La néolibéralisation de la France à marche forcée, Rosa Luxemburg dans le texte, un poète enfermé, un instituteur en Anatolie, une histoire du capitalisme, un corps qui parle, un veau qui pleure, des eaux-fortes et des bateaux, le gros mot de communisme et une jambe disparue : nos chroniques du mois de décembre.
☰ La Résistible ascension du néolibéralisme — Modernisation capitaliste et crise politique en France (1980–2020), de Bruno Amable
Bruno Amable décrit ici la transformation néolibérale de l’économie française depuis les années 1980. Laquelle n’avait rien d’inéluctable : l’économiste hétérodoxe revient sur le « récit partiel et erroné » d’une France corsetée et affaiblie par son modèle social inadapté à la mondialisation. De 1980 à aujourd’hui, les commentateurs politiques et les économistes libéraux n’ont eu de cesse de critiquer l’absence ou la lenteur des « réformes structurelles » — la libéralisation des marchés des capitaux, du travail et des biens et services — en raison d’une « lâcheté politique » des dirigeants, « obsédés par de nombreuses élections », selon la formule d’un ancien commissaire européen. Héritier de l’école de la régulation, Amable détricote ce discours par une théorie ambitieuse et convaincante du changement institutionnel : toutes les réformes socio-économiques nécessitent une médiation entre un bloc social (des groupes sociaux hétérogènes mais formant de fait une coalition électorale) et des forces politiques à la manœuvre. Par un retour historique précis sur le grandes réformes économiques des quarante dernières années, l’auteur démontre qu’il n’y a jamais eu de bloc social dominant en faveur des réformes néolibérales en France. La droite au pouvoir pouvait s’attaquer à la dépense publique et au système de protection sociale mais prenait plus de précaution quant aux réformes du marché du travail. La gauche au pouvoir privatisait et libéralisait les marchés des capitaux mais ne pouvait s’attaquer aux services publics, aux retraites et aux relations employeurs-employés. Le quinquennat Hollande a désarticulé le bloc de gauche en passant outre ce pacte tacite. Puis l’auteur de passer en revue l’arsenal des réformes néolibérales menées par Macron, donnant corps au concept de « bloc bourgeois » : n’étant pas tenu électoralement par des groupes sociaux populaires, ce dernier a parachevé l’œuvre de ses prédécesseurs. Seuls les gilets jaunes, la grève contre la réforme des retraites et la pandémie ont provisoirement freiné le chef de la bourgeoisie. [A.G.]
La Découverte, 2021
☰ Découvrir Luxemburg, d’Ulysse Lojkine et Alice Vincent
Un siècle après son assassinat, le nom de Rosa Luxemburg ressurgit ici ou là. Parfois — on peut le regretter — pour faire d’elle une sorte d’icône plus que pour évoquer sa pensée. Ce petit ouvrage a précisément pour objectif de faire connaître les réflexions de la militante socialiste. Douze textes sont présentés et commentés par les auteur·es, suivant un ordre chronologique et thématique. La révolution, l’anti-impérialisme, la grève, le rôle du parti, l’action des masses ou encore le conseillisme sont autant de portes d’entrée vers un socialisme en prise avec les débats de l’époque. C’est d’ailleurs un point fort du livre : contextualiser les textes, pour mieux situer la conjoncture politique dans lesquels ils se déploient. Rosa Luxemburg s’oppose ainsi au réformisme d’Eduard Bersntein, contestant la thèse selon laquelle le socialisme pourrait être atteint graduellement par une série de réformes sociales. Au fil des textes, le marxisme ressort comme fil conducteur, outil critique dont elle s’est emparée pour saisir les dynamiques du capitalisme et poser sur la table des hypothèses fortes pour en sortir. Certaines d’entre elles peuvent apparaître quelque peu datées : Luxemburg voyait comme inévitable l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses propres contradictions — suivant là un marxisme probablement trop orthodoxe. Mais face aux nationalismes qui se déchaînent de nos jours et au péril fasciste qui va s’avançant, ses apports sur l’antimilitarisme et l’internationalisme n’ont pas perdu de leur vigueur. « [L]es antagonismes internationaux entre les États capitalistes ne sont qu’un autre versant des antagonismes de classes internes à la société capitaliste. » Découvrir Luxemburg, donc, et peut-être remettre au goût du jour son mot d’ordre « socialisme ou barbarie » ? [M.B.]
