Thoreau, derrière la légende


Texte inédit pour le site de Ballast

Henry David Thoreau, l’au­teur du célèbre Walden ou la Vie dans les bois, serait le père de la déso­béis­sance civile paci­fique et non-vio­lente : un mythe à démê­ler. ☰ Par Émile Carme


Malheur à la pos­té­ri­té. Le temps émousse le tran­chant d’une pen­sée ; les héri­tiers poli­tiques de ceux qui la com­bat­taient alors s’e­nor­gueillissent à pré­sent de ses lau­riers. Henry David Thoreau en fait donc les frais. Penseur et porte-voix de la non-vio­lence : le lieu com­mun par­tout court. D’aucuns le disent ancêtre des beat­niks, pré­cur­seur du mou­ve­ment hip­pie (voire hip­pie lui-même, si l’on ne redoute pas l’a­na­chro­nisme), éco­lo béat, voire benêt, doux rêveur reclus dans sa cabane et contant fleu­rette aux ani­maux des bois. Le phi­lo­sophe et poète, né en 1817 dans le Massachusetts, fut désar­mé : Bill Clinton en per­sonne vint hono­rer — c’est-à-dire salir — sa mémoire. « L’affaire Air France », et les cris qu’elle sus­ci­ta en matière de tex­tile, ont per­mis au poli­to­logue Laurent Bouvet de faire œuvre de constance, donc d’i­nep­tie : l’in­té­res­sé jura que la vio­lence, c’é­tait mal, contrai­re­ment à la noble déso­béis­sance civile — et le com­men­ta­teur d’ex­pli­ci­ter : cette « forme d’ac­tion non-vio­lente […] dont l’o­ri­gine phi­lo­so­phique se trouve chez Henry David Thoreau1 ». Seulement, c’est faux.

La prison plutôt que l’injustice

« Le temps émousse le tran­chant d’une pen­sée ; les héri­tiers poli­tiques de ceux qui la com­bat­taient alors s’e­nor­gueillissent à pré­sent de ses lauriers. »

Les his­to­riens ont cou­tume de situer le début de l’es­cla­vage aux États-Unis en 1619 : une ving­taine d’Africains, trans­por­tés à bord d’un navire espa­gnol diri­gé par des com­mer­çants hol­lan­dais, foulent le sol du Nouveau Monde. Leur des­ti­na­tion ? Les plan­ta­tions de Virginie. En 1800, les esclaves noirs sont près de 900 0002. Le père de Thoreau tra­vaille dans sa fabrique de crayons ; le fils entre à Harvard puis enseigne, avant même l’ob­ten­tion de son diplôme — peu de temps, seule­ment, tant les méthodes dis­ci­pli­naires contre­viennent à sa vision de l’en­sei­gne­ment. Il ouvre sa propre école, aux côtés de son frère, tout en par­cou­rant la région3, puis entame la construc­tion d’une cabane au bord du lac Walden, en 1845 — la même année paraissent les Mémoires de Frederick Douglass : l’ou­vrage de cet esclave en fuite fait grand bruit et d’au­cuns doutent qu’un Noir ait pu l’é­crire. Thoreau ne paie alors plus ses impôts afin de n’être pas com­plice de l’es­cla­vage et de la guerre menée par son gou­ver­ne­ment contre le Mexique. Un jour de juillet de l’an­née sui­vante, on l’in­ter­pelle tan­dis qu’il se rend chez le cor­don­nier pour récu­pé­rer une chaus­sure en répa­ra­tion : les fers seront de courte durée, il faut bien le dire, puis­qu’il n’y pas­se­ra — à son grand dam — qu’une seule nuit. Assez, tou­te­fois, pour faire de l’er­mite qu’il n’est pas vrai­ment un mili­tant actif.

Il en tire­ra Résistance au gou­ver­ne­ment civil, en 1849 (un détail plus consé­quent qu’il n’y paraît : La Désobéissance civile est le titre, deve­nu concept poli­tique et phi­lo­so­phique, sous lequel l’ou­vrage est connu mais il n’est qu’un choix édi­to­rial post­hume — ain­si que le rap­pelle Michel Granger dans sa bio­gra­phie Henry David Thoreau, on ne trouve nulle trace de cette for­mule de son vivant : « L’usage du titre post­hume revient à figer la pen­sée de Thoreau » puisque la « déso­béis­sance civile » n’est pas l’exact syno­nyme de « résis­tance »). Petit ouvrage de haute volée, par la den­si­té et la vigueur du pro­pos : Thoreau y déclare que la place de l’homme juste, dès lors que son gou­ver­ne­ment ne l’est pas, se trouve en pri­son, tout en appe­lant expli­ci­te­ment à « la révo­lu­tion » — ces pages influen­ce­ront Luther King et Gandhi : pareil héri­tage, glo­rieux, contri­bue­ra pour­tant à tron­quer sa pen­sée. En 1850, la « Fugitive Slave Law » ren­force la répres­sion à l’en­contre des esclaves ; Thoreau et ses parents hébergent des Noirs en fuite et l’é­cri­vain aide un (ou des) esclave(s) à rejoindre le Canada. Mais c’est son lien avec un autre mili­tant abo­li­tion­niste, John Brown, qui donne la mesure pré­cise des contours de son pro­pos politique.

