Cartouches (60)


Les chants de l’u­sine, le fémi­nisme pour tout le monde, la poé­sie d’un manœuvre, la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale en ques­tion, les sou­ve­nirs d’une Italienne, l’é­co­so­cia­lisme ou la bar­ba­rie, les petits bou­lots, l’en­ga­ge­ment d’Heidegger et une décla­ra­tion de guerre de classe éco­lo­gique : nos chro­niques du mois de décembre.


☰ À la ligne — Chansons d’u­sine, de Michel Cloup Duo et Pascal Bouaziz

Une carte blanche a été don­née en 2019 à Michel Cloup, chan­teur et gui­ta­riste des feu Diabologum et Expérience. Il s’a­gis­sait, avec son bat­teur atti­tré Julien Rufié, de mettre en musique un livre : ce fut À la ligne, de Joseph Ponthus. Les a rejoint Pascal Bouaziz, tête de pont des groupes Bruit Noir et Mendelson. Alors on entend des gui­tares, en boucle sou­vent ; deux voix qui s’en­chaînent, se super­posent, s’en­tre­mêlent ; des caisses et des cym­bales pour por­ter ce qu’elles disent. Tout débute par une phrase, comme un hymne : « c’est fan­tas­tique, tout ce qu’on peut, sup­por­ter » (« C’est fan­tas­tique »). Puis l’é­nu­mé­ra­tion de l’insupportable, vécu pour­tant chaque jour. C’est le net­toyage des abat­toirs, le sang par­tout cou­lant jusque sur la dis­tor­sion, les ono­ma­to­pées criées, le clo­che­ment sec des cym­bales (« À l’a­bat­toir », « 2 », « 3 »). C’est, aus­si, une chan­son que l’on fre­donne et qui « aide à tenir le coup » (« Penser à autre chose »). Ce sont des coquillages vomis par la machine, l’in­té­ri­maire puis les inter­prètes — et le lyrisme est sitôt sub­mer­gé : « la mer est une tar­tine de bulots à déchar­ger par palettes » (« Les bulots »). C’est du soja, pres­sé puis esso­ré, vomi à son tour — « j’é­goutte du tofu, je me répète cette phrase comme un man­tra » (« Le tofu ») — et ce sont des heures pas­sées à répé­ter ces mêmes gestes. Car s’est impo­sé un impé­ra­tif avec lequel, quel que soit le poste, il ne faut tran­si­ger : « il faut que la pro­duc­tion conti­nue ». Michel Cloup et Pascal Bouaziz usent du refrain tan­tôt comme sar­casme, tan­tôt comme ritour­nelle et, dès lors, des phrases s’im­priment : « j’é­cris comme je tra­vaille, à la chaîne, à la ligne » (« À la chaîne »). Un court inter­mède, une res­pi­ra­tion presque, et c’est la guerre qui s’in­tro­duit de manière cho­rale dans l’u­sine (« La pause »). La voix traî­nante et ronde de Bouaziz, enfin, sou­ligne l’â­cre­té du corps au repos, de la pen­sée qui ne l’est jamais (« Le week-end », « La nuit »), une pen­sée qui har­cèle au cœur même de la nuit, là où des « cau­che­mars […] à la hau­teur de ce que [le] corps endure » sur­gissent (« Cauchemars »). Un constat, alors : « l’u­sine nous bouf­fe­ra, elle nous bouffe déjà ». Un album qui se clôt sur quelques accords simples et assé­nés, dis­tor­dus, comme pour oublier les mots qui viennent d’être pro­fé­rés — mais, pour sûr, d’ou­bli il n’y aura. [R.B.]

