Mickaël Correia : « Imaginer une forme d’autodéfense climatique » [1/2]


Entretien inédit | Ballast

L’été 2023 a été le plus chaud jamais mesu­ré dans le monde et le qua­trième en France métro­po­li­taine. Les effets d’un monde à +1,2 °C se sont une fois de plus révé­lés : méga­feux au Canada, vagues de cha­leur de part le globe, incen­dies his­to­riques en Grèce, main­te­nant sui­vis d’i­non­da­tions dilu­viennes… Dans une qua­si indif­fé­rence, le dépar­te­ment de Mayotte meurt de soif après avoir été secoué par l’o­pé­ra­tion poli­cière Wuambushu : l’eau est cou­pée deux jours sur trois à cause de la séche­resse et des infra­struc­tures vétustes. Autant d’ef­fets du dérè­gle­ment cli­ma­tique sur les­quels le jour­na­liste Mickaël Correia enquête depuis main­te­nant plu­sieurs années, met­tant le doigt sur les inéga­li­tés criantes qu’ils ren­forcent et génèrent. Une de ses bous­soles : dénon­cer les res­pon­sables. « Il y a des crimes cli­ma­tiques, donc des cri­mi­nels », rap­pe­lait-il récem­ment. Dans ce pre­mier volet, il ne manque pas de tan­cer une cer­taine « éco­lo­gie bour­geoise » et affirme ain­si son sou­hait de voir adve­nir un front éco­lo­giste qui inclu­rait plei­ne­ment les classes popu­laires, tout en s’ar­ti­cu­lant aux ques­tions sociales, fémi­nistes et antiracistes.


À la fin de votre livre-enquête Criminels cli­ma­tiques, vous appe­lez à la consti­tu­tion d’un front poli­tique qui aurait pour creu­set le cli­mat. On peut pen­ser aux Soulèvements de la Terre, aux inter­pel­la­tions publiques qu’il y a eues à l’encontre de TotalEnergies… Mais, pour impor­tants qu’ils sont, ces mou­ve­ments n’ont rien à voir avec la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites, durant laquelle les ques­tions éco­lo­giques ont été rela­ti­ve­ment absentes.

Il y a eu très peu d’intersection, oui. Il y a eu des dis­cours éco­lo­gistes, mais qui n’étaient pas codés en tant que tels, ou bien mino­ri­taires, chez SUD-Solidaires ou dans cer­taines régions, sur la san­té au tra­vail, l’espérance de vie… Pourtant, in fine, une telle réforme met en branle des ques­tions éco­lo­giques : la remise en cause de la crois­sance per­pé­tuelle pour main­te­nir l’emploi du pro­duc­ti­visme à tous crin, le fait que les dis­po­si­tifs pri­vés d’épargne retraite et d’épargne sala­riale qu’encouragent cette réforme reposent beau­coup sur des inves­tis­se­ments dans les éner­gies fos­siles, la néces­si­té de blo­quer l’appareil pro­duc­tif pour repen­ser nos besoins sociaux et réflé­chir à fer­mer les sec­teurs que l’on juge nocifs pour les humains comme pour la pla­nète, etc. Aucun sys­tème des retraites ne tien­dra dans un monde à +4 °C. On n’a pas vu d’activistes éco­lo­gistes venir aider les raf­fi­neurs à blo­quer les raf­fi­ne­ries. Mais ça, c’est l’histoire propre du mou­ve­ment climat…

Comment ça ?

Il y a deux points que le mou­ve­ment éco­lo­giste n’a pas assez pris en compte pour le moment. Le mou­ve­ment social a tou­jours repo­sé sur deux jambes : créer un rap­port de force avec l’État (notam­ment les forces patro­nales, pour gagner en termes de pro­grès social) ; inven­ter des espaces d’expérimentation sociale. Un vrai mou­ve­ment éco­lo­giste popu­laire devrait conti­nuer d’interpeller l’État comme il le fait déjà, en poin­tant son absence face à la crise cli­ma­tique, en dénon­çant la res­pon­sa­bi­li­té des indus­triels, le manque de poli­tique cli­ma­tique sociale. Mais il faut s’avouer que l’heure de l’interpellation est révo­lue, et qu’il est plus que temps d’instaurer un rap­port de force pour, par exemple, impo­ser col­lec­ti­ve­ment aux indus­triels fos­siles de faire leur bifur­ca­tion éco­lo­gique car, comme nous le montre l’histoire poli­tique de ces trente der­nières années, l’État ne le fera pas. Il faut qu’on se retrousse les manches pour por­ter des expé­ri­men­ta­tions sociales. Ça s’est fait et conti­nue de se faire avec les éco­lieux, les espaces auto­nomes, les fermes col­lec­tives : c’est très inté­res­sant, ce sont des bases arrières pour s’organiser. Mais, d’une part, il faut les condi­tions maté­rielles pour le faire : la plu­part du temps, les gens qui désertent les métro­poles ont pu ache­ter des baraques et du matos parce qu’ils sont issus de classes sociales supé­rieures. D’autre part, ça n’est pas un ima­gi­naire qui fait rêver tout le monde, moi le pre­mier ! Allez par­ler de ça à un jeune des quar­tiers popu­laires, qui a vu ses parents tri­mer au bou­lot ou fuir des condi­tions rurales misé­rables : il n’a pas envie de tri­mer à son tour cin­quante heures par semaines pour culti­ver des légumes !