The Last Moments of John Brown, 1884, par Thomas Hovenden

John Brown ou la lutte armée

L’homme, un Blanc né dans le Connecticut en 1800, fonde The League of Gileadites en réac­tion à l’a­dop­tion de ladite loi. Une réfé­rence expli­cite à la Bible, fervent croyant qu’il est : la Genèse évoque le pays de Galaad, en Palestine, et les valeu­reux com­bat­tants se réunis­sant sur l’un de ses monts. Son objec­tif ? Protéger les esclaves en fuite. Durant plu­sieurs années, Brown s’or­ga­nise, lève des fonds et ras­semble des armes avec l’es­poir de déclen­cher un sou­lè­ve­ment de masse par­mi les esclaves du Sud. En mai 1856, il mène, avec six de ses cama­rades abo­li­tion­nistes (par­mi les­quels on compte quatre de ses fils), une attaque contre trois anciens chas­seurs d’es­claves : les pri­son­niers sont exé­cu­tés au sabre. Ils se dirigent vers un autre domi­cile et poi­gnardent Allen Wilkinson, que l’his­to­rienne Wilmer L. Jones pré­sente dans son ouvrage Behind Enemy Lines comme « un lea­der pro-escla­va­giste bien connu4 ». Autre demeure, plus loin dans la nuit. Un dénom­mé William Sherman tombe à son tour. On retrou­ve­ra son crâne en plu­sieurs mor­ceaux et sa main gauche tranchée5. Cinq morts dans cette nuit que l’Histoire retien­dra comme le « massacre de Pottawatomie ». Brown adresse son mes­sage à la nation : le temps des pour­par­lers et des trac­ta­tions réfor­mistes est révo­lu ; on ne qué­mande pas au pou­voir la libé­ra­tion des esclaves ; on com­bat les maîtres les armes à la main jus­qu’à ce que l’a­bo­li­tion s’en­suive. Trois ans plus tard, il s’empare, aux côtés d’une ving­taine d’hommes, d’un arse­nal fédé­ral du vil­lage d’Harper’s Ferry — les Marines attaquent ; Brown refuse de se rendre ; ses fils meurent et quatre agents de l’État perdent la vie. Blessé, l’ac­ti­viste sera pen­du le 2 décembre 1859 vers onze heures du matin, après avoir lu la Bible et écrit à sa femme (une exé­cu­tion approu­vée par Lincoln en dépit des pro­tes­ta­tions de Victor Hugo).

« Thoreau, bien loin de condam­ner sa vio­lence, s’af­fiche comme l’un de ses plus ardents défenseurs. »

Si d’au­cuns feront de lui un pré­cur­seur du ter­ro­risme moderne (allant jus­qu’à le com­pa­rer à Oussama Ben Laden), d’autres l’é­ri­ge­ront en ini­tia­teur du mou­ve­ment des droits civiques et en sym­bole, héros de la liber­té et de l’é­ga­li­té : ain­si de Malcolm X, décla­rant qu’il eût accep­té la pré­sence de Brown à ses côtés6. Un hymne du mou­ve­ment abo­li­tion­niste salue­ra ain­si sa mémoire : « Le corps de John Brown gît dans la tombe / Son âme, elle, marche par­mi nous ».

Bien loin de condam­ner son recours à la vio­lence, Thoreau s’af­fiche comme l’un de ses plus ardents défen­seurs — de son vivant, en s’é­le­vant contre l’im­mi­nence de sa mise à mort, et après cette der­nière. On lira pour s’en convaincre deux de ses textes : « Plaidoyer pour le capi­taine John Brown » (paru dans Echoes of Harper’s Ferry en 1860) et « Les der­niers jours de John Brown » (paru la même année dans The Liberator). Thoreau, alors âgé d’une petite qua­ran­taine d’an­nées, le pré­sente comme un héros et « un homme qui a offert sa vie pour sau­ver quatre mil­lions d’hommes7 ». Il le com­pare au Christ et s’a­ven­ture à le pré­sen­ter comme « un ange de lumière8 » et « l’homme le plus cou­ra­geux et le plus humain du pays9 ». Son exis­tence fut pareille « à un météore, zébrant d’un éclair de lumière le cœur des ténèbres10 » ; il fut « le meilleur des ses citoyens11 ». L’écrivain avance éga­le­ment : « Je ne veux pas tuer ni être tué, mais je puis ima­gi­ner les cir­cons­tances dans les­quelles les deux seront inévi­tables pour moi12. » Et, évo­quant les repré­sailles menées contre les escla­va­gistes : « Pour une fois, les fusils Sharp et les revol­vers ont ser­vi à une juste cause13. » Qu’on lise encore l’o­rai­son funèbre qu’il fait de lui, le jour de sa pen­dai­son : Brown a per­du la vie pour celle des autres, un mar­tyr qu’il revient d’ho­no­rer — et l’au­teur de Walden de citer Schiller : « Sa vie fut écla­tante, sans la moindre tache. »

