Cartouches (50)


La nuit mena­cée, une enfance autiste dans les Cévennes, une éco­no­mie de l’en­traide, le pro­cès de la socié­té, une petite ville de France, le silence des pois­sons, le com­bat des com­mu­nards, l’a­bo­li­tion de l’être-femme, la poé­sie des camps, une ferme dans les col­lines, une Sécurité sociale de l’a­li­men­ta­tion et la mémoire de Drancy : nos chro­niques du mois de janvier. 


Sauver la nuit, de Samuel Challéat

Sortir la nuit, s’é­loi­gner de la ville, des habi­ta­tions. Puis, dans un lieu éloi­gné de toute lumière, lever la tête et, face à la trace de la Voie lac­tée et la mul­ti­tude d’é­toiles qui s’offrent au regard, expri­mer son admi­ra­tion. Quiconque a fait cette simple expé­rience sen­so­rielle s’en sou­vient. Mais si celle-ci peut sem­bler banale à cer­tains, il n’en est rien : deux tiers de l’hu­ma­ni­té ne peut voir la Voie lac­tée et 83 % de la popu­la­tion mon­diale vit sous un ciel mar­qué par la pol­lu­tion lumi­neuse. En France, « la quan­ti­té de lumière arti­fi­cielle pro­duite a qua­si­ment dou­blé » en 20 ans. Pour le géo­graphe Samuel Challéat, il s’a­git dès lors de recon­qué­rir une obs­cu­ri­té tou­jours plus mena­cée par la pol­lu­tion lumi­neuse. Qui éclaire-t-on ? quand ? com­ment ? Ces ques­tions sont au centre de la contro­verse socio­tech­nique popu­la­ri­sée par des astro­nomes pro­fes­sion­nels et ama­teurs face à la dif­fi­cul­té crois­sante qu’ils ont ren­con­trée pour obser­ver les étoiles et autres objets astro­no­miques. C’est dans cet élan qu’est né le Dark-Sky Movement aux États-Unis : plu­sieurs asso­cia­tions de par le monde ont contri­bué à élar­gir la pro­blé­ma­tique pour ne plus la can­ton­ner à la seule ques­tion de l’ob­ser­va­tion du ciel. Car la pol­lu­tion lumi­neuse a aus­si des effets directs et nocifs sur la flore, la faune et les êtres humains. Et puisque le vivant a des besoins d’obs­cu­ri­té, elle est pour l’au­teur « une res­source à part entière », qu’il faut donc pré­ser­ver. Si l’ou­vrage ne manque pas de poli­ti­ser la ques­tion, on regrette quelque peu que les prin­ci­pales ini­tia­tives actuelles relèvent sur­tout de la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle et du citoyen­nisme — rien n’as­sure que cela soit suf­fi­sant pour enrayer la machine. Puisque l’am­bi­tion de « sau­ver la nuit n’est rien de moins qu’affirmer une volon­té pro­fonde de redé­fi­nir l’espace de vie noc­turne qu’une socié­té accepte de mettre en com­mun avec le vivant non humain ». [M.B.]