Les Éditions sociales, 2021
☰ L’Homme qui penche, de Thierry Metz
« J’ai voulu cet enfermement, cette réclusion parmi quelques visages, dans la parole imprévue, hors de l’admis. Un sevrage, une déshabitude. » Thierry Metz est dans sa quarantième année. Son Journal d’un manœuvre, qui le fit connaître, est paru en 1990 ; depuis, quelques recueils de poésie ont suivi. C’est au terme de deux séjours de désintoxication menés dans un hôpital psychiatrique qu’il publie L’Homme qui penche, dernier texte à voir le jour de son vivant : la même année, le poète se donne la mort. Cet enfermement, cette réclusion, c’est cela que Thierry Metz a cherché à décrire, reprenant « toujours ce petit poème laborieux » ; un poème, dit-il plus loin, qu’« on travaille et retravaille puis qu’on abandonne au premier venu ». L’homme qui penche, c’est celui qui « se penche pour écrire, pour retenir, peut-être, ce qui était plus penché que lui » : c’est Thierry à sa table, le regard tombant sur une feuille « un morceau de parole cassée à la main » ; c’est un résident vu au loin ; ce sont René et Denis et Raymonde que le poète s’attache à dépeindre. Que ce soit le sien ou celui des autres, c’est « le même visage inachevable, comme une trace presque effacée » qui est repris sans cesse. Des mots reviennent et font motif ; d’autres, non des moindres, surgissent lorsqu’on s’y attend le moins. Ainsi celui de la soif qui ouvre en creux le journal et n’apparaît réellement qu’après plusieurs pages. La manière de la nommer est toujours des plus simples. C’est un verbe — « Boire » — une substance — « Alcool. L’alcool » — ou bien une qualité — « le buveur ». La cause de ces deux séjours apparaît en filigrane et laisse toute place à ce qui arrive à l’hôpital, qui est finalement « une demeure comme une autre ». Ce sera l’une des dernières de Thierry Metz. Son attention à transcrire la vie intérieure et sociale de ses habitants fait de L’Homme qui penche un témoignage autant qu’un recueil d’une rare intensité. [E.M.]
Éditions Unes, 2017 [1997]
☰ Instituteur de campagne en Anatolie, d’Azad Ziya Eren
À travers son quotidien d’instituteur dans un petit village près de Amed (Diyarbakır), Azad évoque de multiples aspects de la vie dans les régions kurdes de Turquie et décrit la façon dont l’État turc maintient une emprise coloniale sur la région. L’emploi du nom « Anatolie » au lieu de « Kurdistan » est une référence à Un village anatolien, ouvrage de Mahmut Makal. Le dénuement du village où l’auteur enseigne le pousse à « se demander ce qui a changé en l’espace de cinquante-deux ans… ». À travers cette question, c’est toute la problématique du sous-développement économique des régions kurdes qui est posée. L’école est dans un état pitoyable, « le premier jour […] le sol n’est qu’une flaque ». Parfois, les cours sont interrompus par le vacarme des hélicoptères de combat qui survolent le village. Tiraillés entre plusieurs langues, les enfants peinent à apprendre. La position délicate des enseignants kurdes est évoquée à plusieurs reprises. À la fois au service de l’État et opprimés par celui-ci, défenseurs d’une culture et transmetteurs de celle de l’oppresseur, ils tentent malgré tout d’ouvrir la possibilité d’un meilleur futur aux enfants qu’ils prennent en charge, davantage conscients notamment des problématiques de semi-linguisme que leurs collègues turcs. Le village où enseigne Azad est tenu par les korucu, les « protecteurs de village », groupe paramilitaire armé par l’État pour lutter contre le PKK. Il décrit leur sentiment de toute puissance et leur domination sur le village. Et quand il refuse d’être complaisant avec leur chef, c’est sa vie qui s’en trouve menacée. Muté à Amed, dans le quartier de Sur, il échappe à leur colère. Mais l’école où il enseigne est détruite en 2015, lors des violents assauts de l’armée turque pour contrer la tentative d’un peuple de créer des zones d’autonomie. Blessé à deux reprises, Azad part pour Istanbul. Puis, comme des milliers d’autres enseignants, le voici suspendu lors des purges qui suivent la tentative de coup d’État de juillet 2016. Ses appuis dans les milieux littéraires lui ont finalement permis de s’exiler en France. [L.]