Martin Luther King et Malcolm X (DR)

La défense est sans détours ni ambages. Thoreau n’en­joint pas à refu­ser paci­fi­que­ment l’ex­ploi­ta­tion des Noirs et sa « déso­béis­sance civile » n’a de non-vio­lente que le mythe que l’on façon­ne­ra. Entrer de force pour éli­mi­ner les pro­prié­taires d’es­claves ? « Je suis d’ac­cord14 », écrit-il, avec pour seul cri­tère : par­vient-on ain­si, mieux que par la parole, à obte­nir la libé­ra­tion immé­diate des domi­nés ? Si Thoreau et Brown se sont connus (briè­ve­ment, puis­qu’ils ne se croi­sèrent qu’à deux reprises), la posi­tion abo­li­tion­niste du pre­mier s’a­vère anté­rieure à leur rela­tion : dans « L’esclavage au Massachusetts » (paru dans The Liberator en juillet 1854), Thoreau assu­rait déjà qu’ils étaient des hommes avant d’être des Américains, et qu’im­por­tait la loi si celle-ci ne garan­tis­sait pas la jus­tice. Il exhor­tait à rompre les liens avec l’État et, en 1849, écri­vait : « Le sou­ve­nir de mon pays gâche ma pro­me­nade. Mes pen­sées deviennent meur­trières et machinent des com­plots contre l’État15. »

Mais le Thoreau aux crocs limés ne relève pas néces­sai­re­ment de la mal­veillance (lis­ser, poli­cer, amol­lir pour mieux récu­pé­rer et tra­hir) : la bévue cir­cule à l’en­vi dans les espaces amis. L’historien liber­taire Michel Ragon en fait un « apôtre de la non-vio­lence16 » dans les pages de son Dictionnaire de l’Anarchie, et José Bové et Gilles Luneau le pré­sentent, dans leur essai Pour la déso­béis­sance civique, comme un pré­cur­seur de la « déso­béis­sance civile non-vio­lente », en oppo­si­tion « à la lutte armée17 ». Une connais­sance par­cel­laire de l’œuvre de l’Américain, dans son che­mi­ne­ment et ses plis, comme la foca­li­sa­tion sur son refus, effec­ti­ve­ment non-violent (et stra­té­gi­que­ment puis­sant si la mesure par­vient à s’é­tendre au sein de l’en­semble de la popu­la­tion), de payer ses impôts sont, pour l’es­sen­tiel, à l’o­ri­gine de ce malentendu.


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  1. Statut Facebook, public, 5 octobre 2015.
  2. Selon les études menées par l’u­ni­ver­si­té de Virginia.
  3. Se repor­ter, pour plus de détails, aux bio­gra­phies de Michel Granger, Thierry Gillyboeuf ou Berthoumieu & El Makki.
  4. Wilmer L. Jones, Behind Enemy Lines : Civil War Spies, Raiders, and Guerrillas, Rowman & Littlefield, 2015.
  5. Voir John Brown’s Virginia Raid de Philip F. Rose, Trafford Publishing, 2013.
  6. Pour les rap­ports entre Brown et les mou­ve­ments afro-amé­ri­cains des années 1960 et 70, voir The Making of Harpers Ferry National Historical Park : A Devil, Two Rivers de Teresa S. Moyer et Paul A. Shackel, AltaMira Press, 2007.
  7. H. D. Thoreau, De l’esclavage, Mille et une nuits, 2006, p. 81.
  8. Ibid., p. 82.
  9. Ibid., pp. 82–83.
  10. Ibid., p. 85.
  11. Ibid., p. 87.
  12. Ibid., pp. 75–76.
  13. Ibid.
  14. H. D. Thoreau, Résistance au gou­ver­ne­ment civil et autres textes, Le mot et le reste, 2011, p. 72.
  15. M. Granger, Henry David Thoreau, Belin, 1998, p. 84.
  16. M. Ragon, Dictionnaire de l’Anarchie, Albin Michel, 2008, p. 508.
  17. J. Bové et G. Luneau, Pour la déso­béis­sance civique, 10|18, 2005, p. 59.

REBONDS

☰ Lire l’ar­ticle « Luther King : plus radi­cal qu’on ne le croit ? », Thomas J. Sugrue (tra­duc­tion), février 2015

Émile Carme

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