La Saint-Barthélemy revue et corrigée, les animaux et l’anthropologie, la construction d’un pont, la philosophie depuis la Chine, des révoltes paysannes, la propriété requalifiée, une vie à l’abri d’un phare, la France en cartes et en graphiques, les vies ardentes de trois peintres, des témoignages ouvriers : nos chroniques du mois d’octobre.
☰ Tous ceux qui tombent — Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, de Jérémie Foa
Détournant le regard des intrigues et des responsabilités au sommet de l’État monarchique, Jérémie Foa mène une enquête minutieuse dans les archives pour retrouver les traces, parfois infimes, de ces vies minuscules qui composent le tableau des massacres, afin de proposer une histoire « par le bas » de la Saint-Barthélemy. Redonner un visage aux acteurs des tueries met à mal l’image d’un massacre perpétré par une foule déchaînée. Les meneurs sont pour la plupart de « bons bourgeois » appartenant à des groupes soudés par des amitiés anciennes, des affiliations communes au sein de la milice et de confréries religieuses, ainsi que par des années de participation active aux exactions commises à l’encontre des protestant·es. Établir les responsabilités, ce n’est pas réfuter la dimension collective du massacre, mais refuser l’idée d’un déchaînement de violence anonyme frappant aveuglément. La Saint-Barthélemy est « un crime des interconnaissances ». Les tueurs sont les voisins des victimes, et de longues années de persécutions et d’identification des protestant·es ont permis de connaître des visages, de dresser des listes, qui seront décisives au moment des massacres : on ne tue pas au hasard. Foa montre ainsi que, sans avoir été prémédités, les massacres sont le fruit d’une longue préparation des corps et des esprits. L’événement surgit sur fond d’une décennie de violences. Nommer les responsables donc, mais aussi et peut-être avant tout retrouver le nom des mort·es, de celles et ceux qui ont survécu, de celles et ceux qui par un geste ou une parole ont aidé à soustraire un·e voisin·e au pogrom. En proposant une microhistoire de la Saint-Barthélemy, en s’acharnant à retrouver des bribes de vies oubliées et en les arrachant à l’anonymat du massacre, l’auteur assume une dimension réparatrice de l’histoire. Un livre remarquable qui fait écho aux travaux d’Hélène Dumas sur le génocide des Tutsi ou aux réflexions de Christopher Browning sur les mécanismes par lesquels des hommes ordinaires deviennent des meurtriers de masse pendant la Shoah. [B.G.]
La Découverte, 2021
☰ Machiavel chez les babouins, de Tim Ingold
« Pourquoi les anthropologues, plus que toute autre catégorie d’êtres humains, finissent-ils toujours par s’intéresser davantage aux animaux qu’à leurs congénères ? » La question aurait eu de quoi surprendre voici vingt ans, tant on s’était échiné jusqu’alors à définir le social comme l’apanage de l’espèce humaine et son étude le pré carré de l’anthropologie. Aujourd’hui, alors que les animaux sont entrés de plain-pied dans les sciences sociales, la question n’étonne plus guère. Mais est-elle seulement bien formulée ? Depuis ses premiers terrains auprès d’éleveurs de rennes en Finlande jusqu’aux synthèses qu’appellent les fins de carrière universitaire, Tim Ingold n’a cessé de faire varier les termes pour rejouer la question. Par exemple : « Pourquoi penser que les relations sociales sont limitées à des individus de la même espèce ? » À la jonction de la biologie, de l’écologie et des sciences sociales, l’anthropologue tente d’élaborer une méthode commune qui ne résumerait pas humains et non-humains à des êtres mus par leurs intérêts, en quête des stratégies les plus efficaces pour survivre, ni n’en ferait des agents sociaux identiques, capables seulement de nouer des liens entre semblables. Si l’on reconnaît que la vie est un tissu toujours remis sur le métier, où s’entremêlent des individus et des collectifs, quelle que soit leur espèce, la notion même d’espèce pourrait bien se révéler caduque. C’est, du moins, ce qu’envisage Ingold dans le dernier texte de ce recueil rassemblant des contributions sur près de trente années. S’il conclut en définissant ce que serait une « anthropologie au-delà de l’humain », c’est toute l’anthropologie qu’il embarque concomitamment, en tant qu’elle « ne se définit pas par son objet, comme si l’on mettait en lumière les humains en laissant tout le reste dans l’ombre, mais par sa méthode de travail qui consiste à apprendre des choses en participant à la vie d’autres personnes ». [R.B.]
