Un porte-conteneurs, la guerre dans un pays en paix, un syndicalisme de transformation sociale, le métier de la correction, la réconciliation nationale, la philosophie libérale antitotalitaire, un ouvrier plâtrier en Bretagne, le mot « émancipation », l’aventure Socialisme ou Barbarie et le roman du monde industriel : nos chroniques du mois de septembre.
☰ Traversée, de Francis Tabouret
« Hébété d’eau et d’horizon » après une traversée de l’Atlantique à bord d’un porte-conteneurs, Francis Tabouret, convoyeur de chevaux, décide de repartir afin de consigner cette expérience si singulière. Traversée est rédigé comme un journal de bord, depuis Rouen jusqu’à Fort-de-France. Dans une prose précise et discrètement mélancolique, l’auteur raconte la lenteur du trajet, la monotonie alliée à la splendeur. On pourrait presque parler de voyage immobile, image chère à Giono, pour décrire cette traversée sans paysage, où la route avance avec soi (« le grand ruban défile », disent les pilotes). Récit d’un voyage, donc, mais récit d’un trajet sans exotisme, aux échanges réduits au maximum. Ce qui fascine avant tout, c’est le porte-conteneurs, mastodonte cubique qui forme microcosme : « ce qui chaque jour est grand, démesuré, ce n’est pas l’océan, c’est toujours le bateau ». Cette arche de Noé moderne accueille des hommes de tous horizons, « des hommes sur l’eau qui partent pour ne presque jamais revenir, et sans jamais arriver ailleurs », qui mènent cette vie de marin combien ritualisée (horaires fixes, placement à table prédéfini, repos et karaoké le dimanche après-midi). Qu’il soit passager ou soignant, l’auteur se fait observateur discret de la vie suspendue du bateau, regard expert du convoyeur attentif au bien-être de chaque animal. Ce journal de bord est aussi un texte poétique ; c’est que le voyage sur la mer est une expérience verbale : le port est un « monde de mots », le porte-conteneurs possède sa langue et les cartes de navigation invitent à la rêverie sur les noms. Poétique est aussi la description de l’expérience vécue de la traversée, qui induit un certain rapport au temps — une traversée de l’Atlantique impose un changement horaire permanent — et à l’espace : « on n’est pas sur l’eau, on vogue au-dessus ». Au milieu du voyage, Francis Tabouret se demande pourquoi il n’y a pas de littérature des mers calmes : ce qui est sûr, c’est que son livre en est une émouvante illustration. [L.M.]
POL, 2018
☰ Entre les deux il n’y a rien, de Mathieu Riboulet
Il y aurait deux violences, celle, légitime, de l’État, et une autre, réprouvée parce que terroriste : « Entre les deux il n’y a rien. » Ainsi fallait-il choisir durant les dix années qui suivirent 1968 de quel côté on se situait. Mathieu Riboulet n’a pas tardé à trouver sa place et s’en fait ici le témoin. Pour lui, alors, révolution sociale et révolte des corps vont de pair : « Conscience sexuelle et conscience politique c’est tout un, être pédé ça vous déclasse en un rien de temps. » Et c’est cette double éducation qui, finalement, semble former ces rives entre lesquelles plus aucun fleuve ne coule. Sur le lit désormais nu, des noms s’égrainent : ceux, répétés, des jeunes gens morts en Allemagne, en France ou en Italie, parce qu’ils étaient en lutte ou parce qu’ils venaient d’ailleurs ; ceux, aussi, des hommes aimés âprement, pendant ces quelques années qui ont précédé l’hécatombe du sida. Scènes intimes et publiques se télescopent : « L’Italie, en 1978, c’est Massimo planté en moi et partout la tiédeur, c’est mai et Aldo Moro meurt. » On entend déjà les voix courroucées trouver grossier ou malsain de telles collusions. Mais, nous rappelle Riboulet, l’obscénité ne se situe pas là où on la croit la mieux installée. Il est bien obscène, oui, de « mourir en guerre dans un pays en paix », comme il est obscène de voir les images de camarades aux gueules fracassées, à travers l’Europe, sans que l’on s’en inquiète, comme est obscène, enfin, le traitement infligé quotidiennement à ce qui est poreux, sale ou sali. « Ce ne sont ni les putes, ni les pédés, ni les casseurs qui agissent contre la morale, ce sont les bâtisseurs de la Sonacotra, les régisseurs de bidonvilles, la justice qui tricote à l’ombre des assemblées, les assemblées qui tricotent à l’ombre des électeurs. » Aussi Entre les deux il n’y a rien dresse-t-il une stèle à la joie et à la colère de ces années-là : « en dehors des livres on ne bâtit jamais de monuments aux morts pour les morts de la paix ». [E.M.]
