Cartouches (55)


Une barque sur la Loire, la voie éco­so­cia­liste, la langue des écri­vains, des robots et des lois, la démo­cra­tie comme dis­so­lu­tion, un vol d’oiseaux, un pay­sage sta­tis­tique, une mon­naie héli­co­ptère, les car­nets d’une Italienne et les armes non létales : nos chro­niques du mois de juin.


Intervalles de Loire, de Michel Jullien 

Une barque et ses trois bancs pour y poser les fesses abrite, le temps du récit, trois com­pères presque cin­quan­te­naires ; ils ont en ligne de mire non moins que la fin d’un fleuve : Saint-Nazaire, là où vient se noyer la Loire et qu’il fau­dra ral­lier à la rame sur près de 850 kilo­mètres. Tenu par une pro­messe avi­née, le trio s’élancera dans la des­cente du fleuve. Il faut d’abord dégo­ter la barque, dis­cu­ter pré­pa­ra­tifs et anti­ci­per les contraintes. Rapidement, et dans la conscience que « des­cendre le fleuve n’est pas prouesse, de nos jours, en barque », Nénette — la barque — est parée et les amis s’engagent sur les eaux ligé­riennes. Le récit est struc­tu­ré par une sorte de lexique sans alpha­bet : l’entrée consti­tuée par un ou plu­sieurs mots, ici « Herbacée », ici « Renifler », ici « Objets trou­vés », n’est jamais posi­tion­née comme l’amont ou l’aval d’une autre, dans la hié­rar­chie propre aux ordres alpha­bé­tiques. Au contraire, les seg­ments suc­ces­sifs de texte se jouent les uns des autres, jouant de redon­dances, de retours en arrière, de longs arrêts sur images ou d’itérations per­cep­tives (le rameur tout du long avance à recu­lons). D’un bout à l’autre du récit, pas vrai­ment d’événement qui fasse sur­face. Toute la place est lais­sée au déve­lop­pe­ment d’impressions sen­sibles, d’observations atten­tives des eaux, des pêcheurs qui les balisent, des cen­trales nucléaires qu’on croise, du frou­frou­te­ment du fond de cale, des ponts qui ponc­tuent l’avancée, du Leclerc où il faut aller faire des courses, de la durée qui s’échappe. Le texte dit aus­si plei­ne­ment la bizar­re­rie du rap­port à trois sur la barque : on est des­sus en rota­tion per­ma­nente. Banc A, banc B, banc C. Tantôt de face, tan­tôt de dos, les bras à l’effort ou au repos, l’écriture éva­cue les dia­logues et l’épanchement sub­jec­tif, pour révé­ler le ténu niché dans l’évidence des dis­tances par­cou­rues. Au final, dans l’art de la barque comme dans l’art du récit chez Michel Jullien, « le sens de lec­ture de cette virée nau­tique oblige au contre-pied ». [L.M.]

Verdier, 2020

Trop tard pour être pes­si­mistes !, de Daniel Tanuro

Daniel Tanuro, auteur de L’Impossible capi­ta­lisme vert, pré­vient d’emblée : le dérè­gle­ment cli­ma­tique est inti­me­ment lié aux inéga­li­tés et les appro­fon­dit. « Nous sommes toustes sur le même océan, oui, mais pas sur le même bateau. » Dans ce der­nier ouvrage, l’ancien ingé­nieur agro­nome rap­pelle l’état des connais­sances scien­ti­fiques et les rap­ports pro­duits par les dif­fé­rentes ins­tances inter­na­tio­nales comme le GIEC, l’IPBES ou l’IGPB. Si ces tra­vaux sont abso­lu­ment néces­saires, ils ne sont pas exempts de biais poli­tiques et sociaux. En effet, dans trois scé­na­rios sur quatre du GIEC, pour res­ter en des­sous du +1,5 °C de réchauf­fe­ment, des tech­no­lo­gies à émis­sions néga­tives sont envi­sa­gées ! Or il est néces­saire de prendre en compte — et de chan­ger — le « contexte social, poli­tique et idéo­lo­gique », car « il faut rompre avec l’accumulation du capi­tal, pro­duire moins, trans­por­ter moins, par­ta­ger plus ». Tanuro (ré)affirme ain­si les impasses du capi­ta­lisme vert comme celle du key­né­sia­nisme, fon­ciè­re­ment pro­duc­ti­vistes. Et de poin­ter ce qu’il appelle « la faute de l’écologie poli­tique », à savoir la ques­tion à laquelle elle a long­temps évi­té de répondre : « Qu’est-ce qui s’accumule quand le capi­tal s’accumule ? » L’auteur prend soin de se posi­tion­ner par rap­port à dif­fé­rents cou­rants éco­lo­giques, dont celui de la col­lap­so­lo­gie, très en vogue ; si la catas­trophe est bien pos­sible, elle n’a rien de cer­taine. Pour Tanuro, c’est l’écosocialisme, la jonc­tion entre le socia­lisme et l’écologie, accom­pa­gné d’une pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique, qui consti­tue la voie de sor­tie la plus juste et la plus viable pour les humains comme les non humains. Si le lec­teur aver­ti appré­cie­rait que cer­tains points du débat soient davan­tage appro­fon­dis (notam­ment sur les théo­ries et les stra­té­gies éco­lo­gi­co-poli­tiques), le livre n’en demeure pas moins une syn­thèse réus­sie, et on le referme avec une cer­ti­tude : « Il faut se battre. » [M.B.]

