Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme


Texte inédit pour le site de Ballast

« Halte à la repen­tance ! » piaffent-ils en chœur. Le siècle der­nier fut celui des luttes d’in­dé­pen­dance ; l’af­faire, puis­qu’en­ten­due, serait donc à clas­ser — à l’heure où Éric Zemmour, jurant à qui veut l’en­tendre de l’é­vi­dence du « rôle posi­tif » de la colo­ni­sa­tion, cara­cole sur les étals des librai­ries ; à l’heure où Alain Finkielkraut, assu­rant que les auto­ri­tés hexa­go­nales ne firent « que du bien aux Africains », est sacré à l’Académie ; à l’heure où l’au­teur de Vive l’Algérie fran­çaise !, nous nom­mons Robert Ménard, a trans­for­mé la ville de Béziers en sujet d’ac­tua­li­té, les « vieilles lunes » n’ont-elles pas encore cer­taines choses à dire ? L’historien Alain Ruscio remonte le temps pour nous faire entendre ces voix qui, de gauche à droite, appe­lèrent à la guerre par sou­ci de « pacification ».


« Quelle drôle façon de civiliser : pour apprendre
aux gens à bien vivre, on commence par les tuer. »
Hô Chi Minh, 1925

Commençons en 1580. Un pen­seur fran­çais des plus fameux écrit ces lignes, que les plus intran­si­geants anti­co­lo­nia­listes du XXe siècle n’au­raient sans nul doute pas désa­vouées : « Tant de villes rasées, tant de nations exter­mi­nées, tant de mil­lions de peuples pas­sés au fil de l’é­pée, et la plus riche et belle par­tie du monde bou­le­ver­sée pour la négo­cia­tion des perles et du poivre ! […] Jamais l’am­bi­tion, jamais les ini­mi­tiés publiques ne pous­sèrent les hommes les uns contre les autres à si hor­ribles hos­ti­li­tés et cala­mi­tés si misé­rables. » On aura recon­nu Michel de Montaigne, l’au­teur des Essais. Combien, depuis cette époque et ces lignes, à l’ombre des dra­peaux des puis­sances colo­ni­sa­trices, d’autres « villes rasées », de « nations exter­mi­nées », de « peuples pas­sés au fil de l’é­pée » ? On pour­rait se conten­ter de cette ques­tion, sans crainte d’être contre­dit, et entrer dans les détails et les des­crip­tions, pour le moins hor­rible, des fusillades, des raz­zias, des déca­pi­ta­tions, des cor­vées de bois, des tor­tures, des viols, de l’u­ti­li­sa­tion de l’a­via­tion, des armes chi­miques, du napalm… On pour­rait citer mille auteurs qui pro­tes­tèrent, de Victor Hugo (« L’armée faite féroce par l’Algérie ») à Anatole France, en pas­sant par Albert Londres, André Gide, Malraux, Aragon, Sartre ou encore François Mauriac… On pour­rait, certes. Mais nous res­te­rions dans le com­ment ; nous devons plu­tôt ten­ter de com­prendre le pour­quoi.

« Cette matrice a un nom : l’i­déo­lo­gie colo­niale. La vio­lence n’est pas for­tuite, mais néces­saire. Obligatoire. »

Les vio­lences colo­niales sont le fruit de la ren­contre conflic­tuelle entre, de la part des hommes « blancs », un esprit de conquête et de suf­fi­sance, por­té par un racisme, alter­na­ti­ve­ment agres­sif ou pater­na­liste (mais qui se vou­lait en tout état de cause consta­ta­tion de l’é­vi­dence), et, de la part des hommes « de cou­leur », un refus de cette conquête, puis une résis­tance, basés sur un sen­ti­ment natio­nal ou, tout sim­ple­ment, sur l’ins­tinct de sur­vie. Prenons, pour asseoir cette pro­po­si­tion, la pre­mière expé­di­tion colo­niale de l’ère moderne : la cam­pagne d’Égypte, lan­cée en mai 1798 et conduite par le géné­ral Bonaparte. Deux ans après, Jacques de Menou de Boussay, com­man­dant en chef du Corps expé­di­tion­naire en Égypte (il suc­cé­dait à Bonaparte et à Kléber), pro­cla­ma au peuple égyp­tien : « J’ai reçu l’ordre de la République Française et du consul Bonaparte, de vous rendre heu­reux : je ne ces­se­rai d’y tra­vailler. Mais je vous aver­tis aus­si que si vous n’êtes fidèles aux Français, que s’il vous arri­vait encore, pres­sés par de mau­vais conseils, de vous éle­ver contre nous, notre ven­geance serait ter­rible, et j’en atteste ici Dieu et son Prophète, tous les maux retom­be­raient sur vos têtes. Rappelez-vous ce qui est arri­vé au Caire, à Boulaq, à Mahalat-el-Kabira, et autres villes de l’Égypte ? Le sang de vos pères, de vos frères, de vos enfants, de vos femmes, de vos amis, a cou­lé comme les flots de la mer ; vos mai­sons ont été détruites ; vos pro­prié­tés rava­gées et consu­mées par le feu. Quelle a été la cause de tout cela ? Les mau­vais conseils que vous avez écou­tés, les hommes qui vous avaient trom­pés. Que cette leçon vous serve pour tou­jours1 ! »