Ici d’ailleurs, 2020

Tout le monde peut être fémi­niste, de bell hooks

bell hooks répond à l’ur­gence de rendre acces­sible — mais jamais sim­pliste — sa pen­sée du fémi­nisme, dans un livre aus­si court qu’ef­fi­cace. Il s’a­git là de reprendre à la fois les grands axes des théo­ries fémi­niste et afro­fé­mi­niste ain­si que les débats qu’elles ont ali­men­tés depuis les années 1970. L’auteure syn­thé­tise, remet en contexte et en pers­pec­tive : les dif­fé­rents cou­rants, les rup­tures et leurs motifs. La divi­sion en cha­pitres thé­ma­tiques per­met d’a­bor­der tour à tour nombre de concepts : la soro­ri­té, l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique et le tra­vail des femmes, le patriar­cat comme sys­tème glo­bal d’ex­ploi­ta­tion des indi­vi­dus, des mino­ri­tés, des non-humains, etc. Moins qu’une exé­gèse théo­rique, ce livre pointe les ques­tions essen­tielles et invite à réflé­chir, à trou­ver des alter­na­tives à la culture patriar­cale, ter­reau du régime d’op­pres­sion qui pèse sur les mino­ri­tés de genre, de race, de classe. Si bell hooks rap­pelle que le but ultime du fémi­nisme est de « mettre fin au sexisme », elle réaf­firme aus­si que ce com­bat est néces­sai­re­ment inter­sec­tion­nel. Il ne s’a­git pas de hié­rar­chi­ser les oppres­sions, mais bien de com­prendre com­ment elles se sur­ajoutent, s’in­té­rio­risent et, in fine, ali­mentent la divi­sion de celles et ceux qui pour­raient lut­ter ensemble. De là cette affir­ma­tion : tout le monde peut être fémi­niste. Et tout le monde a inté­rêt à l’être. bell hooks n’ou­blie pas de men­tion­ner ce que la culture patriar­cale fait aux hommes, mais aus­si aux hétérosexuel·les et aux per­sonnes blanches. Personne n’é­chappe à ce régime d’op­pres­sion, qui trouve à se per­pé­tuer dans le sexisme ordi­naire inté­rio­ri­sé et les sté­réo­types de genre. Lucide, cri­tique et enthou­siaste, ce texte éclair­cit les luttes pas­sées et posent les bases des ques­tions à venir, pour une lutte sans cesse renou­ve­lée vers la fin des inéga­li­tés et des dif­fé­rentes exploi­ta­tions. [C.M.]

Divergences, 2020

☰ Le Journal d’un manœuvre, de Thierry Metz

C’est là le quo­ti­dien d’un chan­tier de res­tau­ra­tion au cœur d’une petite ville, le temps d’un prin­temps et d’un été. Le tra­vail, les hommes et la fatigue qui enva­hit les corps, les moments de repos, le temps qui passe et le temps qu’il fait, tout cela est sai­si en images sen­sibles, cro­quées sur le vif d’une langue simple et épu­rée. Cette col­lec­tion de petits ins­tants invite à sen­tir le chan­tier et ceux qui y tra­vaillent. Les vers libres, courts, inci­sifs, rap­pellent le rythme du tra­vail dans l’es­pace « infi­ni » du chan­tier. « 27 juin — Ne mon­trer que l’ins­tant. La pierre, l’homme l’arc en ciel. Les mots qui se ras­semblent ici. Qui me ramènent ici. C’est tout. / Cantonné dans l’ur­gence. / Avec peu. / Pelle. / Pioche. » Né en 1956, Thierry Metz a exer­cé de nom­breux petits bou­lots : il est recru­té à la fin des années 1980 en inté­rim sur le chan­tier, qui ins­pi­re­ra ses vers. Bouleversé par la mort d’un de ses enfants en 1988, dans un acci­dent de voi­ture, il se sui­ci­de­ra neuf ans plus tard après s’être volon­tai­re­ment inter­né en psy­chia­trie pour lut­ter contre son alcoo­lisme. « Tu viens me rejoindre. Tu es là. Je t’aime. / Tu m’ap­portes quelques bei­gnets dans une assiette. Du cidre. On parle un peu. On a le temps aujourd’­hui. Qui pour­rait venir ? Et moi je n’ai pas à m’ab­sen­ter… / Te regar­der. / T’écouter. / C’est tout. / Tu vois : nous sommes pauvres. / Tu es l’aile que l’ange envie dans sa ténèbre. » La parole ouvrière res­tant rare dans le monde lit­té­raire, remer­cions Joseph Ponthus d’a­voir per­mis de le redé­cou­vrir en le citant dans son livre À la ligne. « Quelques nuages. / Des poi­gnées de mains. / Un bou­lot. / Ce n’est pas tout : il y a des cerfs-volants dans
ma voix. » [L.]