Bleu autour, 2017
☰ Sociologie historique du capitalisme, de Pierre François et Claire Lemercier
Les deux auteurs posent en préambule une distinction entre comportements capitalistes individuels (que l’on peut « repérer, parfois de manière très isolée, dans des sociétés très anciennes ») et sociétés capitalistes (qui se caractérisent par le fait que le comportement capitaliste individuel y acquiert « une certaine légitimité » et que « la plupart des individus soit adoptent ce comportement soit en sont directement affectés »). Distinction utile en ce qu’elle interdit « de considérer les sociétés antiques ou même médiévales comme des sociétés capitalistes » et permet de situer l’émergence du capitalisme à la fin du XVIIe siècle. L’un des apports majeurs de ce travail réside dans le fait de proposer ensuite une périodisation convaincante, qui aide à en saisir les mutations. L’âge du commerce (1680–1880), moment d’expansion originelle du capitalisme, « repose sur trois éléments intimement liés : des changements dans les habitudes de consommation, le développement du commerce de longue distance, l’accroissement de la part du travail rémunéré en argent. » L’âge de l’usine (1880–1980) voit la naissance des grandes usines, des impératifs de rationalisation et la généralisation du salariat. L’âge de la finance (1980 – ?) se caractérise par un déplacement du centre de gravité autour de l’actionnaire et de ses intérêts. Ce découpage chronologique permet aux auteurs d’explorer ces transformations en détail en abordant toute une série de questions : organisation du travail, dynamiques de la consommation, formes de l’intervention de l’État, organisation des entreprises, poids des banques et de la finance, analyse des ajustements opérés par les religions afin de « rendre la recherche du profit compatible avec les dogmes », etc. Ce que ce livre propose en définitive, c’est une histoire sans linéarité et sans téléologie, une histoire politique où ressort l’omniprésence des luttes et leur rôle moteur dans les transformations du capitalisme : conflits de classes bien sûr, mais aussi conflits au sein même de la classe dirigeante. [B.G.]
La Découverte, 2021
☰ Mon corps n’obéit plus, de Yoann Thommerel
« C’est plus fort que lui dès le matin mon corps enfile un tee-shirt WHATDIDYOUEXPECT ? et il parle de lui, il dit j’ai faim, j’ai soif, j’ai encore sommeil ». Il dit qu’il veut écrire de la poésie, courir mais pas trop, qu’il a mal au genou, qu’il mange trop gras, qu’il aime beaucoup s’amuser. Le corps se rappelle d’ordinaire à soi par ce qu’il fait : l’auteur lui propose aussi de dire. En ce sens, il le fait moins parler qu’il ne l’écoute. Et à tendre ainsi l’oreille, on entend aisément le chant du corps. D’objet poétique, il devient un sujet capable de poésie, lui dont l’attitude est pourtant « suspecte », lui qui « flirte avec l’illicite », qui trop souvent se complaint durant de longues matinées immobiles dans le lit, dans les nuages de fumée. L’auteur tente de circonscrire ce corps qui de jour en jour le déborde. C’est l’occasion de décrire ce que ce corps a de drôle, comment il prend des libertés — avec la tête, bien sûr —, ce qu’il refuse, récuse, ce qu’il semble apprécier. C’est que ce corps est tout à la fois trop envahissant et injustement contraint. Situation paradoxale qui semble le mettre en quête des limites et des moyens de les dépasser, comme en témoigne le texte qui prend la forme d’une liste des actions du corps, des plus triviales, aux plus sensuelles. Toutes nécessaires : « mon corps va franchir la ligne / dans pas longtemps mon corps sera une clameur, / mon corps sera un million, / il va nous déborder pour nous sortir de là, / c’est promis. » Le poète fait usage de peu de mots mais s’empare de nombreux moments du quotidien. Ce serait s’avancer, sûrement, de lire entre les lignes de ce texte l’éloge du corps, ou même celle de ses possibles désobéissances. Cette poésie n’est pas de ces grands élans-là. Elle est bien plutôt de celle qui, lucide, s’amuse et se moque des petites choses : le corps veut des nouvelles baskets et aussi éprouver d’autres corps. Le corps a peut-être des ambitions modestes, une tendance à se plaindre et des idées étranges : le corps est une voix. [C.M.]