« Aucun sys­tème des retraites ne tien­dra dans un monde à +4 °C. On n’a pas vu d’activistes éco­lo­gistes venir aider les raf­fi­neurs à blo­quer les raffineries. »

Il y a un autre mythe qui a tou­jours struc­tu­ré le mou­ve­ment cli­mat, et qui est en train de s’effondrer : la science pro­gres­sant sur la ques­tion cli­ma­tique, de plus en plus de gens pren­draient conscience de la catas­trophe cli­ma­tique. Alors les États, les élites éco­no­miques et poli­tiques devien­draient à leur tour conscients, ce qui, for­cé­ment, enclen­che­rait la tran­si­tion. Le tra­vail du mou­ve­ment cli­mat serait donc de mettre les gens au cou­rant. Sauf qu’on se rend compte que l’accroissement des connais­sances n’est pas du tout linéaire ! Les indus­triels fos­siles sont au cou­rant de la noci­vi­té de leurs acti­vi­tés depuis le milieu des années 1960, TotalEnergies l’est depuis 1971 et il y a eu des alertes au sein des gou­ver­ne­ments dès les années 1970. Ces gens savent et per­pé­tuent sciem­ment le sta­tu quo ! Mais ils n’enclenchent pas cette tran­si­tion parce que leurs inté­rêts pri­vés priment sur l’in­té­rêt géné­ral. Le mou­ve­ment cli­mat com­mence à le com­prendre car la tra­duc­tion pra­tique de ce constat, ce sont les grandes marches des années 2018–2020, où il a pu y avoir des dizaines de mil­liers de per­sonnes dans la rue sans qu’il y ait eu de grand tour­nant légis­la­tif. Le der­nier élé­ment, ça a été la répres­sion à Sainte-Soline. Le mou­ve­ment éco­lo­giste ne s’attendait pas à subir une répres­sion poli­cière et éta­tique aus­si mas­sive pour des infra­struc­tures aus­si ridi­cules — un trou de quelques cen­taines de mètres car­rés creu­sé dans la terre. Ça change le para­digme : on a gagné une cer­taine bataille cultu­relle — tout le monde parle du cli­mat, il n’y a plus une per­sonne de l’élite qui ne dise pas que le cli­mat est impor­tant (à part quelques franges com­plo­tistes et/ou d’ex­trême droite) — mais on n’a pas encore obte­nu le rap­port de force suf­fi­sant. Aller plus loin, pour moi, ne pas­se­ra pas par le mou­ve­ment climat.

Pourquoi ?

L’écologie est deve­nue un mar­queur de classe bour­geois. Et, à l’heure où l’extrême droite ne cesse de deve­nir de plus en plus puis­sante dans l’espace public et poli­tique, l’antiracisme doit être cen­tral dans le camp de l’émancipation, y com­pris chez les éco­lo­gistes. Je le dis en tant que jour­na­liste mais aus­si en tant qu’enfant issu de l’immigration por­tu­gaise, dont la famille a dû fuir le fas­cisme et la guerre colo­niale et qui voit poindre l’extrême droite dans le pays qui a ser­vi de terre d’exil. Or le mou­ve­ment cli­mat demeure essen­tiel­le­ment blanc. Je ne pense pas que ce mou­ve­ment sera la loco­mo­tive de la trans­for­ma­tion éco­lo­gique, mais que ça se pas­se­ra plu­tôt à tra­vers d’autres champs de luttes, notam­ment anti­ra­cistes, sociales, ou féministes.

[Le Havre | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Comment en sor­tir, du coup ?

