Cartouches (63)


Les spar­ta­kistes dans l’Histoire, les Mémoires d’une liber­taire, les steppes kazakh, l’é­bauche d’une socié­té com­mu­niste, la sino­lo­gie en débat, une alter­na­tive à la tyran­nie mar­chande, une enfance au Rojava, les com­mu­nards tra­qués, la liber­té en ques­tion et l’ar­naque de la rési­lience : nos chro­niques du mois de mars.


Le Spartakisme — Les der­nières années de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, de Gilbert Badia

Saluons l’i­ni­tia­tive des édi­tions Otium : les écrits fran­co­phones ayant trait à la Ligue spar­ta­kiste font cruel­le­ment défaut et l’ou­vrage de Gilbert Badia, paru en 1967, était de longue date épui­sé. Historien, ger­ma­niste, résis­tant sous l’Occupation et mili­tant com­mu­niste : voi­ci pour l’au­teur. En 1914, la guerre s’en va bri­ser d’un coup d’un seul les rêve­ries pro­gres­sistes : Diderot et Kant voient leurs nations s’en­tre­tuer pour la joie des mar­chands d’armes ; en 1919, les oppo­sants révo­lu­tion­naires à la guerre sont broyés par ceux-là mêmes qui l’a­vaient votée, les sociaux-démo­crates alle­mands. Cinq années de sang ; il n’en fini­ra pas de cou­ler — déjà, le fas­cisme attend son heure en Italie. Rosa Luxemburg a vu « l’i­vresse, le tapage patrio­tique dans les rues » ; Karl Liebknecht a crié « A bas la guerre ! » : ce fut la pri­son pour tous deux, puis, libé­rés, l’en­ga­ge­ment ardent en faveur de la République des Conseils, autre­ment dit la Révolution. Celle qui s’a­vance « dans l’in­té­rêt de la grande majo­ri­té et grâce à la grande majo­ri­té des tra­vailleurs ». Avec un soin du détail qui jamais ne leste, Badia fait le récit de la Ligue au cœur du sou­lè­ve­ment popu­laire alle­mand de 1918 : l’é­cra­se­ment du mois de jan­vier de l’an­née sui­vante est lon­gue­ment mis en contexte, tex­tu­rant, den­si­fiant, char­pen­tant dès lors ce qui, trop sou­vent, tient de l’i­mage pieuse et de la mar­ty­ro­lo­gie com­mu­niste. Luxemburg — « vieillie, malade » — y appa­raît dans toute sa véri­té : elle s’é­chine à convaincre ses cama­rades que l’heure n’est pas à la vic­toire ; qu’il importe de par­ti­ci­per aux élec­tions ; que le volon­ta­risme spar­ta­kiste tient « d’un extré­misme un peu pué­ril, en pleine fer­men­ta­tion, sans nuances ». Si l’ou­vrage est à rai­son par­ti­san, il ne suc­combe pas à l’ha­gio­gra­phie : l’au­teur affirme que l’in­fluence des spar­ta­kistes sur les masses était « trop limi­tée » et indique que, « pris à leur propre lutte », ils n’ont peut-être pas « prê­té une atten­tion suf­fi­sante à la ques­tion de l’al­liance […] de toutes les forces anti-majo­ri­taires ». Pareille ini­tia­tive édi­to­riale, on aurait tort de s’en pri­ver. [E.B.]

