Cartouches (41)


La démo­cra­tie du vivant, une théo­rie des ardents, la Corrèze de l’en­fance, le mar­xisme comme créa­tion, un dépu­té contre un pré­sident, un Rimbaud com­mu­nard, les Hauts Plateaux de l’Algérie, la cha­leur du Mississippi, l’i­den­ti­té fixe ou la poli­tique, l’acte de phi­lo­so­pher, la résis­tance des esclaves : nos chro­niques du mois de mars.


« Il faut s’a­dap­ter » — Sur un nou­vel impé­ra­tif poli­tique, de Barbara Stiegler

Avec ce livre, la phi­lo­sophe Barbara Stiegler nous donne une leçon d’écriture. Et mène une enquête sur la place du bio­lo­gique dans les pre­mières for­mu­la­tions du néo­li­bé­ra­lisme — une for­mule par­court en fili­grane tout l’essai : « le sen­ti­ment patho­lo­gique du retard ». Face à l’inéluctabilité des choses (de l’évolution, de la socié­té), com­ment s’adapter ? Quelle pla­ni­fi­ca­tion, quel lais­sez-faire ? Comment arti­cu­ler l’é­chelle locale et glo­bale (les pré­misses de la mon­dia­li­sa­tion appe­lée « la Grande Société ») ? Toutes ces ques­tions sont au cœur d’une contro­verse qu’exhume Stiegler. Pour com­prendre de quel bois est fait ce « nou­veau libé­ra­lisme », l’auteure nous plonge dans le vif débat entre deux auteurs peu lus du public fran­co­phone, Walter Lippmann, jour­na­liste et édi­to­ria­liste influent, et John Dewey, phi­lo­sophe prag­ma­tiste. Ceux-ci, conscients du déclin inévi­table du libé­ra­lisme clas­sique, tentent de le repen­ser en s’ap­puyant pour par­tie sur Darwin. Pour le pre­mier, l’adaptation se fait d’en haut afin de satis­faire le mar­ché, avec l’aide de l’État et des experts ; pour le second, c’est par le peuple, dans une démo­cra­tie revi­vi­fiée grâce à l’éducation que pour­ra s’épanouir un libé­ra­lisme qu’il conçoit, bien que réfor­miste, comme le « noyau essen­tiel de la pen­sée socia­liste » (non pas en régu­lant les abus du capi­ta­lisme mais en recons­trui­sant radi­ca­le­ment et col­lec­ti­ve­ment les ins­ti­tu­tions éco­no­miques et sociales, notam­ment en s’opposant à la concen­tra­tion des savoirs). Si, se tenant à son objet, la phi­lo­sophe s’au­to­rise peu d’al­lu­sions sur l’é­poque contem­po­raine, sa réflexion s’a­voue d’une actua­li­té brû­lante. Le champ de l’ex­per­tise est désor­mais par­tout en poli­tique : connaître sa généa­lo­gie per­met d’en iden­ti­fier les forces et fai­blesses. Mais sur­tout, ce livre, en étu­diant les sources évo­lu­tion­niste du néo­li­bé­ra­lisme, ouvre la porte « à une reprise en main col­lec­tive, démo­cra­tique et éclai­rée du gou­ver­ne­ment de la vie et des vivants ». Le mes­sage à l’en­droit de l’é­co­lo­gie poli­tique est on ne peut plus clair. [J.C.]