Gallimard, 1990

Perdre le Sud — Décoloniser la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, de Maika Sondarjee

Cet essai s’ouvre sur la néces­si­té de conce­voir une nou­velle his­toire de la mon­dia­li­sa­tion, dans laquelle l’ex­ploi­ta­tion et la mar­gi­na­li­sa­tion des popu­la­tions du Sud ne sont pas seule­ment pos­sibles, mais encou­ra­gées. En d’autres termes : la mon­dia­li­sa­tion, comme pro­ces­sus de mise en connexion et en concur­rence glo­bale du monde, s’ap­puie sur l’op­pres­sion d’une par­tie de celui-ci, au pro­fit de l’é­man­ci­pa­tion de l’autre. Un pro­ces­sus réso­lu­ment colo­nial fon­dé sur l’ac­crois­se­ment conti­nuel des inéga­li­tés entre les indi­vi­dus et les États. L’aide inter­na­tio­nale a ten­té de réta­blir des dyna­miques plus éga­li­taires à toutes les échelles : sans suc­cès. C’est qu’elle n’est pas exempte de racisme sys­té­mique, et qu’elle s’ins­crit para­doxa­le­ment dans un contexte de fer­me­ture des fron­tières des pays du Nord. Plutôt que de reje­ter les prin­cipes et les actions de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, comme le fait une par­tie de la gauche radi­cale, Maika Sondarjee pro­pose d’en repen­ser la phi­lo­so­phie, les fon­de­ments, les acteurs et les ins­ti­tu­tions. Une posi­tion qui se veut à la fois radi­cale, anti­ca­pi­ta­liste, déco­lo­niale et fémi­niste. Elle invoque ain­si cer­tains prin­cipes issus de la théo­rie fémi­niste pour éla­bo­rer « une posi­tion morale et poli­tique per­met­tant d’être plus soli­daire avec les nations du Sud ». Cette réflexion mobi­lise des exemples concrets des consé­quences néga­tives de la mon­dia­li­sa­tion et de l’aide inter­na­tio­nale sur les indi­vi­dus : on découvre ain­si nombre de témoi­gnages de femmes agri­cul­trices, ouvrières ou tra­vailleuses domes­tiques. L’auteure remet en lumière ce que la mon­dia­li­sa­tion fait oublier et que l’aide « au déve­lop­pe­ment » nie : les his­toires indi­vi­duelles. Il faut « ces­ser de pen­ser que l’in­ter­na­tio­nal n’é­vo­lue que de manière loin­taine et théo­rique » et remettre au centre de la soli­da­ri­té : le Sud, les per­sonnes raci­sées, les envi­ron­ne­ments, au nom d’un « inter­na­tio­na­lisme radi­cal », seule voie pour une tran­si­tion glo­bale, sociale, éco­no­mique et cultu­relle juste. [C.M.]

Écosociété, 2020

Le Détour, de Luce d’Eramo 

Le Détour |

Une jeune Italienne fas­ciste de 18 ans s’en­rôle, en 1944, comme volon­taire pour par­tir tra­vailler dans un camp de tra­vail nazi. Fasciste, elle l’est « de famille » — son père est un digni­taire de la République de Salò. Ne sachant que faire des bruits cou­rant au sujet des exac­tions com­mises dans les Lager [camps] alle­mands, dési­rant s’ex­traire d’un milieu qu’elle exècre, elle décide de mettre ses pré­ju­gés à l’é­preuve du réel — ils s’en trou­ve­ront, bien sûr, dyna­mi­tés. Cette his­toire, l’au­teure l’a vécue. Mais il lui aura fal­lu des dizaines d’an­nées d’é­cri­ture et de lutte contre une mémoire embar­ras­sée, pétrie de honte et de tenaces refou­le­ments, pour qu’é­merge le récit frag­men­té, aux cou­leurs auto­bio­gra­phiques, de cette année d’en­fer­me­ment, de luttes et d’er­rances dans une Europe en guerre. C’est d’a­bord le volon­ta­riat dans une usine de l’IG Farben (celle de Höchst-Francfort), où la nar­ra­trice découvre la vio­lence de classe et l’am­pleur de l’op­pres­sion nazie. Elle par­ti­cipe alors à l’or­ga­ni­sa­tion d’une grève mas­sive des tra­vailleurs, ani­mée par une « rage sociale », puis tente de se sui­ci­der après l’é­chec du sou­lè­ve­ment. Suicide man­qué qui débouche sur un rapa­trie­ment. Mais à Vérone, la pro­ta­go­niste jette ses papiers et s’in­tègre à un convoi de déporté·es en par­tance pour Dachau. Retour dans les camps — en qua­li­té cette fois d’a­so­ciale inter­née et pas de tra­vailleuse volon­taire, où l’hor­reur concen­tra­tion­naire et l’hé­bé­te­ment prennent le des­sus. Ensuite, c’est la fuite de Dachau, la clan­des­ti­ni­té, et un acci­dent — Luce d’Eramo aide à secou­rir des bles­sés après un bom­bar­de­ment quand un mur s’ef­fondre sur elle —, qui la lais­se­ra para­ly­sée à vie. Mais une fois dit ceci, nous n’a­vons rien dit du Détour, qui rejoue l’af­fron­te­ment entre une expé­rience pas­sée et le sou­ve­nir qui en demeure. Les récits nous arrivent en désordre, pré­cis cepen­dant et remar­qua­ble­ment évo­ca­teurs. Bien plus qu’à un pro­cès de soi à soi, c’est aux tur­pi­tudes de l’Histoire qu’ils nous ramènent. Sans conces­sion. [L.M.]