Éditions Otium, 2021

May Picqueray — La réfractaire

Les Mémoires de mili­tants et de mili­tantes anar­chistes, sou­vent pal­pi­tantes — pour ne pas dire roma­nesques —, consti­tuent désor­mais un genre à part entière. L’on connais­sait celles de Kropotkine, d’Emma Goldman, d’Alexander Berkman ou encore du bagnard Clément Duval (pour n’en citer que quelques-unes), l’on découvre désor­mais celles de May Picqueray, figure majeure et quelque peu oubliée de l’anarchisme fran­çais. Née en 1898 en Bretagne dans un milieu modeste, la tra­jec­toire de Picqueray a embras­sé tous les évé­ne­ments majeurs de son siècle. Contemporaine de la Première Guerre mon­diale, elle sur­vit à l’épidémie de grippe espa­gnole puis découvre l’URSS à la faveur d’un congrès de l’Internationale syn­di­cale ; elle y ren­contre notam­ment Trotsky, auquel elle refuse de ser­rer la main alors même qu’elle est venue lui deman­der de libé­rer deux cama­rades en dépor­ta­tion, Mollie Steimer et Sénia Flechine. Plusieurs fois empri­son­née en France en rai­son de ses posi­tions anti­mi­li­ta­ristes et de ses fré­quen­ta­tions, anti­bol­che­vik décla­rée, elle accueille­ra par la suite à Paris Nestor Makhno en exil puis devien­dra la secré­taire per­son­nelle d’Emma Goldman et d’Alexander Berkman, à Saint-Tropez. Familière de toutes les grandes per­son­na­li­tés liber­taires de son temps (Rudolf Rocker, Voline, Marius Jacob, Rirette Maîtrejean, Sébastien Faure, Camillo Berneri, Louis Lecoin et bien d’autres), elle fut une actrice à part entière des der­nières décen­nies de « l’âge d’or » de l’anarchisme, dont on s’accorde géné­ra­le­ment à dire qu’il prit fin avec la guerre d’Espagne. Résistante au cours de la Seconde Guerre mon­diale, inlas­sable « réfrac­taire », on la retrouve encore dans les années 1970 dans les luttes anti­mi­li­ta­ristes, notam­ment sur le Larzac, ou dans la lutte anti­nu­cléaire à Plogoff. Sobre et sen­sible, cette auto­bio­gra­phie vivi­fiante offre un beau témoi­gnage de la conti­nui­té des luttes liber­taires en France au cours du siècle der­nier. [P.M.]

Libertalia, 2021

Djamilia, de Tchinguiz Aïtmatov

Entre les monts kir­ghiz et les steppes kazakh coule la rivière Kourkouréou. Dans la val­lée, les échos d’une grande guerre qui court au loin par­viennent jus­qu’au vil­lage où vit le jeune Seït : nous sommes en 1943, Seït est encore un enfant. C’est par ses yeux que nous appa­raissent, au fil des pages, les regards et sou­rires de Djamilia qu’il adore et admire, les cou­leurs de la steppe, mais aus­si le pénible labeur des mois­sons — le tra­vail au kol­khoze sert à envoyer du grain aux hommes par­tis s’é­va­po­rer au front. Du front revient un jour un homme, orphe­lin d’un vil­lage alen­tour, que tout le monde où presque avait oublié. C’est Danïiar, « un homme étrange qui n’[appartient] pas à ce monde-ci », mais bien plu­tôt au monde des sons et mélo­dies qui par­courent la steppe : celle de la rivière, du vent, des che­vaux. Djamilia s’y connaît elle aus­si en che­vaux. Elle est capable de conduire des calèches où deux ani­maux sont atte­lés, s’a­donne au tra­vail avec peine et joie mêlées, affirme ses opi­nions, et rayonne bien au-delà des usages anciens qui per­durent à l’aïl — au vil­lage —, héri­tages d’un noma­disme révo­lu. C’est bien simple, pour Seït, « dans tout l’u­ni­vers, il n’y [a] rien de mieux que Djamilia », qui a le res­pect des aînés mal­gré sa force de carac­tère et sa jovia­li­té peu conven­tion­nelles. La beau­té, la force et l’éner­gie de Djamilia cap­tivent Seït et font naître chez lui une fier­té et une jalou­sie d’en­fant. Il découvre ses propres émo­tions en même temps qu’il est atten­tif au monde qui l’en­vi­ronne. Il note les odeurs de la nuit, des absinthes en fleur et de l’orge mûre, les cou­leurs du soleil ves­pé­ral. Il tend l’o­reille aux dis­cus­sions entre les membres du vil­lages, aux pro­pos du bri­ga­dier Orozmat, aux échanges des jeunes gens qui la plu­part du temps tra­vaillent, mais par­fois aus­si bati­folent… Louis Aragon, qui signe la pré­face et la tra­duc­tion de ce roman kir­ghiz paru en 1957, y voit « la plus belle his­toire d’a­mour du monde ». Il a peut-être rai­son. [L.M.]