Un demi-siècle plus tard, un méde­cin mili­taire séjour­nant en Algérie fit savoir : « La force a été employée, non point cruelle et bar­bare, mais tac­ti­cienne et pro­tec­trice. » Puis l’homme, Audouard de son patro­nyme, de pour­suivre : « On est conduit bien sou­vent à cor­ri­ger des inhu­mains en leur fai­sant éprou­ver les rigueurs de l’in­hu­ma­ni­té même2. » Une for­mule qui pour­rait figu­rer au fron­ton de toutes les expé­di­tions colo­niales. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : nous ne sommes pas ici dans une absence de logique, dans un para­doxe qui pour­rait presque prê­ter, a pos­te­rio­ri, à sou­rire, mais dans la matrice même de l’es­prit de la conquête puis de la paci­fi­ca­tion. Cette matrice a un nom : l’i­déo­lo­gie colo­niale. La vio­lence n’est pas for­tuite, mais néces­saire. Obligatoire. Les pro­pos avan­cés par de Menou de Boussay sont emblé­ma­tiques en ce qu’ils mettent en évi­dence le lien logique qui existe entre ledit esprit et la vio­lence qu’il induit : 1/ Nous vous libé­rons (« J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heu­reux »), 2/ Mais si vous refu­sez, nous vous tuons (« S’il vous arri­vait […] de vous éle­ver contre nous, notre ven­geance serait ter­rible »).

[Guerre d'Indochine | DR]

L’idéologie colo­niale se struc­ture sur une notion clé : la hié­rar­chie. Celle, plus pré­ci­sé­ment, des « races », des cultures, des civi­li­sa­tions et des hommes. Sans cela, l’ex­pan­sion impé­riale n’eût pu être pos­sible. Sans la cer­ti­tude que la « race blanche » pos­sé­dait, dans tous les domaines de l’exis­tence, une supé­rio­ri­té abso­lue. L’ouvrage phare du comte de Gobineau, Essai sur l’i­né­ga­li­té des races humaines, qui pré­ten­dait expli­quer l’his­toire des peuples et des civi­li­sa­tions, date de 1853 — soit quelques années après l’a­chè­ve­ment de la conquête de l’Algérie et à l’o­rée des autres grandes conquêtes. Cette idéo­lo­gie est mani­chéenne, binaire : nous (= notre « race », notre culture, notre civi­li­sa­tion — d’ailleurs la seule qui soit) repré­sen­tons le degré supé­rieur d’é­vo­lu­tion de l’Humanité, tan­dis que les autres (en par­ti­cu­lier les « races de cou­leur ») sont inca­pables de s’é­le­ver par elles-mêmes jus­qu’à nos concep­tions. Nous devons dès lors les « éle­ver », autant que faire se pour­ra, jus­qu’à un cer­tain degré de civilisation.

