Michèle Audin raconte Eugène Varlin


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Tant qu’un homme pour­ra mou­rir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les ins­ti­tu­tions humaines », jurait Eugène Varlin. Les édi­tions Libertalia viennent de publier une antho­lo­gie com­men­tée des écrits de cet ouvrier relieur, membre de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs et élu de la Commune tom­bé lors du mas­sacre des com­mu­nards par les troupes de la Troisième République. L’écrivaine Michèle Audin — auteure, notam­ment, du récit Une vie brève, consa­cré à son père, Maurice, mathé­ma­ti­cien et mili­tant indé­pen­dan­tiste assas­si­né par l’ar­mée colo­niale en Algérie — est à l’o­ri­gine de ce livre. Nous tenions à en dis­cu­ter avec elle.


Il a été dit que Varlin était « une des gloires du pro­lé­ta­riat fran­çais » : pour­quoi ne le connaît-on pas mieux ?

Voilà qui donne envie de vous deman­der : quelles sont les gloires du pro­lé­ta­riat fran­çais que l’on connaît bien aujourd’hui ?

Certes…

Varlin est né en 1839 dans une famille de pay­sans pauvres de Claye-Souilly. Il va à l’é­cole jus­qu’à l’âge de 13 ans, puis fait un appren­tis­sage à Paris où il devient ouvrier relieur. Il suit des cours du soir, par­ti­cipe aux pre­mières grèves auto­ri­sées en 1864, devient membre et rapi­de­ment res­pon­sable de la toute jeune Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, ce qui lui vaut trois mois de pri­son en 1868. Il mène une inlas­sable acti­vi­té d’or­ga­ni­sa­tion des ouvriers à Paris et en pro­vince. Il est élu à la Commune en 1871 et il y est confi­né dans des acti­vi­tés d’ad­mi­nis­tra­tion. Il par­ti­cipe acti­ve­ment à la défense de Paris pen­dant la Semaine san­glante et est assas­si­né le 28 mai 1871. Son his­toire est celle de l’in­ven­tion d’un mou­ve­ment ouvrier com­ba­tif et révo­lu­tion­naire à la fin du Second Empire. Il n’est peut-être pas inutile de nous la réap­pro­prier aujourd’hui !

Vous faites savoir que c’est l’un de ses articles, « Notre for­mat », qui vous a don­né envie de com­po­ser ce livre. Il paraît pour­tant anec­do­tique, à pre­mière vue !

« Eugène Varlin est sur­tout, et tou­jours, dans l’ac­tion, et du côté de la pra­tique. Et très efficacement. »

« Notre for­mat » est le tout pre­mier article du jeune Eugène Varlin. Il y explique pour­quoi les ouvriers qui publient ce nou­veau — et éphé­mère, mais il ne le sait pas encore — jour­nal, La Tribune ouvrière, ont choi­si un petit for­mat, dans une époque où les jour­naux sont très grands. La ques­tion peut sem­bler étrange. Anecdotique, comme vous dites ! Mais c’est l’oc­ca­sion pour lui d’af­fir­mer, plu­sieurs fois, avec beau­coup de digni­té, les com­pé­tences des ouvriers. Parmi ses rai­sons, il relève le fait qu’un petit jour­nal est plus facile à relier, et donc à relire. Il est clair, pré­cis, rigou­reux, il s’a­dresse direc­te­ment à ses lec­teurs et il pense aux lec­teurs du futur, nous, qui lirons le jour­nal relié. J’ai trou­vé le style et les aspects humains de cet article, la digni­té de ce jeune ouvrier, ce qu’il appelle dans un autre article « la timi­di­té ordi­naire du tra­vailleur » et en même temps sa confiance en ses com­pé­tences, très sédui­sants. Je n’ai pas lu beau­coup d’ar­ticles où un ouvrier parle de ses connais­sances et de son goût, avant de les appli­quer au sujet. Pourquoi, donc, cet article m’a déci­dée à com­po­ser ce livre ? Disons que ses qua­li­tés m’ont per­mis de dépas­ser la légère gêne que m’ins­pi­rait le côté « gloire du pro­lé­ta­riat »… J’ai trou­vé ensuite bien d’autres articles ou textes tout à fait pas­sion­nants sur des sujets moins « anec­do­tiques », ain­si que des détails bio­gra­phiques pas très connus… et voi­là le livre !

Le mou­ve­ment anar­chiste se réclame volon­tiers de Varlin. Il en appe­lait tou­te­fois, dans un article paru dans La Marseillaise, à un « com­mu­nisme non auto­ri­taire ». Peut-on le situer dans un cou­rant précis ?