Denoël, 2001

Figures du com­mu­nisme, de Frédéric Lordon

Si Imperium et Vivre sans ?, les pré­cé­dents ouvrages de Frédéric Lordon, pro­po­saient une approche théo­rique des pro­blèmes que tout par­ti­san de l’é­man­ci­pa­tion se doit d’af­fron­ter (État, hori­zon­ta­li­té, tra­vail, argent, ins­ti­tu­tions ou police), ce nou­vel opus se veut plus concret : c’est qu’il est ques­tion de don­ner à voir à quoi pour­rait res­sem­bler un autre monde. Entendre un monde moins dégueu­lasse (dérè­gle­ment cli­ma­tique, plou­to­cra­tie, citoyens ébor­gnés ou étran­glés dans la rue). En 2007, Daniel Bensaïd déplo­rait « une crise de la rai­son stra­té­gique » ; voi­ci que la stra­té­gie est de retour — que les pro­po­si­tions de Lordon, Baschet et Olin Wright se che­vauchent à l’heure qu’il est en librai­rie ne doit rien au hasard. « En réa­li­té, c’est simple », avance le pre­mier. Chacun sait désor­mais que le capi­ta­lisme sac­cage la vie sur Terre. S’ensuit : il faut détruire le capi­ta­lisme. S’ensuit : com­ment pro­cé­der ? Les sociaux-démo­crates ont ten­té : ils déjeunent aujourd’­hui avec Hidalgo. Les liber­taires ont ten­té : ils ont pris l’exil ou du plomb dans la peau. Les léni­nistes ont ten­té : les plus fidèles com­pa­gnons de la Révolution vic­to­rieuse ont été dépor­tés dans l’Oural. Les zapa­tistes tentent : ils n’in­ves­tissent qu’une humble por­tion du Mexique. Les zadistes tentent : ils mordent la pous­sière dès l’ins­tant où l’État lève le petit doigt. Il faut donc tout reprendre, et dans l’ur­gence avec ça : chaque jour vécu sous occu­pa­tion capi­ta­liste est un jour de trop. La reprise passe, chez l’au­teur, par la résur­rec­tion d’un mot qu’on croyait mort : « com­mu­nisme ». Non pas celui qui fut son « contraire même » (URSS, Angkar, famines) mais sa « véri­té » : la vie bonne. Contre « le grand par­ti des pro­pos sans suite » (éco­lo­gistes libé­raux, révo­lu­tion­naires « onto­lo­giques », grou­pies de Taubira et citoyens du monde), Lordon enjoint à la consé­quence. Résumons ce qui n’en­tend pas être un « plan tout armé » : on gagne­rait à pas­ser outre le régime par­le­men­taire ; attra­per l’État ; abo­lir la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, le mar­ché de l’emploi et la finance ; ins­tau­rer le salaire à vie (renom­mé). Avant, il convien­dra de rendre dési­rable la révo­lu­tion, autre­ment dit de refaire « la scène ima­gi­naire ». Le livre s’a­chève sur une invi­ta­tion au débat : il sera néces­saire. Autant que l’est ce livre. [E.C.]