Premier Parallèle, 2019

La Vie de radeau, de Jacques Lin

C’est d’une ten­ta­tive dont il est ques­tion et, à tra­vers elle, de celles et ceux qui l’ont por­tée ain­si que des lieux qu’elle a convo­qués. Pendant plus de 50 ans, Jacques Lin, ancien ouvrier élec­tri­cien, s’est éver­tué à main­te­nir avec d’autres une aire d’ac­cueil d’en­fants et d’a­dultes autistes aux pieds des Cévennes. Certains connaissent de cette aven­ture les noms de Fernand Deligny, l’un de ses ins­ti­ga­teurs à la plume pro­lixe et pré­cise, et de Janmari, autiste qui fut « sans le savoir la bous­sole de cette démarche » jus­qu’à son décès. Jacques Lin retrace dans ce court texte l’ex­pé­rience d’une vie aux côtés d’en­fants vivant à l’é­cart du lan­gage et des cadres sociaux éta­blis — donc stig­ma­ti­sés, sou­vent, pour cela. C’est une vie hors-champ qui leur a été per­mise aux alen­tours du vil­lage de Graniès : non pas désor­don­née (au contraire, tant ce que Deligny a appe­lé le « cou­tu­mier » a une place impor­tante pour eux) mais dis­tan­ciée des néces­si­tés civiles et civiques. Née autour de 1968, cette ten­ta­tive a sur­vé­cu aux années mal­gré les dif­fi­cul­tés maté­rielles ren­con­trées. Le quo­ti­dien fut fait de menues tâches répé­tées mais par­fois mises en péril par une visite de la DDASS, un pro­prié­taire récal­ci­trant ou le froid, tout sim­ple­ment. Comme le rap­pelle Thierry Garrel dans sa pré­face, c’est un « com­mu­nisme vital » qui s’est ins­tau­ré en ces lieux pen­dant un temps. L’auteur nous en conte les impré­vus et les habi­tudes sans lais­ser poindre son sen­ti­ment, si ce n’est, d’un trait dis­cret, à l’en­droit de la psy­cha­na­lyse ou des ins­ti­tu­tions psy­chia­triques, cha­cune bien trop bavarde. C’est un regard alter­na­tif à celui qui s’im­pose sur l’au­tisme que l’ou­vrage offre. La chro­nique de ce quo­ti­dien révèle com­bien il est pré­cieux de se gar­der de tout dis­cours nor­ma­tif sur ce qui nous excède : le décrire et ten­ter de vivre avec est un pre­mier pas vers sa com­pré­hen­sion. [R.B.]

Le mot et le reste, 2019

Pierre Kropotkine et l’é­co­no­mie par l’en­traide, de Renaud Garcia

C’est au sein d’une col­lec­tion sur les « pré­cur­seurs de la décrois­sance », aux côtés d’un hété­ro­clite bataillon, que prend place le géo­graphe anar­chiste Pierre Kropotkine. Renaud Garcia, phi­lo­sophe et spé­cia­liste de l’œuvre du théo­ri­cien russe, déploie dans une langue aus­si claire qu’in­for­mée la pen­sée éco­no­mique de ce der­nier. Là où cer­tains saluent sa notion d’en­traide en en oubliant l’o­ri­gine liber­taire, l’au­teur s’at­tache à réin­té­grer le poli­tique à la théo­rie. Les élé­ments bio­gra­phiques sont suc­cincts, mais suf­fi­sants pour com­prendre les sources de l’en­ga­ge­ment anar­chiste de Pierre Kropotkine : « l’œuvre et l’homme se trouvent donc étroi­te­ment che­villés ». Si le Russe n’a­ban­donne en rien le prisme spa­tial qui a mar­qué ses pre­miers pas dans l’é­cri­ture, il ne s’en tient pas à la géo­gra­phie aca­dé­mique et coor­donne avec son expé­rience de ter­rain des lec­tures tenant tant des sciences éco­no­miques que des sciences natu­relles. Ainsi Garcia pré­sente-t-il la théo­rie évo­lu­tion­niste de l’en­traide comme un contre-pied à celle pro­po­sée par Darwin au même siècle. S’il salue le bio­lo­giste anglais, Kropotkine ne manque pas de s’at­ta­quer à ses conti­nua­teurs réac­tion­naires, appli­quant les thèses dar­wi­niennes au monde social : « Kropotkine relève le défi de contrer le dar­wi­nisme social au nom de Darwin lui-même ». Le phi­lo­sophe liber­taire s’at­tache à pré­sen­ter les limites de son aîné, mais n’en sou­tient pas moins que son approche éco­no­mique n’a rien per­du de son acui­té pour le mou­ve­ment décrois­sant actuel. En pro­po­sant de repen­ser l’é­co­no­mie depuis les besoins et la consom­ma­tion plu­tôt que l’offre et la pro­duc­tion, Kropotkine plaide pour un rap­port révo­lu­tion­naire au tra­vail, à ses divi­sions internes ain­si qu’à l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et géo­gra­phique du social. Les extraits des prin­ci­pales œuvres du révo­lu­tion­naire reprennent avec cohé­rence le par­cours expo­sé par Garcia, et ne peuvent qu’in­vi­ter à lire les textes in exten­so. [R.B.]

