La 5G sans débat démocratique, la psychiatrie artisanale, la fresque de Vuillard, le vol d’un faucon, l’hybridation sino-américaine, la science communalisée, la maternité dans la lutte féministe, la gauche radicale et l’identité juive, les secrets de Pierre Michon et les transes chamaniques : nos chroniques du mois de septembre.
☰ 5G mon amour, de Nicolas Bérard
Journaliste indépendant, Nicolas Bérard présente ici les enjeux du déploiement en cours d’un réseau 5G sur le territoire français. Une grande partie du livre s’attache à exposer les différents lobbies qui, non seulement, sont de la partie mais définissent, sans concertation démocratique aucune, les règles du grand jeu de l’exposition aux champs électromagnétiques — où chacun·e se voit embarqué·e bon gré mal gré. L’auteur présente notamment l’ICNIRP, organisation fondée en 1992 et censée fixer les seuils limite d’exposition aux ondes non ionisantes. Or plusieurs des « experts » qui y officient perçoivent, en parallèle, des revenus provenant directement de l’industrie de la téléphonie mobile. Les conflits d’intérêts sont légion dans ce type d’instance, et lézardent la possibilité même de poser un contrôle d’ordre sanitaire sur les évolutions technologiques liées au sans fil. Et si l’on entend relativement peu parler des potentiels effets négatifs des ondes sur la santé, c’est que la recherche indépendante est quasi-inexistante, ou bien se heurte à une armada de contre-expertises qui la musèlent. Ce livre n’entend pas apporter de réponses ni se substituer à la science ; il a pour mérite de questionner l’évolution actuelle des technologies du sans fil, tout en nous dévoilant ce qui se trame derrière un rideau politico-médiatique paré des couleurs étincelantes du progrès et du smart world à venir… Alors que les personnes souffrant d’électro-hypersensibilité peinent à faire reconnaître leur maladie, le déploiement de la 5G impliquera la disparition totale des zones blanches en France. Le brouillard électromagnétique ira s’épaississant, n’épargnant aucun espace ni aucune espèce : insectes, humains, tout l’éventail du vivant sera exposé sans que l’impact d’une telle exposition ait été étudié au préalable. C’est là sans doute que réside le problème : dans la grande course en avant pour que nos voitures et brosses à dents soient connectées, il serait bon de prendre, a minima, le temps de l’exercice du doute. [L.M.]
Le passager clandestin, 2020
☰ Manifeste pour une psychiatrie artisanale, d’Emmanuel Venet
On sait aujourd’hui la situation dramatique dans laquelle la psychiatrie publique française est plongée. Les critiques, les luttes sont constantes. Elles émanent surtout de praticiens qui se battent pour que cesse la dégradation des moyens qui leur sont alloués — on se souvient du personnel de l’hôpital du Rouvray qui, en 2018, a entamé une grève de la faim pour obtenir la création de postes dans l’établissement. Mais les critiques émanent aussi d’une faction davantage universitaire de la psychiatrie, laquelle se rallie bon an mal an aux politiques publiques tendant à la standardisation, à l’objectivation des actes de soin. Ainsi, nous dit-on, il ne s’agit pas d’augmenter les budgets du secteur psychiatrique, mais de simplement le réorganiser ! C’est là le danger. Écrivain et psychiatre à l’hôpital lyonnais du Vinatier, Venet prend ici position contre le mouvement néo-psychiatrique qui défend une approche neurogénétique des pathologies mentales, approche particulièrement compatible avec la logique néolibérale de quantification et d’objectivation des données. À l’heure où le standard menace de l’emporter sur le sujet, la vraie menace réside précisément dans ce glissement épistémologique qui pourrait conduire à saper méthodiquement, et définitivement, le principe-même de la relation thérapeutique. Car si tout s’inscrit dans un régime de causalité neurobiologique, à quoi bon élaborer patiemment, lentement, une relation singulière avec un patient ? Ce manifeste est donc celui d’un praticien inquiet de voir le corpus théorique et pratique de la psychiatrie se réduire, se scléroser au contact d’un neuroscientisme hégémonique. Ce que Venet défend, c’est la liberté pour les praticiens de penser leur pratique et de mobiliser les corpus théoriques de leur choix (psychanalyse, psychologie institutionnelle…). Ce qu’il défend surtout, in fine, c’est cette entité si difficilement saisissable et impossible à quantifier qu’est le psychisme, ce « bastion du libre arbitre et de la subjectivité ». [L.M.]