La Fabrique, 2021

Contre François Jullien, de Jean François Billeter

Dès les années 1980, le phi­lo­sophe François Jullien for­mu­lait un pro­jet sino­lo­gique aux anti­podes des méthodes léguées par la véné­rable tra­di­tion éru­dite. Il ne s’agissait pas tant pour lui de pré­sen­ter des œuvres et des auteurs chi­nois que d’opérer un « détour » stra­té­gique par la Chine, en vue de réin­ter­ro­ger les impen­sés de la phi­lo­so­phie occi­den­tale. Mais, dès cette époque, cer­tains de ses col­lègues, par­mi les­quels figu­rait Jean François Billeter, met­taient en doute les com­pa­rai­sons figées aux­quelles un tel par­ti-pris don­nait inévi­ta­ble­ment nais­sance : pro­cès ou créa­tion, trans­cen­dance ou imma­nence, etc. Comme cette ten­dance venait à tour­ner à la cari­ca­ture, au fil des années, et que Jullien trou­vait un public de plus en plus large — c’est l’un des phi­lo­sophes fran­çais les plus tra­duits dans le monde —, Billeter a choi­si d’intervenir, avec ce « titre accro­cheur », pour ten­ter de lan­cer un débat. Ou, à tout le moins, de mettre en garde le public. Mais, au-delà des ques­tions de méthode pro­pre­ment sino­lo­giques, l’en­jeu est aus­si poli­tique : si Billeter recon­naît la jus­tesse et la pro­fon­deur de cer­taines ana­lyses de Jullien, notam­ment dans ses pre­miers livres, il lui reproche sur­tout de ne pas faire la cri­tique de cer­taines notions qu’il étu­die. Il en va ain­si de la « pen­sée de l’immanence » que Jullien décèle chez maints auteurs chi­nois, comme s’il s’agissait d’une pure option de la pen­sée, alors qu’elle est selon Billeter indis­so­ciable de ce qu’il nomme « l’idéologie impé­riale ». En éri­geant des blocs de pen­sée anti­thé­tiques, Jullien omet toute la dimen­sion social-his­to­rique à l’œuvre dans la genèse des idées ; or, il y va presque, dans la tra­di­tion poli­tique chi­noise, de ce que Castoriadis appe­lait autre­fois la « pen­sée héri­tée ». Si nous ne sommes pas tenus de suivre Billeter jusqu’au bout de ses ana­lyses, notam­ment dans le lien consub­stan­tiel qu’il éta­blit entre la civi­li­sa­tion chi­noise et le « des­po­tisme impé­rial », son livre a le grand mérite de poser des ques­tions essen­tielles quant au sens de l’aventure sino­lo­gique. [A.C.]

Allia, 2006

Basculements — Mondes émer­gents, pos­sibles dési­rables, de Jérôme Baschet

Changer le monde était un impé­ra­tif ; la pan­dé­mie mon­diale confirme seule­ment que ne pas en chan­ger est cri­mi­nel. Le virus est, avance l’au­teur, « une mala­die du Capitalocène » : d’autres sui­vront, plus redou­tables encore. Historien et spé­cia­liste de l’ex­pé­rience zapa­tiste, Baschet pro­pose dans cet ouvrage de faire dis­pa­raître « la tyran­nie mar­chande ». On connaît la chan­son, nous direz-vous. Certes. À la dif­fé­rence que l’air prend cette fois de l’é­pais­seur : une feuille de route stra­té­gique est ébau­chée — et l’ho­ri­zon a pour nom « auto­gou­ver­ne­ment des com­munes ». Un fédé­ra­lisme bien connu de la tra­di­tion liber­taire, éclai­ré pour l’oc­ca­sion par la pra­tique zapa­tiste et le cor­pus éco­lo­giste. La révo­lu­tion poli­tique que Jérôme Baschet convie de ses vœux se double ain­si d’une révo­lu­tion anthro­po­lo­gique : tour­ner la page de l’in­di­vi­du huma­niste moderne, pro­gres­siste et car­té­sien en vue de retrou­ver le sens de la com­mu­nau­té et des limites. Singularité du pro­pos glo­bal : l’au­teur déboute trois ou quatre fétiches chers aux espaces alter­na­tifs : l’ho­ri­zon­ta­li­té inté­grale, le loca­lisme, le culte indif­fé­ren­cié du « vivant » et la recherche de pure­té. Discutant son époque, c’est en toute logique qu’un cha­pitre se voit consa­cré à Frédéric Lordon en tant qu’il incarne l’une des trop rares moda­li­tés concrètes de l’é­man­ci­pa­tion anti­ca­pi­ta­liste : Basculements se porte en faux contre la pro­po­si­tion poli­tique for­mu­lée par le phi­lo­sophe et éco­no­miste com­mu­niste. Non, rien ne sert de s’emparer de l’ap­pa­reil d’État ; non, il ne faut pas ima­gi­ner une autre éco­no­mie mais l’a­bo­lir tout entière ; non, il ne faut pas conce­voir des alter­na­tives éman­ci­pa­trices au tra­vail mais en finir avec « la notion même de tra­vail ». Si, le livre ache­vé, il n’est pas cer­tain que l’on sache pré­ci­sé­ment com­ment appré­hen­der pareils chan­tiers, une chose est sûre : avec sa pers­pec­tive des « espaces libé­rés » allant crois­sant et de « l’au­to­no­mie » com­bat­tive, Basculements appa­raît comme le frère-enne­mi de Figures du com­mu­nisme. Souhaitons qu’un média aura l’heu­reuse idée de faire se ren­con­trer leurs auteurs. [L.T.]