Le pas­sa­ger clan­des­tin, 2019

Claude Gueux, de Victor Hugo

Il aura fal­lu attendre 1981 pour que la France, sous la pré­si­dence d’un homme d’État tra­vaillé par ses démons algé­riens, abo­lisse la peine de mort. Près de 150 ans plus tôt, Victor Hugo plai­dait pour­tant déjà contre elle, avec la force qu’on lui connaît et le talent qu’on lui envie à mesure que l’on pro­gresse entre les lignes alertes de ce bien bref roman. Roman plus ou moins vrai, à croire les archives car­cé­rales, mais là n’est sans doute pas l’es­sen­tiel. Si l’homme Gueux a exis­té, fils d’un voleur à son tour condam­né pour vols puis assas­si­nat d’un gar­dien de pri­son dans les années 1830, son état civil et le détail de la vie qui s’y lie importe moins que la cause qu’il incarne aux yeux de l’au­teur : ins­truire le pro­cès d’une socié­té inéga­li­taire qui fabrique le crime puis punit les crim­mi­nels en les tenant pour seuls et uniques res­pon­sables de leurs actes. Hugo défend « les dam­nés de la loi humaine » pour mieux atta­quer cette vision du monde où le libre arbitre dic­te­rait à lui seul la conduite d’in­di­vi­dus hors-sol. Ce sont les ins­ti­tu­tions qu’Hugo met sur le banc des accu­sés, quelques années après son roman, tout autant plai­doyer, Le Dernier jour d’un condam­né : « Cette tête de l’homme du peuple, culti­vez-la, défri­chez-la, arro­sez-la, fécon­dez-la, éclai­rez-la, mora­li­sez-la, uti­li­sez-la ; vous n’au­rez pas besoin de la cou­per. » Le remède évan­gé­lique pro­po­sé par l’au­teur ne résiste tou­te­fois pas au temps : Dieu fait par­tie du pro­blème et le socia­lisme, qui émerge en France l’an­née de paru­tion de Claude Gueux, s’im­po­se­ra comme l’u­nique solu­tion aux écarts de richesses décriés par Hugo. Le récit est linéaire, presque une chro­nique. Mais la langue hugo­lienne de trans­for­mer la chro­nique en lit­té­ra­ture, donc en art : les mots font mieux qu’in­for­mer, ils fré­missent ; les phrases ont plus d’am­bi­tion que la bonne entente entre locu­teurs, elles ont quelque chose d’une lueur sur le papier blanc. [L.T.]