Verdier, 2020
☰ Congo, d’Éric Vuillard
Nous voici en 1884, à Berlin. La conférence, connue sous le nom de la ville qui l’héberge, va durer trois mois ; l’occasion, pour les dirigeants des principales puissances mondiales, de couper en tranches le continent africain pour mieux se le partager — on aura compris : le piller, l’exploiter, l’écorcher. Bismarck agite ses baguettes de chef d’orchestre et l’on devise, « dans un esprit de bonne entente mutuelle », foi d’acte final, du commerce et de la Civilisation. « On n’avait jamais vu ça, écrit Vuillard. On n’avait jamais vu tant d’États essayer de se mettre d’accord sur une mauvaise action. » Avec cette ironie sèche que l’on sait prisée par l’écrivain, Congo se saisit, d’un geste vif et bref, de tout ce « beaumonde ». Paru en même temps que La Bataille d’Occident, du même auteur (le récit, cette fois, de la Grande Guerre et, là aussi, de cette « élite raffinée etfière » qui marchande et tue), Congo annonce par l’un de ses chapitres le récit qui leur succédera, Tristesse de la terre — ou le destin de Buffalo Bill, amer reflet de la Conquête de l’Ouest. C’est que Vuillard, de livre en livre, plante sa tente dans l’Histoire, plaines ou cœur des villes, et s’entête à voir, entre oppression et révolte, ce que l’on peine parfois à dire. On ne lit d’ailleurs pas un livre de Vuillard : on avise la portion d’une fresque en devenir. Les sombres teintes de Congo — ses mains tranchées, son pharaon Léopold et son fonctionnaire colonial hantant les bars et mourant à petit feu — se chevauchent aux traits du prédicateur du Saint-Empire, celui de La Guerre des pauvres — « les puissants ne cèdent jamais rien » —, et le peuple insurgé de 14 juillet semble élever la voix non loin des patrons rassemblés par Göring dans L’Ordre du jour. Une fresque, oui, contre le temps court, délié, disjoint. « L’Histoire s’est imposée comme un recours à notre époque où la perspective est émiettée », dit-il. Au récit de soi cher à notre temps, Vuillard oppose — avec, parfois, cette poésie que l’on ne bouderait pas d’approcher plus encore en ses pages — une peinture au pluriel : le prérequis à toute politique. [E.B.]
Actes Sud, 2012
☰ Le Sacret, de Marc Graciano
Ce pourrait être un banal récit de chasse. Une traque, quelque gibier débusqué d’une cache, et l’éternelle cruauté de faire fondre des bêtes à soi sur ces bêtes-là que l’on mange. Mais il y a que cette bête à soi est un sacret, faucon éduqué à ramener lapins, lièvres et goupils pour le plaisir de ceux qui l’ont dressé. Et, surtout, ce sacret revient de loin. C’est semblant à « une motte de terre » qu’un jeune garçon le trouva : une aile blessée avait rendu l’animal exsangue. Voici que le garçon le prend dessous sa chemise, tout contre son torse, et le ramène au château auprès de l’autoursier, lui qui connaît la science des oiseaux de proie — faucons, autours, éperviers. Et le garçon de lui donner « la beccade », portant des jours durant « sa bouche au bec de l’oiseau ». Ce pourrait être un banal récit de chasse, donc, si ce n’étaient les soins dispensés par le garçon ; si ce n’était, aussi, cette longue et unique phrase tendue comme la trajectoire d’une flèche, de l’oiseau recueilli à un dernier envol incertain. Au faîte de ce trait d’archer, une partie de chasse entre chevaliers, grandes dames et valets. Le garçon a été invité, car les progrès de son oiseau sont arrivés à l’oreille d’un vieux seigneur qui a la chasse comme principale occupation — sinon la guerre, pense-t-on. Et les oiseaux de proie sont lâchés, s’envolent et retombent sur un lapereau, un lièvre à la foulée tonique, un goupil enfin. Tandis que les yeux du renard se trouvent crevés, les plumes de l’oiseau ressemblent aux « larges et plates feuilles d’un rameau que le vent fait frémir ». On se dit qu’il est bien paradoxal que la beauté d’un geste puisse à ce point être entachée par la mort d’un animal. Qu’on pense à cet oiseau décrit dans un traité de chasse fort ancien, que Pierre Michon s’est plu à exhumer dans Corps du roi : « Quand il bat large, il est démesuré ; quand il se repaît, il fait vite ; quand il frappe, il met à mal ; quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise, il se gave. » Et de même que l’oiseau décrit, des mots choisis pour le faire, on se repaît de l’unique phrase du Sacret, dont la lecture emporte et ravit. [R.B.]