Éditions Gallimard, 2019

Levez-vous du tom­beau, de Jean-Pierre Siméon

L’auteur de La Poésie sau­ve­ra le monde ou de Politique de la beau­té pour­suit son che­min en enfon­çant un clou désor­mais vrillé dans nos âmes : « Il va fal­loir enfin que la poé­sie gou­verne », et ce n’est pas dire que les poètes seraient de meilleurs poli­tiques, « mais la vie sim­ple­ment serait à cha­cun / le seul objet de son désir ». Le che­min qu’il nous pro­pose relève ici de la tra­jec­toire de vie. La pre­mière par­tie, consa­crée aux « sept cordes de la lyre », nous parle du « corps affa­mé de ciel », de son rap­port aux élé­ments pri­mor­diaux, à la nature et au temps. L’invocation cen­trale, « Levez-vous du tom­beau », s’a­dresse aux hommes las oublieux de leur puis­sance de vie pour leur rap­pe­ler que la seule inten­si­té se conçoit ici et main­te­nant — la poé­sie rede­vient alors l’arme des vivants, « et que vienne avec nous tout homme ouvrier de la vie ». Sa « théo­rie des ardents » vient com­plé­ter ce recueil qui brûle et bous­cule, nous emmène de Budapest à la Chine, de la Russie à Beyrouth. L’épilogue en forme d’hom­mage à Césaire, celui qui montre « le che­min des méta­phores », nous laisse tout son­nés — c’est qu’en refer­mant le livre s’im­pose à nous la seule évi­dence, celle de l’ef­froyable joie de vivre, dont il faut se sai­sir tout entière tant qu’il est temps, juste avant le tom­beau. S’il nous fal­lait un livre de poé­sie pour récon­ci­lier le lan­gage et ce qu’il fait au corps, l’ac­tion et ce qu’elle peut faire aux mots, ce serait celui-ci, qui se lit comme un mani­feste dédié à tous ceux qui refusent de se lais­ser enter­rer et atter­rer par une socié­té indif­fé­rente au feu pri­mor­dial, aux êtres qu’on étreint, à cette « pol­li­ni­sa­tion de l’âme dans une caresse ou un bai­ser » qui fait de notre soif notre plus grande force. Des poèmes à dévo­rer et à décla­mer, qu’on trans­por­te­ra par­tout dans sa poche comme un via­tique pour se sou­ve­nir de l’ur­gence que racon­tait déjà Pindare — « Ô mon âme, n’as­pire pas à la vie éter­nelle, mais épuise le champ du pos­sible. » [A.B.]

Éditions Gallimard, 2019

La Bête fara­mi­neuse, de Pierre Bergounioux

C’est un enfant qui porte une voix d’a­dulte. Ou peut-être un adulte qui se sou­vient de cet été-là où, à 11 ans, avec son frère si proche, ils ont tué la bête et ont vu leur grand-père len­te­ment mou­rir. Loin de leur quo­ti­dien pari­sien où le temps n’a que peu d’im­por­tance, ce der­nier se déploie dans cette Corrèze d’é­lec­tion, jus­qu’à être inter­ro­gé, constam­ment, par l’en­fant qui en découvre la pro­fon­deur. Pourquoi 12 ans ? Pourquoi 13 ou 14 après ces 11 ans qui semblent éter­nels et pour­tant si pas­sa­gers ? Pourquoi la mort comme terme à toute chose, des papillons que l’on attrape aux proches que l’on côtoie ? Pères et grand-pères sont ques­tion­nés avec le sérieux ner­veux des jeunes années. Pour trom­per le temps, peut-être faut-il modi­fier l’es­pace : « et le monde réel était la carte. » La pla­teau de Millevaches comme ter­rain de jeu, La Bête fara­mi­neuse comme objet insai­sis­sable d’une traque aux élans ani­mistes : l’ex­plo­ra­tion ne cesse qu’à la nuit tom­bée. Il s’a­git de trou­ver sa place dans ce temps absor­bant : « Nous per­tur­bions pas­sa­ble­ment le cours des choses », pensent alors les deux frères, sur le point de trou­ver la source de la rivière. Dans un ima­gi­naire peu­plé de récits d’ex­plo­ra­tion, de ceux du grand-père, de masques afri­cains aux pro­prié­tés extra­or­di­naires et d’in­sectes, c’est l’a­mère perte d’un âge où inno­cence et sérieux se mêlent que célèbre l’au­teur. Tout est remis en ques­tion à l’aune de spé­cu­la­tions ini­tia­tiques : « J’ai dit que nous étions peut-être des Illinois qui se seraient trom­pés d’heure et d’en­droit et que per­sonne ne s’en était ren­du compte. » Natives le temps d’un été, les deux enfants cherchent des limites à leur ima­gi­na­tion, et, n’en trou­vant pas, habitent un rêve qui ne prend fin qu’août pas­sé. On se prend à pen­ser qu’on sou­hai­te­rait retour­ner à cet âge où tout, alter­na­ti­ve­ment, prend sens puis le perd. [R.B.]