Gallimard, 2015

Fief, de David Lopez

C’est l’histoire d’une recherche ter­ri­to­riale constam­ment contra­riée par les entre-deux : confu­sion des espaces et des rela­tions, dif­fi­cul­té de vou­loir appar­te­nir et appar­te­nance réelle. Le lieu est labile : ni une cité de ban­lieue, ni un vil­lage de la France « rurale ». Cette indé­fi­ni­tion iden­ti­taire et spa­tiale pèse. David Lopez, socio­logue et pri­mo-roman­cier, dépeint le quo­ti­dien flot­tant d’un groupe de jeunes adultes d’une petite ville péri­phé­rique, où tout est défi­ni par cette posi­tion décen­trée. On y boxe pour se don­ner l’impression de se confron­ter aux mul­tiples com­bats des jours qui passent ; on y fume des joints pour oublier que ces com­bats sont vains. Sans misé­ra­bi­lisme, sans juge­ment, en lais­sant la place néces­saire au silence, David Lopez s’attache à décrire ce qui peut faire fief au quo­ti­dien, c’est-à-dire consti­tuer des rem­parts, des bar­rières, des fron­tières, moins pour sépa­rer que pour ras­sem­bler en leur sein ceux qui les expé­ri­mentent. Après tout, si l’extérieur ren­voie constam­ment à l’exclusion, peut-être peut-on s’en affran­chir en construi­sant des inté­rieurs plus confor­tables ? Confortables, certes, mais peut-être aus­si peu éman­ci­pa­teurs. Fief est un roman sur la dif­fi­cul­té à se sai­sir des formes d’empo­werment et sur toutes les parades, plus ou moins vic­to­rieuses, à l’ennui, à l’abattement et à la désa­gréable sen­sa­tion d’être en dehors des choses. Si le temps semble s’être arrê­té, lui aus­si las­sé par l’immobilisme, le rythme est don­né par l’écriture : le par­ler devient un écrit sin­cère, authen­tique et radi­cal. Sans com­pro­mis­sion, sans omis­sion. L’entre-deux se confirme dans le style de ce roman qui happe le lec­teur : nar­ra­tion, dia­logues, mono­logues inté­rieurs se confondent dans un flot de mots, les­quels semblent seuls à même de redon­ner de l’élan à ce qui reste, comme le nuage de fumée, en sus­pen­sion au-des­sus de têtes, et pèse plus sur elles qu’il ne les élève. [C.M.]

Seuil, 2017

Tainaron, de Leena Krohn

Un dédale de rues qui, sans cesse, se recom­pose ; des habi­ta­tions aus­si diverses que le sont leurs habi­tants ; de vastes jar­dins aux fleurs sans pareil : assu­ré­ment, la ville de Tainaron n’a rien de banal. Sise par-delà un vaste océan, elle nous est décrite par un nar­ra­teur sans nom, conteur d’un autre temps cor­res­pon­dant avec un amour ancien qui jamais ne lui répond. Ce sont les lettres qu’il lui envoie que nous lisons. Ainsi la ville se donne à voir sous un angle nou­veau à cha­cune d’elle. Mené par un insecte tour à tour enthou­siaste et taci­turne, le nar­ra­teur se fami­lia­rise avec un lieu et des habi­tants qu’il peine sou­vent à appré­hen­der : « Je les com­prends aus­si mal que je com­prends les cris des oiseaux, le silence des pois­sons. » Seul son guide, le Capricorne, fait par­fois figure d’a­mi. Il ren­seigne sur les cou­tumes de la ville, si dif­fi­ciles à for­ma­li­ser, et ne tarde pas à pré­ve­nir l’in­vi­té : « Tainaron n’est pas un lieu, comme tu pour­rais le pen­ser. C’est un évé­ne­ment que per­sonne ne mesure. » Merveilleuse et ter­ri­fiante, étran­gère autant qu’é­trange, Tainaron, peu à peu, se dévoile dans ses para­doxes : des marges auprès des dunes, où la misère pro­duit la gêne, coha­bitent avec le faste de palais colo­rés. Traduite du fin­nois, l’œuvre de Leena Krohn est peu connue en France mal­gré une pro­duc­tion pro­li­fique dans sa langue natale. C’est avec un ouvrage ori­gi­nal qu’on la découvre : un roman épis­to­laire qui n’est qu’un pré­texte à la nar­ra­tion. Les lettres ne s’é­changent guère mais se lisent comme une chro­nique voya­geuse d’un lieu pour nous incon­nu. Le loin­tain et le pro­chain s’in­versent ; c’est l’Ailleurs qui devient fami­lier. Rappelant, mais de manière fan­tasque, l’é­trange pays dans lequel nous plonge Épépé du Hongrois Ferenc Karynthy, Tainaron invite à la des­crip­tion des phé­no­mènes qui nous échappent pour, sinon les com­prendre, du moins ne pas les dédai­gner. [R.B.]