Asinamali, 2021
☰ Naissance d’un pont, de Maylis de Kerangal
Au commencement était une plaine de Russie : une mine de diamants, des trous à forer dans la terre. Puis ce fut le tour de chantiers comme en chapelet, les uns à la suite des autres et tout cela qui recommence quand les perles ont toutes été égrainées. La corde qui retient les perles est un homme au nom étrange : Georges Diderot. Il fait des travaux partout dans le monde et, paraît-il, il les fait très bien. À tel point que c’est à lui qu’on a demandé de diriger ceux d’un pont qu’on projette de faire à Coca, ville dont il n’a jamais entendu parler — mais il s’en fiche : le béton et la tôle, voilà ce qui l’occupe. Il s’en tient « au ras du terrain, à la culotte des choses » et laisse le reste à d’autres. Les autres, ce sont celles et ceux embarqués avec lui dans un ouvrage colossal, depuis l’architecte jusqu’au soudeur qui scellera la dernière plaque ; ce sont des politiciens véreux, forcément, et forcément saisis d’une ambition à la hauteur des constructions qu’ils projettent — celles-là démesurées, clinquantes, criardes. En contant la Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal se penche sur la mondialisation de la main‑d’œuvre, qu’elle soit à bord d’une grue, au chaud dans un préfabriqué ou à califourchon sur une poutre métallique. Se dessine, aussi, la fabrique de villes en concurrence, quelles que soient leur taille et leur insertion dans le tissu mondial — elles veulent toutes en être, faire le jeu du capital à l’échelle de la planète. Pour Coca, ce serait l’affaire d’un pont. Un simple pont, et la ville s’en trouverait changée. Elle le sera pour sûr, mais pour la finance comme pour les natifs du pays qui vivent sur les rives du fleuve bientôt enjambé, pour les investisseurs comme pour la forêt proche dans laquelle on projette de construire une autoroute. Pour certains, une manne ; pour les grutiers, manutentionnaires ou conductrices d’engins, un emploi supplémentaire avant un autre, à l’autre bout du pays. Un pont ou un fossé qu’on ne cesse de creuser. [E.M.]
Folio, 2011
☰ Penser d’un dehors (la Chine), de François Jullien et Thierry Marchaisse
François Jullien fait partie de ces rares sinologues animés d’une ambition résolument philosophique, à l’écart de toute spécialisation lénifiante dans l’étude de tel auteur ou telle période de l’histoire chinoise. Car si nous devions tirer un enseignement de la lecture de l’œuvre de Jullien, par-delà toutes ses failles rendues inévitables par la démesure du projet initial — revenir « en amont de la philosophie » —, c’est que la sinologie, si elle veut se constituer en discipline rigoureuse, ne peut se passer de l’élaboration de questions. Dans ce livre d’entretiens qui a déjà plus de vingt ans, Jullien explique donc sa démarche, ou plutôt sa « stratégie » sinologique. Il revient sur son itinéraire intellectuel et répond aux nombreuses objections de ses collègues sinologues. Au cours de ce long dialogue, qui constitue paradoxalement l’un de ses ouvrages les plus volumineux, Jullien ne cesse de répéter que la sinologie occidentale doit tirer profit de son extériorité vis-à-vis de la tradition de pensée chinoise, afin de réinterroger l’impensé qui gît au cœur de notre propre tradition philosophique. L’opération pourra sembler artificielle, mais l’artifice théorique est assumé : comme la « pensée chinoise » et la « philosophie occidentale » se sont longtemps ignorées, et sont en ce sens non pas « différentes » mais « indifférentes », le dialogue doit nécessairement être construit et résulter de ce que Jullien nomme un travail de « montage ». Ainsi, c’est en retour la tradition philosophique elle-même qui, abordée depuis l’extérieur, peut être découverte, mise à nue dans ses partis-pris et son étrangeté. L’entreprise est certes périlleuse et dépasse les moyens d’un seul homme, tant les deux bords sont massifs, et l’on peut parfois à bon droit douter de la précision des oppositions conceptuelles qui découlent des analyses de Jullien. Mais il faut au moins lui reconnaître un talent de lecteur, notamment des textes chinois, et une certaine capacité à rencontrer des questions et à formuler des analyses locales ingénieuses, notamment sur le maoïsme et les stratégies du sens en Chine. [A.C.]
