Les grands à écorcher,unbocage contre des blindés, la culture du viol, la révolution pour frein d’urgence, les forêts en proie aux investisseurs, le bord des falaises, le refus de l’exploitation animale comme pratique féministe, les petits riens, la vie des lignes et les dix morts d’une île : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Souvenirs d’un étudiant pauvre, de Jules Vallès
On connait de Jules Vallès Le Cri du peuple, le journal qu’il fonda quelques semaines avant le début de la Commune. Il y prit part dès son origine, rédacteur avec d’autres de la fameuse affiche rouge ; il en subit les conséquences, exilé comme tant d’autres les dix années suivantes. Ce court texte, écrit peu avant sa mort en 1884, revient sur les années qui encadrent ses 20 ans. Trois années marquantes pour l’histoire sociale (1848, la révolution de Février, les journées de Juin) et celle de espoirs déçus (1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte). Trois années au bout desquels le jeune Vallès en aura fini avec l’autorité : une fois le baccalauréat oublié — « J’étais étudiant malgré moi », se souvient-il —, c’est de ses parents qu’il s’affranchit. De ses débuts à Paris comme tant de ces étudiants désargentés mais ambitieux — laborieux et dangereux —, on en retiendra une mansarde, des désillusions amicales, divers stratégies pour réussir à ne pas avoir trop faim, mais surtout l’âpre volonté d’un révolutionnaire qui se cherche. Se disant libre penseur ou républicain à une époque où le catholicisme régnait et où la République s’arrachait au prix d’une révolution, Vallès affine la critique de ceux qui l’entourent à leur contact. Plusieurs fois on pense à quelque jeune enragé qui n’a pas eu le temps de vivre la révolte. Il y a du Nizan chez Vallès, autant que l’inverse, tout dépend de qui vous avez lu en premier. Les premiers mots d’Aden Arabie résonnent à la lecture de ces Souvenirs : « J’avais vingt ans. Je ne laisserais personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Pour Vallès, la misère intellectuelle a au moins autant d’importance qu’un ventre vide, si celui-ci n’est pas trop bruyant. Devant tant de médiocres professeurs, il lance : « Je me jurai d’être toujours avec les rejetés ou les vaincus, et de n’aller aux grands que pour les griffer de mon rire, les écorcher de ma plume, ou les viser avec mon fusil. » Ce qu’on sait de la suite a prouvé la pertinence de la promesse. [R.B.]
Libertalia, 2015
☰Habiter en lutte, du collectif comm’un
« De ce qui s’est vécu sur la ZAD ces dernières années, beaucoup appartient au passé. » À lire ces pages qui retracent 40 ans de lutte, on pourrait se prendre à la considérer comme un morceau d’Histoire, une fresque déjà dépassée. Pourtant, si « l’indispensable unité imposée par la lutte commune » est partie avec le projet d’aéroport, le mouvement lui persiste. Le texte, fruit d’un travail collectif d’habitants ou de proches de la ZAD, ne se veut pas une chronique distanciée, ni une analyse prétendûment objective de quelques décennies dans un bocage de Loire-Atlantique. Il est né de la conviction que la ZAD qui s’est établie à Notre-Dame-des-Landes, si elle n’est pas un modèle à décalquer ailleurs, peut servir d’exemple — et elle le fait déjà. Dès lors, le récit de son combat « est de ceux qui méritent d’être contés ». Les tableaux s’enchaînent, suivant la chronologie de la lutte. Du projet initial dans les années 1970 à la répression policière signant son abandon définitif en 2018, le millier d’hectares concernés s’est vu tour à tour conservé par un aménagement sans cesse repoussé, et brusquement retourné par des bottes de CRS en première ligne devant des blindés. Les événements marquants sont en bonne place — victoires juridiques, affrontements et fêtes mémorables —, mais c’est surtout de la vie quotidienne dont il est question. Les chroniques du Collectif Mauvaise Troupe avait déjà esquissé les questionnements locaux, la difficulté de construire sous la menace permanente d’une expulsion, l’organisation d’une myriade de personnalités bien différentes, mais aussi les joies des réalisations communes. C’est avec une ampleur nouvelle que la tâche est ici entreprise, et par un angle singulier. L’habitat tient une place de choix, car c’est l’habiter qui est au centre de la réflexion. Nombre de cabanes et de lieux aux noms emblématiques sont décrites, leur histoire sont décortiquées. Comme l’est l’outil cartographique, les éléments de l’histoire académique sont détournés : écrit par ceux qui la vivent, avec des sources piochées dans les éphémères médias locaux et dans les dires des habitants successifs, le récit de ces années de lutte est porté par des voix émanant du bocage et non issu d’un regard distancié. Des voix qui nous rappellent que « rien n’est fini, tout recommence ». [R.B.]