Éditions Corti, 2019

☰ Louise Michel, la Vierge Rouge, de Mary M. Talbot et Bryan Talbot

Janvier 1905 : Louise Michel s’éteint. Des mil­liers de per­sonnes assistent à ses funé­railles. Elles sont le point d’ancrage d’un album qui nous guide sur les pas de celle que ses cama­rades appe­laient « la Grande citoyenne » (plus volon­tiers, d’ailleurs, que « la Vierge rouge ») : on la suit des bar­ri­cades de la Commune à la Nouvelle-Calédonie — où elle met à pro­fit son exil for­cé pour sou­te­nir le peuple kanak mal­gré l’hostilité de cer­tains com­mu­nards dépor­tés à ses côtés —, jusqu’à son retour en métro­pole. On côtoie sa lutte pour la jus­tice sociale et l’autorité de tous puisque « l’autorité d’un seul, c’est un crime » ; son com­bat pour l’instruction, qu’elle cherche à mettre en œuvre pour tous et toutes, par­tout où elle passe (pour vaincre l’oppression, il ne faut lais­ser la connais­sance ni aux seuls riches ni aux seuls hommes) ; sa croyance en un pro­grès tech­nique et scien­ti­fique qui ne devait pas man­quer d’émanciper le peuple en le libé­rant du joug reli­gieux ; et sa plume alerte qui, des cales du Virginie aux cel­lules de pri­son qu’elle fré­quen­ta régu­liè­re­ment, n’a ces­sé de noir­cir des pages de rimes et de réflexions poli­tiques. Dans un noir et blanc par­se­mé de rouge, comme le sang des communard·e·s sur les pavés de Montmartre ou les « rouges œillets en fleur » qu’elle adresse en poème à un cama­rade condam­né à mort, les auteur·e·s mettent en des­sins les mots de l’institutrice deve­nue anar­chiste et de ses contemporain·e·s, gla­nés au fil des archives. L’album est riche, docu­men­té — en témoignent les notes ras­sem­blées en fin d’ouvrage dans les­quelles on se plonge non sans gour­man­dise. Difficile cepen­dant, en une cen­taine de planches, d’approfondir tous les res­sorts et bifur­ca­tions d’une vie de luttes : l’album n’en donne pas moins l’en­vie de cou­rir se pro­cu­rer essai ou poé­sie de Louise Michel, mili­tante des uto­pies que l’on raconte et que l’on pra­tique. [C.G.]

Vuibert, 2016

La Pensée straight, de Monique Wittig

Peu de phrases ont été reprises, pro­lon­gées et détour­nées comme l’a été celle de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient », depuis sa publi­ca­tion, en 1949. La ver­sion qu’en a don­née Monique Wittig 30 ans après a tout par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué le mou­ve­ment et la théo­rie fémi­nistes : « On ne naît pas femme. » « On ne naît pas femme », tout court, parce que cer­taines ne le deviennent jamais ; c’est le cas des les­biennes. Le recueil d’articles (parus entre 1978 et 1994) ras­sem­blés ici tend à expli­ci­ter cette affir­ma­tion. Attachée à la tra­di­tion mar­xiste et au fémi­nisme maté­ria­liste qui s’en est ins­pi­ré, Wittig par­tage avec Beauvoir l’idée fon­da­trice selon laquelle, si « on ne naît pas femme », c’est parce qu’il n’y a pas d’« être-femme » natu­rel, bio­lo­gique, et que la situa­tion des femmes ne peut être res­sai­sie qu’à par­tir d’un sys­tème social et poli­tique don­né. En décla­rant néan­moins que « Les les­biennes ne sont pas des femmes » — et que, par­tant, elles ne le « deviennent » pas —, elle entend poin­ter non seule­ment un impen­sé du fémi­nisme hété­ro­sexuel des années 1970, mais encore ce qui consti­tue peut-être son levier de trans­for­ma­tion le plus radi­cal. Car pour Wittig, les fémi­nistes s’enfoncent dans une impasse si elles sont dupes de « la pen­sée straight », cette pen­sée de la dif­fé­rence des sexes éle­vée en dogme phi­lo­so­phique et en ordre poli­tique, dont le fonc­tion­ne­ment binaire empêche de conce­voir la « femme » autre­ment qu’en rela­tion à son « Autre », l’homme. Or, écrit-elle, « Lesbienne est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des caté­go­ries de sexe (femme et homme) ». En arra­chant le fémi­nisme à son hété­ro­cen­trisme consti­tu­tif, la pen­sée de Wittig lui a don­né un nou­veau souffle. Et loin de confi­ner à un par­ti­cu­la­risme indé­pas­sable, elle a entre­pris d’édifier, à par­tir de cette case vide que repré­sentent les les­biennes du point de vue de la « pen­sée straight », une nou­velle reven­di­ca­tion uni­ver­selle pour « la lutte des classes entre hommes et femmes » : une socié­té sans classes de sexes. [L.M.]