« Nous sommes char­gés (soit par l’é­vo­lu­tion, soit par la Providence) de por­ter nos valeurs bien au-delà de nos frontières. »

Ce nous pro­cède d’une généa­lo­gie double : nous sommes, d’une part, por­teurs des valeurs de libé­ra­tion inhé­rentes à la République et aux Lumières, et, d’autre part, les repré­sen­tants de la vraie reli­gion, celle du Christ. Ces deux concep­tions, a prio­ri en oppo­si­tion, s’a­vèrent sou­vent com­plé­men­taires aux colo­nies — on se sou­vient du mot de Léon Gambetta, pré­sident du Conseil sous la Troisième République : « L’anticléricalisme n’est pas un pro­duit d’ex­por­ta­tion. » Nous sommes char­gés (soit par l’é­vo­lu­tion, soit par la Providence) de por­ter nos valeurs bien au-delà de nos fron­tières. Nous avons une mis­sion sur terre — un autre mot-clé. Il ne s’a­git pas d’un choix ni d’une hypo­thèse à envi­sa­ger par­mi d’autres : l’homme blanc ne peut pas faire autre­ment qu’ex­por­ter ses valeurs, puis veiller, natu­rel­le­ment, à leur res­pect. C’est le fameux « far­deau de l’homme blanc » énon­cé par Rudyard Kipling dans un poème publié en 1899. Si l’é­cri­vain était bri­tan­nique, ce carac­tère fut par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué en France.

Hommes poli­tiques, intel­lec­tuels et hommes de ter­rain eurent la cer­ti­tude sin­cère d’être les déten­teurs de la Raison — majus­cule ! — et pos­sé­daient de ce fait la tâche his­to­rique d’en faire pro­fi­ter les autres nations, pays, « races », etc. Prenons quelques exemples. Un poète, aujourd’­hui oublié, qui eut jadis son heure de gloire : « Toutesfois l’Immortel vou­lut que nostre race / De ce vaste Univers cou­vrist toute la face3 ». (Du Bartas, « Les Colonies », 1584). Une chan­son enthou­siaste, signée Salle en pleine apo­gée révo­lu­tion­naire, dédiée au légen­daire bon­net phry­gien. Les cou­plets se suivent et, à chaque étape, dans le monde entier, ce der­nier libère un à un les pays… Voyons celui qui est consa­cré aux pays musul­mans : « L’esclave, enfant de Mahomet / Libre en rece­vant ce bon­net / Va frap­per ses des­potes / Déjà sous les yeux du Sultan / Il bénit le nou­veau tur­ban / Des Français sans-culottes4 ». Près de quatre décen­nies plus tard, le lieu­te­nant-géné­ral Louis de Bourmont pro­cla­mait à Toulon, à la veille d’ap­pa­reiller pour Alger : « La cause de la France est celle de l’hu­ma­ni­té. Montrez-vous digne de votre belle mis­sion5. » Tout est dit en deux phrases et en trois mots : France = huma­ni­té, donc mis­sion. On pour­rait de toute évi­dence mul­ti­plier à l’en­vi ce type de citations.

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D’aucuns s’en éton­nèrent : ces Français, qui pen­saient arri­ver en libé­ra­teurs, furent le plus sou­vent accueillis à coups de fusils, de pierres ou de flèches ! La résis­tance fut obs­ti­née : il fal­lut dix-sept années pour mettre au pas l’Algérie, jus­qu’à la red­di­tion d’Abd el-Kader en 1847 ; il fal­lut un demi-siècle pour s’emparer de l’Indochine, avec la mort, en 1913, du lea­der natio­na­liste De Tham. Quelle conclu­sion fal­lait-il en tirer ? L’ingratitude des popu­la­tions conquises, sans doute… Puis, la conquête ache­vée, la paci­fi­ca­tion assu­rée, la France colo­niale, impré­gnée dans toutes ses fibres de sa mis­sion, est per­sua­dée qu’elle est en train de réus­sir. Elle roule des méca­niques, fière de son bilan. Les « masses indi­gènes » lui sont recon­nais­santes : elles pro­fitent de la « paix fran­çaise », qu’elles peuvent com­pa­rer aux misères et aux injus­tices qu’elles endu­raient par le pas­sé. Si, mal­gré tout, mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion il y a, ils sont pro­vo­qués par des « meneurs » mani­pu­lés par « l’é­tran­ger », trou­vant quelque inté­rêt inavouable à mena­cer l’har­mo­nie qui règne désor­mais dans les ter­ri­toires pacifiés.