Le passager clandestin, 2019
☰ Une culture du viol à la française, de Valérie Rey-Robert
Les violences sexuelles ont ceci de particulier que la véhémence de leurs condamnations verbales n’a d’égale que la capacité collective à fermer les yeux dessus. Mille fois maudits, les violeurs sont la figure repoussoir par excellence. Pourtant, si autant de femmes sont agressées, si autant d’hommes agressent, c’est qu’un climat d’impunité règne encore. Les féministes utilisent la notion de « culture du viol » pour désigner l’ensemble des mécanismes sociaux qui concourent à la banalisation des violences sexuelles et à la culpabilisation des victimes. Avec ce livre documenté dont on appréciera l’effort pédagogique, Valérie Rey-Robert (dont le blog Crêpe Georgette nous est parfois plus familier) nous présente l’histoire de cette notion et les phénomènes qu’elle recouvre ; synthétise les données existantes sur les violences sexuelles en France ; souligne les difficultés auxquelles se heurtent les victimes — notamment face au système judiciaire ; décrypte brillamment les principales idées reçues et mythes autour du viol, à commencer par ceux qui concernent l’identité des violeurs et des victimes : des jugements empreints de sexisme, de racisme et de classisme. Elle aborde également cette « culture du viol à la française », évoquée dans le titre, en s’appuyant sur une analyse d’œuvres culturelles et littéraire, du traitement médiatique de différentes affaires, et plus généralement des normes de la séduction « nationale »… Ceci tout en soulevant quelques pistes afin de lutter contre la culture du viol. Un ouvrage à la hauteur de l’urgence de la question. [I.L.]
Libertalia, 2019
☰ La Révolution est le frein d’urgence — Essais sur Walter Benjamin, de Michael Löwy
C’est là, sous la forme d’un recueil de neuf textes (le plus vieux date de l’année 1995), un exercice d’admiration. Et peut-être, s’il en était besoin, de réhabilitation. Löwy déplore le limage académique dont Benjamin est à ses yeux l’objet : les commentateurs font à l’envi l’impasse sur la portée subversive et insurrectionnelle de l’œuvre du philosophe allemand, mort par suicide en 1940 et tenu par l’auteur pour une figure unique du XXe siècle. Sa découverte fut pour lui une « illumination » ; le grand mérite de Benjamin ? Avoir été le premier marxiste à rompre avec l’idéologie du progrès. La révolution n’est pas le fruit d’un processus inéluctable : nulle nécessité historique, nulles lois de l’Histoire, nul déterminisme économique. Löwy, fort d’un examen patient de ses écrits sur Marx, le surréalisme, le Paris d’Haussmann, la Commune ou le fascisme, entend mettre au jour le marxisme pessimiste de Benjamin, tout à la fois hérétique, romantique et tramé de riches éclats libertaires. Un pied à Moscou, l’autre à Jérusalem. Faire la révolution, ce n’est pas s’en remettre, candide, à quelque horizon radieux, c’est interrompre le chaos qui vient ; c’est mettre en garde contre la course folle de la civilisation techno-industrielle ; c’est couper la mèche avant l’explosion. D’où, pour Löwy, l’actualité politique du penseur en matière d’écologie politique : en abolissant l’exploitation capitaliste, le socialisme reste seul à même d’arracher la nature des griffes mortelles du productivisme. Le livre se clôt sur une issue de secours — « chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut venir le salut » — et nous laisse avec cette formule benjaminienne, superbe, qui nous apparaît comme la tension la plus féconde que le camp anticapitaliste ait à prendre en charge : travailler entre « la fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire ». [E.C.]