Le Tripode, 2020

Qu’est-ce que l’é­co­so­cia­lisme ?, de Michael Löwy

Nous fai­sons face à deux impasses. Tous les socia­listes (entendre celles et ceux qui aspirent à tour­ner la page du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste) n’ont pas encore pris la pleine mesure de l’ur­gence éco­lo­gique ; tous les éco­lo­gistes n’ont pas encore inté­gré l’i­dée que, sans socia­lisme, ils sont condam­nés à don­ner des coups d’é­pée dans l’eau (c’est-à-dire à s’al­lier aux libé­raux ou à s’en tenir au cadre réfor­miste). Le socio­logue et phi­lo­sophe fran­co-bré­si­lien Michael Löwy ras­semble dans ce livre le fruit d’une longue réflexion : il y a près de 20 ans main­te­nant, il coécri­vait ain­si le pre­mier « Manifeste éco­so­cia­liste inter­na­tio­nal ». L’écosocialisme — dont Löwy s’empresse de pré­ci­ser qu’il n’en est que l’une des voix, plu­rielles — rompt avec l’ou­vrié­risme indus­tria­liste du siècle der­nier mais n’en appelle pas moins à convaincre la classe ouvrière (en pre­nant notam­ment à bras-le-corps la ques­tion du main­tien de l’emploi et de la tran­si­tion verte) ; il purge le mar­xisme his­to­rique de ses « sco­ries pro­duc­ti­vistes » mais n’a­ban­donne pas son hori­zon révo­lu­tion­naire : une socié­té sans classes où le temps libre serait accru. Il ne s’a­git tou­te­fois pas seule­ment d’en finir avec les rap­ports de pro­duc­tion actuels, la « ratio­na­li­té » du mar­ché capi­ta­liste et l’o­li­gar­chie qui nous tient lieu de « démo­cra­tie » ; c’est à une refonte glo­bale, « un chan­ge­ment de civi­li­sa­tion », que l’é­co­so­cia­lisme, d’ores et déjà struc­tu­ré à échelle inter­na­tio­nale, enjoint. Critiquant — sans tou­te­fois fer­mer la porte à la dis­cus­sion — le « fata­lisme » des par­ti­sans de la col­lap­so­lo­gie, la fixa­tion « crois­san­ciste » et consu­mé­riste des décrois­sants, le maxi­ma­lisme des mili­tants les plus radi­caux (on ne sau­rait, avance Löwy, oppo­ser les petites vic­toires de l’i­ci et main­te­nant au des­sein final) et le sec­ta­risme bien connu du camp de l’é­man­ci­pa­tion (il importe, pré­cise encore Löwy, de fédé­rer les mou­ve­ments ouvriers, fémi­nistes, paci­fistes, com­mu­nistes, anar­chistes et éco­lo­gistes), l’é­co­so­cia­lisme, fon­dé sur la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique, s’a­vance comme une alter­na­tive concrète et popu­laire à la « bar­ba­rie » en cours. On aurait tort de la négli­ger. [E.B.]