Textuel, 2020

Il faut un frère cruel au lan­gage, de David Bosc

Jeu dan­ge­reux, pour un auteur ou une autrice, que de s’exprimer sur la créa­tion lit­té­raire, créa­tion reprise au quo­ti­dien mais qu’on peine à décrire aisé­ment. Au risque de la chute, s’ajoutent d’illustres pré­cé­dents — des lettres de Rimbaud au Journal de Kafka, des Variétés de Valéry aux essais d’Octavio Paz. C’est ain­si sous la férule de pairs éblouis­sants, sou­vent, par leur style, que David Bosc répond de l’inspiration poé­tique. La liste est longue pour un pro­pos si bref : Breton, Quignard, Michon, Büchner, Simon et tant d’autres ! Dans cette nébu­leuse ren­ver­sante, l’auteur n’oublie pas d’inventer, et d’inviter à l’invention. Comme ses récits (La Claire fon­taine, Mourir et puis sau­ter sur son che­val, Relever les déluges), ce texte est court, pré­cis, sou­li­gné d’une franche iro­nie devant les marques du pou­voir. Pour Bosc, le lan­gage est don­né à cha­cun pétri de sources hété­ro­gènes, toutes voi­lées par un usage domi­nant. L’auteur annonce : « C’est ain­si l’ordre du dis­cours que l’on tâche de défaire ». Et de pour­suivre, plus intime : « Provoquer le désar­roi du lan­gage, c’est à la fois renon­cer à l’inten­tion et se détour­ner de l’idée que l’écriture aurait essen­tiel­le­ment à voir avec l’expression de soi. » Il s’agit donc de désar­çon­ner la langue, et, avec, celui ou celle la maniant, afin de lais­ser sur­gir ce qui porte à écrire, soit « un motif, c’est-à-dire à la fois une image et une pous­sée ». L’écriture se donne tour à tour comme « émeute, émo­tion », « jaillis­se­ment », « lutte » et « ravis­se­ment ». Une ins­pi­ra­tion au tra­vail. Surtout, Bosc insiste sur cette néces­si­té que l’écrivain doit ména­ger : une par­tie de la créa­tion est étran­gère à son auteur, l’image évo­quée n’est que par­tiel­le­ment inten­tion­nelle ; c’est « un ailleurs qui est à la fois pays et peuple et temps ». Un monde depuis lequel écrire pour écrire à nou­veaux frais ce monde-ci que l’on habite. Reprenant le poète russe Mandelstam, l’écrivain signe cette âpre oppo­si­tion : « Je crois qu’il faut un frère cruel au lan­gage, qui lui mène la vie dure, et presque la vie impos­sible. » [R.B.]