Éditions Amsterdam, 2018

Choix de poèmes, Paul Celan

En cette période de com­mé­mo­ra­tion de la « libé­ra­tion » (plus sym­bo­lique qu’his­to­rique) du camp d’Auschwitz-Birkenau par les troupes sovié­tiques, une ques­tion s’impose dans le débat public : celle de la com­mu­ni­ca­tion. Quelle place don­ner à la froide et néces­saire ana­lyse poli­tique pour les inter­ven­tions com­pas­sion­nelles ? Que pen­ser du registre jour­na­lis­tique, fac­tuel et émo­tif lors­qu’il se voit para­si­té par cer­taines ins­tru­men­ta­li­sa­tions poli­ti­ciennes ? Dès lors : com­ment par­ler, com­ment pen­ser les camps ? D’autres voies sont pos­sibles entre l’hy­per­mné­sie et le rela­ti­visme. Notamment celle de la poé­sie. Paul Celan — de son vrai nom Ancel —, poète et tra­duc­teur alle­mand, juif, d’o­ri­gine rou­maine, n’au­ra pas connu Auschwitz, mais un camp de tra­vail for­cé en Moldavie, à 23 ans — son « Auschwitz ». Sa famille fut assas­si­née ou dis­per­sée. Sa prose est dure, énig­ma­tique, inson­dable, opaque ; d’aucuns diront her­mé­tique : « l’heure de nais­sance du poème est dans l’obscurité », dira-t-il quant à lui. Le recueil, bilingue, pro­pose des notes expli­ca­tives, mais peut-être ne font-elles qu’épaissir encore le pro­pos. Primo Levi, ratio­na­liste, rejette la pos­ture poé­tique de Celan : il argue qu’il faut com­mu­ni­quer clai­re­ment. Mais la prose du poète est celle d’un sur­vi­vant écri­vant en alle­mand : le conflit avec la langue est inévi­table. Il ne témoigne pas de l’innom­mable, comme Adorno le sou­te­nait, mais d’une expé­rience, et n’an­nule pas les contri­bu­tions de Levi. Sa poé­sie n’est pas « Après Auschwitz » mais « d’après Auschwitz ». Celan forge une langue en per­pé­tuelle recherche d’elle même, avec sou­ci de la pré­ci­sion — pui­sant chez les mys­tiques, la kab­bale, la géo­lo­gie et la bio­lo­gie —, et invite le lec­teur à un tra­vail réflexif. Il aura ten­té d’habiter poé­ti­que­ment le monde, mais cette vie menée dans la proxi­mi­té de l’annihilation aura eu rai­son de lui. Il se sui­cide du pont Mirabeau, en 1970. [J.C.]