N’oublions jamais que le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas une exté­rio­ri­té phy­sique mais un ordre social. Et c’est par les luttes anti­ra­cistes, fémi­nistes, anti­fas­cistes, qu’on ren­ver­se­ra cette struc­ture sociale. Ou encore via le champ du tra­vail, qui reste absent chez nombre de pen­seurs et pen­seuses du vivant. On sent qu’aujourd’hui la lutte des classes a été réani­mée par les ques­tions éco­lo­giques et cli­ma­tiques : les inéga­li­tés sociales sont mises à nu par le biais de dis­pa­ri­tés cli­ma­tiques gigan­tesques que le gou­ver­ne­ment, encore une fois, essaie de nous taire. On nous dit pen­dant la cani­cule qu’il faut prendre soin les uns des autres, que c’est la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de cha­cun : ça per­met de mas­quer les inéga­li­tés cli­ma­tiques. Il y a ces chiffres que je res­sors sou­vent : les 1 % les plus riches en France pol­luent huit fois plus que la moi­tié la plus pauvre des Français ; la soixan­taine de mil­liar­daires fran­çais émet autant de car­bone que la moi­tié la plus pauvre de la popu­la­tion. Ces inéga­li­tés cli­ma­tiques s’a­joutent aux inéga­li­tés sociales exis­tantes. Aujourd’hui il y a tout un champ du tra­vail que peut réin­ves­tir la gauche avec ce prisme cli­ma­tique. Il ne faut pas oublier que les tra­vailleurs des indus­tries fos­siles savent très bien qu’ils font de la merde : quand tu vas les voir sur le ter­rain, ils le disent. Des études socio­lo­giques montrent qu’à peu près 40 % des tra­vailleurs veulent déser­ter de ces indus­tries ou sont prêts à tra­vailler pour des éner­gies vertes. Pendant la pan­dé­mie, la CGT Aéronautique a réa­li­sé une enquête auprès des 1 200 sala­riés d’Airbus et de ses sous-trai­tants. Les trois quarts des tra­vailleurs et des tra­vailleuses étaient conscients que la filière allait droit dans le mur. Il y a donc un levier poli­tique à acti­ver à cet endroit. Il y a des alliances inté­res­santes à faire à par­tir de vieilles reven­di­ca­tions syn­di­cales : quand la CGT milite pour les 32 heures, ça n’est pas codé comme une posi­tion éco­lo­gique alors que ça l’est ! C’est tra­vailler moins, pour tra­vailler mieux et pol­luer moins. C’est le dis­cours syn­di­cal et éco­lo­giste qui devrait être tenu aujourd’hui, qu’a tenu un peu Philippe Martinez et que tiennent d’autres syn­di­cats aujourd’hui.

Est-ce qu’il y aurait un inté­rêt à mon­trer ces liens-là ? Recoder éco­lo­gi­que­ment ces pro­po­si­tions syn­di­cales ne ris­que­rait pas de diluer les reven­di­ca­tions sociales ?

Il faut les mon­trer, les démon­trer, les mettre en lumière. Il y a un ter­rain d’alliances à nouer entre des acti­vistes éco­lo­giques et, par exemple, des ouvriers des raf­fi­ne­ries. Si ce dis­cours avait été plus mar­te­lé, je suis sûr qu’il aurait été évident pour des mili­tants d’Extinction Rebellion ou de Dernière réno­va­tion de venir blo­quer des raf­fi­ne­ries avec les syn­di­ca­listes pen­dant la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites. Même s’il y a des points où ils ne s’entendraient sûre­ment pas — le nucléaire, par exemple —, ils auraient trou­vé là un vrai point d’alliance. Aussi, il y a toute une his­toire éco­lo­giste qui a été mise sous le tapis. Je pense au tra­vail de l’historien Renaud Bécot : à tra­vers la notion de « cadre de vie », il y a une his­toire éco­lo­gique du syn­di­ca­lisme qu’il faut aujourd’hui déter­rer et dont on pour­rait s’inspirer. D’ailleurs, la ques­tion était abor­dée dès les pre­mières années du mar­xisme : dans La Situation de la classe labo­rieuse en Angleterre, Engels écrit noir sur blanc que les ouvriers manquent d’un cadre de vie et d’espaces verts au sein des grosses métro­poles bri­tan­niques pour vivre sai­ne­ment. Et c’est cette même ques­tion qu’on se prend en pleine face aujourd’hui avec les vagues de cha­leur : comme je l’ai démon­tré dans une enquête car­to­gra­phique, les riches ont acca­pa­ré au fil du temps les espaces verts dans les métro­poles au détri­ment des classes popu­laires, assi­gnées dans des quar­tiers miné­ra­li­sés et subis­sant de pleins fouet les tem­pé­ra­tures extrêmes.