Éditions Gallimard, 1986

Défense du mar­xisme, de José Carlos Mariátegui

« Le socia­lisme, c’est-à-dire la trans­for­ma­tion de l’ordre capi­ta­liste en col­lec­ti­viste, main­tient en vie [la cri­tique de Marx], elle la conti­nue, la confirme, la cor­rige. » Le mar­xisme est en crise, et ce depuis plus de 100 ans. C’est du moins ce qui res­sort de la lec­ture de ce petit livre du Péruvien José Carlos Mariátegui, com­po­sé d’articles écrits entre 1928 et 1930. Prenant pour point de départ le livre d’Henri de Man Au-delà du mar­xisme, Mariátegui y polé­mique avec le révi­sion­nisme et des­sine les contours d’un mar­xisme révo­lu­tion­naire où la lutte des classes est le concept cen­tral. En guerre contre les réduc­tions éco­no­mi­cistes, il prend pour cible l’attentisme héri­té de la social-démo­cra­tie et de la IIe Internationale, au nom du volon­ta­risme des lea­ders bol­che­viques russes de 1917. Sa lec­ture fait lar­ge­ment appel à des réfé­rences sin­gu­lières pour un mar­xiste : Georges Sorel, visage du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, mais aus­si Freud, les sur­réa­listes et même Henri Bergson… Marx, Lénine et Rosa Luxemburg appa­raissent comme autant de figures de proue héroïques d’un mou­ve­ment de masse né des inté­rêts objec­tifs de la classe ouvrière, mais dont la lutte même fait émer­ger les diri­geants et les théo­ri­ciens. Le socia­lisme comme fruit d’un effort sans pré­cé­dent d’éducation et de conscien­ti­sa­tion ne peut pas « être le fruit d’une ban­que­route » : il ne sera pas le résul­tat d’un dys­fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme, mais une créa­tion, une affir­ma­tion vitale, la mani­fes­ta­tion d’une force réelle qui lutte pour faire adve­nir un monde éman­ci­pé. Sa contri­bu­tion est celle d’une pen­sée révo­lu­tion­naire vivante : les res­sources scien­ti­fiques et théo­riques que les pères du socia­lisme ont mis à dis­po­si­tion du mou­ve­ment ouvrier sont à la fois des manuels et des évan­giles, leur pen­sée vit par le renou­vel­le­ment conti­nu des formes de la lutte des classes. [J.G.]

Éditions Delga, 2014

Ce pays que tu ne connais pas, de François Ruffin

Dans Ecce Homo, Nietzsche a sti­pu­lé quatre condi­tions seules à même de légi­ti­mer une guerre — intel­lec­tuelle — contre un adver­saire : s’en prendre à un indi­vi­du vic­to­rieux ; être iso­lé et se com­pro­mettre ; ne pas viser la per­sonne pour ce qu’elle est mais ce qu’elle incarne (user, disait le phi­lo­sophe, des êtres incri­mi­nés « comme de loupes pour rendre visibles les cala­mi­tés publiques latentes et insai­sis­sables ») ; ne pas avoir de dif­fé­rend d’ordre per­son­nel et faire montre « de bien­veillance ». On peut, à la louche, tenir pour hono­rées les­dites condi­tions. Le chef de Fakir sai­sit au col celui de la 6e puis­sance éco­no­mique mon­diale puis cogne dru (Macron est « hors du peuple » ; il renifle « l’o­deur de l’Argent » ; il exhale une classe, celle des riches ; il trans­pire l’as­su­rance, la supé­rio­ri­té, la morgue et le nar­cis­sisme ; il est « indé­cent » ; il a pour unique œuvre le « néant » ; il est même « fou », tout entier pos­sé­dé par la déme­sure autre­fois mau­dite) ; le dépu­té insou­mis, cava­lier seul d’un groupe par­le­men­taire, ne craint pas de s’en prendre au phy­sique (la gueule de l’emploi, celle de « cata­logue des 3 Suisses » au « nez droit ») et se voit qua­li­fié, à mi-mot, d’an­ti­sé­mite par Le Point-Pinault et de col­la­bo fas­ciste par Bernard-Henri Lévy ; le réa­li­sa­teur de Merci patron ! assure qu’il se moque bien de Macron (« On s’en fout de vous », « Vous êtes fous, col­lec­ti­ve­ment fous ») et dénonce une caste, un sys­tème, une pen­sée (celle du libre-échange) ; le fils du Nord confie son « res­pect » et, par deux fois, son admi­ra­tion pour son conci­toyen. Le duel est au grand jour, quelque part au bord de leur Somme natale. Ruffin ne laisse aucun répit à son lec­teur : quand il n’al­longe pas lui-même les coups, fort de ce réel qu’il n’en finit pas de bran­dir jusque dans son « ventre », ce sont les ano­nymes qu’il convoque tout au long du livre, ces pauvres, ces pes­ti­fé­rés, ces gilets jaunes, ces lépreux de la nation qui l’es­cortent et for­ti­fient sen­si­ble­ment l’at­taque. « En liant mon nom à celui d’une cause ou d’une per­sonne, com­plé­tait Nietzsche, […] je lui fais hon­neur et je la dis­tingue » ; Ruffin sait ce qu’il fait, et il le fait non sans talent. Il en appelle aux grands noms de la gauche et, par­tant, y joint le sien. Nul n’est dupe, l’au­teur encore moins ; reste un ancien ban­quier à terre. [M.L.]