Verdier, 2015
☰ En luttes ! — Les possibles d’un syndicalisme de contestation, de Sophie Béroud et Martin Thibault
Le taux de syndicalisation s’établit autour de 11 % aujourd’hui. Quant à l’action syndicale, elle connaît des difficultés : exceptées quelques victoires locales indéniables, les mouvements sociaux d’ampleur patinent voire échouent depuis plusieurs années. Il est dès lors opportun de « réfléchir au devenir d’un syndicalisme de contestation », à même de peser dans le rapport de force aussi bien face aux gouvernements successifs qu’au patronat. Fruit d’une enquête entamée en 2008, les auteur⋅es étudient le cas de l’Union syndicale Solidaires. La création des SUD émane initialement d’anciens militants de la CFDT venant de la branche autogestionnaire — des divergences étant présentes dès les années 1970 entre la direction et des courants de gauche. Mais c’est le recentrage complet de la CFDT, l’abandon de toute référence au socialisme autogestionnaire par la direction et l’exclusion de militants PTT qui les poussent à créer la première fédération SUD en 1988. D’autres suivront dans les années 1990 avec pour fondement de faire vivre un « syndicalisme attaché aux pratiques démocratiques à la base », résolument « tourné vers la lutte et la redéfinition d’un projet d’émancipation sociale ». Autonomie et fédéralisme caractérisent dès lors la nouvelle Union syndicale qui doit se faire reconnaître dans le champ syndical existant d’une part, tout en affrontant le patronat d’autre part. Solidaires se montre sensible aux problèmes posés par l’institutionnalisation du syndicat et aux questions liées à l’investissement dans le jeu électoral sans perdre ses fondamentaux. Les auteur⋅es présentent aussi les parcours de plusieurs militant·es afin d’analyser les évolutions, les difficultés, les contradictions et les désillusions qui, parfois, accompagnent l’engagement dans un tel syndicat. Enfin, la place de Solidaires vis-à-vis des gilets jaunes est abordée : si le mouvement a effectivement bousculé les syndicats et leurs moyens d’action, la construction d’un « syndicalisme de transformation sociale » s’avère plus que jamais nécessaire. [M.B.]
Raisons d’agir, 2021
☰ Correcteurs et correctrices — Entre prestige et précarité, de Guillaume Goutte
On ne les voit pas, ou seulement quand une erreur nous saute aux yeux : cruel métier que celui qui ne devient visible que lorsqu’il faillit. Correctrices et correcteurs : on imagine une rédaction bruyante ou les bureaux apaisés d’une maison d’édition qui nous plaît. Or, pour la plupart d’entre elles et eux, « la réalité de l’édition et de la presse, c’est le travail payé à la tâche, les bas revenus, l’exclusion du salariat, les inégalités de traitement et, à la clé, une piètre considération ». Guillaume Goutte, correcteur de presse lui-même et représentant du Syndicat du Livre CGT, revient sur les origines de sa profession et sur l’évolution récente qu’elle a subie. Un court lexique ouvre le livre et c’est heureux : cassetin, morasse, réglette, rouleur, autant de mots qui font cas d’un langage commun, marque d’une culture professionnelle. Un métier et une culture qui se trouvent sérieusement mis en danger du fait de la généralisation du travail à domicile et des assauts législatifs successifs qui les visent. Si la presse jouit encore de quelques garde-fous hérités d’une défense plus structurée, ces ultimes barrières ont disparu du monde de l’édition : « un métier féminin, très précaire et peu rémunérateur : c’est la définition la plus exacte du métier de correcteur d’édition ». Qu’ajouter au terme d’un si sombre tableau ? Après avoir dénoncé, l’auteur s’attache à défendre, voire attaquer. Des pistes d’action sont avancées : toute publication qui peut être corrigée se doit de l’être ; la chute des tirages dans la presse écrite laisse place à un espace numérique en expansion continue — à charge aux correcteurs et correctrices de s’en saisir. Là où la polyvalence et l’autoentrepreneuriat sont de plus en plus exigés, conduisant à l’isolement et à l’épuisement, Guillaume Goutte avance la carte du syndicat, seule organisation à même de porter des revendications collectives et efficaces. Espérons qu’il soit entendu. [R.B.]