Vous insis­tez aus­si beau­coup, ici comme dans vos enquêtes, sur les ponts à jeter entre anti­ra­cisme et éco­lo­gie. C’est donc qu’ils n’ap­pa­raissent pas encore assez ?

« Il y a des pra­tiques et des modes de vie qui, dans les quar­tiers popu­laires, sont éco­los mais qui ne sont pas consi­dé­rés comme tels. »

Ne pas par­ler de la ques­tion raciste et in fine colo­niale quand on aborde la ques­tion cli­ma­tique, ce n’est pas man­quer un angle mort, mais se détour­ner des fon­de­ments mêmes du chaos cli­ma­tique actuel. L’industrie fos­sile a repo­sé et repose plus que jamais sur un extrac­ti­visme colo­nial dans les pays du Sud, pays aujourd’hui en pre­mière ligne des dérè­gle­ments cli­ma­tiques alors qu’ils émettent peu de gaz à effet de serre. Et dans les socié­tés occi­den­tales, ce sont les popu­la­tions non blanches qui en sont les pre­mières vic­times. Contrairement aux États-Unis, où l’histoire des luttes pour les droits civiques est inti­me­ment liée à celle pour la jus­tice envi­ron­ne­men­tale, il existe en France encore trop peu de tra­vail intel­lec­tuel à ce sujet, si ce n’est, récem­ment, avec Malcom Ferdinand, William Acker ou Fatima Ouassak.

Elle parle depuis des ter­ri­toires et des habi­tants qui ne sont pas mas­si­ve­ment inter­pel­lés par l’écologie politique…

Oui. Il y a pour­tant cette espèce de ren­gaine dans le mou­ve­ment cli­mat autour d’une éco­lo­gie popu­laire qui serait à bâtir. Mais l’écologie popu­laire existe déjà ! Elle n’est sim­ple­ment pas codée en tant que telle et les éco­lo­gistes, le mou­ve­ment cli­mat, n’arrivent pas à la déce­ler. Il y a des pra­tiques et des modes de vie qui, dans les quar­tiers popu­laires, sont éco­los mais qui ne sont pas consi­dé­rées comme tels. Je suis ori­gi­naire de l’immigration ouvrière por­tu­gaise et j’ai gran­di à Roubaix, un ville consi­dé­rée comme la plus pauvre de France. J’y ai pas­sé mon enfance et mon ado­les­cence à faire des chan­tiers de réno­va­tion chez les autres. Il y a des pra­tiques de soli­da­ri­té, d’entraide, qui sont non mar­chandes et éco­lo­gistes : tu viens m’aider à poser du pla­co chez moi et je vien­drai t’aider à répa­rer ta bagnole la semaine pro­chaine. C’est une des bases des socia­bi­li­tés dans ces quar­tiers. Ce qui est assez rigo­lo, c’est que ça a été for­ma­li­sé dans les années 1990–2000 dans les sphères éco­los avec les « sys­tèmes d’échange locaux ». Mais ça n’est rien d’autre que de la for­ma­li­sa­tion de pra­tiques de socia­bi­li­té popu­laire. Il y a aus­si ce que j’appelle l’écologie « les mains dans le cam­bouis », celle qui lutte contre l’obsolescence pro­gram­mée. À Roubaix, il y a une véri­table culture du garage de rue et une éco­no­mie infor­melle qui l’accompagne — des socio­logues du col­lec­tif Rosa Bonheur ont d’ailleurs écrit un bou­quin des­sus, La Ville vue d’en bas. Il y a des gens chez moi qui savent te faire vivre des bagnoles pen­dant vingt, trente, qua­rante ans, qui peuvent te répa­rer ta machine à laver. C’est une sorte d’écologie popu­laire de la main­te­nance. On peut prendre aus­si le rap­port à l’alimentation : cette obses­sion de ne pas gas­piller, tous les savoir-faire pour recy­cler les restes — com­ment, à par­tir d’un plat, tu fais un ou deux repas sup­plé­men­taires, voire un des­sert —, la culture des jar­dins pota­gers, qui est hyper impor­tante concer­nant l’autonomie ali­men­taire, mais aus­si un cer­tain rap­port à l’exil en culti­vant des varié­tés des légumes propres à son pays… Autant de pra­tiques invi­sibles pour l’écologie bour­geoise et blanche, mais qui sont bel et bien là.

[Templemars | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Une par­tie du mou­ve­ment éco­lo­giste pour­rait rétor­quer que ça n’est pas une éco­lo­gie volon­taire, mais une éco­lo­gie due à des contraintes économiques…

Je ne pense pas que ce soit impor­tant : la pra­tique est là, ancrée dans le quo­ti­dien. Est-ce que quelqu’un qui répare une bagnole au black dans sa rue, qui va aider quinze per­sonnes pour que leurs bagnoles tiennent, a besoin de savoir que c’est une pra­tique écologique ?