La Découverte, 2021

Le Criquet de fer, de Salim Barakat

Pour qui s’in­té­resse au Rojava, la lec­ture du Criquet de Fer de Salim Barakat apporte un éclai­rage intime, émo­tion­nel, dif­fé­rent des docu­men­taires ou des écrits his­to­riques. C’est celui d’un enfant kurde qui y gran­dit dans les années 1950–1960, et subit de plein fouet la vio­lence de la jeune République arabe syrienne — sou­cieuse d’u­ni­fier dans un même moule arabe et sun­nite un ter­ri­toire mul­tieth­nique. « Je com­men­çais alors à prendre conscience de quelque chose de nou­veau et d’imprévu, quelque chose de violent et d’évident : tu es Kurde ; les Kurdes sont dan­ge­reux ; il est inter­dit de par­ler kurde à l’école. Voilà qui est nou­veau parce que tu sais que les trois quarts des habi­tants de cette ville proche des monts Taurus sont kurdes. Tu prends alors conscience d’un fait : c’est à qui des ins­ti­tu­teurs humi­lie­ra les élèves et les frap­pe­ra. » L’enfant retourne sa colère et sa rage contre celles et ceux qui l’en­tourent, adultes, enfants et sur­tout ani­maux. « Tu es un enfant mais tu as des yeux pour voir. Ils te détestent d’avance et tu ne sais pas pour­quoi. Le maître te déteste, le fonc­tion­naire du gou­ver­ne­ment et le poli­cier te détestent. Voilà qui change les choses. Je serai donc violent, plus violent que néces­saire contre cette intru­sion démo­niaque. » Les cinq his­toires qui com­posent l’ou­vrage per­mettent d’a­bor­der dif­fé­rentes thé­ma­tiques de la socié­té kurde : le poids du patriar­cat, la féo­da­li­té de la socié­té tra­di­tion­nelle, la reli­gion yézi­die… Un recueil plus proche du conte que du roman. Le fan­tas­tique y appa­raît par ins­tants. Auteur kurde écri­vant en arabe, com­pa­gnon de route de Mahwoud Darwich, Salim Barakat est un auteur mécon­nu en France, bien que tra­duit par­tiel­le­ment par Actes Sud. Le style très oral de ses romans sur­prend ; il rap­pelle les chants des deng­bêj, bardes kurdes qui ont conser­vé dans leurs épo­pées la mémoire his­to­rique et sociale du Kurdistan. « Et tu nous as réveillés pour conter cette farce ! », lance le nar­ra­teur en forme de conclu­sion. [L.]

