Les femmes de la Commune, une fille de révolutionnaire, un libertaire suédois, la planification écologique, les vies à la merci des États, la poésie érotique, l’exil au Harar, une école publique de l’émancipation, les exils d’Ulysse et l’usine : nos chroniques du mois d’octobre.
☰ Les « Pétroleuses », d’Edith Thomas
Publié pour la première fois en 1963, cet ouvrage ressuscité par L’amourier, éditeur des poètes et de Bookchin, propose la première histoire des femmes de la Commune. Qualifiées de « pétroleuses » par leurs ennemis, qui leur reprochaient d’avoir incendié Paris (un terme au contraire revendiqué positivement par l’auteure), ces personnalités sont avant tout des résistantes à l’ordre établi, des pasionarias de la justice sociale et de l’égalité. Aux côtés de la célèbre Louise Michel, on découvre Victorine Brocher et sa boulangerie coopérative, Nathalie Lemel, Maria Deraismes, Olympe Audouard, Marcelle Tinayre, André Léo et tant d’autres noms escamotés de l’Histoire qu’elles ont pourtant faite. La belle préface du poète Bernard Noël insiste sur cette révision de l’imaginaire : mettre au premier plan les femmes, c’est redonner « du présent à ce passé. Le cours des choses, bien sûr, n’en sera pas changé, mais un peu d’avenir sera introduit dans le révolu ». Car c’est en s’emparant de la mémoire qu’on peut ressusciter des modèles de courage et d’éloquence, comprendre le rôle qu’elles jouèrent, journalistes et enseignantes, ambulancières et cantinières, intellectuelles et déportées en Nouvelle-Calédonie après l’écrasement de la Commune. Massivement présentes dès le 18 mars 1871, s’opposant les premières aux troupes versaillaises de Thiers venues récupérer les canons de la Défense nationale, 1051 femmes furent déférées en conseil de guerre, des centaines assassinées sur les barricades ou lors de la Semaine sanglante. Jules Vallès le note dans L’Insurgé : « Des femmes, partout. Grand signe. Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte. » Grâce à cette réédition bienvenue, il se lève en tout cas sur le destin de ces femmes municipalistes avant l’heure, persuadées que la libération des femmes et celle de l’humanité devaient aller de pair. [A.B.]
L’Amourier, 2019
☰ Le Jour où mon père s’est tu, de Virginie Linhart
« Je suis la fille de Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France, initiateur du mouvement d’établissement dans les usines. » Lourd héritage. Bien que le titre indique le contraire, il n’est pas dans ce livre question d’une unique journée, aussi emblématique serait-elle. Au printemps 1981, alors que François Mitterrand s’apprêtait à prendre le pouvoir, Robert Linhart, figure de proue d’un maoïsme sur le déclin, avale une dose mortelle de médicaments. Suivirent « vingt-quatre années de mutisme paternel » que sa fille tente ici de comprendre, surmonter et expliquer. Mais dès les premières pages, la figure du père laisse place à celles, multiples, des enfants qui, comme elle, sont nés autour de 1968 et ont été élevés dans son atmosphère. Au fil des récits d’anciens maos et de leur progéniture, Virgnie Linhart dresse le portrait d’une génération de militants aujourd’hui loin, pour beaucoup, de leurs idéaux d’alors. Leurs filles et fils se remémorent l’ambiance qui a imprégné leur jeunesse : la nudité partout, les discussions interminables, un désordre permanent, enthousiasmant ou destructeur. En se confrontant à celles et ceux qu’elle aborde comme des semblables, l’autrice s’aperçoit de la singularité de sa posture par rapport aux autres. Si beaucoup, parmi les amis de ses parents, étaient juifs et marqués par l’Histoire récente, s’ils partageaient des maîtres à penser — Marx, Althusser, Lacan — et un certain goût pour la révolte, aucun n’a eu à faire face au parcours chaotique de Robert Linhart. Chroniqueur de ses années à l’usine dans un livre respecté, L’Établi, d’un charisme fou mais autoritaire, ce père fut une figure marquante des années 1968, mais aussi, peut-être, l’un « des plus marqués » par l’époque. Sa fille, dans une enquête personnelle autant que générationnelle, livre un beau témoignage sur ce qu’est être « l’enfant de » tout en essayant de devenir soi. [R.B.]