Libertalia, 2021
☰ La Réconciliation nationale après les violences — Arguments pour la déconciliance, d’Anouk Colombani
Anouk Colombani, philosophe et syndicaliste, partisane d’une philosophie de terrain, aux prises avec le réel, essaie « de construire une résistance qui ne se fonde pas sur une séparation sans cesse répétée de l’intellectuel et du concret ». La question de l’écriture de l’Histoire au service de l’avenir l’a amenée à se pencher sur ces temps de réconciliation survenus au lendemain des crimes de masse. Elle prend comme sujet d’étude l’Afrique du Sud et la création de la Commission de la vérité et de la réconciliation, qui devait permettre de « libérer à la fois oppresseur et opprimé » en vue de construire une nouvelle nation. Au cœur de son travail figure donc une réflexion sur la violence et les massacres de populations : un impensé profond, pense-t-elle, de la philosophie occidentale. Elle met en lumière le fait que la violence, toujours prise sous l’angle de son augmentation, de son omniprésence, est au centre de la politique. Elle montre que la « réconciliation des temps modernes est un détournement politique » au service du libéralisme et du capitalisme, lesquels masquent leur violence à travers, notamment, l’utilisation de la justice transitionnelle comme outil de pacification. Elle propose à la place le concept de « déconciliation », « un acte volontaire de refus de l’unanimité sur le passé et le refus de se contenter du dissensus faible proposé par le libéralisme », déplaçant ainsi l’étude de la violence vers le concret de celle-ci et refusant de la situer sur un terrain moral. Finalement, elle ouvre, avec ce livre, une réflexion sur la sortie du capitalisme, avec pour perspective la nécessaire décolonisation des savoirs et « un décentrement radical du monde » en « [provincialisant] l’Europe » et en « [minorisant] le Blanc », seul moyen d’analyser concrètement ce qui se joue. La fin de l’ouvrage esquisse quelques pistes, en s’intéressant notamment au projet de confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan, leader du PKK emprisonné depuis 1999 en Turquie, « qui a permis à des millions de personnes de se soulever ». [L.]
L’Harmattan, 2020
☰ Lettre d’un « révoltiste » à Marcel Gauchet converti à la « politique normale », de Miguel Abensour
Il est rare que les pamphlets les plus virulents touchent leur cible ; la plupart ne sont en effet que simples divertissements à destination de lecteurs déjà acquis à la cause. Celui de Miguel Abensour, dirigé contre Marcel Gauchet, fait exception. Car, contrairement à certains critiques de Gauchet qui se bornent à constater qu’il est un penseur « conservateur » ou « réactionnaire », Abensour connaît bien son adversaire et, surtout, sait d’où il vient. Les deux hommes sont en effet issus de la même gauche antitotalitaire, celle des revues Textures et Libre, qui plaçaient au cœur de leur réflexion la question du politique et ont signé ensemble, dans les années 1970, une mémorable présentation du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie. Au-delà de la polémique, la brève réplique d’Abensour est puissante précisément parce qu’elle affronte Gauchet sur son propre terrain, celui du politique et de la démocratie. Dans l’extrait de La Condition historique auquel réagit Abensour, Gauchet affirme en substance que la démocratie est incompatible avec ce qu’il appelle « l’imaginaire de la radicalité subversive », ou plutôt que la combinaison des deux conduit à un abandon de la question de l’institution globale de la société et à une « esthétique de l’intransigeance », qu’il condamne sous le nom de « révoltisme ». Le présupposé social-historique d’une telle conception est que la Révolution, selon le mot de François Furet, serait tout bonnement « finie », et donc que la démocratie ne serait plus qu’un « régime », un cadre qui accueille les conflits. Contre cette vision cynique de l’avènement de la démocratie, Abensour défend l’idée d’une révolution démocratique toujours inachevée et inachevable au sein de l’Histoire se faisant — idée qui se placerait sous le signe de l’utopie. Chemin faisant, il se demande également comment un penseur si pénétrant du politique dans ses jeunes années peut-il se contenter de concepts si pauvres, tels que « révoltisme » et « politique normale » ? Constat amer qui invite à réinterroger en profondeur l’histoire d’une certaine philosophie politique française issue de la tradition antitotalitaire. [A.C.]