Éditions de l’éclat, 2019
☰ Main basse sur nos forêts, de Gaspard d’Allens
Le territoire français n’a jamais été aussi forestier. Si grandes entreprises, ONG et conventions internationales tentent de lutter ou de redorer leur image en s’engageant contre la déforestation — ailleurs, très loin —, la « malforestation » est l’un des maux qui, plus proche, touche nos forêts. Le possessif n’est pas de trop après cette lecture. La forêt y est décrite comme un bien commun dont la simple évocation fait jaillir un imaginaire puissant, fait d’une faune particulière, d’odeurs, de sons. Mais ce n’est pas d’une forêt fantasmée dont il est ici question. C’est du constat de sa privatisation, de sa privation, de la prédation qui l’entoure que part Gaspard d’Allens pour décortiquer les leviers qui font de la forêt un instrument de l’économie capitaliste. Son rôle financier est méconnu. Pourtant, elle « représente le troisième portefeuille des investisseurs après les valeurs boursières et l’immobilier ». La forêt est un produit commercial comme les autres. La trajectoire ayant mené à son exploitation industrielle suit celle de l’agriculture : monoculture, spécialisation spécifique dans les résineux et coupes rases dans le Morvan ou le Limousin font écho aux grandes cultures du bassin parisien. Entre deux plantations de pin Douglas ou de betteraves, seule la nature des cultures change. Un même parallèle est dressé entre biocarburant et bioénergie ; une même absurdité est à leur origine. À ce travail d’enquête détaillé et enragé, l’auteur ajoute les voix de ceux qui réinventent la forêt aujourd’hui. Ceux qui renouent « avec la présence » en luttant dans et pour leurs bois, en se distinguant d’un regard économique ou distancié pour embrasser par leur existence celle des arbres qui les accueillent. La liste des alternatives est longue. De la forêt jardinée promue par le RAF, aux critiques de nombreux dissidents de l’ONF dégoutés des choix qu’on leur demande de faire, ce sont « des centaines de femmes et d’hommes [qui] tracent des chemins buissonniers, inventent d’autres trajectoires en pratiquant une sylviculture respectueuse des écosystèmes, ancrée sur un territoire ». En faisant leur portrait, d’Allens montre que si « la forêt est un territoire à repolitiser », la lutte a déjà commencé. Des coups d’œil vers le passé — guerre des Demoiselles, combat pour les communs — rappellent qu’elle est ancienne ; à nous de la continuer. [R.B]
Seuil/Reporterre, 2019
☰ Le Sein de la terre, de Marilyse Leroux et Véronique Durruty
Une méditation amoureuse devient un chant mythique, bercé par l’odeur et les langueurs de la mer. L’homme et la femme se cherchent et se détrompent, s’aiment et se défont, s’acheminent ensemble, épousent leurs ombres respectives. Ils ont peur de mourir, ils sont peut-être morts, l’un des deux séparé de l’autre et qui pourtant promet de toujours le retrouver. « Avance amour / lorsque tu me retrouveras / ce ne sera pas le halo de la lune / ce ne sera pas l’éclat de la mer / mais ce qui brille de moi / à l’intérieur de toi. » On peut lire ce texte comme une longue déambulation au bord des falaises, l’un tombe et l’autre le rattrape, par la manche ou par l’âme, et quand l’autre se retourne, c’est encore pour qu’ils s’aiment au lieu de se perdre, au lieu même où l’on se perd. Illustré par Véronique Durruty, qui l’accompagne de ses aquarelles, le livre est prétexte à rêverie indistinctement érotique et maritime (thème cher à l’auteure, qui avait donné un très beau recueil intitulé Ancrés, par ailleurs nouvelliste et romancière). Une voix simple, qui dit l’espérance ardente et la mélancolie de ce qui fut vécu, par là même happé par le passé tout en se révélant indestructible dans la mémoire. Le brasier brûle encore au bord des lèvres dont on ne sait plus très bien si elles témoignent de la magie de vivre encore ou d’avoir aimé pour toujours. Le silence finit forcément par l’emporter, mais en attendant, quelques leçons s’imposent doucement au fil des vers libres où abondent métaphores végétales et aphorismes délicats. Il y a du Michaux et du Guillevic, de l’aube et de la nuit, du désir et de la terreur dans ces voix qui s’enchevêtrent et s’entremêlent, se caressent sans jamais se confondre, doubles solitudes accolées dans le même élan prophétique, se consolant à l’avance de ce qui ne peut manquer d’advenir dans le temps traversé de déchirures et de renaissances. Demeure un éloge souverain de la douceur et de la puissance d’être. [A.B.]