Le Temps des cerises, 2020

Nino dans la nuit, de Capucine et Simon Johannin

Une nuit qui dure de longs mois, qui étend ses griffes sur les têtes et les corps de celles et ceux qui tentent, en parade, de la peu­pler, de la fêter, d’y oublier leurs peines. Elle rat­trape tou­jours celles et ceux qui, en son sein, essaient de fuir. Cette nuit-là, celle de Nino et de ses ami·es, est bigar­rée. C’est par­fois un feu d’ar­ti­fices de cou­leurs, comme les spots des boîtes des nuits, le fluo des cachets. C’est sombre sur­tout, comme les appar­te­ments insa­lubres, mal éclai­rés, où Nino et Lale gèlent et s’en­gour­dissent ; sombre comme les mau­vaises résines. Rien vrai­ment, pour y échap­per. Surtout pas les joints, ni les payes de misère que donnent les petits bou­lots, ni les petits lar­cins, ni les grosses com­bines. Seuls éclats de lumière : des ami·es comme des frères et sœurs, un amour ful­gu­rant, quelques moment de grâce, un séjour au bord de la mer dans une mai­son d’en­fance. Plusieurs fois, Nino fait son sac, ten­tant par-là de s’é­clip­ser. Sur sa route, il emprunte des che­mins aus­si variés que : la légion, le maga­si­nage pour une grande enseigne, les petits tra­fics en tout genre. Il manque tou­jours quelque chose, sur­tout l’argent, et avec lui, l’es­poir. Le récit est drôle : on rit beau­coup, par­fois fran­che­ment, par­fois un peu jaune. Il est poé­tique aus­si : Nino tutoie l’a­mour qu’il porte à Lale, et se rend capable, dans une même phrase, des pires blagues et des plus beaux détours lyriques. « Je vois tes yeux par en des­sous, tes petites narines dont les bords reflètent en jaune orange la lueur des flammes. Je sais que tu m’aimes. Ce que je sais pas c’est vers quoi on va tous les deux. Comment ça va se pas­ser, avec quoi on va vivre. Toi non plus t’en sais rien, mais pour l’ins­tant c’est la nuit, alors on le fait. Parce que ça fait long­temps, parce que bai­ser nous per­met de pas trop pen­ser au reste, parce qu’i­ci on est que nous la peau dans la peau. » À l’i­mage de Nino, le récit est en équi­libre sur un fil, un peu gro­tesque, un peu vir­tuose. Nino s’ap­pelle Paradis et c’est la seule chose qu’il effleure sans la sai­sir jamais. [C.M.]

Allia, 2019

La Fille de Thrace et le pen­seur pro­fes­sion­nel, de Jacques Taminiaux

On se sou­vient de l’histoire de Thalès tom­bant dans un puits, tout absor­bé par sa contem­pla­tion du ciel, et sus­ci­tant dans sa chute les moque­ries d’une jeune ser­vante de Thrace. C’est d’une mésa­ven­ture sem­blable dont il est ques­tion ici, à ceci près que la chute du phi­lo­sophe, au lieu de sus­ci­ter les rires, conduit cette fois plu­tôt à l’effroyable : il s’a­git de l’engagement nazi de Heidegger. Au-delà des anec­dotes, Jacques Taminiaux montre les rai­sons phi­lo­so­phiques pro­fondes qui l’ont conduit vers une telle voie — et il le fait fort de la lec­ture, paral­lèle à Sein und Zeit, des écrits poli­tiques de Hannah Arendt et du débat sou­ter­rain que celle-ci n’a ces­sé de mener avec le « pen­seur pro­fes­sion­nel » Heidegger. Ce sont des ques­tions aus­si vieilles que la phi­lo­so­phie qui s’en voient réac­ti­vées, à com­men­cer par celle, fon­da­trice, du sens de la vie dans la Cité et, par là même, du rôle du phi­lo­sophe en son sein – ques­tions qui remontent à l’opposition entre Platon et Aristote. Or la dis­cus­sion que Arendt mène avec Heidegger se fonde pré­ci­sé­ment sur une lec­ture de ces deux phi­lo­sophes, et sur la place qu’ils accordent l’un et l’autre à la bios theo­re­ti­kos (la vie contem­pla­tive). L’auteur montre que l’ontologie fon­da­men­tale de Heidegger, dans les années 1920, est tra­ver­sée d’un par­ti pris pla­to­ni­cien, et ce jusque dans sa lec­ture d’Aristote : il reste aveugle à la plu­ra­li­té comme condi­tion de la vie poli­tique, ne gar­dant du phi­lo­sophe grec le carac­tère essen­tiel de la praxis que pour affir­mer que celle-ci n’est autre que la vie spé­cu­la­tive. Confusion immense, héri­tée de Platon, qui conduit le phi­lo­sophe à se faire « voyant » de la véri­té et à se croire seul pos­ses­seur du sens de la condi­tion humaine. Contre une telle illu­sion consis­tant à se croire maître du sens — et ain­si confondre connaître (l’Être ou le savoir abso­lu) et pen­ser (le sens) —, la pen­sée de Arendt consti­tue comme un der­nier aver­tis­se­ment. Elle nous enseigne que, face aux ques­tions ultimes, le phi­lo­sophe n’est sans doute pas mieux armé que n’importe quel autre humain. [A.C.]