Je suis un peu gênée par l’é­pi­thète « anar­chiste », et d’ailleurs par les épi­thètes d’au­jourd’­hui en géné­ral. Les mots ont pas mal chan­gé de sens. Eugène Varlin dit « com­mu­nisme non auto­ri­taire » et pré­cise que c’est syno­nyme de « socia­lisme col­lec­ti­viste ». Il est clair que « com­mu­nisme » et « socia­lisme » n’ont pas là le sens qu’on y entend aujourd’­hui : il emploie ces expres­sions dans une phrase où il fait réfé­rence aux dis­cus­sions qui ont eu lieu lors du Congrès de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs à Bâle, en sep­tembre 1869, où il a voté « avec » Bakounine. Le « non auto­ri­taire » le place lui aus­si du côté de Bakounine et donc, si on veut, du mou­ve­ment anar­chiste. On pense bien sûr à l’af­fron­te­ment des idées de Marx et de Bakounine dans l’Internationale. Eugène Varlin conti­nue à avoir des rela­tions cor­diales avec le conseil géné­ral de l’Association à Londres (le côté Marx) ; il me semble que l’al­ter­na­tive Bakounine-ou-Marx n’est pas vrai­ment son pro­blème. D’ailleurs, pen­dant la Commune, tous les deux, Bakounine et Marx, lui écrivent — la lettre de Marx est adres­sée à Frankel et à Varlin. On ne sait pas s’il a reçu l’une ou l’autre. S’il réflé­chit aux aspects théo­riques, Eugène Varlin est sur­tout, et tou­jours, dans l’ac­tion, et du côté de la pra­tique. Et très efficacement.

Par exemple ?

Au cours d’une grande grève du bâti­ment à Genève en 1868, il a réus­si à col­lec­ter et à envoyer 10 000 francs aux gré­vistes suisses. Cette somme impor­tante a été col­lec­tée sou à sou auprès de tra­vailleurs gagnant envi­ron 3 francs par jour. Elle a per­mis aux gré­vistes de « tenir » et a contri­bué à la légende selon laquelle l’Internationale avait des mil­lions ! La réflexion théo­rique d’Eugène Varlin s’en­ra­cine dans les luttes. Les grèves sont le plus sou­vent des batailles « per­dues » par les tra­vailleurs, mais ils y apprennent la soli­da­ri­té et l’or­ga­ni­sa­tion, com­prend-il vite, alors que la « théo­rie » prou­dho­nienne était contre la grève. Les années 1860, en France, sont une sorte de début, d’ap­pren­tis­sage du mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé. Ils ont tout à apprendre, et Eugène Varlin apprend.

Louise Michel (DR)

Dans L’Imaginaire de la Commune, Kristin Ross avance qu’on ne peut qu’être frap­pé « du peu d’attention qu’a reçue la pen­sée com­mu­narde », y com­pris chez ses sym­pa­thi­sants. Les canons, les bar­ri­cades, les com­bats et le mas­sacre de la Semaine san­glante expliquent-ils ce déficit ?

Je ne sais pas ce qu’est « la » pen­sée com­mu­narde. Celle de Ferré ? Celle de Delescluze ? Celle de Frankel ? Celle de Theisz ? Ou encore celle de Nathalie Lemel, enga­gée dans la lutte avec l’Union des femmes ? Ce qui rend l’his­toire de la Commune pas­sion­nante, c’est toute cette diver­si­té de pen­sées com­mu­nardes. De mon point de vue, le plus inté­res­sant, c’est ce qui se dit dans les clubs — je pense notam­ment au Club Ambroise et à son jour­nal Le Prolétaire. On y sou­haite voir les élus venir écou­ter le peuple et lui rendre compte : la sou­ve­rai­ne­té popu­laire ne se délègue pas, le peuple est las des sau­veurs, on trouve que les agents de la Commune sont trop payés, que les jour­na­listes font trop de phrases, qu’ils veulent enca­drer le peuple, on pro­teste contre la nomi­na­tion des offi­ciers par les auto­ri­tés mili­taires de la Commune (tous les res­pon­sables doivent être élus)… C’est le « sous-comi­té » dont ce club est issu qui a brû­lé la guillo­tine, un acte sym­bo­lique — au moment même où la Commune vote un décret qui pré­voyait la pos­sible exé­cu­tion d’o­tages. Le déve­lop­pe­ment des idées a été beau­coup étu­dié, notam­ment autour du cen­te­naire de la Commune en 1971, en un temps où l’im­por­tance des par­tis com­mu­niste et socia­liste fai­sait de l’hé­ri­tage de la Commune un enjeu poli­tique, mais on a peut-être un peu négli­gé ce qui se pas­sait dans la vie et dans la tête des Parisiens enga­gés dans le mou­ve­ment. La Commune, c’é­tait la joie, la fête : pour la pre­mière fois, ils ne sont plus la vile mul­ti­tude mais enfin des êtres humains, libres, beau­coup vont vivre cette liber­té et cette joie jus­qu’à se faire tuer.