Sens & Tonka, 2008
☰ Compagnons, de Louis Guilloux
De Louis Guilloux, Camus dira qu’il est « un des grands témoins de son époque », même si son œuvre « n’est jamais tout à fait sortie de la pénombre ». Socialiste, antifasciste et antimilitariste critique de la guerre de 1914–1918, l’écrivain raconte sans emphase ni misérabilisme les classes populaires dont il est issu, avec un père cordonnier socialiste qui peine à joindre les deux bouts — il racontera ses efforts pour ouvrir une Maison du Peuple, titre de son premier roman. Ses histoires prennent souvent pour cadre la Bretagne, sans la citer explicitement, en particulier sa région natale de Saint-Brieuc, et constituent à ce titre un témoignage des conditions de vie des classes populaires bretonnes. C’est le cas de Compagnons, court roman publié en 1931, qui raconte l’agonie de Jean Kernevel, ouvrier plâtrier d’une cinquantaine d’années. L’écriture est aussi sobre que Jean l’est ; ses compagnons restent pudiques face à la maladie et à la mort qui approche. En quelques pages, Guilloux parvient à évoquer la solidarité ouvrière, la Grande Guerre qui a brisé les hommes et hanté leurs cauchemars, le travail harassant qui les casse au quotidien, les familles éclatées et les frères et sœurs dont on n’a plus de nouvelles parce qu’il faut s’en aller chercher de quoi gagner sa vie, qui en mer, qui à la capitale… « V’là un homme qu’était sain de corps autant que moi avant la guerre. [O]n est venu le chercher, pourquoi ? », s’exclame son compagnon Fortuné dans un accès de colère face à une mort semblant désormais inévitable. Jean peut toutefois compter sur l’aide de ses deux compagnons qui l’accompagnent jusqu’au bout, faisant preuve d’une tendresse peu habituée à s’exprimer dans un milieu où on ne dit pas les émotions. Elle surgit ainsi quand Fortuné, avec « des gestes rudes et gauches », rase la barbe de celui qu’il aura suivi de l’enfance aux tranchées, dans le plâtre des chantiers. C’est cette amitié qui accompagnera Jean jusqu’à la fin : « Le reste ne comptait pas. » [L.]
Grasset, 1931
☰ Émancipation, de Federico Tarragoni
La maison d’édition Anamosa agrandit sa collection Le mot est faible — qui ambitionne de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire ». Dans cet ouvrage, Federico Tarragoni, sociologue du politique, s’attaque au mot « émancipation ». Il propose de suivre son histoire juridique, politique et sociale des plébéiens de la Rome antique jusqu’au mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles en passant par la Révolution française et les luttes d’indépendance. Des archives émergent tour à tour esclaves, citoyens en devenir, femmes, ouvriers ou sujets coloniaux ; celles et ceux « remettant en cause le périmètre admis de la communauté démocratique ». L’auteur critique la découpe nette entre les luttes universalistes d’hier et celles dites minoritaires d’aujourd’hui. La « signification socioculturelle » de l’émancipation — exigeant la « libération d’une norme jugée oppressante, plaçant un groupe social dans l’infériorité, le stigmate et l’invisibilité » — n’est pas neuve ; au point de faire de cette remarque du socialiste Abel Transon le MeToo de 1832 : « Eût-elle emprisonné sa vie dans la chasteté chrétienne ou bien eût-elle dans la boue roulé sa liberté, pour sa voix affranchie, j’obtiendrai le silence. » Federico Tarragoni propose un pas de côté : ne pas focaliser l’attention sur (l’absence) de grands projets d’émancipation ou sur les moyens de lutte mais sur ces innombrables « sauts dans le vide » ; « les individus renoncent aux places qui leur ont été attribuées et en revendiquent d’autres ». [A.G.]