Nous, 2017
☰ La Semaine perpétuelle, de Laura Vazquez
« Ily a ce trou plein de dents sur notre figure, on le remplit chaque jour de choses liquides et de choses solides, mais on ne comprend rien. Quand on y pense, c’est juste bizarre, tout ce que nous sommes, il n’y a rien de plus bizarre. » Rien de plus bizarre que de vivre et de mourir, que d’être là, que de parler, de souffrir, de voir des choses et des images, d’être une famille, d’avoir été un enfant, et avant ça un « grumeau de sang » ; rien de plus bizarre que le langage, que les autres, que la maladie ou les animaux, rien de plus bizarre que le temps qui passe et les visages qui se transforment ; rien de plus bizarre en somme pour Salim, Sara, Jonathan, le père, la grand-mère et les autres, que la réalité qui les contient. Les personnages de ce roman avancent sans cesser de tourner en rond, trouvent sur Internet du souffle et des réponses, s’observent et se parlent, rencontrent les autres, sont là, attendent, réfléchissent. La langue de ce livre est un remous qui nous attrape. Quelque part entre scansion et bégaiement, mi-névrotique mi-hypnotique, en surface simple et lisse comme un écran, elle coule dans une forme obstinée qui remue pour accueillir des poèmes, des messages, des commentaires laissés sur Internet. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’hospitalité de cette prose n’est pas la marque d’une mollesse, elle montre plutôt combien Laura Vazquez, qui est avant tout poète, arrive en territoire romanesque « comme une vandale ». Elle y impose une nouvelle loi du langage, tenue, maîtrisée et déconcertante. À l’intérieur, les trajectoires des personnages n’arrêtent pas de se heurter aux choses : un assistant social qui a un grand front et qui demande de répéter que « la situation est alarmante », une fuite d’eau intarissable, une douleur absolue, un veau qui pleure. Et pourtant dans la ronde douce et infernale des choses, « il ne se passe presque rien. On dirait qu’il ne se passe rien, on dirait que rien ne change ». [Y.R.]
Éditions du sous-sol, 2021
☰ Terrasse à Rome, de Pascal Quignard
1639, Bruges. Meaume, apprenti graveur, croise la silhouette de Nanni Veet Jakobsz, fille d’un orfèvre de la cité. Cette rencontre lui vaudra d’être défiguré par une fiole d’acide, jetée au visage par un fiancé furieux. S’ensuit un exil habité par le souvenir de cette passion,évoqué en quarante-sept courts chapitres comme autant d’images ou de cartes tirées au hasard. On devine Meaume dans ces fragments d’une vie modelée tant par le présent que par le passé. Il ne cesse de se soustraire aux regards : à celui de ses contemporains, d’abord, à qui il dissimule son visage abîmé sous l’ombre d’un grand chapeau. À celui du lecteur, ensuite, qui ne le voit apparaître qu’en filigrane. On discerne le graveur à travers une sensation, une parole, un paysage que son œil imprime. « Souvent il y a les rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. » La lumière, omniprésente, marque les chapitres, étire le temps. Elle déborde sur les lignes d’un corps, d’un fruit, se répercute sur une pointe de métal, fixe « le rayon d’un dernier soleil » sur une terrasse de Rome, ou « un bout de route rose qui échappe à la couleur noire ». Si l’on ne parvient jamais tout à fait à cerner les contours de Meaume, Quignard cisèle, en revanche, les lieux, les rues, les noms qui entourent le personnage de cette biographie fictive. Les eaux-fortes sont décrites avec une telle finesse que l’on se prend à croire à leur véracité. L’écriture de Quignard, entre prose et poésie, dessine le parcours d’un artiste de son temps, traversé par un deuil impossible qui nourrit sa vie et son œuvre. Ni ses compagnons et compagnes de route, ni la beauté du monde n’éclipsent cette disparition. « J’ai dû voyager dans d’autres mondes que le sien, mais, dans chaque rêve, dans chaque image, dans chaque vague, dans tous les paysages j’ai vu quelque chose d’elle ou qui procédait d’elle. » [J.N.]