Héros-Limite, 2020

Le Cycle des robots, d’Isaac Asimov

C’est au début des années 1950 que l’écrivain rus­so-éta­su­nien Isaac Asimov com­mence à écrire le Cycle des robots, consti­tué d’un ensemble de nou­velles et de romans. Le cadre nar­ra­tif est rela­ti­ve­ment « proche » : il débute au tour­nant du XXIe siècle — une cin­quan­taine d’années après son écri­ture —, bien avant le célèbre cycle Fondation qui se déploie une ving­taine de mil­liers d’années plus tard. Avec le Cycle des robots, Asimov pose un jalon de la science-fic­tion et décor­tique un sujet désor­mais clas­sique du genre : les rela­tions entre robots et humains. Ce sont ain­si trois lois fon­da­men­tales qui régissent le fonc­tion­ne­ment des huma­noïdes de métal : « Un robot ne peut pas por­ter atteinte à un être humain, ni per­mettre par son inac­tion que du mal soit fait à un être humain » ; « Un robot doit obéir aux ordres don­nés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contra­dic­tion avec la Première Loi » ; « Un robot doit pro­té­ger son exis­tence, tant que cette pro­tec­tion n’entre pas en contra­dic­tion avec la Première et/ou la Deuxième Loi ». À par­tir de ces règles — d’apparences simples —, Asimov ima­gine non sans habi­li­té un ensemble de situa­tions où ces lois entrent en ten­sion, se contre­disent ou contre­viennent à la volon­té ini­tiale des humains. Si la thé­ma­tique du retour­ne­ment des machines contre leurs créa­teurs n’a ces­sé d’être un ter­rain fer­tile pour les écri­vains (et cinéastes) de science-fic­tion, ce n’est pas exac­te­ment la voie, plus sub­tile, emprun­tée par l’auteur. Dans une langue dépouillée, Asimov explore la com­plexi­té des rela­tions entre humains et robots dotés d’une intel­li­gence cer­taine et se plaît à tour­ner et retour­ner les ques­tions com­plexes que ces inter­ac­tions sou­lèvent. On lit ou relit le Cycle des robots ain­si qu’elle s’avance désor­mais : une œuvre incon­tour­nable. [M.B.]

J’ai lu, 2009

Introduction à Claude Lefort, de Nicolas Poirier

Penseur de la conflic­tua­li­té, de la divi­sion ori­gi­naire du social et de l’indétermination du champ poli­tique, Claude Lefort a légué une œuvre qui se laisse dif­fi­ci­le­ment syn­thé­ti­ser en concept-clés, et ce en rai­son de la tâche qu’il s’est don­née comme phi­lo­sophe : non pas pro­je­ter sur l’Histoire une théo­rie fer­mée, qui livre­rait des réponses défi­ni­tives aux ques­tions de notre temps, mais décrire ce qui fait la vie même de la socié­té, à savoir le rap­port des humains au pou­voir et leur désir insa­tiable de liber­té. Pour nous intro­duire à cette pen­sée, Nicolas Poirier a choi­si de pro­cé­der chro­no­lo­gi­que­ment, expo­sant che­min fai­sant l’importante filia­tion avec Merleau-Ponty, ain­si que les prin­ci­paux points de diver­gence avec Castoriadis, dont l’idée d’auto-institution expli­cite de la démo­cra­tie parais­sait pour Lefort repro­duire le fan­tasme d’une maî­trise de l’Histoire par ses acteurs. Or, selon l’auteur, s’il fal­lait rete­nir une idée de Lefort, c’est celle de la démo­cra­tie comme « dis­so­lu­tion des repères de la cer­ti­tude », pro­cès inépui­sable et insi­tuable au cœur d’une socié­té où le pou­voir n’est occu­pé par per­sonne, demeure un « lieu vide », vide qui pré­ci­sé­ment per­met une non-adhé­rence de la socié­té à elle-même, et donc une vie poli­tique comme aven­ture du sens sans fin ni des­ti­na­tion. Et la force de cette pen­sée réside dans son rejet tant de la cri­tique conser­va­trice, qui fait de la démo­cra­tie le lieu de la dis­so­lu­tion de l’harmonie sociale où cha­cun ne défen­drait que son inté­rêt propre, que de la vision d’une démo­cra­tie pure­ment for­melle, comme régime poli­tique ache­vé et défi­ni­tif. C’est pré­ci­sé­ment parce que le sujet, tout comme la socié­té, sont cli­vés, ori­gi­nai­re­ment divi­sés, que le lien social est pos­sible : autre­ment dit, l’indétermination radi­cale et le conflit sont ce qui fait « tenir » la socié­té dans son ensemble. L’introduction à ces thèmes essen­tiels, telle qu’offerte par Nicolas Poirier, four­nit à n’en pas dou­ter d’importants repères au lec­teur qui vou­dra s’aventurer dans l’œuvre de Lefort. [A.C.]