Anamosa, 2021
☰ Socialisme ou Barbarie — L’aventure d’un groupe (1946–1969), de Dominique Frager
Curieusement, un livre manquait pour raconter l’histoire de cette organisation plus ou moins mythique. On savait l’ancrage trotskyste et l’idéal autogestionnaire, les têtes de proue — Castoriadis et le premier Lefort — et les idées fortes, mais le détail des choses faisait défaut. La guerre à peine achevée, « de jeunes intellectuels et ouvriers vont raviver l’idée d’une révolution possible autant que nécessaire en animant une revue et un groupe politique ». L’auteur, ancien professeur d’histoire, a milité dans les années 1960 au sein du collectif Pouvoir ouvrier, issu de la deuxième scission de Socialisme ou Barbarie ; il s’avance donc en ces pages comme témoin, acteur et historien. Bâti de façon chronologique (du premier numéro de la revue Socialisme ou Barbarie, paru en 1949 et s’affichant comme « la continuation vivante du marxisme », à l’auto-dissolution de Pouvoir ouvrier au lendemain de Mai 68 et de la prise de distance de Castoriadis d’avec la théorie marxiste), l’ouvrage expose les thèses défendues deux décennies durant par le groupe, les controverses politiques avec les autres espaces intellectuels critiques (notamment avec Les Temps moderneset Sartre plus particulièrement), les inflexions idéologiques et les séparations franches. De brefs portraits de militants méconnus émaillent le texte. L’ensemble, limpide et solidement structuré, n’entend pas séduire le lecteur de passage : l’écriture est sèche, référencée et linéaire. En manière de conclusion, Dominique Frager s’étend sur le Castoriadis faisant cavalier seul, celui qui, en 1992, écrivait : « L’écologie est subversive car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. » Trente ans plus tard, le péril climatique frappe chaque jour un peu plus les deux hémisphères ; face à quoi, s’impose une certitude : socialisme ou barbarie, jamais cette alternative n’a aussi bien porté son nom. [B.A.]
Syllepse, 2021
☰ Le Tapis volant de Patrick Deville, entretien avec Pascaline David
D’abord, il y eut cinq romans aux éditions de Minuit. Mais c’est pour son grand œuvre, son cycle Abracadabra, qu’on connaît surtout Patrick Deville : ouvert en 2004 par Pura Vida, huit romans ont paru à ce jour — quatre suivront. Encore faut-il préciser qu’il y a romans et romans : ceux du premier Deville correspondaient à ce qu’on attend du mot (des personnages, une histoire que la quatrième de couverture est en mesure de résumer, ce genre de choses) ; ceux du second Deville ne s’entendent qu’à la condition d’accepter la définition toute singulière que l’auteur en propose (il y a du roman sans fiction et le terme « récit » — qui, d’ordinaire, qualifie les entreprises proches de la sienne — ne suscite nullement son adhésion). Ce livre d’entretien permet de mieux saisir la longue tâche qui l’occupe : raconter le monde depuis 1860. L’objectif n’est pas dénué d’audace. « Je trempe la planète en permanence dans le temps », confie-t-il ainsi. Mais il est, à l’évidence, autant de mondes que de conteurs ; celui de Deville est farci d’officiers de marine, d’explorateurs, de marchands d’esclaves, de révolutionnaires, de poètes, d’alcooliques, de peintres et de scientifiques. Et tous d’évoluer dans l’ère de l’expansion industrielle, capitaliste, coloniale et militaire moderne. Militant maoïste dans sa jeunesse pour le compte de l’organisation Vive la révolution, attaché d’ambassade par après, écrivain enfin : voilà qui, sans doute, donne le goût des vastes choses. Ses livres sont autant de fresques où se percutent frontières et points de bascule, masses en mouvement et destins solitaires ; à l’heure de la subjectivité impériale, du soi souverain absolu, la focale grand angle dénote. L’entretien est également l’occasion pour lui d’ouvrir les portes de son atelier : il y est, par exemple, question du « contrat » qu’il passe avec ses lecteurs en matière de véracité des faits et de son peu d’allant pour le passé composé. Et puis, aussi, de cette curieuse affaire qu’on appelle littérature : les « bonheurs immenses entre la majuscule et le point ». [L.T.]
Seuil / Diagonale, 2021
Photographie de bannière : Chris Killip, comté de Northumberland (Angleterre), 1982
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