Seuil, 2000
☰ La Guerre des pauvres, d’Éric Vuillard
On a dit que la Jacquerie, la grande, la première, ce fut celle de Jacques Bonhomme — c’est-à-dire celle de tout le monde. Puis le terme s’imposa et on le ressort depuis régulièrement pour parler d’un soulèvement lorsqu’on ne sait trop quoi en dire. Dans toute l’Europe, avant et après le XIVe siècle, des religieux réformés décidèrent peu ou prou de suivre l’exemple de Jacques, le verbe et l’érudition en plus. Ce furent Wat Tyler, John Ball, Jack Cade qui mirent bout à bout des versets de la Bible où il était dit qu’on pouvait défaire les puissants de leur richesse, pour les partager ensuite. Ce fut, aussi, John Wyclif dont on exhuma le cadavre pour lui brûler les os, quarante ans après sa mort et Jan Hus, le prédicateur de Bohême qu’on brûla également après qu’il eût prêché la désobéissance. Ce fut, enfin, Thomas Müntzer. Lui, « sa première guerre est d’écriture », la deuxième oratoire et la troisième — la dernière — avec des armes plus matérielles : « les faux, les palis, les pieux, les lances ». C’est la vie de ce dernier que relate Éric Vuillard en une soixantaine de pages aux mots vifs. Les mots ou cette « autre convulsion des choses », voici un objet par quoi le pouvoir s’exprime et parfois se gagne. Thomas Müntzer a essayé et la victoire ne fut pas loin. Il a essayé en changeant la langue de la messe et son vocabulaire : « Dans l’église d’Allstedt, Dieu parle allemand. » Il a essayé, aussi, en changeant de paroisse, en prêchant auprès des pauvres quand les évêques coiffés de mitres préféraient les bourgeois et les princes. Il a essayé, enfin, en jurant que les humains étaient égaux devant la vie, sur terre aussi bien qu’au ciel — alors à quoi bon attendre. Ainsi, « à la place du bon peuple de Dieu […] Müntzer en introduit un autre, plus envahissant, plus tumultueux, un peuple pour de vrai,les pauvres laïcs et paysans ». [E.M.]
Actes Sud, 2019
☰ La Propriété de la terre, de Sarah Vanuxem
Qui ne connaît du droit que quelques grands principes définirait la propriété comme un accaparement marqué par son caractère exclusif et absolu d’un morceau de continent, d’une œuvre, d’une invention ou d’un objet. Par de savants détours historiques, Sarah Vanuxem nous apprend qu’il n’en est rien et dévoile une réalité plus complexe et conflictuelle. La propriété peut ainsi devenir une ressource dès lors qu’elle se trouve définie « au regard des usages autorisant l’appropriation de et à la terre ». Car, rappelle-t-elle, la propriété est réciproque : le milieu acquis s’empare de l’acquéreur, se transforme et s’adapte à ce dernier. La juriste démontre que l’appréhension contemporaine et quotidienne de la propriété est récente et, surtout, sans cesse amendée par des limites posées à la jouissance souveraine d’un bien. L’autrice nous emmène aussi bien dans le droit romain et médiéval que dans le code napoléonien, dans la jurisprudence européenne comme dans les plus récents décrets concernant le droit de propriété. Cette généalogie n’est pas vaine puisqu’il s’agit, ni plus ni moins de « proposer une figure propriétaire au soutien d’une politique écologique ». Et, alors, tout change : les choses deviennent des milieux, l’appropriation est remplacée par l’habitation ou la cohabitation, la nature n’est plus dissociée du droit mais y retrouve une place de choix. Discutant la théorie classique et la théorie renouvelée du droit, l’autrice offre des outils juridiques à la valorisation des relations entre les humains et leurs territoires, entre les humains et les non-humains, dans la pensée politique actuelle. Plutôt que de singer un écosystème ou une espèce en lui accordant une parole humaine, il s’agirait de reconnaître que la propriété échoit à un lieu plus qu’à une personne ; que l’usage d’un milieu se renouvelle avec l’usager, tandis que le milieu, lui, garde son intégrité. Le lieu ou le territoire, en ce sens, s’appartiendrait. En faisant du juriste un potentiel diplomate, Sarah Vanuxem ajoute le droit à l’éventail des disciplines à mobiliser pour repenser les liens entre les humains et la terre qu’ils habitent. [R.B.]