Éditions Corti, 2018
☰ L’Aigle, le dragon et la crise planétaire, de Jean-Michel Valantin
L’année 1839 voit la guerre de l’opium forcer la Chine impériale à ouvrir des voies commerciales avec l’Occident et son maillage colonial. On y décèlerait presque quelque ironie de l’Histoire, à voir aujourd’hui celle-ci sur le point de mener le grand jeu mondial de l’économie et remettre en question l’hégémonie occidentale. Mais au-delà de l’image d’une guerre titanesque sur fond de revanche, l’analyse de Jean-Michel Valantin dévoile un tout autre aspect de cette confrontation : Chine et États-Unis forment depuis les années 1970 un géo-pouvoir bicéphale, dont la puissante synergie détermine et verrouille en grande partie la trajectoire de l’Anthropocène. À peine la Chine maoïste s’est-elle convertie au système thermo-industrie que la phase de globalisation industrielle, enclenchée suite aux accords commerciaux entre Mao et Nixon en 1972, voit son territoire accueillir une portion majeure de la production-extraction nécessaire au développement de l’économie mondiale — et étasunienne, a fortiori. En désalignant radicalement l’économie des métabolismes terrestres, cette hybridation sino-américaine forme un redoutable système-monde dont la puissance d’impact a précipité la crise écologique planétaire. L’auteur montre comment la pression environnementale qu’exercent ces deux super-puissances les enferment dans une fuite sans fin pour parer les conséquences catastrophiques qu’elles enclenchent — sécheresse, pluies destructrices, méga-feux et mortalité massive due aux pollutions. Le changement climatique entraîne Chine et États-Unis dans un cycle d’anticipations stratégiques massif dont les effets déterminent en grande partie nos destinées collectives. C’est à travers ce prisme que Jean-Michel Valentin nous propose d’appréhender le déploiement des nouvelles routes de la soie, la crise de l’Arctique, le développement de l’IA ainsi que l’actuelle ruée vers l’espace. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à un véritable redéploiement de la frontière vers de nouveaux territoires jusque-là délaissés par l’extractivisme. [L.B.]
Seuil, 2020
☰ Science, d’Arnaud Saint-Martin
Les éditions Anamosa poursuivent leur travail didactique et critique, permettant à tout à chacun de mieux appréhender certains concepts trop souvent mal compris. Le sociologue des sciences et des techniques Arnaud Saint-Martin se penche ici sur le mot « science » — lequel, pandémie de Covid-19 oblige, s’est trouvé au centre de bien des discussions. La gestion de l’urgence, une certaine instrumentalisation et des mésusages médiatiques ont pu faire oublier que la construction scientifique des connaissances est un processus lent, où la disputatio joue un rôle important. L’ambition de l’ouvrage est donc de mettre en perspective « le développement d’un certain ethos de la science, c’est-à-dire un ensemble de valeurs et de normes inséparablement intellectuelles et morales, qui régissent l’activité scientifique ». Car la science doit être située historiquement et culturellement, sans pour autant, avertit l’auteur, tomber dans le piège d’un relativisme mortifère. Et si les scientifiques ne doivent pas perdre de vue l’« effort d’éducation populaire » qui leur incombe, le « droit d’entrée », comme l’appelait Pierre Bourdieu, peut s’avérer très élevé : il l’est d’autant plus qu’une discipline est autonome (« au sens où les problèmes sont déterminés et traités sans interférences extérieures » ). Or c’est bien cette autonomie et les libertés académiques qui sont aujourd’hui attaqués (tout particulièrement au Brésil et aux États-Unis). À l’heure où la LPPR parachève des années de destruction, de sous-financement et de précarisation de la recherche en France, Saint-Martin nous rappelle — si le lecteur n’en était pas déjà convaincu — toute l’importance d’une science publique, qui ne doit pas se réduire à quelques innovations technologiques : « ce grand mot de science n’a de sens que communalisé ». [M.B.]