Vous par­liez aus­si des modes de vie.

On pour­rait réins­crire ces vies des quar­tiers popu­laires dans un par­cours éco­lo­gique. Si je reprends ma famille, dont beau­coup des membres ont été exploi­tés dans l’industrie tex­tile : qui sont ces ouvriers ? Quelle est cette immi­gra­tion por­tu­gaise venue tra­vailler dans le Nord de la France ? L’industrie tex­tile est une des plus grosses émet­trices de CO2 au monde. Rien que ce fait donne un indice pour enta­mer une cri­tique éco­lo­giste de l’exploitation de ces corps ouvriers. On peut éga­le­ment pen­ser aux femmes de ménage por­tu­gaises. Elles sont les tra­vailleuses essen­tielles d’une espèce d’écologie de la pro­pre­té, du net­toyage. Ensuite, tous ces gens ont été concer­nés par la guerre colo­niale en Angola, au Mozambique, pen­dant la dic­ta­ture sala­za­riste, des guerres menées pour sau­ve­gar­der les réserves pétro­lières et gazières — un colo­nia­lisme fos­sile, entre autres. Soit ils les ont faites — ou, plu­tôt, ils ont dû les faire, vu le contexte répres­sif fas­ciste de l’époque —, soit ils ont déser­té. À tra­vers ces trois exemples on voit qu’on peut revi­si­ter ces vies issues de l’immigration por­tu­gaise avec un angle éco­lo­gique. Mais c’est un tra­vail théo­rique et poli­tique encore balbutiant.

Il y a eu néan­moins, en France, une atten­tion accrue por­tée aux jar­dins ouvriers, notam­ment à Aubervilliers, à Besançon, à Dijon

« Le rap­port à la nature des popu­la­tions immi­grées est bien dif­fé­rent de celui entre­te­nu par l’écologie bour­geoise qui s’est for­gée sur l’environnementalisme. »

Oui, une atten­tion qui est arti­cu­lée à la ques­tion de l’exil, au rap­port à la terre… Ce n’est que récem­ment qu’on a vu cet objet poli­tique naître pour de nom­breux mili­tants de la gauche radi­cale. Pourquoi ? Parce que sou­vent, c’est quand ces jar­dins sont mena­cés que ces espaces deviennent visibles. L’expérience du jar­din des Lentillères à Dijon le montre. À l’époque, j’étais dans le col­lec­tif qui a ouvert ce jar­din avec les gens des Tanneries [espace auto­gé­ré dans la péri­phé­rie de Dijon, ndlr]. Ce n’est qu’une fois ins­tal­lées que les per­sonnes qui sont res­tées se sont aper­çues qu’il y avait des gens qui habi­taient dans les tours autour, et qu’ils avaient des pra­tiques de culture dans les pota­gers. Il y a alors eu de vraies alliances sur le ter­rain entre les occu­pants des jar­dins et les habi­tants, en culti­vant col­lec­ti­ve­ment. Je par­lais d’une sorte de ren­gaine autour de l’écologie popu­laire. Les classes popu­laires sont mul­tiples et très diver­si­fiées spa­tia­le­ment, entre celles qui habitent dans les quar­tiers de grands ensembles estam­pillées comme « cités » et celles qui habitent en milieu rural. Des ter­ri­toires qui ont en com­mun d’être rava­gés par le capi­ta­lisme, que ce soit les infra­struc­tures auto­rou­tières ou logis­tiques qui écorchent les ban­lieues des métro­poles ou l’agro-industrie qui ravage les cam­pagnes. Quand je parle de mon expé­rience dans les quar­tiers dés­in­dus­tria­li­sés de Roubaix, je parle d’une des villes les plus cos­mo­po­lites du pays, où, sur 100 000 habi­tants, plus de 10 000 per­sonnes ont bos­sé pour une mono-indus­trie, le tex­tile, qui a dis­pa­ru d’un coup dans les années 1980. C’est une his­toire simi­laire qu’on peut retrou­ver à Grande-Synthe par exemple, qui est à mes yeux un bon labo­ra­toire de l’écologie popu­laire. On se demande com­ment vivre dans un monde post-crois­sance, mais dans ce ter­ri­toire il n’y a déjà plus de crois­sance ! Il n’y a plus d’entreprises, il n’y a plus ArcelorMittal, qui embau­chait beau­coup. Il y a un tas de pra­tiques à iden­ti­fier, à Grande-Synthe, à Roubaix, à Bagnolet, mais aus­si dans tous les quar­tiers pré­ca­ri­sés en milieu rural, qui pré­sentent encore de toutes autres pra­tiques et que Benoît Coquard décrit très bien.