« Le colo­ni­sa­teur est le chi­rur­gien qui va se char­ger d’ex­tir­per la gan­grène. Quitte à, en che­min, cou­per çà et là quelques membres… »

Ces fau­teurs de troubles ne repré­sentent, par défi­ni­tion, qu’une infime mino­ri­té. Pour les tenants du sys­tème colo­nial, le doute n’est pas per­mis : les popu­la­tions nous sont fidèles, il ne peut y avoir, pour récu­ser notre pré­sence, que des mino­ri­tés qui ne repré­sentent qu’elles-mêmes. Ainsi, lors des grandes révoltes pay­sannes du centre Viêtnam de 1931, le ministre Paul Reynaud évo­qua « quelques cen­taines ou quelques mil­liers de révol­tés6 ». Au début de la guerre d’Indochine, le dépu­té Marius Moutet glo­sa, dans la Revue de l’Union fran­çaise : « Une mino­ri­té entre­pre­nante, auda­cieuse, témé­raire, fana­tique, s’est don­né figure de repré­sen­ter l’u­na­ni­mi­té du peuple anna­mite7. » Même son de cloche au nord de l’Afrique : lors de la dépo­si­tion du Sultan du Maroc, Eugène Guernier — porte-parole du Parti colo­nial, his­to­rien, pro­fes­seur à Sciences-Po et membre de l’Académie des sciences d’Outre-mer — affir­ma pour sa part : « Plus de 85 % de la popu­la­tion du Maroc sont à nos côtés contre un sul­tan qui a failli à sa parole. » Et François Mitterrand de ren­ché­rir, à l’Assemblé natio­nale, lors­qu’é­clate en Algérie une guerre qui ne dit pas son nom : « Tandis que quelques fana­tiques mul­ti­pliaient les atten­tats, un immense peuple de huit à neuf mil­lions d’hommes se refuse à s’y asso­cier et par­fois, au contraire, s’é­lève contre eux. » Le maire d’Alger, par ailleurs secré­taire d’État à la Guerre, enté­ri­na, sûr de ses chiffres : « 99 % de la popu­la­tion algé­rienne réprouvent les récents troubles8. »

Ce « 99 % » est en tout point élo­quent. Les orga­nismes sont fon­da­men­ta­le­ment sains (autre­ment dit : fidèles à la métro­pole) mais ils sont atta­qués par une mala­die qui risque de les empor­ter. On songe à la confé­rence qui inau­gure le film Z, réa­li­sé par Costa-Gavras : le géné­ral, inter­pré­té par Pierre Dux, assi­mile la gauche grecque à un « mil­diou idéo­lo­gique » — c’est-à-dire une mala­die fon­gique, cau­sée par un para­site, qui pro­voque flé­tris­sure et moi­sis­sure. Le colo­ni­sa­teur est le chi­rur­gien qui va se char­ger d’ex­tir­per la gan­grène. Quitte à, en che­min, cou­per çà et là quelques membres…

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Mais qui sont donc, aux yeux des auto­ri­tés, ces mino­ri­taires enra­gés et mus par le seul désir de pro­vo­quer le chaos ? La lie de la popu­la­tion, les anciennes couches diri­geantes, les « races » ou les « eth­nies » mal­saines ou encore les élé­ments révo­lu­tion­naires, enne­mis par nature de la « paix fran­çaise » (et par­fois d’ailleurs tout cela à la fois…). La lie ? Les expres­sions fusent pour dési­gner les pré­ten­dus délin­quants, les bandes de pavillons noirs du Tonkin et autres cou­peurs de route (les fameux fel­la­ghas) d’Algérie… Les anciennes couches diri­geantes ? Les caïds d’Algérie, les man­da­rins d’Indochine, les rois nègres d’Afrique sub­sa­ha­rienne… Les « races » et les eth­nies « mau­vaises » ? Les Hovas de Madagascar, les Khroumirs de Tunisie, les « Tonkinois » d’Indochine, les Arabes du Maghreb, toutes oppo­sées aux « bonnes races » : les Berbères du Maghreb, les Cambodgiens d’Indochine, etc. Une cer­taine eth­no­gra­phie colo­niale a tou­jours été uti­li­sée, par­fois — mais pas tou­jours — au corps défen­dant des spé­cia­listes, comme une arme de divi­sion mas­sive… Les élé­ments révo­lu­tion­naires ? Il n’est guère besoin d’in­sis­ter : tous les mou­ve­ments insur­rec­tion­nels du XXe siècle, sans excep­tion, ont été taxés de « com­mu­nistes » — même lors­qu’ils étaient déclen­chés au nom de la fidé­li­té à un sul­tan pré­sen­té, par ailleurs, comme moyen­âgeux (au Maroc : Mohammed ben Youssef), à un lea­der cha­ris­ma­tique plu­tôt pro-occi­den­tal (en Tunisie : Bourguiba), même lors­qu’il se récla­mait d’une nation arabe et musul­mane (en Algérie, le FLN), même lors­qu’il s’a­gis­sait de rivaux des com­mu­nistes (au Viêt Nam, le VNQDD)…