Gallimard, 1998

Une bête au para­dis, de Cécile Coulon

Entre deux mares et le relief enve­lop­pant des col­lines alen­tours, au bout d’un che­min de terre gras et peu amène, il y a le Paradis — le lieu-dit qui accueille la ferme de la famille Émard. Ou ce qu’il en reste après le décès des parents de Blanche et Gabriel. L’éducation des deux enfants incombe à la grand-mère, et le trio tient à bout de bras ledit Paradis : des terres agri­coles juste assez fer­tiles pour se nour­rir, et la vente du sur­plus au mar­ché. Il y a Louis, aus­si, le gar­çon de ferme épris de Blanche, condam­né à taire son amour et à jouer ce rôle pénible entre père, frère et pos­sible amant. Tout bas­cule pour tou­jours au Paradis avec l’arrivée d’Alexandre. Venu de la ville, il incarne à tous niveaux la confron­ta­tion des envi­ron­ne­ments, des lieux, des men­ta­li­tés. Il y a une vio­lence sin­gu­lière dans cet affron­te­ment des modes de vie : vio­lence sym­bo­lique, mais aus­si phy­sique, maté­rielle et affec­tive. C’est un roman de la construc­tion, mais aus­si de la des­truc­tion, ryth­mé par des cha­pitres sous forme d’injonctions — impres­sion lais­sée par cette suc­ces­sion numé­ro­tée de verbes à l’infinitif. Cécile Coulon fait exis­ter dans la chair de ses per­son­nages une cam­pagne humide, bru­meuse, qui forge les corps et les esprits, quel­que­fois mal­gré eux, mais sou­vent en conni­vence avec eux. Pas de déter­mi­nisme donc, plu­tôt une créa­tion com­mune : humains et non-humains se diluent les uns dans les autres, au point que les cochons, les arai­gnées et les étangs deviennent des per­son­nages cen­traux dans la vie de la famille. Le Paradis a tout d’un anti-para­dis sans pour­tant faire figure d’Enfer : l’autonomie vivrière, l’émancipation des cadres et des esprits coha­bitent avec l’enfermement. La situa­tion topo­gra­phique et géo­gra­phique du lieu ne paraît pas lais­sée au hasard : au bout du che­min, les per­son­nages semblent à la fois à un pas du début de tout et sys­té­ma­ti­que­ment dans l’impasse. [C.M.]

L’Iconoclaste, 2019

Abolir la dette — Travailler sans cré­dit, de Bernard Friot et Denis Baba

L’économiste et socio­logue com­mu­niste Bernard Friot est connu pour avoir éla­bo­ré cette pro­po­si­tion que Frédéric Lordon tient pour « pro­pre­ment révo­lu­tion­naire » : le salaire à la qua­li­fi­ca­tion per­son­nelle, plus cou­ram­ment dési­gné sous la for­mu­la­tion « salaire à vie ». Qu’est-ce à dire ? Il s’a­git de recon­naître tout un cha­cun comme pro­duc­teur de valeur éco­no­mique et d’a­bo­lir le mar­ché de l’emploi, grâce, notam­ment, à l’ins­tau­ra­tion d’une échelle des salaires pou­vant aller de un à quatre. Ce petit livre, construit autour de 49 para­graphes illus­trés, se concentre sur la ques­tion du cré­dit en tant qu’ins­ti­tu­tion, « clef de voûte de la domi­na­tion éco­no­mique et sociale pré­sente ». À rebours d’une théo­rie cri­tique qu’il estime trop sou­vent déplo­ra­tive et catas­tro­phiste, Friot creuse son sillon en sui­vant celui que les géné­ra­tions pré­cé­dentes ont à ses yeux enta­mé : la Sécurité sociale et le sala­riat enten­du comme conquête de la classe révo­lu­tion­naire. Sur fond de péril éco­lo­gique, l’a­gri­cul­ture fait ici office de fil rouge : la mise en place d’une Sécurité sociale de l’a­li­men­ta­tion, entiè­re­ment pay­sanne et bio­lo­gique, est ain­si décrite, bud­gets à l’ap­pui. Elle s’ins­ti­tue­rait face aux enseignes et cir­cuits capi­ta­listes, qu’il convien­drait d’as­sé­cher avec le concours des consom­ma­teurs, dotés d’un bon d’a­chat men­suel de 100 euros à uti­li­ser au sein des réseaux ali­men­taires pris en charge par cette nou­velle ins­ti­tu­tion. La dette agri­cole irait recu­lant, jus­qu’à dis­pa­raître. Et Friot d’a­van­cer qu’il est pos­sible d’i­ma­gi­ner la géné­ra­li­sa­tion d’un tel régime col­lec­ti­ve­ment contrô­lé à l’en­semble des sec­teurs de pro­duc­tion : la « civi­li­sa­tion » capi­ta­liste s’ef­fon­dre­rait, et avec elle le pro­duc­ti­visme indus­triel. Pareil pro­ces­sus « sera long », assure Friot, mais il per­met­trait de stop­per « immé­dia­te­ment » la pro­gres­sion du désastre éco­lo­gique en cours. [L.M.]