Éditions Anamosa, 2020
☰ La Puissance des mères — Pour un nouveau sujet révolutionnaire, de Fatima Ouassak
Un éléphant, longtemps mis sous le tapis des luttes féministes, commence à se voir : la maternité. Des générations de femmes occidentales se sont battues pour permettre à toutes, et même à tous, d’avoir le choix de la parentalité ou de la non parentalité — c’est heureux, pour le moins. On sait que Simone de Beauvoir percevait les mères comme condamnées à l’aliénation : cela n’a sans doute pas aidé à outiller les héritières du féminisme radical. À force de lutter contre une essentialisation dont il était bien sûr urgent de se défaire, toutes les mères, face à la déconsidération de l’expérience de la maternité comme possiblement forte et singulière, se sont retrouvées sur le carreau. D’autant que le féminisme occidental majoritaire n’a que peu brillé par son inclusion des femmes non-blanches, donc de leurs enjeux parfois particuliers. Voilà que cela, enfin, secoue notre temps. La mère, donc, comme « nouveau sujet révolutionnaire » ; c’est ce que propose la politologue bagnoletaise Fatima Ouassak. Mère socialement perçue comme « arabe », témoigne-t-elle, stigmatisée dès son accouchement et dépossédée de cette expérience ; puis mère d’enfants en bas âge dans un système scolaire qui nie la pluralité des langues et des besoins, façonné qu’il est par les clichés, c’est-à-dire le racisme ; puis mère d’adolescents, consciente qu’elle est de les voir grandir sous le toit d’un État violent et inégalitaire envers les jeunes hommes perçus comme « noirs » ou « arabes » ; puis mère, un jour, d’adultes que trop, encore, voudrait voir peupler la sous-classe des travailleurs. Cet ouvrage de Fatima Ouassak ouvre de nombreuses portes et aborde de front la place historique des luttes des mères issues de l’immigration. « Quand on est parent minoritaire, on a l’impression d’éduquer et de transmettre en affrontant des vents contraires. » C’est de cette place politique que la cofondatrice du syndicat du Front de mères, elle-même issue d’un milieu ouvrier, aborde son militantisme antiraciste, féministe et écologiste : à partir du terreau quotidien et des urgences de son quartier qui, finalement, concernent le monde entier. Une manière de montrer l’exemple par l’action — un exemple à offrir pour élargir le champ des possibles de nos enfants. [M.M.]
La Découverte, 2020
☰ Sont-ils toujours des Juifs allemands ? — La gauche radicale et les Juifs depuis 1968, de Robert Hirsch
Avec cet essai au titre interpellant, Robert Hirsch, historien, juif athée et militant politique trotskyste, propose une lecture au long cours des rapports entre la gauche radicale — entendre, ici, à la gauche du PCF — et la « question juive ». Plus que de jeter un pavé dans la mare, il construit patiemment son récit : affaire Dreyfus, Seconde Guerre mondiale, Mai 68 et situation actuelle. On croise ainsi des maoïstes, des trotskystes et des libertaires ; on croise ainsi l’historien Vidal-Naquet, l’écrivain Daeninckx, la librairie La Veille Taupe, l’Union juive française pour la paix, la LICRA, la Ligue communiste révolutionnaire, ou encore l’Abbé Pierre et Tariq Ramadan (et combien d’autres). Mais c’est sur l’intrication, complexe, entre identité juive et radicalisme politique que le livre se concentre : figure du bouc-émissaire à l’aune des interminables guerres qu’Israël mène en Palestine, souvenir du génocide qui va s’estompant et, partant, cessant de structurer la raison révolutionnaire. Sans nulle précaution mal placée, Hirsch enfourche avec sérieux et minutie les questions soulevées par l’antisionisme, d’où qu’il vienne, et ses manifestations les plus virulentes. Entre mélancolie, inquiétude et insatiable envie d’en découdre, l’auteur s’efforce de documenter l’appauvrissement de l’antisfascisme au sein de différentes organisations, la légitimation de discours antisémites et, même, la tentation, chez d’aucuns, du négationnisme. Hirsch aborde également le scepticisme de certains quant à la virulence de l’antisémitisme actuel, ainsi que les questions liées à son « instrumentalisation ». L’ouvrage est précieux : en plus d’être écrit avec une plume solide et documentée, mais humble dans ses questionnements, il fourmille de quantité de détails historiographiques, de témoignages, d’entretiens, exposant les tensions entre groupes, collectifs et maisons d’édition. L’auteur, pour autant, n’observe pas de son perchoir : il rend compte par ce livre d’une vie de militant. [J.C.]