La lucarne des écrivains, 2018
☰ La Politique sexuelle de la viande, de Carol J. Adams
Il fut un jour demandé à Virigina Woolf de parler de la guerre : elle répondit que la tâche était ardue puisque seuls les hommes la font, et que seuls ceux-là ouvrent le feu sur les animaux et les oiseaux. S’il apparaît possible d’être féministe tout en consommant de la chair animale, s’il semble même étrange ou farfelu à d’aucun·e·s de rapprocher ces deux questions, l’auteure, étasunienne, avance au contraire combien la lutte pour l’égalité entre les sexes est intimement liée à celle pour la reconnaissance de la dignité de toutes les espèces animales. La consommation carnée est l’un des marqueurs de la virilité (Simone de Beauvoir parlait ainsi de l’« orgueil carnassier ») et l’animal et la femme sont tous deux chosifiés, objectifiés, fragmentés (bell hooks avançait ainsi que les femmes noires sont considérées « comme des hamburgers » et les blanches comme des « côtes de bœuf »). Si l’auteure rappelle les liens historiques entre le mouvement féministe et la lutte animaliste (majoritairement composée de femmes) et met en lumière d’inspirantes voix méconnues (songeons à l’essayiste pacifiste Mary Alden Hopkins, liant la guerre, l’institution du mariage et le régime carné, ou à la journaliste Agnes Ryan, expliquant en pleine Seconde Guerre mondiale que les carnages entre humains perdureront tant que les animaux finiront dans leurs assiettes), Adams n’en regrette pas moins le déficit général en la matière : le féminisme, œuvrant pourtant pour les dominées, « a accepté le point de vue dominant » sur la question animale. Les deux combats forment une « continuité », écrit-elle — non parce que les femmes auraient quelque disposition naturelle à l’empathie, mais parce qu’elles font face à l’ordre patriarcal et que cet ordre s’enracine également dans la destruction de masse du monde animal. Refuser d’exploiter les animaux relève dès lors d’une pratique féministe. Et l’auteure de conclure par cette boutade : mangez du riz pour déstabiliser la domination masculine ! [L.T.]
L’Âge d’Homme, 2016
☰ L’Alcool des vents, de Michel Baglin
Ce recueil se parcourt comme une double initiation à la vie et à la poésie. On doit à Michel Baglin (par ailleurs infatigable éditeur d’un blog poétique de référence, Texture) des romans, des nouvelles, un recueil au titre insondable plein d’allitérations (L’Oscur vertige des vivants) mais aussi un essai, Poésie et pesanteur, où il défend une conception réaliste et exigeante du poème au plus près du monde, celui qui permet de renouer avec la dure justesse des choses et la véritable injustice des hommes. On trouvera donc, en ces pages témoignant d’une pratique poétique fidèle à la théorie, des scènes et des personnages, des lieux et des jeux, des marronniers et des cartables, de l’encre et des corps, du lyrisme et des choses : la cosmologie d’un homme entier, consumé de grâces et d’ivresses, de failles et d’élans, de rumeurs et d’évidences, de souvenirs et d’ardeur, récapitulant tout ce qui fait « d’une vie d’homme cette interminable addition dont le résultat, / avec le sens, / inéluctablement lui échappera ». L’alcool des vents, c’est aussi la part des anges, ce qui demeure de ce qui s’est évadé avec cette « terrible envie d’expatrier son ombre », quand on a exploré tous les mondes possibles pour tenter de s’en fabriquer un à la mesure de notre appétit. On pourra le lire comme un éloge des miracles invisibles, des fragments de temps volés à l’oubli quotidien, des étincelles qui s’accrochent aux basques bien après que le feu d’artifice se soit éteint. C’est un peu comme si l’athée revendiqué, puisque le poète se présente ainsi, nous offrait un verre à la santé de ce « dieu des petits riens » si bien chanté par Arundhati Roy. On en redemande puisque l’on se surprend à être ému, parfois cloué par la force de telle ou telle image, enfin ramené sur terre par un sourire fraternel, embarqué « comme on respire, comme on se bat peut-être et comme on aime ». Il y a de l’incantation dans ces versets paradoxaux qui disent l’enfance et l’inadaptation assumée au monde tel qu’il va mal, tout en esquissant l’air de rien une politique de la rébellion (« À celui qu’on vit dans l’assemblée nazie les bras croisés quand les autres saluaient ; au maire qui n’inscrivit que son nom sur la liste des otages à fusiller. ») [A.B.]