Le gla­nage, par exemple.

Oui. Ça nous ren­voie à l’imaginaire des com­muns, des com­mu­naux, qui accom­pagne en par­tie l’immigration. Le rap­port à la nature des popu­la­tions immi­grées est bien dif­fé­rent de celui entre­te­nu par l’écologie bour­geoise qui s’est for­gée sur l’environnementalisme, où il faut gar­der des espaces dis­so­ciés de l’emprise indus­trielle pour la récréa­tion… C’est une vision bour­geoise, même aris­to­cra­tique, d’une nature à sau­ve­gar­der dans de grands parcs. Quand je regarde au Portugal, ou au Maroc, en Algérie, en Tunisie, le rap­port à la nature est plu­tôt celui d’une ges­tion col­lec­tive. En por­tu­gais on parle de « bal­dios » : ça fait réfé­rence aux terres com­mu­nales (qui ont été en grande par­tie expro­priées durant le sala­za­risme), « des terres qui appar­tiennent à tout le monde » où est géré col­lec­ti­ve­ment le maquis dans les­quels on va pré­le­ver le bois pour le feu, la litière pour le bétail, des fruits pour s’alimenter, faire un pota­ger, où les sources sont entre­te­nues avec soin… Il y a un rap­port com­mu­na­liste à la nature dans lequel on peut vrai­ment pui­ser pour bri­ser cette fron­tière démo­niaque entre nature et culture.

[Roubaix | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Vous par­lez d’une « éco­lo­gie du rap­port de force », d’« éco­lo­gie de la fer­me­ture » ou du « déman­tè­le­ment »… Vous men­tion­nez Grande-Synthe. Le déman­tè­le­ment y est en quelque sorte subi — on vit dans les ruines. Les Soulèvements de la Terre, à l’in­verse, pré­sentent le désar­me­ment comme une stra­té­gie à part entière, posi­tive. Est-ce que ces deux formes de déman­tè­le­ment, pas­sive et active, peuvent se rejoindre ?

C’est une bonne ques­tion. Quand je parle de Roubaix, de Grande-Synthe, je parle effec­ti­ve­ment de gens qui vivent déjà dans les ruines du capi­ta­lisme. Le déman­tè­le­ment a presque déjà été fait. Le mur que s’est pris le mou­ve­ment cli­mat a été abor­dé par plein de gens — Andreas Malm, par exemple. Aujourd’hui, pre­nant acte de ça, il y a une espèce de conver­gence qui est en train d’opérer. Sur le plan intel­lec­tuel, ça va de Malm, donc, à Alexandre Monin et son éco­lo­gie de la fer­me­ture en pas­sant par l’imaginaire de la science-fic­tion — qu’est-ce que vivre dans la zone ?, com­ment construire sur les ruines du capi­ta­lisme ? — ou encore les fic­tions cli­ma­tiques, où se mêlent l’intime, la condi­tion des colo­ni­sés ou des per­sonnes non blanches. Enfin, il y a l’imaginaire anar­chiste de la culture squat et DIY. Et, de façon pra­tique, c’est infor­mé par le ter­rain : par exemple, com­ment vit-on dans le désert pro­duc­ti­viste agri­cole ? Tandis que la der­nière res­source en eau est acca­pa­rée, que l’État aide pour la ces­sion d’une res­source com­mune à quelques inté­rêts pri­vés, la seule solu­tion est de mettre nos corps en jeu pour déman­te­ler, désar­mer ces infra­struc­tures néfastes pour le cli­mat. On l’a fait pour l’eau ; il fau­drait qu’un même bas­cu­le­ment se passe pour les infra­struc­tures fos­siles. Ça a com­men­cé à Ende Gelände [mou­ve­ment de déso­béis­sance civil alle­mand contre l’extraction du char­bon, ndlr], de façon très mythi­fiée. Ça pas­se­ra aus­si par la fic­tion : pen­sons au film Sabotage qui vient de sor­tir, ins­pi­ré par le bou­quin de Malm.