Éditions Les Arènes, 2019

Rimbaud Révolution, de Frédéric Thomas

Le pro­jet est ambi­tieux, bien qu’il nous laisse un peu sur notre faim. Les sur­réa­listes le disaient avec André Breton : « trans­for­mer le monde » avec Marx et « chan­ger la vie » avec Rimbaud ne feraient en fait qu’un seul et même pro­jet. L’auteur tente de réac­tua­li­ser cette pro­messe en explo­rant la bio­gra­phie de Rimbaud et en rap­pe­lant sa proxi­mi­té avec la Commune. Il l’a­voue cepen­dant dans un bel épi­logue : « Ce n’est qu’au prix d’un détour­ne­ment liber­taire de Marx et d’une lec­ture orien­tée et inté­res­sée de Rimbaud — mais que vau­drait une lec­ture dés­in­té­res­sée de la poé­sie ? — que le sur­réa­lisme a mis à l’ordre du jour leurs com­pli­ci­tés et mêlé leurs pro­jets et leur refus sur la base d’une éthique de l’a­mour et de la révolte. » Le résul­tat ? Un double échec, celui des sta­li­niens qui avaient oublié la poé­sie d’un côté ; celui des poètes réduits au silence de l’autre. Si l’on pour­ra aller regar­der du côté du Parcours poli­tique des sur­réa­listes de Carole Reynaud-Paligot, paru en 1995, pour une approche plus fouillée his­to­ri­que­ment, ce court texte a le mérite de mettre en lumière une intui­tion forte, celle qui s’at­tache aux pou­voirs de la poé­sie, celle de faire de l’ac­tion la sœur du rêve et de défendre à tout prix la pos­si­bi­li­té d’un « bon­heur non dis­ci­pli­né », fidèle aux pro­messes de l’en­fance et de l’a­mour, pas­sant outre à la vio­lence des rap­ports de classe. On ne sort pas de cette lec­ture cer­tains d’a­voir trou­vé « les secrets pour chan­ger la vie » que cher­chait déjà la Vierge folle d’Une sai­son en enfer, mais tout à fait sûrs en revanche que le grand enjeu consiste à ne jamais céder sur l’es­sen­tiel — le droit de pour­suivre cette quête du Graal révo­lu­tion­naire dans un monde où la moque­rie et le cynisme pié­tinent chaque jour l’en­chan­te­ment. [A.B.]