Gallimard, 2000
☰ Ce gros mot de communisme, sous la direction de Manuel Cervera-Marzal
Le livre s’ouvre sur un constat : les mobilisations intenses qui se sont cristallisées au cours des dernières années et dans de nombreux pays du monde n’ont pas pour autant formulé leur horizon politique dans les termes du communisme. C’est donc pour interroger l’« actualité » de cet idéal que le sociologue Manuel Cervera-Marzal a entrepris de composer cet ouvrage, rassemblant les textes de quatorze philosophes, sociologues ou politistes qui s’y réfèrent avec plus ou moins de réserves. Chacun·es se demandant s’il est « possible et souhaitable de réinvestir le signifiant communiste », c’est l’ensemble des critiques et limites classiques de cette tradition qui se trouvent ici discutées : l’héritage de l’expérience soviétique, d’abord, qui conduit certains à lui substituer un autre terme, moins rigide et moins totalisant, celui de « commun » (Deneault) ou de « communalisme » (Dardot et Laval), et à réviser les principes notamment anti-démocratiques sur lesquels le communisme s’est édifié historiquement (Mouffe) ; la possibilité de faire valoir une pluralité de communismes, ensuite, ancrés dans des périodes et des espaces radicalement différents, plutôt qu’une tradition unique et européocentrée (Balibar, Vergès) ; le dépassement de son économicisme, également, qui doit permettre d’intégrer les perspectives écologique (Pinçon et Pinçon-Charlot), féministe (Pereira) et spirituelle (Wahnich) ; le rapport à l’utopie, aussi, qui ne nécessite pas de poser un idéal absolu et toujours à venir, mais qui admet l’existence d’une « expérience concrète » (Riot-Sarcey) et d’un « déjà-là » (Friot) du communisme ; la question de la stratégie, enfin, qui doit aboutir à une distinction franche d’avec un « socialisme » désormais consensuel (Žižek) et à l’élaboration d’une lutte affirmative et révolutionnaire plutôt que négative et conservatrice (Badiou). C’est finalement dans un ensemble « polyphonique » que le lecteur est invité à cheminer, laissant ouvert le sens à attribuer aujourd’hui à ce « gros mot de communisme ». [L.M.]
Textuel, 2021
☰ Avant que j’oublie, d’Anne Pauly
On découvre dans ce roman l’histoire d’une mort, et le bazar que fait naître la disparition là où la vie était déjà bien accidentée. Plus précisément, c’est l’histoire d’une femme confrontée à la mort d’un père à la fois ravageur et étonnamment doux. Lorsqu’un cœur lâche, ce sont autant d’histoires qui s’évaporent que de récits qui surgissent. La narratrice tâche de se frayer un chemin dans le dédale de « l’après », dans les recoins de la maison désertée mais remplie d’outils, de recueils de haïkus, de livres de Gandhi, de tiroirs qui renferment eux-mêmes divers objets, des piles, des fils qu’il faut trier. Pour ça, Anne joue des coudes, se charge de l’enterrement, s’engueule presque avec son frère devant le vendeur de cercueils, dit la messe à l’église du village avec ses « amis gauchistes » venus de Paris, tente de renouer les liens qui ont fait la vie de son père — et parvient ainsi à retrouver une lointaine mais décisive Juliette. Le livre explore ces moments distendus où la mort est passée et où il faut continuer, cahin-caha, à rire et à pleurer. Le roman chemine entre la cocasserie du monde qui ne s’arrête pas de tourner et le chagrin d’avancer encombrée d’un absent. Tout est un peu débordant, difficilement contrôlable, les émotions comme les souvenirs convoqués. C’est avec ce qui reste qu’il faut fabriquer la mémoire : dans la vie du père, l’alcoolisme et la violence qu’il imposa à sa femme ont coexisté avec sa répartie et sa tendresse, sa maladie, sa jambe en moins, sa solitude, ses frasques plus ou moins rocambolesques et autres « prestations punks ». Si de son vivant, « personne n’avait été dupe de sa façon toute personnelle de penser d’abord à lui », sa fille n’a pourtant cessé de lui venir en aide, pour lui raser la barbe, lui ouvrir la fenêtre, être avec lui dans les moments où la vie déclinait. Malgré la chaleur des amitiés et l’amour de sa fiancée, elle doit maintenant composer avec l’inconvenante nudité du deuil, qu’elle partage ici avec une douceur triste et drôle. [Y.R.]
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