« Nos plus sérieux enne­mis sont les répu­bli­cains modé­rés, les libé­raux de toutes sortes », avance Varlin en 1869. Quelle était sa concep­tion de la République ?

« La Commune, c’é­tait la joie, la fête : pour la pre­mière fois, ils ne sont plus la vile mul­ti­tude mais enfin des êtres humains, libres. »

Depuis 1789, la classe ouvrière monte au cré­neau, sou­vent aux bar­ri­cades ; elle fait des révo­lu­tions pour le béné­fice unique de la bour­geoi­sie. La Révolution fran­çaise, c’est la loi Le Chapelier qui, en 1791, avant la République, inter­dit grèves, asso­cia­tions, réunions d’ou­vriers. Cette loi reste en vigueur dans tous les régimes qui suivent, République de 1792, Empire napo­léo­nien, Restauration. En 1830, les ouvriers sont sur les bar­ri­cades, encore un coup pour rien, la « révo­lu­tion » abou­tit à la Monarchie de Juillet. La bour­geoi­sie répu­bli­caine de 1848 va encore plus loin, puisque les ouvriers, grâce aux­quels elle a pris le pou­voir après les jour­nées de février, sont mas­sa­crés en juin lors­qu’ils se révoltent pour récla­mer le droit au tra­vail… On com­prend que les ouvriers se méfient des répu­bli­cains bour­geois. D’ailleurs, les répu­bli­cains modé­rés et libé­raux de toute sorte, dont Eugène Varlin parle en 1869, sont effec­ti­ve­ment arri­vés au pou­voir en sep­tembre 1870 : ce sont ceux qui ont orga­ni­sé la guerre contre la Commune. La République, pour Varlin comme pour beau­coup de ses cama­rades, doit être démo­cra­tique et sociale, c’est « La Sociale ». Même si les moyens ne sont pas très pré­cis, il s’a­git de sup­pri­mer l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail par le capi­tal. Remplacer la sacro-sainte « liber­té du tra­vail », que la bour­geoi­sie aime tant, par le « droit au tra­vail ». Et, pour imi­ter le slo­gan de l’Association inter­na­tio­nale, ce doit être l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes.

« Bourgeois de la gauche et de la droite se valent », écrit-il encore en 1869 : tous sont unis contre les socia­listes. Un an plus tard, il évoque « la déchéance défi­ni­tive de toute la gauche » et la décon­si­dé­ra­tion sou­hai­table « des hommes de la gauche ». On a presque oublié que le socia­lisme et la gauche n’ont pas tou­jours été des synonymes !

Le pre­mier texte de l’Association inter­na­tio­nale au bas duquel la signa­ture d’Eugène Varlin appa­raît, au milieu de beau­coup d’autres signa­tures, est un texte fran­che­ment ouvrié­riste. Il y est dit : « Les efforts [des tra­vailleurs] pour conqué­rir leur éman­ci­pa­tion ne doivent pas tendre à créer de nou­veaux pri­vi­lèges, mais à éta­blir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs, […] ils acceptent avec recon­nais­sance le concours dés­in­té­res­sé de tous les démo­crates ; mais que, vou­lant conser­ver à l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs et au futur congrès son carac­tère essen­tiel­le­ment ouvrier, [ils] déclarent en outre qu’aucun autre qu’un ouvrier ne pour­ra pour Paris exer­cer de fonc­tions nomi­na­tives dans ladite Association. » Ce que Marx a com­men­té ain­si : « Les ouvriers semblent s’être mis en tête d’exclure tout lite­ra­ry man1, etc., ce qui est absurde, parce qu’ils en ont besoin pour la presse, mais ce qui est aus­si par­don­nable, vu les tra­hi­sons per­ma­nentes de ces lite­ra­ry men.2 »

Émile Zola (DR)