Seuil, 2008
☰ La Dictature du chagrin & autres écrits amers, de Stig Dagerman
Si on connaît surtout le journaliste libertaire suédois Dagerman pour son texte culte, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, on fréquente moins l’essayiste à la plume acérée : il fut pourtant d’une lucidité exceptionnelle dans l’immédiat après-guerre. Ce recueil de chroniques et d’éditoriaux livre un bel aperçu sur l’engagement syndicaliste révolutionnaire qui fut le sien, notamment dans un texte consacré à l’anarchisme ou dans sa « contribution au débat Est-Ouest » — dans laquelle il récuse l’alternative forcée entre le modèle libéral à l’américaine et le modèle autoritaire stalinien. Quant au texte qui donne son titre au livre, il y constate avec effarement la mobilisation autour de la disparition du roi Gustave V et s’étonne d’un chagrin médiatiquement orchestré qui contredit la passion affichée pour la démocratie. Il y a du Camus dans ce Dagerman qui réfléchit à la notion d’engagement de l’écrivain : à la fois nécessaire, au nom d’une commune humanité, et en partie désespéré tant il a conscience que les armes de l’intellectuel ne remplacent pas celles du militant. Il appartient donc au poète d’assumer une véritable position critique sans jamais renoncer pour autant à l’exigence artistique, celle qui fait que la littérature est « importante pour l’être humain — non pas à la manière d’un jeu de société mais en tant que pierre de touche de sa propre honnêteté devant la vie ». L’essentiel n’est donc pas forcément et seulement d’être compris de tous, mais de rester fidèle à ce qui mérite le combat, fut-ce au prix d’une apparente difficulté. La défense de la culture, c’est-à-dire conjointement de la beauté et de la liberté, se mène sans illusion, mais toujours avec humour, lequel n’est pas exclusif du lyrisme. Entre reportages et billets d’humeur, bien plus revigorants qu’amers, malgré ce qu’on sait du destin de Dagerman qui se donnera la mort en 1954, ces écrits se dévorent non sans jubilation. [A.B.]
Agone, 2009
☰ Les Besoins artificiels — Comment sortir du consumérisme, de Razmig Keucheyan
C’est désormais une banalité : un mode de vie écologiquement soutenable est incompatible avec l’exploitation effrénée des ressources planétaires. Rompre avec la logique productiviste du capitalisme est un impératif, aussi bien social qu’écologique. S’ensuit cette interrogation fondamentale : de quoi avons nous vraiment besoin ? Razmig Keucheyan, professeur de sociologie, posait la question dans un article paru en 2017 et prolonge cette réflexion dans son dernier livre. Le capitalisme ne cesse de créer des « besoins artificiels », générant leur lot de nuisances, de pollutions et alimentant un consumérisme sans frein. Casser cette dynamique nécessite tout d’abord de s’armer intellectuellement, en l’occurrence avec une théorique critique des besoins. En mobilisant des penseurs comme Agnès Heller et André Gorz, l’auteur en pose les jalons. Pour Keucheyan, qui puise dans la théorie marxiste, la marchandise sous production capitaliste est nécessairement aliénante — pour le producteur comme le consommateur. L’enjeu est donc d’« étendre l’anticapitalisme aux objets », dans l’objectif de produire des « biens émancipés ». Pour y parvenir, plusieurs pistes sont avancées : une extension de la garantie des objets à 10 ans afin d’enrayer l’ère du tout-jetable ; rapprocher associations de producteurs/consommateurs avec les syndicats pour créer les conditions de convergence entre mouvement écologique et ouvrier ; bloquer les grands flux logistiques afin de prendre le contrôle sur la circulation des marchandises. Au centre du questionnement : « Que produire pour satisfaire quels besoins ? » La réponse passera par la délibération collective et une planification écologique démocratique — bien que les contours restent à préciser. L’ouvrage ne manquera pas d’alimenter les débats pour allier le « rouge » et le « vert ». Et il y a urgence. [M.B.]