« Le colon met sur la réa­li­té (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la mino­ri­té agissante). »

La répres­sion n’est donc pas une mani­fes­ta­tion de bru­ta­li­té à l’en­contre d’un peuple mais un acte d’au­to­dé­fense contre des élé­ments mal­sains, le rebut (poli­tique et social) de la popu­la­tion. Tout — c’est-à-dire la vio­lence — est per­mis pour iso­ler les germes mena­çants. Parlant ain­si, le colo­ni­sa­teur construit lui-même le piège dans lequel il va s’en­fer­mer : il met sur la réa­li­té (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la mino­ri­té agis­sante). Pourtant, la réa­li­té se mon­tra rétive : les orga­nismes gan­gre­nés que le chi­rur­gien venu d’Occident vou­lait ampu­ter sem­blaient aimer leur mala­die et pré­fé­rer leur gan­grène indi­gène à la san­té étrangère.

Un des grands intel­lec­tuels des années 1920, Lucien Lévy-Bruhl, se fen­dit d’un ouvrage qui va quin­tes­sen­cier cet esprit (son titre, La men­ta­li­té pri­mi­tive, est déjà un pro­gramme). Lévy-Bruhl par­tait d’un constat : « Les socié­tés pri­mi­tives, en géné­ral, se montrent hos­tiles à tout ce qui vient du dehors. » Si les peuples conquis ont l’in­cons­cience ou le culot de ne pas appré­cier notre bien­fai­trice pré­sence, voire s’ils se révoltent au nom de fumeux et incer­tains prin­cipes natio­na­listes, ne font-ils pas la preuve qu’ils sont bar­bares ? Donc : « Il faut que les chan­ge­ments, même si ce sont incon­tes­ta­ble­ment des pro­grès, leur soient impo­sés. » Mais les indi­gènes résistent… « De là, chez les pri­mi­tifs, des signes de crainte et de défiance que les Blancs inter­prètent sou­vent comme de l’hos­ti­li­té, puis du sang ver­sé, des repré­sailles, et par­fois l’ex­ter­mi­na­tion du groupe. » Rappelons-nous le géné­ral Menou, en 1800 : « J’ai reçu l’ordre […] de vous rendre heu­reux » mais si vous refu­sez « notre ven­geance serait ter­rible ». Un siècle plus plus tard, Lévy Bruhl, qui n’é­tait ni un mili­taire ivre de sang, ni un pré-fas­ciste (l’homme, membre de la Ligue des droits de l’homme et par­ti­san de la SFIO, écri­vit un temps dans L’Humanité, avant 1914), ne dit rien d’autre : « sang ver­sé », « repré­sailles », avant d’employer le mot suprême : « exter­mi­na­tion » !

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Or rien ne s’est pas­sé comme le vou­laient les théo­ri­ciens de l’ex­pan­sion colo­niale. Il y eut des oppo­si­tions, des résis­tances. Nul besoin, pour les expli­quer, de « meneurs » venus « de l’é­tran­ger ». Car, contrai­re­ment aux tableaux idyl­liques de l’é­poque sur la mise en valeur (que l’on se reporte aux tra­vaux d’Albert Sarraut) de l’Empire au béné­fice de tous, qu’a signi­fié l’ar­ri­vée des Européens pour les colo­ni­sés ? D’abord, la perte de leurs terres. Pour ces socié­tés alors rurales, par­tout, à plus de 90 %, c’é­tait évi­dem­ment là l’es­sen­tiel. Puis le tra­vail, plus ou moins for­cé, sur ces mêmes terres. Une mise en valeur faite certes selon des sché­mas ima­gi­nés à Paris, par des cer­veaux fran­çais, mais appli­quée par des bras — et, sou­vent de la sueur et du sang — des « indi­gènes », au pro­fit, fina­le­ment, des colons et de la métro­pole. Une fis­ca­li­té galo­pante : il fal­lait bien que ces tra­vaux fussent finan­cés. Il ne le furent, dans leur masse, ni par les impôts des métro­po­li­tains, ni par ceux des colons. Enfin, la subor­di­na­tion au quo­ti­dien aux nou­veaux maîtres, avec le lot de vexa­tions (le voca­bu­laire de l’é­poque est d’une vio­lence raciste que l’on a du mal à ima­gi­ner aujourd’­hui) et de « petites » bru­ta­li­tés que mille témoi­gnages rapportent.