Éditions de l’Échappée, 2019

Le Livre d’Amray, de Yahia Belaskri

C’est à l’heure où l’Algérie tout entière se lève pour recou­vrer la liber­té et le sens de l’es­poir qu’il faut lire cette fable étrange et douce. Le Livre d’Amray raconte un par­cours d’exil, celui d’un gamin « amou­reux du monde et de ses mys­tères », né au pays de la Kahina et d’Abd el-Kader, fils d’un homme broyé par la guerre et d’une mère cou­rage pour laquelle il demeu­re­ra tou­jours el mazou­zi, le pré­fé­ré, même lors­qu’il part vivre loin, trop loin, et qu’elle lui intime dans une scène déchi­rante, de par­tir pour vivre heu­reux et de ne jamais reve­nir. Si l’a­mour est immuable, la poli­tique ne res­pecte rien. Un jour, Shlomo le juif et Paquito le chré­tien quittent l’é­cole où ils ne sont plus les bien­ve­nus. Un jour, Octavia, qu’il sur­nomme Giulia, « ma joie », s’en va aus­si. Le gamin gran­dit, rentre au lycée, acquiert une conscience poli­tique, prend la mesure de l’é­cart entre son désir de liber­té et la réa­li­té de la vie en dic­ta­ture. S’il tente de s’a­dap­ter, se marie, a des enfants, tra­vaille pour de grandes entre­prises por­tuaires, loin des Hauts Plateaux de son enfance, il est rat­tra­pé par le ser­vice mili­taire et la folie des hommes fous de Dieu qui tendent un piège à sa fille, deman­dant aux enfants de rame­ner des bou­chons de liège à l’é­cole et en dédui­sant, s’ils s’exé­cutent, que leurs parents boivent du vin. Amray choi­sit l’exil pour renaître, mais revient cher­cher ses enfants au pays et voit sa femme se faire assas­si­ner sous ses yeux. Au cœur de sa des­cente aux enfers, récu­pé­ré par l’a­mi d’en­fance qui tente de le rame­ner à la rai­son et à la vie, c’est le fan­tôme d’Octavia qui le sau­ve­ra, l’ar­ra­che­ra aux mains des « voleurs de rêve, ceux-là qui bran­dissent éten­dards, talis­mans et amu­lettes, sèment l’in­quié­tude et l’ef­froi, abîment les hommes et altèrent jus­qu’aux pierres ». Alors Amray repart, comme le poète, accom­pa­gné de ses morts et du silence et du vent, « alors qu’il ne pos­sède rien qui puisse l’at­ta­cher à un ter­ri­toire autre que l’en­fance et la langue, par la nuit ava­lé, recra­ché à l’aube, il s’in­vente des aurores renou­ve­lées ». On quitte ce livre avec le désir que tous les Amray du monde puissent retrou­ver leur terre natale sans plus rien abdi­quer de leur mémoire et de leur liber­té. [A.B.]

Éditions Zulma, 2018

Bois sau­vage, de Jesmyn Ward

Dès les toutes pre­mières lignes : l’air est pois­seux, la cha­leur écra­sante, des choses se passent mais on ne sai­sit pas bien quoi — nos yeux plis­sés semblent avoir besoin d’un temps pour se faire à la lumière aveu­glante. Mais on y est, et, qu’on le veuille ou non, nous voi­là embar­qués. Ce pre­mier roman de Jesmyn Ward, Afro-Américaine du Mississippi, écrit en 2012 à l’âge de 35 ans, nous per­cute en plein mou­ve­ment. Elle impose un rythme dérou­tant : quelque chose d’ha­le­tant, de tran­chant, dans un décor d’une immo­bi­li­té qua­si étouf­fante. La puis­sance du style nous sub­merge ; les mots sont secs, aigui­sés, durs ; ils piquent mal­gré la tor­peur. Mais leur force de frappe tient de l’art de décrire si jus­te­ment une situa­tion — qui, elle, taille et découpe dans la chair vive sans théâtre ni annonce. Nulle emphase, aucun besoin de mise en scène ; comme un tour de force : ce n’est pas le récit qui porte ou défend les faits, il se plie hum­ble­ment der­rière. Tout est là, regar­dez, sen­tez — et au fond, peu importe que vous com­pre­niez ou pas. L’auteure écrit au cœur de la vie éta­su­nienne d’une famille noire pauvre — non pas des années 1960 sous la plume d’un Richard Wright, mais en 2005. Skeet et son amour incon­di­tion­nel pour China ; Randall, un bal­lon de bas­ket entre les mains et son petit frère Junior qui ne le quitte jamais, agrip­pé à son dos ; leur père, veuf esseu­lé qui noie son cha­grin dans l’al­cool mais qui tient assez sur ses deux jambes pour ten­ter de faire tenir leur mai­son debout ; au centre, la pro­ta­go­niste Esch’, jeune fille de 16 ans, et le monde. Lorsque l’on referme la der­nière page, on se retrouve comme expul­sé de ce lieu et de ce moment — aus­si sou­dai­ne­ment qu’on s’y est retrou­vé —, mais avec cette marque lais­sée sous la pau­pière et un nœud de sen­sa­tions encore vives. Bois sau­vage, Mississippi, août 2005 : 12 jours, ou le récit du pas­sage de l’ou­ra­gan Katrina. [C.G.]