La Découverte, 2020

Verte et les oiseaux, de Pınar Selek

Une nou­velle, ter­rible à tous, s’est répan­due dans le ciel : « Les humains ont appris la langue des oiseaux. » Et ces der­niers de se taire, tant ils croient leur liber­té mena­cée. À rai­son, concède un Corbeau Boiteux, le nar­ra­teur de ce doux conte : « Les humains ont des armes […] plus puis­santes que les griffes de l’aigle. » Pourtant l’affirmation est tron­quée. Seules deux femmes piaillent, cra­quettent et jacassent. Il s’agit de Mamie Terre — « Parce qu’elle sen­tait la terre » — et de sa petite fille, que les oiseaux nomment Verte, pour la cou­leur de ses yeux. Les voir ensemble, « c’était comme la ren­contre de la terre et de l’eau ». Les oiseaux s’en méfient d’abord, mais, bien vite, leur accordent toute confiance. C’est que les deux femmes n’usent de leur langue qu’afin de dire leur amour à ces êtres qu’elles admirent. Tout s’ombrage cepen­dant lorsque Verte est ven­due par son père pour ser­vir dans une riche famille. Mamie Terre s’effondre : elle ne chante plus. Les oiseaux, eux, n’entendent pas lais­ser dis­pa­raître leur plus sin­cère amie. Une nuée d’ailes s’assemble pour déli­vrer Verte de la ser­vi­tude qu’elle ne sait fuir. C’est dans les serres de l’Aigle Queue Pointue qu’elle prend son pre­mier envol, loin de sa geôle. Elle tou­che­ra terre, de nou­veau, en maints endroits, les yeux emplis de nuages, de larmes ou de joie, auprès des oiseaux, mais aus­si d’humains qui comme elles ont été ou sont oppri­més pour leur pau­vre­té. Traduit du turc pour les édi­tions des Lisières, Verte et les oiseaux est de ces contes que l’on aurait aimé entendre enfant. Les femmes y sont omni­pré­sentes et affir­mées, les ani­maux défaits de toute naï­ve­té. Pınar Selek, socio­logue turque vivant en exil depuis près de 10 ans en France, se dis­tingue ici par un franc oni­risme que sou­lignent de poé­tiques lino­gra­vures. Une his­toire qui tra­verse celui ou celle qui la lit, comme un vol de mar­ti­nets ouvre le ciel du début d’été. [R.B.]

Éditions des Lisières, 2017

L’Archipel fran­çais — Naissance d’une nation mul­tiple et divi­sée, de Jérôme Fourquet

Comment ana­ly­ser la socié­té fran­çaise du XXIe siècle ? Par les grandes trans­for­ma­tions qu’elle a connues depuis les années 1960, répond Jérôme Fourquet, spé­cia­liste des son­dages d’opinion à l’IFOP. La richesse des sta­tis­tiques, des cartes et des études d’opinion pose des chiffres sur un ensemble de pro­ces­sus : la déchris­tia­ni­sa­tion (les mes­sa­li­sants ne repré­sentent plus que 6 % des Français, contre 35 % en 1961), la libé­ra­li­sa­tion des mœurs (les trois-quarts des Français sou­tiennent l’IVG alors que la majo­ri­té n’était pas acquise lors de son adop­tion en 1975), la séces­sion des élites par la finan­cia­ri­sa­tion et la mon­dia­li­sa­tion de l’économie (le nombre de Français imma­tri­cu­lés au Luxembourg a été mul­ti­plié par 3,5 depuis 1985), la diver­si­fi­ca­tion de la popu­la­tion par l’immigration (18 % des nou­veaux-nés de sexe mas­cu­lin portent un pré­nom ara­bo-musul­man) — sans par­ler de la per­cée de l’antispécisme dans la jeu­nesse, de la nou­velle stra­ti­fi­ca­tion édu­ca­tive, de l’individualisation des pra­tiques cultu­relles ou du dis­cré­dit des médias tra­di­tion­nels. Ces trans­for­ma­tions ont eu des effets poli­tiques : déclin du Parti com­mu­niste fran­çais, implan­ta­tion du Front natio­nal, effon­dre­ment récent des par­tis tra­di­tion­nels, nou­veau cli­vage poli­tique peuple contre élites, forte vola­ti­li­té élec­to­rale. Fourquet en tire un constat : l’archipellisation de la socié­té fran­çaise, des « îles s’ignorant les unes des autres » ; pour en tirer un enjeu poli­tique : il ne se dégage plus de bloc social majo­ri­taire stable. Un livre utile pour rap­pe­ler des grandes ten­dances à l’œuvre : à lire ne serait-ce que pour les inté­res­santes ana­lyses anthro­po­no­miques et la géo­gra­phie sociale et élec­to­rale d’Aulnay-sous-Bois, de l’ancien Midi rouge ou du Calvados. [A.G.]