Varlin n’a cer­tai­ne­ment jamais vu ce com­men­taire, mais je crois qu’en 1869 il avait déjà assez d’ex­pé­rience pour savoir que ces mes­sieurs de gauche ne vou­laient uti­li­ser les ouvriers que pour arri­ver au pou­voir. Et qu’ils allaient encore une fois les tra­hir. Les réunions publiques sont désor­mais auto­ri­sées ; socia­listes et répu­bli­cains bour­geois y par­ti­cipent et il est facile de voir ce que les uns et les autres veulent. Il me semble que le mot « gauche » est alors exclu­si­ve­ment par­le­men­taire. Un an après, en février 1870, les dépu­tés « de gauche », tels Jules Favre, sont bien aco­qui­nés avec le pou­voir impé­rial, comme le montre leur atti­tude au Corps légis­la­tif à pro­pos de l’as­sas­si­nat de Victor Noir et de l’ar­res­ta­tion d’Henri Rochefort3. S’ajoute un com­men­taire un peu radi­cal sur la for­mu­la­tion de votre ques­tion : il me semble que « socia­lisme » est deve­nu syno­nyme de « gauche » quand « socia­liste » est entré dans le nom d’un par­ti poli­tique… En lisant Varlin, il faut entendre « socia­liste » au sens de « pour la révo­lu­tion sociale ».

Émile Zola a cou­vert la Commune en tant que jour­na­liste. Il n’en finit pas d’injurier les com­mu­nards et de sou­hai­ter que « l’ordre » soit réta­bli, entendre que l’armée ouvre le feu, et de répé­ter que la Commune ne légue­ra rien à la pos­té­ri­té, à part de « la boue ». Zola passe pour­tant pour le chantre du pro­gres­sisme : la Commune est-elle à ce point négli­gée pour que sa posi­tion ne lui fasse pas ombrage et, plus encore, soit igno­rée de la plu­part des gens ?

« Zola a écrit la chose la plus ignoble que j’ai lue sur les com­mu­nards — il y en a pour­tant eu de belles ! »

Il a même écrit la chose la plus ignoble que j’ai lue sur les com­mu­nards — il y en a pour­tant eu de belles ! Juste après la Semaine san­glante, des mil­liers de cadavres jonchent les rues de Paris : « […] les ban­dits vont empes­ter la grande cité de leurs cadavres — jusque dans leur pour­ri­ture ces misé­rables nous feront du mal […]4 ». Émile Zola a été un incon­tes­table et cou­ra­geux défen­seur des droits de l’Homme, en par­ti­cu­lier grâce au rôle de son « J’accuse » dans la défense de Dreyfus. Je ne sais pas si cela en fait un chantre du pro­gres­sisme, mais il n’a cer­tai­ne­ment jamais été un chantre de la classe ouvrière ! Sa posi­tion sur la Commune est très cohé­rente avec ce qu’il écrit sur la classe ouvrière, par exemple dans ce « roman anti­peuple », comme disait Paule Lejeune, qu’est Germinal : « C’était la vision rouge de la révo­lu­tion qui les empor­te­rait tous, fata­le­ment, par une soi­rée san­glante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débri­dé, galo­pe­rait ain­si sur les che­mins ; et il ruis­sel­le­rait du sang des bour­geois, il pro­mè­ne­rait des têtes, il sème­rait l’or des coffres éven­trés. Les femmes hur­le­raient, les hommes auraient des mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes gue­nilles, le même ton­nerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empes­tée, balayant le vieux monde sous leur pous­sée débor­dante de bar­bares. Des incen­dies flam­be­raient, on ne lais­se­rait pas debout une pierre des villes, on retour­ne­rait à la vie sau­vage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflan­que­raient les femmes et vide­raient les caves des riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des for­tunes, plus un titre des situa­tions acquises, jusqu’au jour où une nou­velle terre repous­se­rait peut-être.5 »

Dans ses Souvenirs d’un révo­lu­tion­naire, Gustave Lefrançais parle de « l’abominable exé­cu­tion de notre brave Varlin ». Vous res­tez très sobre sur le sujet — tout comme vous avan­cez, sur votre site consa­cré à la Commune, que vous ne ferez pas le récit de tel ou tel assas­si­nat. Tout comme, dans le récit que vous consa­crez à votre père, Une vie brève, vous ne sou­hai­tez pas abor­der « ni le mar­tyr, ni sa mort »…