Rhubarbe, 2019
☰ Une brève histoire des lignes, de Tim Ingold
Démarche aussi originale que le titre le laisse paraître : bâtir un ouvrage autour des lignes — celles qui longent, traversent, s’entremêlent, relient ou séparent — a de quoi surprendre. Loin de se vouloir exhaustif sur le sujet, l’anthropologue écossais Tim Ingold souhaite bien plus ouvrir des pistes pour ceux qui se trouveront conquis. De la notation musicale à la différence entre chant et parole, de l’entrelacement des fils à ceux des chemins animaux et humains, de la lignée généalogique aux lignes de fuite, le sujet n’est en effet pas près d’être épuisé. « Où qu’ils aillent et quoiqu’ils fassent, les hommes font des lignes, en marchant, en parlant ou en faisant des gestes. » Car la ligne qu’il exploite n’est pas celle, rigide, qui s’impose sur une carte ou par les liens enserrant deux poignets, c’est celle qui est toujours « perçue comme un mouvement et un développement », celle qui, mêlée à d’autres, forme tout simplement ce qui est. « L’écologie est l’étude de la vie des lignes » ; c’est dans la suite de ses essais sur la perception de l’environnement et le fait d’habiter que l’anthropologue s’inscrit ici. Car ça n’est pas à proprement parler d’une « histoire » dont il est question ici, mais de l’interprétation de ce qu’est habiter le monde à partir des chemins que l’on compose en son sein. Convoquant récits du Moyen-Âge, compte-rendus ethnologique des Orochon et Samis du Grand Nord aux Walparis aborigènes, mais aussi Klee ou Kandisky, c’est par ces références hétéroclites mais jamais foutraques que l’auteur parvient à garder le cap. Les concepts se déclinent en oppositions souvent simples, sans jamais être simplistes : trajet et transport, trace et connexion, plan et surface… En somme, c’est la vieille distinction — toujours autant d’actualité — de Lévi-Strauss, entre bricoleur et ingénieur, qui est remise à jour sans qu’elle ne soit pour autant mentionnée. Elle est cette fois appliquée non seulement à notre appréhension du monde, à nos modes de connaissance, mais aussi à notre manière de nous y inscrire. À l’occupation répond l’habitation, ou plutôt une poétique de l’habitat et de l’habiter. Et cette dernière ne se conçoit qu’en mouvement. Les lignes, dès lors tissent les lieux, lieux qui se vivent comme se lisent les pages d’un livre. [R.B.]
Zones sensibles, 2011
☰ La Vérité sur « Dix petits nègres », de Pierre Bayard
Agatha Christie a‑t-elle pu se tromper, et ainsi duper involontairement des millions de lecteurs en écrivant Dix petits nègres ? C’est ce qu’avance le professeur de littérature Pierre Bayard, avec ce petit livre pour le moins original. Selon lui, le plus célèbre des romans de la femme de lettres britannique ne présente pas une solution satisfaisante à la résolution de l’enquête policière. Ou plutôt, cette dernière « est entachée d’invraisemblances si graves qu’il est difficile de comprendre comment elle a pu passer pendant si longtemps pour une version plausible de ce qui s’est produit sur l’île ». En nous livrant un récit à la première personne, c’est comme si le ou la véritable meurtrier·ère prenait la plume, estimant disposer d’une légitimité suffisante car responsable de la mort de dix individus. Si les plus assidus pourront relire Dix petits nègres avant de se plonger dans cette contre-enquête, ce n’est pas une obligation : l’ouvrage rappelle les personnages dont il est question, le déroulé de l’histoire ainsi que la résolution proposée par Agatha Christie. Le ou la véritable coupable s’attache à révéler un certain nombre d’incohérences qui auraient dû piquer la curiosité d’un lecteur attentif. Et si la solution traditionnelle a si peu été questionnée, c’est parce que nous avons été victime d’un « double aveuglement » qui ne nous a pas permis de voir ce qu’il fallait voir, ni là où il le fallait. Dix petits nègres s’inscrivant dans la catégorie d’énigme à chambre close — il s’agit d’une île où personne ne peut venir ni s’échapper pendant plusieurs jours —, la solution doit donc « respecter les règles du genre mais, dans le même temps, être à la fois simple et belle ». On regrettera une tendance à faire un peu trop durer le suspense au fil des pages ; force n’en est pas moins de reconnaître que celle proposée dans ce livre est stimulante, plutôt cohérente et bien pensée. Pari réussi pour l’auteur. [M.B.]
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