaut dans ce domaine aussi. La plupart du temps, ces biens culturels avaient une fonction sociale et spirituelle — pas celle d’être dans des musées. Le retour de ces objets dans une Afrique en quête de sens et de repères est une nouvelle page de notre histoire, à écrire en fonction de nos besoins d’aujourd’hui.
Photographie de bannière : aux environs de Bamako, culture de pastèques, de tomates et autres légumes | Dominic Chavez | World Bank
Photographie de vignette : Samba N’Diaye
- Entretien avec Jeune Afrique, juin 2005.↑
- Également appelée bambara ou bamanankan, c’est la langue la plus parlée au Mali.↑
- Le 13 janvier 2019, un sommet s’est tenu à Pau : rassemblant l’État français et les pays du G5 Sahel, il eut, selon l’Élysée, pour objectif de « réévaluer le cadre et les objectifs de l’engagement français au Sahel ». Emmanuel Macron s’est alors engagé à envoyer 220 soldats supplémentaires.↑
- À la suite d’une mobilisation étudiante, réprimée dans le sang, le président Moussa Traoré, en place depuis vingt-deux ans, fut renversé par un coup d’État au profit du lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré.↑
- Voir Décoloniser l’esprit, La Fabrique, 2011.↑
- Voir Politique des temps aux éditions Philippe Rey, 2019.↑
- L’opération militaire Barkhane, lancée en 2014 par l’État français et ses alliés, assure lutter contre le djihadisme au Sahel et au Sahara.↑
- En 2019, des gilets jaunes de l’Essonne ont manifesté devant l’usine de fabrication des francs CFA, à Chamalières, pour dénoncer la servitude monétaire.↑
REBONDS
☰ Lire notre article « De l’esclavage à la coopération : chronique de la dépendance », Saïd Bouamama, septembre 2021
☰ Lire notre traduction « Walter Rodney, marxiste panafricain », Sean Ledwith, septembre 2021
☰ Lire notre entretien avec Fatima Ouassak : « Banlieues et gilets jaunes partagent des questions de vie ou de mort », juillet 2019
☰ Lire notre entretien avec l’association Survie : « Il n’y a pas de bases militaires africaines en France », novembre 2016
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014
☰ Lire notre entretien avec Bruno Jaffré : « En tuant Sankara, on s’est débarrassé de quelqu’un de gênant », novembre 2014