Il reste que pas­ser d’une action emblé­ma­tique en rase cam­pagne, comme l’op­po­si­tion aux méga­bas­sines, au déman­tè­le­ment col­lec­tif de mil­liers de kilo­mètres de pipe­lines, pré­sente un chan­ge­ment d’échelle vertigineux…

C’est vrai. Demandez à un acti­viste, à un éco­lo­giste convain­cu, quels sont les grands sites indus­triels émet­teurs en France : il ne sau­ra pas. On se doute qu’il y a les grosses raf­fi­ne­ries à Fos-sur-Mer, à Dunkerque, on peut pen­ser à la cimen­te­rie Lafarge qui a été sabo­tée il y a quelques mois, mais à part ça… On com­mence à avoir l’amorce d’une conver­gence entre ce qu’on peut appe­ler les ima­gi­naires — la ZAD de Notre-Dame-des-Landes l’a mon­tré —, un appa­reillage théo­rique très large, qui va du léni­nisme éco­lo­gique d’Andreas Malm à la cri­tique fémi­niste des éner­gies fos­siles de Cara New Dagget — et la praxis de ter­rain, mili­tante. À cet égard, les Soulèvements de la Terre montrent de vraies pra­tiques de lutte inté­res­santes. Comment s’organiser ? Quel est notre rap­port à la vio­lence ? À la répres­sion poli­cière ? À quel point on est prêts à mettre en jeu notre corps ? Quelles pra­tiques d’autodéfense judi­ciaires met-on en place ? En miroir, la répres­sion poli­cière montre le dan­ger poli­tique que ces pra­tiques repré­sentent pour l’État.

Cette répres­sion, subie quelle que soit la nature des mobi­li­sa­tions, pour­rait être une sorte de pre­mière étape allant vers une conver­gence. En pleine mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites et la veille de la mani­fes­ta­tion contre les méga­bas­sines à Sainte-Soline, Philippe Poutou nous rap­pe­lait que « dans les deux cas, on se confronte aux mêmes per­sonnes ».

« Pourquoi ne pas ima­gi­ner une forme d’autodéfense cli­ma­tique dans les quar­tiers populaires ? »

Oui, c’est inté­res­sant. Mais il y a aus­si un fond théo­rique par­ta­gé qui pour­rait nous réunir, notam­ment sur les pra­tiques d’autodéfense. On par­lait de Nahel : pour­quoi les éco­lo­gistes ne sont pas allé dans les quar­tiers popu­laires durant les révoltes ? On sait pour­tant qu’il y a des ponts évi­dents avec l’antiracisme. Le chaos cli­ma­tique repose sur le racisme et le colo­nia­lisme. Et, pour par­ler comme Mathieu Rigouste, où s’opère aujourd’hui le conti­nuum colo­nial ? Dans ces quar­tiers. Une alliance avec les éco­lo­gistes pour­rait se jouer là, parce qu’aider les jeunes qui s’y trouvent, par­ti­ci­per aux révoltes, c’est lut­ter contre ce conti­nuum colo­nial et raciste qui per­dure et par­ti­cipe au chaos cli­ma­tique. Je reviens à Roubaix. À par­tir des années 1970, il y a eu des ate­liers popu­laires d’urbanisme pour s’opposer à une poli­tique de réno­va­tion urbaine qui enten­dait éjec­ter tous les pauvres. C’était une forme d’autodéfense pour lut­ter contre les bull­do­zers et les pro­jets d’aménagement por­tés par les élites éco­no­miques et poli­tiques. De la même façon, pour­quoi ne pas ima­gi­ner une forme d’autodéfense cli­ma­tique dans les quar­tiers popu­laires ? En ce moment, les gens crèvent de chaud dans ce qu’on appelle main­te­nant des bouilloires ther­miques. Or on sait très bien que les bouilloires et les pas­soires ther­miques sont dans les quar­tiers. On a récem­ment fait un tra­vail car­to­gra­phique qui le montre. Voilà un point de jonc­tion enthou­sias­mant avec les éco­lo­gistes pour, par exemple, ima­gi­ner des ate­liers popu­laires de réno­va­tion éner­gé­tique ! L’État ne sera pas là, ne nous aide­ra jamais : fai­sons ensemble des chan­tiers mili­tants dans les baraques des plus pré­caires qui crèvent de chaud.

Revenons au déman­tè­le­ment. À l’échelle mon­diale, on fait moins face à des infra­struc­tures obso­lètes dont il faut prendre la charge qu’à des infra­struc­tures neuves pas encore ren­ta­bi­li­sées. Dans votre livre, vous expli­quez par exemple que de nou­velles cen­trales à char­bon accom­pagnent la construc­tion de la nou­velle route de la soie por­tée par la Chine de Xi Jinpin…