« Rien ne s’est pas­sé comme le vou­laient les théo­ri­ciens de l’ex­pan­sion colo­niale. Il y eut des oppo­si­tions, des résistances. »

Dans ces condi­tions, nul besoin d’i­ma­gi­ner des meneurs gref­fés arti­fi­ciel­le­ment sur des socié­tés calmes et sereines pour com­prendre l’a­gi­ta­tion. Meneurs, certes, il y eut, du De Tham à Hô Chi Minh en Indochine, d’Abd el-Kader à Messali Hadj en Algérie, d’Abd el Krim à Ben Barka au Maroc, mais ils furent des révé­la­teurs. Car le pire était que ces soit-disant mino­ri­taires, mal­gré les abla­tions suc­ces­sives, réap­pa­rais­saient et… deve­naient de plus en plus nom­breux. Tout le méca­nisme qui allait entraî­ner la vio­lence de masse était en place : si, comme l’af­fir­mait Jacques Chevallier, 99 % des Algériens étaient avec nous, il suf­fi­sait d’é­li­mi­ner 1 %… mais ces 99 % se trans­for­maient, avec l’emprise crois­sante du FLN sur les popu­la­tions, en 90 %… Éliminons donc 10 %… etc., etc. Et, s’il s’a­vé­rait qu’ils étaient plus nom­breux encore, l’ex­ter­mi­na­tion de pans entiers de la socié­té colo­ni­sée fut, sinon une réa­li­té tou­jours et par­tout, du moins une réa­li­té bor­née dans l’es­pace et située dans le temps. Autrement dit : la colo­ni­sa­tion ne fut pas une exter­mi­na­tion par nature, mais il y eut bel et bien des exterminations.

Cette période, on l’a vu, avait théo­ri­sé l’i­né­ga­li­té des races. De la pro­cla­ma­tion de cette inéga­li­té à la néga­tion de l’hu­ma­ni­té des Noirs, des Jaunes ou des « basa­nés », il n’y avait qu’un pas. De cette néga­tion à leur sup­pres­sion, ensuite, un autre pas, vite fran­chi. Les récits de l’ère des conquêtes, de celle des diverses paci­fi­ca­tions, puis des guerres de déco­lo­ni­sa­tion, d’Indochine au Cameroun en pas­sant par l’Algérie, four­millent de ter­ribles anec­dotes sur des exac­tions com­mises par des braves petits sol­dats de France qui, certes, en d’autres cir­cons­tances, n’au­raient pas fait de mal à une mouche… Pas à une mouche, non ; mais à un bicot, un nègre, un canaque ou un nia­quoué… Ils étaient cou­verts, encou­ra­gés, jus­ti­fiés, par leurs gou­ver­nants et par leurs chefs mili­taires. François Guizot ne décla­rait-il pas à la Chambre des dépu­tés, le 10 juin 1846, « N’oubliez jamais que quand on a affaire avec des peuples à demi sau­vages, avec des popu­la­tions accou­tu­mées à la dévas­ta­tion, au meurtre, à se faire la guerre entre elles d’une manière cruelle, n’ou­bliez jamais qu’on est obli­gé, pour se défendre, d’employer des moyens plus vicieux, et quel­que­fois plus durs que ne le vou­drait le sen­ti­ment natu­rel des hommes qui com­mandent nos sol­dats » ?

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L’inhumanité, de l’a­veu même de ceux qui déci­dèrent, entre­prirent ou jus­ti­fièrent les conquêtes colo­niales, était donc consub­stan­tielle au sys­tème. S’il fal­lait une véri­fi­ca­tion expé­ri­men­tale de cette affir­ma­tion, on la trou­ve­rait dans la déco­lo­ni­sa­tion tra­gique, à la fran­çaise : de 1945 à 1962, et même aux années 1970, si l’on prend en compte l’ex­ter­mi­na­tion des der­niers maquis de l’UPC au Cameroun, l’o­li­gar­chie fran­çaise a guer­royé contre des mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale qu’elle s’obs­ti­nait à pré­tendre minoritaires.