Actes Sud, 2012

Josée Meunier. 19, rue des juifs, de Michèle Audin

Cela com­mence par une per­qui­si­tion et se ter­mine dans la tombe. Entretemps, dix années. La per­qui­si­tion se déroule au 19, rue des Juifs, dans le qua­trième arron­dis­se­ment de Paris, un jour de juillet 1871. Habitent là, entre autres per­sonnes, « dame Le Tellier, ouvrière » et « Mlle Georgette, rac­com­mo­deuse de den­telles », « Godelet Jacques, fort aux Halles » et « Oblet Charles, impri­meur ». Un com­mis­saire prend soi­gneu­se­ment en note l’i­den­ti­té de toutes et tous, ain­si que les détails de la déco­ra­tion — comme ces intri­gants « bijoux de paco­tilles dans une boîte à bis­cuits ». L’affaire est impor­tante ; l’é­crin des bijoux compte : il s’a­git de débus­quer les com­mu­nards ou com­mu­nardes qui se terrent dans Paris depuis deux mois. Mais le com­mis­saire ne voit pas, ou si peu : « seuls les poli­ciers ne com­prennent rien au monde qui nous entoure ». Des hommes pour­tant sont cachés dans les pla­cards. Parmi eux, « l’ou­vrier cise­leur Albert Theisz », qui sera le « pre­mier membre de la Commune à mou­rir à Paris après l’am­nis­tie de juillet 1880 ». Il réside chez les Meunier. Josée, la femme, « tout à la fois douce, triste, sou­riante, secrète », prend grand soin de son invi­té. Entre Albert et celle qui l’ac­cueille, ami­tié et amour peu à peu s’en­tre­mêlent. Le pre­mier part pour Londres ; la seconde ne tarde pas à l’y rejoindre. Alors on découvre les lettres qu’ils échangent avec la familles ou les ami·es resté·es en France, le quo­ti­dien des exilé·es, les socia­bi­li­tés ouvrières et mili­tantes de ces combattant·es de l’Internationale. Après avoir fait des 72 jours de la Commune la trame de son roman pré­cé­dent, Comme une rivière bleue, la mathé­ma­ti­cienne et autrice Michèle Audin s’at­tache ici à retra­cer les tra­jec­toires des pros­crits et pros­crites, celles et ceux qui s’exi­lèrent dix années durant à Londres, Genève ou Bruxelles pour évi­ter la répres­sion. Si les archives com­pul­sées par Audin forment le fond de ce récit, il s’a­git bien d’un roman : c’est en tout cas ce que rap­pelle l’au­trice. Et d’a­jou­ter que, lorsque les sources sont res­tées incom­plètes, « la néces­si­té d’en savoir plus m’a pous­sée à inven­ter le reste ». [E.M.]

Gallimard, 2021

L’Expérience de la liber­té, de Robert Legros

Toute socié­té humaine, dès lors qu’elle se trouve livrée à l’évidence ins­ti­tuée par ce que la phé­no­mé­no­lo­gie nomme « l’attitude natu­relle », est mena­cée de faire l’expérience d’une clô­ture du sens (Castoriadis) ou de la tau­to­lo­gie sym­bo­lique (Richir) : ce que je dis et pense ne ren­voie à rien d’autre que ce qui est pour moi, a prio­ri. D’où vient donc notre capa­ci­té à bri­ser cette clô­ture ou à pen­ser en amont de la tau­to­lo­gie ? Y a‑t-il quelque chose comme une expé­rience phé­no­mé­no­lo­gique — soit en-deçà de toute ins­ti­tu­tion sym­bo­lique — de la liber­té ? Telles sont les énigmes affron­tées par Robert Legros dans cet ouvrage où l’on ren­contre, che­min fai­sant, nombre de pen­seurs qui ont comp­té dans son iti­né­raire phi­lo­so­phique : Platon, Kant, Heidegger, Arendt, Castoriadis, Lefort, Levinas, Richir, mais aus­si, de façon quelque peu inat­ten­due, Dominique Janicaud. Autant d’in­tel­lec­tuels qu’il fait tra­vailler, ensemble, entre méta­phy­sique et phi­lo­so­phie poli­tique — deux axes d’étude dont l’articulation se fait pré­ci­sé­ment grâce à la phé­no­mé­no­lo­gie. En effet, selon Legros, la phé­no­mé­no­lo­gie « peut être au fon­de­ment d’une phi­lo­so­phie poli­tique » en ce qu’elle admet à la fois l’ancrage humain dans un monde déter­mi­né, avec son ins­ti­tu­tion sym­bo­lique et ima­gi­naire propre, et la pos­si­bi­li­té de l’expérience d’un monde indé­ter­mi­né — expé­rience tou­jours en excès par rap­port à ce qui nous est don­né et paraît aller de soi. Ainsi la phé­no­mé­no­lo­gie per­met-elle de conju­rer deux mau­vais sorts : l’un consis­tant à se croire maître et sou­ve­rain du sens, l’autre consis­tant à se lais­ser enfer­mer dans les évi­dences ins­ti­tuées. L’énigme étant que l’humain est le seul être qui n’adhère pas com­plè­te­ment à son expé­rience, et pour qui demeure un irré­duc­tible écart de soi à soi ; et c’est pré­ci­sé­ment cet écart qui fait toute notre liber­té ori­gi­naire. Cette ques­tion d’une pro­fon­deur abys­sale, que Legros n’a ces­sé de médi­ter au fil des décen­nies, trouve ici un heu­reux appro­fon­dis­se­ment, quoique non défi­ni­tif. [A.C.]