Payot, 1992

La Chauve-sou­ris et le capi­tal — Stratégie pour l’ur­gence chro­nique, d’Andreas Malm

On sait la liste sans fin des drames liés au dérè­gle­ment cli­ma­tique. On sait l’ur­gence et la cri­tique de l’i­nac­tion des puis­sants face à celle-ci. On sait les liens à l’œuvre entre la pan­dé­mie de Covid-19 et l’ordre actuel du monde (défo­res­ta­tion, com­merce des ani­maux sau­vages, tra­fic aérien, etc.). On sait que la pan­dé­mie endi­guée, d’autres catas­trophes sur­vien­dront. Bref, tout un cha­cun sait tout ce qu’il y a à savoir, notam­ment que le temps compte — pour peu que l’on tienne aux « fon­de­ments de la vie humaine » et des autres espèces. N’y reve­nons pas ; voyons plu­tôt ce que Malm pro­pose. Un éco­lé­ni­nisme. La for­mu­la­tion a de quoi dérou­ter (c’est qu’on asso­cie plus volon­tiers l’en­tre­prise sovié­tique à l’in­dus­tria­li­sa­tion for­cée qu’à la cri­tique verte du pro­duc­ti­visme). Parce que deman­der aux consom­ma­teurs de modi­fier leurs habi­tudes est vain ; parce que faire pres­sion sur les pou­voirs publics est vain ; parce qu’en pleine extinc­tion de masse, publier des tri­bunes est vain, il faut, assure Malm, se rendre à l’é­vi­dence : nous nous trou­vons dans la situa­tion de Lénine en 1917. Une immense menace face à nous (la Première Guerre mon­diale) et la néces­si­té d’en sor­tir par le haut (la révo­lu­tion). Et Malm d’a­dap­ter « le geste léni­niste » à notre temps : il faut « décla­rer une guerre de classe éco­lo­gique », natio­na­li­ser l’en­semble des entre­prises liées aux com­bus­tibles fos­siles, mettre en place un ser­vice public de la resta­bi­li­sa­tion du cli­mat, aban­don­ner la consom­ma­tion de viande. Cela, on l’i­ma­gine, ne se fera pas la fleur à la bouche. Il fau­dra réqui­si­tion­ner, sanc­tion­ner, ration­ner ; bref, mettre en place une « pla­ni­fi­ca­tion stricte et glo­bale ». Or il n’est que l’État, pôle le plus puis­sant d’entre les pôles, pour se mon­trer à la hau­teur de l’en­jeu. Les liber­taires, les loca­listes et les zadistes grincent des dents ; Malm le sait, et pour­suit : le nau­frage sovié­tique est indis­cu­table, et c’est bien pour­quoi ce léni­nisme vert est « liber­taire » (la notion revient à Bensaïd). Il y a de l’oxy­more dans l’air, dirions-nous ; la guerre cli­ma­tique invite à l’au­dace, répon­drait sans doute Malm. [E.C.]

La Fabrique, 2020


Photographie de ban­nière : Ursula Schulz-Dornburg


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REBONDS

Cartouches 59, novembre 2020
Cartouches 58, octobre 2020
Cartouches 57, sep­tembre 2020
Cartouches 56, juillet 2020
Cartouches 55, juin 2020

Ballast

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