Atelier de créa­tion liber­taire, 2019

Cité de la Muette, de Jean-Patrick Lebel 

« Il y a la parole et le regard des témoins. Ils font la force du film et le struc­turent », résume la direc­trice du musée de la Libération de Paris. Lorsque le réa­li­sa­teur Jean-Patrick Lebel et son équipe sortent leur camé­ra en 1982, à Drancy, c’est pour racon­ter l’Histoire bles­sée. C’est que, le 21 août 1941, la cité de la Muette se trans­for­ma en camp d’internement pour les vic­times des rafles qui se mul­ti­pliaient alors en région pari­sienne. Les tours HBM (aujourd’­hui HLM) étaient neuves ; très vite, la cité devint le prin­ci­pal centre d’in­ter­ne­ment des juifs fran­çais et étran­gers, avant leur exter­mi­na­tion en Europe de l’Est. Mais com­ment le racon­ter, cela ? Dans Cité de la Muette, les témoi­gnages se suc­cèdent. Des bouts de vie dont on igno­rait tout jus­qu’a­lors. Les paroles des sur­vi­vants, intimes, n’ont pas été cou­pées au mon­tage : « Même à Drancy, je crois que cer­taines per­sonnes sont mortes de déses­poir », raconte l’un d’eux. « Nous avions peur de l’a­ve­nir », insiste-t-il, avant de racon­ter la der­nière nuit à Drancy, la plus « moche », elle qui n’a­vait rien d’une « une nuit muette ». « Si jus­qu’i­ci on s’ap­par­te­nait encore, à par­tir de demain, on appar­tient à quelque chose d’in­con­nu. » Paulette Sarcey, résis­tante au sein d’un groupe de jeunes com­mu­nistes de la MOI, res­ca­pée de deux ans de camps de concen­tra­tion, se livra pour la pre­mière fois face à la camé­ra. Arrêtée le 23 mars 1943, elle venait d’a­voir 19 ans : elle est dépor­tée de Auschwitz à Drancy en 1943 et ne sera libé­rée qu’en 1945. Quatre décen­nies plus tard, le réa­li­sa­teur Jean-Patrick Lebel s’est donc entre­te­nu avec elle près de trois heures durant ; Ciné-Archives et Périphérie s’as­so­cient et éditent en 2020, pour la toute pre­mière fois, le témoi­gnage de Paulette Sarcey. « Il est des paroles qu’au­cun monu­ment de rem­pla­ce­ra », nous rap­pelle Luc Alavoine, l’as­sis­tant-réa­li­sa­teur. [M.S.-F.]

Ciné-Archives et Périphérie, 2020


Photographie de la ban­nière : Ragnar Axelsson, « Faces of the North », https://rax.is


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REBONDS

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Ballast

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