Zones, 2019
☰ Ali Aarrass, de Manu Scordia
Le sort d’Ali Aarrass est de ceux qui révèlent, peut-être, dans toute leur crudité, la vulnérabilité de nos vies à la merci du pouvoir des États. D’abord, son lieu de naissance : on le connaît aujourd’hui sous le nom de Melilla, une enclave espagnole sur le continent africain, au sein des frontières du Maroc. S’esquisse alors une histoire qui remonte loin dans le temps, celle du Rif oriental, des guerres de colonisation qui l’ont embrasé et des luttes de résistances menées par les Rifains. Ali Aarrass a grandi sur cette terre hispanophone mais ne sera pas reconnu citoyen espagnol. Il est belgo-marocain, deux nationalités s’amputant l’une l’autre. Sa vie se découpera entre ces trois pays : en Belgique, où il rejoint sa mère, enfant, puis deviendra boxeur (jusqu’à faillir représenter ce pays aux Jeux olympiques) ; l’Espagne, où il part vivre avec sa femme et sa fille avant d’y être arrêté un jour de l’année 2008, brutalement et sans explications ; le Maroc, où il croupit dans ses geôles depuis 2010. Trois nations qui passent des accords sur fond de « guerre au terrorisme » et détruiront des centaines de vies sans aucune preuve. Le Maroc — qu’il ne connaît pas — l’accuse ; l’Espagne le détient, le maltraite et l’expulse vers ledit Maroc, qui lui soutirera des « aveux » sous d’abominables tortures ; la Belgique, qui ne lèvera jamais le petit doigt. Bien que les procès mettront au grand jour un dossier vide et demanderont son acquittement, il n’en sera rien. Il se trouve toujours en prison. Mais l’affaire Ali Aarrass, c’est aussi un homme, la force de ses résistances, les grèves de la faim qu’il mène, la douceur des lettres qu’il envoie à ses proches et les combats qu’il soulève dans son sillon — ainsi de la lutte menée par de nombreux collectifs, comme en Belgique derrière sa sœur Farida : elle ne s’arrêtera pas. Cette histoire, Manu Scordia l’a mise en image : une bande dessinée, comme une nouvelle arme. Pour percer le silence qui cherche à étouffer sa voix et le bruit de sa condition. Pour que d’autres voix se joignent à ce combat. Pour faire tomber les murs de ces prisons. [C.G.]
Vide Cocagne, 2019
☰ Ce jour d’hui comme hier et demain, d’Andréas Embirikos
C’est au hasard d’une anthologie de la poésie grecque contemporaine que l’on peut découvrir le nom d’Embirikos, mais c’est du côté de la maison d’édition Le miel des anges, qui se consacre exclusivement à la traduction du grec, qu’il faut se tourner pour découvrir plus avant l’œuvre — et comme elle le mérite ! Surréaliste et passionné de psychanalyse et de photographie, proche de Yourcenar et introducteur d’André Breton en Grèce, Embirikos, né en 1901, est affamé de théories libertaires et fasciné par le socialisme utopique. Poète de la génération dite des années 1930, il a pour camarades Yorgos Seferis, Yannis Ritsos ou encore Nanos Valaoritis, qui vient de s’éteindre à Athènes. Marié de 1939 à 1943 avec Matsie Hatzilazarou, elle-même poète, Embirikos et elle organisent chaque semaine chez eux les soirées littéraires de l’intelligentsia de gauche surréaliste sous l’occupation. Moins connu en France que ses amis, peut-être plus sulfureux mais aussi plus difficile à traduire, tant il fait un usage subtil et savant de la langue grecque, c’est un chantre du désir. On le découvre avec un étonnement mâtiné de volupté, pour ses images à la fois tendres et crues, spectaculaires et joueuses : au-delà de l’érotisme certain des textes (« la poésie sera spermatique / Absolument érotique / Ou ne sera pas »), c’est son goût de l’utopie qui séduit — tel qu’il le développera notamment dans Oktàna, cité universelle « d’unité non politique mais psychique », inspirée des thèses du socialisme utopique fouriériste — et de la poésie comme « fonctionnement continuel de l’esprit ». Le tout donne furieusement envie de voir un jour traduit sa grand œuvre, un roman fleuve en huit tomes et 2 000 pages titré Megas Anatolikos, qui raconte une traversée de 10 jours virant à l’orgie heureuse — une sorte de contre-Sade socialiste et jubilatoire, en somme : tout un programme ! [A.B.]