Seuil, 2019

Tout sur l’économie (ou presque), de Gilles Mitteau

Jusqu’en 2015, Gilles Mitteau était sale (ven­deur) sur le desk d’un pro­duit finan­cier en salle de mar­ché d’une grande banque d’investissement à Wall Street. Vous n’avez rien com­pris ? Ce constat d’un « monde obs­cur de la finance » l’incite à fon­der sa chaîne Youtube, Heu?reka, de vul­ga­ri­sa­tion en finance et en éco­no­mie. Un franc suc­cès — cinq ans plus tard, il compte une cen­taine de vidéos et 200 000 abon­nés — dou­blé d’un dépla­ce­ment intel­lec­tuel réjouis­sant : s’il se limi­tait, à ses débuts, à défri­cher le jar­gon de la finance et reven­di­quait une neu­tra­li­té poli­tique, il assume désor­mais de s’inscrire dans un cou­rant hété­ro­doxe (les post-key­né­siens), met à nu les hypo­thèses irréa­listes de l’économie domi­nante, s’inspire des tra­vaux de Bernard Friot pour décons­truire le pro­jet de réforme des retraites du gou­ver­ne­ment et défend les solu­tions moné­taires les plus radi­cales (comme l’idée de « mon­naie héli­co­ptère » : un vire­ment de mon­naie, par la Banque cen­trale euro­péenne, direc­te­ment sur le compte ban­caire des citoyens euro­péens). Comme il est désor­mais de cou­tume pour les you­tu­beurs, il s’est essayé au for­mat papier. Ce livre s’adresse au grand public qui cherche une porte d’entrée pour com­prendre les méca­nismes éco­no­miques et finan­ciers. Il se divise en quatre cha­pitres où se mêlent théo­ries, sché­mas, humour et exemples d’actualité : la mon­naie, la crois­sance, les crises et les mar­chés finan­ciers. Une bonne syn­thèse à la fron­tière du manuel, de l’essai et de l’infographie ; les plus aguer­ris trou­ve­ront éga­le­ment leur compte lorsque les affaires se corsent en théo­ries moné­taires ou dans le fonc­tion­ne­ment tech­nique de cer­tains mar­chés finan­ciers. « Pour ne plus se faire enfu­mer […], il faut tous deve­nirs éco­no­mistes« , pose-t-il en intro­duc­tion : pari réus­si. [A.G.]