Arbre Bleu, 2018
☰ Le Roi vient quand il veut — Propos sur la littérature, de Pierre Michon
Son premier livre, Vies minuscules, a paru au mitan des années 1980 : on le compte, depuis, parmi les classiques de la littérature française contemporaine (et on a quelques raisons pour lui). S’ensuivront une petite dizaine de petits ouvrages. C’est que la brièveté tient, pour Michon, d’une éthique de l’écriture : le court comme possibilité de la fièvre. Autant de récits sur la corde raide, « densifiés, resserrés,dégraissés », dit-il. Écrire comme on tire à l’arc, donc, cela « pour garderintacte l’émotion ». Ce recueil donne à lire trente entretiens commis en l’espace de trois décennies. La possibilité, pour le lecteur curieux de son œuvre comme de celui à qui on la doit, de saisir ce qui, derrière ces vies de peintres ou de poètes, d’hommes de foi ou d’écrivains, se joue en cette langue singulière, sophistiquée, d’une étonnante densité. Ces vies, il les ressuscite d’entre la mort et l’oubli, lui, le drôle de chrétien qui récuse le besoin d’inventer des vies (entendre : des personnages de fiction, des « ectoplasmes », ceux qui peuplent le roman, cette « baudruche », ce « bouillon », cette « jactance »). L’écriture, assure le Creusois, ne lui est pas naturelle : il n’en finit pas d’attendre l’appel, l’élan. On le dit styliste ; il rejette le statut, la « louche étiquette » : le mot pour le mot ne l’intéresse pas. Sa langue — un mélange de XVIIe siècle et d’argot moderne, selon lui, d’oraison et d’injure, de sainteté et de barbarie — n’en convie pas moins le lyrisme, le chant, la poésie. Et, au détour d’une phrase, quelque part entre les noms des grands aînés, Céline, Faulkner, Hugo ou Borges, Michon parle de politique. Ici, pour déplorer l’effondrement du mythe révolutionnaire ; là, pour gourmander le post-modernisme et la mise au ban de la beauté ; ailleurs, pour réhabiliter Sartre tout en confiant n’être pas idéologue. « La littérature a besoin du secret », pense Michon ; c’est non sans plaisir que l’on approche, par ce volume, un peu des siens. [E.B.]
Albin Michel, 2007–2016
☰ Voyager dans l’invisible, de Charles Stepanoff
Le point de départ de l’ouvrage est d’ordre archéologique : considérant ces diverses formes de représentations figurées que sont les gravures et peintures rupestres comme des modes de « stockage symbolique externe », quelle pouvait être la façon dont nos ancêtres vivaient et usaient de leurs capacités d’imagination avant leur apparition au Paléolithique supérieur ? L’exploration des mondes mentaux n’a effectivement pas attendu la figuration graphique pour se déployer dans les collectifs humains. Charles Stépanoff, anthropologue spécialiste du monde sibérien, explore ici les univers cognitifs lointains qui se déploient dans les transes chamaniques afin de les raccorder au tissu universel de la psyché humaine. Le « monde de l’invisible » est une manière de faire spécifique où les mondes mentaux sont explorés par la seule voie interne. L’auteur défend que l’externalisation de nos créations psychiques dans la figuration graphique, l’écriture et dans les arts visuels et numériques, ne constitue nullement la seule voie que les humains ont exploité. Par une connaissance ethnographique érudite des chamanismes américains et eurasiens, Stépanoff montre comment la transe, l’hallucination, le rêve et autres manières d’agir sur les états de conscience, constituent autant de techniques d’imagerie mentale. Véritable outillage cognitif, la richesse et la précision qu’ils présentent n’ont pas à pâlir devant les modes de symbolisations externes contemporains. Ces technologies de l’imaginaire ont été majoritairement disqualifiées en Occident — d’où notre habitude à distinguer ce qui est impalpable, donc « imaginaire », de ce qui existe « concrètement ». L’imagination exploratoire permet la communication et la négociation avec les entités non-humaines ; en confisquer l’accès commun, c’est rendre le diplomate indispensable, duquel la médiation, rendue nécessaire, ouvre les portes à l’expansion de la hiérarchie sociale. [L.B.]
La Découverte, 2019
Photographie de bannière : Roiter Fulvio, La Lettera (1953)
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