Wildproject, 2018
☰ Un feu sur la mer — Mémoires d’un gardien de phare, de Louis Cozan
« Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, ce métier n’existe plus, mais continue d’alimenter l’imaginaire collectif. » Qu’ils soient classés en tant que monuments historiques et abritent des musées, ou qu’ils soient abandonnés à la rouille et au temps, les phares fascinent. C’est cette fascination-là qui a conduit Louis Cozan à devenir gardien, voici plus de cinquante ans, après avoir été mécanicien dans le ventre de pétroliers et de paquebots — une « course insensée » où lui ont manqué « des paysages, des rivages, des odeurs, des rencontres et du temps pour aimer ». Dans ces mémoires, il revient sur les raisons qui l’ont poussé à reprendre un flambeau familial qu’il avait d’abord refusé. S’asseoir en pleine mer, écrit-il en substance, voilà qui pourrait finalement s’avérer agréable ! Cette mer, c’est celle d’Iroise, la bande d’eau qui sépare la pointe du Finistère et les îles du Ponant, parmi lesquelles Ouessant et Molène. Un territoire où se trouvent les courants parmi les plus violents d’Europe. Sous la plume de Louis Cozan, on est loin des récits éculés exaltant le dur emploi de gardien. « Sa noblesse tient en sa constance rigoureuse et solitaire. Si je tiens absolument à y trouver une grandeur, je devrai la chercher dans le silence de son anonymat. » Si le bon fonctionnement dépend ainsi de l’absence d’événement, ces derniers sont toutefois nombreux. Les relèves semblent ne jamais se faire par temps calme ; les tempêtes font claquer des vagues jusqu’à recouvrir la lanterne ; le fracas des lames fait trembler les murs au point qu’on craint pour leur tenue. Que ce soit à la Jument, à Kéréon, à Sein, au Stiff ou au Créac’h, l’auteur a eu à subir les affres de la météo comme l’humeur de ses camarades, souvent dépendante de celle-ci. « Travailleurs isolés » mais « solidement reliés au monde » : en somme, des gardiens à l’image de leurs gîtes. Alors que les automates se sont imposés dans les phares, ces mémoires jouent leur rôle de deux manières : comme trace d’une vie à son faîte ; comme trace d’un métier qui semble déjà bien ancien. [R.B.]
Les iliennes, 2019
☰ La France sous nos yeux — Économie, paysages, nouveaux modes devie, de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely
Après L’Archipel français publié en 2019, Jérôme Fourquet continue son travail d’analyse des mutations profondes qui ont bouleversé la France d’après les Trente Glorieuses. Quasi disparition des agriculteurs, désindustrialisation, tertiarisation et métropolisation… autant de processus bien documentés ailleurs mais qui prennent une autre dimension avec la méthode atypique proposée. Les données statistiques sur la fréquentation du zoo de Beauval ou le nombre de restaurants O’Tacos ainsi que les cartographies des flux logistiques d’Amazon ou des go fast du trafic de cannabis illustrent avec habileté des dynamiques économiques et culturelles. Mais la grande force de l’ouvrage réside dans ses monographies de territoires sur plusieurs pages : La Ciotat troquant ses activités portuaires pour le tourisme de luxe ou encore la Gironde des gilets jaunes manifestant dans un Bordeaux qui s’embourgeoise toujours plus avec l’installation récente des CSP+ parisiens. La thèse de la moyennisation de la société française — énoncée par le sociologue Henri Mendras dans les années 1980 — est définitivement enterrée. La polarisation des emplois entre salariés diplômés et peu qualifiés accouche d’une polarisation des styles de vie (vague néo-rurale, persistance de l’idéal pavillonnaire et périurbain, centre-ville des classes innovantes, cohabitation de la banlieue ghettoïsée avec celle « boboïsée »). En dressant des corrélations toutes plus percutantes et pittoresques les unes que les autres — entre le nombre de voitures possédées par ménage et le vote aux élections municipales à Paris ou encore entre la fréquence des commandes passées sur Amazon et les intentions de vote pour le Rassemblement national et pour EELV —, les auteurs concluent à une politisation grandissante des modes de consommation et des lieux habités, terreau des clivages politiques contemporains. [A.G.]