Hermann, 2018

Contre la rési­lience — À Fukushima et ailleurs, de Thierry Ribault

Qui n’a jamais ren­con­tré de près ou de loin un dis­cours van­tant la rési­lience face à un mal, indi­vi­duel ou col­lec­tif ? Le concept est omni­pré­sent, mobi­li­sé à tout-va, et s’en­gouffre dans le sillage des drames éco­lo­giques, sani­taires et poli­tiques qui sur­viennent à la chaîne dans les socié­tés indus­trielles. L’accident nucléaire de Fukushima en est un macabre exemple : il affecte les struc­tures du vivant autant que les struc­tures sociales, mais l’on entend clai­ron­ner en fan­fare qu’il s’a­git avant tout d’être « rési­lient », de conti­nuer à vivre, à tra­vailler, à consom­mer dans un monde dévas­té. Thierry Ribault livre dans cet essai une ana­lyse cri­tique extrê­me­ment docu­men­tée des méca­nismes insi­dieux du dis­cours de la rési­lience, qui s’ap­pa­rente à une véri­table tech­no­lo­gie pla­cée au ser­vice de la fabrique du consen­te­ment des popu­la­tions. Ici, nous par­lons de popu­la­tions irra­diées, écla­tées spa­tia­le­ment et psy­chi­que­ment, affec­tées par des can­cers, à qui l’on fait enton­ner le refrain du « retour au pays », de l’au­to­ges­tion res­pon­sable de la vie en milieu radio-conta­mi­né, du dépas­se­ment du mal par l’ef­fort et l’a­dap­ta­tion… Car c’est là le sinistre dan­ger du concept de rési­lience : il pousse à agir sur les actions post-catas­trophe (madame, veillez à mesu­rer chaque jour les niveaux de radio­ac­ti­vi­té dans votre pota­ger et vous vous sen­ti­rez en sécu­ri­té) plu­tôt que sur les causes qui y conduisent. Précise, féroce, l’a­na­lyse n’a rien à envier aux écrits qu’Adorno ou Anders ont pro­duits en leur temps. Ces pen­seurs, d’ailleurs, nous sont utiles pour iden­ti­fier les tenants de l’i­déo­lo­gie de la rési­lience : une néga­tion de la néga­ti­vi­té qui oppose à la fini­tude humaine un impu­dent solu­tion­nisme tech­nique, ou encore une pro­duc­tion orga­ni­sée d’i­gno­rance qui conduit les popu­la­tions à vivre dans un monde irra­tion­nel — un monde faux. La rési­lience pré­tend prô­ner la vie qui vainc, quand elle cache en réa­li­té une vie muti­lée. Or à Fukushima comme ailleurs, « le mal­heur n’est pas un mérite ». [L.M.]

L’échappée, 2021


Photographie de ban­nière : Russell Lee (Minnesota, 1935)


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REBONDS

Cartouches 62, février 2021
Cartouches 61, jan­vier 2021
Cartouches 60, décembre 2020
Cartouches 59, novembre 2020
Cartouches 58, octobre 2020

Ballast

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