C’est ça qui est ter­rible. Le phi­lo­sophe Alexandre Monin pro­pose une réflexion inté­res­sante sur cette ques­tion. Il parle de « ruines flam­bant neuves » pour décrire ces infra­struc­tures qui sont autant de ruines en germe, d’innovations décré­pites. Prenons le char­bon : on n’en a jamais autant consom­mé qu’en 2023 et, comme vous le men­tion­nez, de nou­velles cen­trales poussent comme des cham­pi­gnons le long de la route de la soie. Prenons main­te­nant le gaz : il y a une tren­taine de nou­veaux ter­mi­naux qui sont en train d’être construits dans les ports euro­péens, dont un au Havre. Ce sont des infra­struc­tures qui nous ver­rouillent dans un sys­tème éner­gé­tique les vingt, trente, qua­rante ans à venir. J’appelle ça des infra­struc­tures zom­bies : elles sont déjà obso­lètes avant même d’avoir été mises en fonc­tion­ne­ment. Et c’est là que la place du tra­vailleur est pri­mor­diale : on va avoir besoin des ouvriers, des tech­ni­ciens de ces indus­tries pour déman­te­ler, faire bifur­quer ou détour­ner ces infrastructures.

[Montceau-les-Mines | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

On peut aus­si pen­ser au nucléaire.

La cri­tique du nucléaire s’est beau­coup émous­sée ces der­nières années, mais c’est une éner­gie qui pose la ques­tion de la démo­cra­tie. Macron décide de faire six EPR abso­lu­ment tout seul, sans aucune véri­table consul­ta­tion publique, alors qu’il nous fau­drait déci­der col­lec­ti­ve­ment de quelles infra­struc­tures on va déman­te­ler et de com­ment on va le faire. On pour­rait même pous­ser plus loin. Un débat devrait être posé à pro­pos de ce que j’ap­pelle « la socia­li­sa­tion du car­bone », autour d’une ques­tion qui reprend les termes du phi­lo­sophe Henry Shue : qu’est-ce qu’on juge comme étant des émis­sions de luxe et des émis­sions de sub­sis­tance ? C’est à nous de le déci­der col­lec­ti­ve­ment. Le mou­ve­ment des gilets jaunes a été une occa­sion en or pour par­ler de ça. La taxe car­bone que pré­voyait Macron fai­sait qu’en pro­por­tion de leurs reve­nus, les 10 % les plus pauvres devaient payer cinq fois plus que les 10 % les plus riches. Est-ce que, parce qu’il n’a pas d’autre choix pour rem­plir son fri­go, un pré­caire qui habite en milieu rural peut prendre sa caisse die­sel pour aller tra­vailler dans un entre­pôt Amazon ? Je juge que oui. Il n’y a pas d’infrastructures publiques de trans­port en milieu rural et, le temps que ça arrive, ce sont des émis­sions de sub­sis­tance qu’on peut col­lec­ti­ve­ment assu­mer. Par contre, est-ce qu’un mil­liar­daire qui prend son jet pri­vé pour aller à Ibiza faire la teuf le week-end ou à Nice depuis Paris pour une ren­contre entre patrons est accep­table ? Non. C’est une réflexion qu’on peut sou­le­ver dans plein de domaines. Restons sur le trans­port aérien : plu­tôt que de rela­ti­vi­ser ses effets en disant que ça n’est que 3 à 4 % des émis­sions glo­bales, plu­tôt que de s’écharper avec les tech­no­lo­gistes qui pensent qu’on va trou­ver une solu­tion tech­nique, socia­li­sons la ques­tion. Faire des week-end shop­ping à New York, c’est du luxe. Que des immi­grés contraints de venir tra­vailler en France ou des habi­tants de la France dite d’Outre-mer prennent l’avion une fois tous les quatre ans pour retour­ner voir leur famille, c’est en revanche une émis­sion qu’on peut assu­mer. Il y a un véri­table débat poli­tique à avoir, qui évi­te­rait de pen­ser uni­que­ment à com­ment décar­bo­ner au cas par cas tel ou tel sec­teur. Et puis ça cou­pe­rait l’herbe sous le pied à plein de délires tech­no­cra­tiques à pro­pos d’un « passe carbone ».


[lire le second volet]


Photographie de ban­nière : le Maisnil | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles
Photographie de vignette : Mickaël Correia, Fondation Jan Michalski | Tonatiuh Ambrosetti


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☰ Lire notre entre­tien avec Benoît Coquard : « Milieux ruraux et ban­lieues ont beau­coup en com­mun », jan­vier 2023
☰ Lire notre témoi­gnage « 16 bas­sines et 1 700 flics », novembre 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Écologie : construire des coa­li­tions révo­lu­tion­naires », Jaskiran Dhillon, avril 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Renaud Bécot « Au croi­se­ment des luttes envi­ron­ne­men­tales et sociales », février 2022
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