Le colo­nia­lisme était-il réfor­mable ? Né dans la vio­lence, pou­vait-il s’a­men­der et s’au­to­dé­truire paci­fi­que­ment ? C’est une ques­tion spé­cieuse pour un his­to­rien : il lui suf­fit de consta­ter que cela ne s’est pas pas­sé ain­si. Pourtant il y eut, du temps même des guerres de déco­lo­ni­sa­tion, des hommes qui répon­dirent à cette ques­tion : nous emprun­te­rons sa conclu­sion à Sartre, lors de sa célèbre confé­rence de 1956 : « Le colo­nia­lisme est un système9 ». Répondant à une ques­tion posée par un inter­lo­cu­teur fic­tif, qu’il nomme un « réa­liste au cœur tendre qui pro­po­sait des réformes » (et on ne peut que pen­ser que Sartre visait Albert Camus), réformes qua­li­fiées de « mys­ti­fi­ca­tion néo-colo­nia­liste », il iro­ni­sait : « Les néo-colo­nia­listes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la situa­tion des colo­nies s’est dégra­dée ». Non, disait Sartre, il n’y a pas de « bons colons » qui pour­raient rache­ter les fautes et les crimes des « méchants », il y a des colons tout court qui, tels les bour­geois de Marx, ont créé leurs propres fos­soyeurs : « Les colons ont for­mé eux-mêmes leurs adver­saires ; ils ont mon­tré aux hési­tants qu’au­cune solu­tion n’é­tait pos­sible en dehors d’une solu­tion de force. L’unique bien­fait du colo­nia­lisme, c’est qu’il doit se mon­trer intran­si­geant pour durer et qu’il pré­pare sa perte par son intran­si­geance ». Même si ce n’est plus à la mode, je me range pour ma part à cette conclu­sion de Sartre.


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  1. Dans Kléber et Menou en Egypte depuis le départ de Bonaparte (août 1799-sep­tembre 1801), Société d’histoire contem­po­raine, F. Rousseau, Ed. Picard & fils, 1900 (Gallica).
  2. Un moyen d’assurer la conquête de l’Algérie auquel on n’a pas encore pen­sé, Brochure, Paris, Imprimerie d’Édouard Bautruche (Gallica).
  3. Dans La Seconde Semaine, cité par Yvonne Bellenger, « Sur “Les Colonies“ de Du Bartas », dans Michel Balard (dir.), État et colo­ni­sa­tion au Moyen-Age, Lyon, Ed. La Manufacture, 1989.
  4. Cité par Ginette & Georges Marty, Dictionnaire des chan­sons de la Révolution, Paris, Tallandier, 1988.
  5. Cité par le colo­nel-mar­quis de Bartillat, Coup d’œil sur la cam­pagne d’Afrique en 1830 et sur les négo­cia­tions qui l’ont pré­cé­dée, avec les pièces offi­cielles dont la moi­tié était inédite, Paris, chez Delaunay & Dentu, Libraires au Palais-Royal, juin 1831 (ouvrage paru sans nom d’auteur. Le même Bartillat publie­ra en 1832, sous son nom, une Relation de la cam­pagne d’Afrique).
  6. Le Temps, 18 novembre 1931.
  7. « Résister, et aus­si retrou­ver la voie qui, par l’accord, mène à la paix », Revue de l’Union fran­çaise, mai 19471.
  8. Cité par Zahir Ihaddaden, « La dés­in­for­ma­tion pen­dant la guerre d’Algérie », dans Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et gué­rilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Ed. Complexe, 2001.
  9. Discours, Paris, Salle Wagram, 27 jan­vier 1956, repris sous le titre « Le colo­nia­lisme est un sys­tème », Les Temps Modernes, mars-avril, in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colo­nia­lisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964.
Alain Ruscio

Historien et chercheur indépendant né en 1947. Spécialisé sur les questions coloniales, il est notamment l'auteur des ouvrages « Le Credo de l’homme blanc » et « Nous et moi, grandeurs et servitudes communistes ».

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