Le miel des anges, 2019
☰ L’Abyssinienne de Rimbaud, de Jean-Michel Cornu de Lenclos
Rimbaud n’a pas fini de nous fasciner. Faut-il voir dans le poète qui s’évade d’un réel abominé un traître à la cause révolutionnaire qu’il soutenait aux temps de la Commune, prêt à tout vendre, même son âme, dans l’exil éthiopien ? Ou, au contraire, peut-on considérer que c’est par fidélité à ses rêves et à sa passion furieuse de la poésie vécue qu’il partit et tenta d’accomplir un destin ? Autant le dire, on n’en sait rien. Mais ce qu’il demeure de plus romanesque chez Rimbaud, c’est sûrement sa vie à Harar, capitale mystique du soufisme, haut lieu du croisement des cultures orientales et africaines, d’où il organisa des expéditions et trafiqua des armes pour le roi du Choa (là encore, deux interprétations sont possibles, selon qu’on le voit en premier défenseur de l’indépendance des peuples ou en cynique servant des intérêts coloniaux). Ce livre étonnant s’intéresse à l’homme libre et peut-être plus heureux qu’on ne croit (« Si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter ») que Rimbaud fut là-bas, entre les hyènes et les caravanes, les projets photographiques et l’amour, loin de Verlaine. C’est en effet le chapitre consacré à l’énigmatique figure de Mariam, sa compagne abyssinienne, qui donne le titre au livre. Une union de quatre années, des projets de mariage, une fausse couche — tout laisse à penser que cette rencontre compta dans sa vie plus qu’il ne sut jamais l’écrire, lui qui ne rédigeait plus que des lettres laconiques à sa famille et des journaux de compte. Le mystère, loin de s’éclaircir, s’aggrave alors, comme si seule la fiction pouvait un jour le résoudre. Ce n’est pas le moindre mérite de ce texte que de donner toutes les armes documentaires et factuelles aux rêveurs pour sculpter à leur façon le visage du poète mythique, jusqu’à ce qu’il corresponde, sinon à l’inatteignable vérité, du moins au plus efficace des fantasmes, celui qui donne envie de « changer la vie » pour mieux « transformer le monde ». [A.B.]
Lurlure, 2019
☰ École, de Laurence De Cock
Enseignante en histoire-géographie au lycée et à l’université, spécialiste de l’enseignement de sa discipline depuis le XIXe siècle, Laurence De Cock s’avance à découvert dans l’épineux débat sur l’école. Elle délivre ainsi, dans ce bref essai, sa vision de ce que devrait être aujourd’hui l’institution scolaire et l’enseignement. C’est qu’« il s’agit de défendre une école publique, démocratique, émancipatrice ». À rebours d’une conception compétitrice de l’éducation et de l’instruction, l’autrice encourage la coopération et l’entraide entre élèves, soutenant que « l’émancipation des un·e·s ne [peut] dépendre que de celle des autres ». L’évolution de l’école publique, de sa consolidation républicaine à sa déconstruction actuelle, se donne à voir, limpide. Obligatoire et gratuite depuis une centaine d’années, l’école n’est pas, pour autant, le creuset égalitaire qu’elle devrait symboliser : le constat interpelle, autant que la contradiction qu’il souligne avec les idées défendues, en apparence, par les institutions dédiées : « Nous entrons désormais dans l’ère de la contre-démocratisation scolaire. » Celle-ci s’accompagne d’une dépolitisation de l’enseignement et du débat le concernant : la référence insistante aux sciences cognitives, depuis le ministère de l’Éducation nationale jusqu’aux salles de classe, et la traque incessante de toute idéologie contraire à celle qui domine dans les programmes tendent à invisibiliser les modèles alternatifs. L’historienne rappelle pourtant la pertinence des pédagogies libertaires, dont l’emploi ne devrait pas justifier une scolarisation privée et onéreuse. C’est une école publique, sans privilèges et inclusive que défend Laurence De Cock — on aimerait que l’avenir la fasse sienne. [R.B.]