De même que dans Comme une rivière bleue… Dans l’his­toire de la Commune, ce qui m’in­té­resse, c’est le mou­ve­ment, la vie, la révo­lu­tion qui passe, tran­quille et belle comme une rivière bleue — ce qu’é­crit Vallès le jour des élec­tions com­mu­nales —, la joie, la fête, le désir de chan­ger le monde. Dans le cas d’Eugène Varlin, le prêtre qui l’a dénon­cé, le lieu­te­nant qui vole sa montre, les bonnes gens qui lui lancent des pierres dans les rues escar­pées de Montmartre qui lui forment comme un che­min de croix, plus le « beau visage d’a­pôtre », c’est trop. On ne peut pas réduire son his­toire, ni celle de la Commune, ni celle de qui que ce soit, à sa mort, aus­si hor­rible et glo­rieuse qu’elle ait été. C’est la vie que j’ai lue et la per­son­na­li­té que j’ai devi­née dans l’ar­ticle « Notre for­mat », dont nous par­lions, qui m’a per­mis de dépas­ser cette image de Christ laïque et de m’in­té­res­ser à l’ou­vrier relieur, au gré­viste, au cor­res­pon­dant de l’Internationale, à l’homme, enfin, très secret, puisque on sait fina­le­ment très peu de choses de lui.

Jules Vallès (DR)

D’ailleurs, sait-on pour­quoi il est tom­bé, lui, aux mains de la troupe ?

Ceux qui étaient avec lui sur la bar­ri­cade de la rue de la Fontaine-au-Roi ont tous réus­si à s’é­chap­per et à se cacher — même si Ferré a été rat­tra­pé. Pas lui. Un peu de spé­cu­la­tion, pour finir, alors ! Ce livre sur Varlin n’en com­porte pas, même dans ses par­ties bio­gra­phiques. Je vais donc cher­cher un peu de fic­tion ailleurs, dans un roman ; c’est un pas­sage de Comme une rivière bleue. « Il quitte la rue de la Fontaine-au-Roi. Sans doute gagne-t-il la rue des Trois-Bornes par la cité Holzbacher. Lave-t-il ses mains noir­cies de poudre ? Il se change quelque part, ou alors il est recon­nu par un ano­nyme qui lui prête sa veste de velours pour rem­pla­cer sa vareuse de vain­cu pleine de sang. Il est en civil lors­qu’on l’ar­rête. On ne peut même pas dire qu’il erre dans Paris. Peut-être au contraire marche-t-il tout droit, le canal, la rue des Vinaigriers, le pas­sage du Désir, la rue de Paradis — ces noms… Place Cadet, il s’ar­rête. Il ne se cache pas. Il est cer­tai­ne­ment épui­sé. Nous n’a­vons pas été dignes de leur espé­rance et de leur joie, notre échec les a menés au mas­sacre, à qui bon ten­ter de ne pas mou­rir avec eux ? » Eugène Varlin est mort. La Commune n’est pas morte, dit-on. En tout cas, les écrits res­tent, et ceux d’Eugène Varlin sont bien vivants !


Photographie de ban­nière : barri­cade porte Maillot, le 14 mai 1871 à 5 heures du matin, col­lec­tion Serge Kakou
Illustration de vignette : Fred Sochard, 2019


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  1. Homme de lettres.[]
  2. Marx et Engels, Correspondance, tome VIII, Éditions sociales, 1981.[]
  3. En jan­vier 1870, une polé­mique éclate entre Pierre Bonaparte, parent de l’Empereur, et un jour­nal corse. Reprise par le jour­na­liste Henri Rochefort dans La Marseillaise, elle enfle jus­qu’à ce que Rochefort envoie ses témoins pro­vo­quer Bonaparte en duel. Paul Grousset, jour­na­liste, s’en prend lui aus­si au proche de l’Empereur et envoie deux témoins, dont Victor Noir, jour­na­liste éga­le­ment. L’entrevue tourne mal ; Noir est mor­tel­le­ment bles­sé par Bonaparte. Le 12 jan­vier, ses obsèques sont sui­vies par 100 000 per­sonnes : Louise Michel et Eugène Varlin sont pré­sents. Pierre Bonaparte n’est pas inquié­té par la jus­tice, tan­dis qu’Henri Rochefort est arrê­té.[]
  4. Dans un recueil d’articles, parus dans les jour­naux La Cloche et Le Sémaphore de Marseille au prin­temps 1871.[]
  5. Paule Lejeune, Germinal : un roman anti­peuple, L’Harmattan, 2003.[]

REBONDS

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☰ Lire notre article « Élisée Reclus, vivre entre égaux », Roméo Bondon, sep­tembre 2017
☰ Lire « La Commune ou la caste — par Gustave Lefrançais » (Memento), juin 2017
☰ Lire notre « Abécédaire de Louise Michel », mars 2017
☰ Lire notre article « Gauche & droite : le couple des pri­vi­lé­giés », Émile Carme, février 2016
☰ Lire notre article « Victor Hugo, la grande prose de la révolte », Alain Badiou, juin 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Mathieu Léonard : « Vive la Première Internationale ! », mai 2015


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