Seuil, 2021
☰ Maîtres et serviteurs, de Pierre Michon
Ce sont là trois peintres, trois hommes qui donnent leur vie au « métier de peinture », à la toile des châssis, à la boue brune des lavis, aux études et aux esquisses. Comme il l’a fait auparavant de Van Gogh dans Vie de Joseph Roulin, comme il le fera ensuite du Lorrain dans Le Roi dubois puis de Corentin, artiste imaginaire, dans Les Onzes, Pierre Michon dresse le portrait d’un art par devers, par le truchement de figures consacrées ou par l’entremise de leurs auxiliaires, disciples, amis. « [C]e qui est sérieux, ce qu’est peindre, c’est travailler comme sur la mer un galérien rame, dans la fureur, dans l’impuissance ». Là, deux définitions de l’inspiration s’entremêlent et on aurait peine à choisir la plus juste pour l’attribuer à l’auteur. Trimer, il le faut pour reconstituer une vie datant de plusieurs siècles, pour lui appliquer la patine qui convient sans abuser de celle-ci ; mais à trop trimer, le souffle de la littérature échappe — alors faut-il se laisser bercer par le vent pour saisir un geste, un éclat, et les retranscrire. Trois peintres, donc. Le premier, c’est Goya, qui s’enquiert de commandes assis sur un mulet, d’une bourgade à une autre de l’Espagne. Le deuxième, c’est Watteau : « Tout lui était atelier » écrit de lui Michon ; tout jusqu’à la mort, et au seuil de cette dernière le peintre demandera de brûler cela, de foutre le feu à ces toiles qui furent pourtant son existence. Le troisième, c’est Lorentino, obscure élève de Piero della Francesca, qui se pique d’un chef‑d’œuvre en échange d’un petit cochon. Ce sont là trois peintres au service de leur art tout comme des puissants de leur temps ; ce sont là trois peintres souverains, aussi, le temps d’une toile pour l’un, d’une œuvre entière pour les autres. [E.M.]
Verdier, 1990
☰ Ceux qui trop supportent, de Arno Bertina
Entre 2017 et 2021, Arno Bertina rencontre régulièrement les ouvriers en lutte de l’usine Creusoise GM&S, fabricante d’équipements automobiles qui a fait l’objet de plusieurs « plans sociaux » ravageurs. Sur la base d’entretiens avec les salarié·es et syndicalistes, de documentation et d’observations, l’auteur restitue ce que fut cette lutte — et comment se trama sa défaite. Digressions, parenthèses, « contrepoints » et notes en bas de pages permettent d’y voir un peu plus clair : comment le rapport de force s’est-il négocié ? quelle sont les méthodes du capitalisme financier qui organise ces rapports ? et surtout, qu’est-ce que le « lean manufacturing », les « Plans de Sauvegarde de l’Emploi », les délocalisations et autres rachats symboliques induisent concrètement sur la vie des travailleurs et travailleuses ? Ces vies nous sont présentées sous la forme d’émouvants portraits en pointillé, où la fierté de participer à une aventure ouvrière collective côtoie l’amertume qui suit les trahisons (le traître étant ici l’État français) et l’usure des négociations infructueuses. Car, pour parler stratégie, si les coups bas ont été l’affaire de ceux d’en face, les ex-GM&S, eux, ont fait montre d’un respect obstiné du cadre légal, qui témoigne d’une conviction que les principes de la République sont justes, et qu’il doit être possible de revendiquer l’intelligence et le bien communs pour sauver des dizaines d’emplois. Mais comme le suggère Bertina : tout à leur honneur, cela fut peut-être aussi à leurs dépens. Du blocage d’usines ou d’avenues célèbres à la rédaction d’un projet de loi relatif à la sous-traitance, les GM&S ont en effet « vite fait le tour du terrain où aurait lieu l’affrontement avec ceux qui prétendaient les écraser, les balayer » — et qui n’y ont pas manqué. Ce livre dévoile donc les ressorts d’une machine infernale (où les dividendes règnent en maîtres), avec en ligne de mire l’idée qu’« on ne saurait laisser la description du monde à ceux qui nous dirigent ». [L.M.]
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