Anamosa, 2019
☰ Ulysse dans la cité d’Ilarie Voronca et Ulysse de Benjamin Fondane
Si on ne lit presque plus Voronca, ce poète roumain qui fut pourtant une figure de l’avant-garde européenne, proche des dadaïstes avant de plaider pour l’Intégralisme, une synthèse hardie de tout ce qui allait révolutionner l’art et la pensée (constructivisme, futurisme, cubisme ou surréalisme), c’est aussi parce qu’il n’a pas souvent été réédité. Après la publication de son Journal intime et d’un choix de poèmes, Beauté de ce monde, en 2018 aux Hommes sans Épaules, il fallait l’audace des éditeurs de Non Lieu pour faire paraître, en parallèle, dans deux petites plaquettes qui se dévorent allègrement, l’Ulysse dans la cité de Voronca (traduit en 1933) et l’Ulysse de Benjamin Fondane (qui le suit de quelques semaines). À l’époque, ces deux textes d’exil et de colère déclenchent une polémique dans le landernau parisien. Les amis de Fondane reprochant sans grande élégance à Voronca d’avoir osé maintenir le même titre — quand bien même Voronca l’avait publié cinq ans plus tôt en roumain ! Aujourd’hui, on peut les lire en oubliant ces querelles, d’autant qu’ils redeviendront amis, en se laissant emporter par la puissance des images chez Voronca (« Les souvenirs hurlent en toi comme les chiens du village »), par les fulgurances de l’errant Fondane (« Je pose mon poing dur sur la table du monde, je suis de ceux qui n’ont rien, qui veulent tout, je ne saurai jamais me résigner »), par ces deux quêtes existentielles, éperdument avides de connaître la vie et d’en faire la source même de la liberté. Tous deux nous rappellent que l’exil est une force autant qu’une malédiction, qu’Ulysse perdu peut sans cesse se réinventer, que la poésie est une manière de survivre au réel quand il nous accable, et de participer à sa métamorphose. Mais les poètes qui ont souvent raison n’ont pas pour autant gain de cause. Fondane mourut à Auschwitz en 1944. Voronca, après avoir rejoint la Résistance, se suicida en 1946 à Paris. [A.B.]
Non Lieu, 2019
☰ À la ligne — Feuillets d’usine, de Joseph Ponthus
Ligne après ligne, entre prose et poésie en vers libres, l’expérience de l’intérim et de l’usine prend corps sous la plume de Joseph Ponthus, dont c’est là l’audacieux premier livre : un témoignage de l’intérieur, signé par un « étranger » à ce milieu. Éducateur spécialisé, c’est en somme l’amour qui l’a poussé à changer de vie. Donc à s’installer en Bretagne, terre où le travail se fait rare dans le champ social. Le quotidien a ses urgences : bientôt s’impose à lui l’usine. « Je n’y allais pas pour faire un reportage Encore moins pour préparer la révolution Non L’usine c’est pour les sous Un boulot alimentaire Comme on dit Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur Alors c’est L’agroalimentaire L’agro Comme ils disent » Abattre, découper, décortiquer, faire cuire, remuer : autant de gestes que d’animaux. Les bras de l’intérimaire, aujourd’hui quadragénaire, se débattent dans le réel nu, celui de corps d’animaux (humains compris) maltraités, bousculés, broyés par les cadences et la chaîne. Son livre est « fraternellement dédié aux prolétaires de tous les pays, aux illettrés et aux sans dents » — eux aux côtés de qui l’auteur assure avoir « appris, ri, souffert et travaillé ». Il est un président français qui, pour parler du travail, jure ne pas goûter le mot « pénibilité » : ses pages résonnent aujourd’hui comme un démenti. [R.L.]
Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.