Payot & Rivages, 2020

Carnets, de Goliarda Sapienza

Si l’on connaît aujourd’hui Goliarda Sapienza pour son grand roman L’Art de la joie, le tra­vail édi­to­rial mené en France par les édi­tions du Tripode nous per­met de décou­vrir ici une autre dimen­sion de sa prose souple, agile et aérée. Se gar­dant de toute rigi­di­té sty­lis­tique ou idéo­lo­gique, Sapienza a tenu durant près de 20 ans le jour­nal de sa vie, de l’année 1976 à l’aube de sa mort en 1996. Ce jour­nal répond d’une double exi­gence, vitale : écrire, se sou­ve­nir. On entre ain­si dans un uni­vers intime, quo­ti­dien, tis­sé de près à l’Italie de la fin du XXe siècle, où le Parti com­mu­niste ita­lien s’essouffle et où dis­pa­raissent peu à peu les der­nières figures d’un « cer­tain anti­fas­cisme athée » qui carac­té­ri­sa entre autres la famille de l’auteure (et que vient ravi­ver le sou­ve­nir de sa mère, l’éternelle mili­tante anar­cho-socia­liste et anti­fas­ciste, Maria Giudice !). Dans un va-et-vient constant entre Rome et la petite ville de Gaeta — les deux demeures de Sapienza —, on côtoie une ribam­belle de noms, de visages. Voilà ici Francesco Maselli, l’ex-compagnon de l’auteure (avec qui les désac­cords théo­riques furent sou­vent vio­lents), ici son frère Carlo, ici encore la comé­dienne Nastassja Kinski avec qui elle tra­vaille à un film, ici son amie Isa, là son ami Gigi, ici encore, régu­liè­re­ment, son der­nier com­pa­gnon de vie et d’écriture Angelo Pellegrino. Ce sont des dizaines de voix qui passent et repassent dans sa vie, impré­gnant l’écriture comme autant d’influx ner­veux qui donnent au texte sa viva­ci­té. Des voix, des noms et aus­si des espaces : les ruelles romaines bat­tues de pluie, les éten­dues russes et chi­noises par­cou­rues en trans­si­bé­rien en 1978, la pri­son de Rebibbia en 1980, les longues plages déso­lées du deuil qui envasent la pen­sée, les bains de lumière propres à cer­tains matins, les pla­teaux haras­sants de ciné­ma… Tout un monde, beau et dou­lou­reux (« dou­leur de gran­dir et de deve­nir autre »), dans lequel Sapienza a vécu et que l’on touche ici du doigt. [L.M.] 

Le Tripode, 2019

Gazer, muti­ler, sou­mettre — Politique de l’arme non létale, de Paul Rocher

À l’heure où les mani­fes­ta­tions de sou­tien à la famille d’Adama Traoré et en hom­mage à George Floyd se mul­ti­plient, et que, plus lar­ge­ment, les pra­tiques poli­cières se voient de plus en plus contes­tées, ce livre arrive à point nom­mé. Paul Rocher y pro­pose une réflexion sur les armes non létales : LBD 40, gaz lacry­mo­gène, gre­nade de désen­cer­cle­ment, Flash-Ball, Taser. Mises en lumière lors du mou­ve­ment des gilets jaunes, elles enri­chissent le lourd arse­nal des poli­ciers depuis les années 1990, au grand bon­heur des fabri­cants d’armes, et cela en dépit du fait que leur non-léta­li­té n’ait jamais été démon­trée. L’auteur ne dresse pas uni­que­ment un état des lieux des vio­lences poli­cières mais cherche éga­le­ment à déga­ger les méca­nismes qui enserrent le recours mas­sif à ces armes. Le déve­lop­pe­ment de celles-ci s’inscrit non seule­ment dans un chan­ge­ment de phi­lo­so­phie des forces de l’ordre, qui de plus en plus armées ont le tir facile, mais aus­si dans un pro­jet poli­tique qui « reflète l’ambition de la classe domi­nante d’assurer son hégé­mo­nie à un moment par­ti­cu­liè­re­ment déci­sif ». C’est que plus la mise en place du néo-libé­ra­lisme devient pré­gnante, plus les sou­tiens suf­fi­sants se font rares et les résis­tances visibles — d’où le recours crois­sant à la force. En réponse à la bru­ta­li­té poli­cière, l’« auto­dé­fense popu­laire » (port de maté­riels de pro­tec­tion, street medics) s’organise, se trans­met de mani­fes­ta­tions en mani­fes­ta­tions et est adop­tée par des publics qui en étaient peu habi­tués. Rocher offre ici, fort d’une démarche scien­ti­fique rigou­reuse, une réflexion cri­tique et poli­tique puis­sante sur ces armes — alors que les sta­tis­tiques demeurent par­ti­cu­liè­re­ment opaques. [M.T.]

La Fabrique, 2020


Photographie de ban­nière : Joop van Bilsen, 9 novembre 1948


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REBONDS

Cartouches 54, mai 2020
Cartouches 53, avril 2020
Cartouches 52, mars 2020
Cartouches 51, février 2020
Cartouches 50, jan­vier 2020

Ballast

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