Éditions 10/18, 2012

La France — Autopsie d’un mythe natio­nal, de Saïd Bouamama

D’où vient cette idée de l’ex­cep­tion fran­çaise ? Pourquoi ces man­tras sur l’in­té­gra­tion, l’as­si­mi­la­tion cultu­relle (même quand elle n’en porte pas le nom), l’i­den­ti­té natio­nale ? Pourquoi cette obses­sion — frô­lant le délire — d’une « mis­sion civi­li­sa­trice », celle-là même qui, de nos jours, revient tous les cinq ans à la faveur d’un débat « fémi­niste » ou « éman­ci­pa­teur » sur le voile ? Quel est le lien entre un Breton, un Berbère et un enfant d’im­mi­grés ? Pourquoi un tel refus de pen­ser le colo­nia­lisme, sa domi­na­tion et son exploi­ta­tion bar­bares ? En quoi toutes ces ques­tions — et les réponses que l’on y apporte — sont-elles fon­da­men­tales pour l’ac­tua­li­té, le pré­sent et le futur ? Saïd Bouamama donne dans ce livre des clés d’a­na­lyse indis­pen­sables, à sa manière tou­jours aus­si lim­pide. C’est l’ap­proche fixiste, essen­tia­liste, natu­ra­liste de la France et de sa culture qu’il faut bri­ser — car elle est his­to­ri­que­ment, phi­lo­so­phi­que­ment fausse. Elle inverse causes et consé­quences : la domi­na­tion ne prouve aucu­ne­ment une infé­rio­ri­té, elle la crée. L’histoire d’un pays, sa repré­sen­ta­tion, sa culture et son état ne cessent d’é­vo­luer au gré des évè­ne­ments his­to­riques, poli­tiques et éco­no­miques. « La France, comme les autres nations, […] est l’a­bou­tis­se­ment de conflits sociaux et de luttes d’in­té­rêts. Elle est l’œuvre du mélange cultu­rel per­ma­nent, choi­si ou non, impo­sé ou non, que ces luttes d’in­té­rêts ont pro­duit. » Rien à voir avec quelque essence ori­gi­nelle qui exige l’u­ni­ci­té comme seul lien pos­sible entre habi­tants d’un même ter­ri­toire, et pose « dans le même mou­ve­ment que les autres liens qui pour­raient regrou­per les citoyens sont, au mieux, secon­daires, au pire, inexis­tants ». L’histoire n’est pas linéaire ni sans contra­dic­tions — comme vou­drait le faire croire sa ver­sion domi­nante ; le seul lien réel est poli­tique. Si le mythe a une fonc­tion dans une socié­té, il est temps d’en­ter­rer celui-ci pour un autre, réel­le­ment fédé­ra­teur. [C.G.]

Éditions Larousse, 2008

Les Limites du lan­gage phi­lo­so­phique, de René Daumal

« Nous n’a­vons pas d’é­du­ca­tion qui s’a­dresse à l’Homme, à la per­sonne même, au conduc­teur unique de ce char à trois che­vaux. » Il parle de nous, René Daumal. Nous qui souf­frons d’un mal, « man­gés par les mots », qui avons sacra­li­sé le Savoir au point de le vider de toute sub­stance vitale. Des « coquilles vides, gar­dant la forme de ce qui fut vivant, sont conser­vées par habi­tude, par conven­tion ». Nous, enti­té occi­den­tale, qui met­tons le mot comme une pas­soire devant le monde tel qu’il est, au point, bien sou­vent, de pen­ser à par­tir de lui et non plus de la réa­li­té qui le pré­cède. La phi­lo­so­phie, nous dit l’é­cri­vain, ne nous fait rien connaître par elle-même, ne nous donne en soi aucune puis­sance d’a­gir. L’esthétique ne contient rien du beau. La Morale n’a pas de conte­nu : elle ne le trouve que dans l’ac­ti­vi­té de l’homme vivant, tout comme l’es­thé­tique n’a de sens que dans la créa­tion, et la phi­lo­so­phie « quand elle passe dans le labo­ra­toire du savant et le chan­tier de l’in­gé­nieur ». Tout cela pour­rait être des évi­dences, mais Daumal n’est pas uni­ver­si­taire : c’est un écri­vain-poète, les pieds sur terre, cher­chant à rendre son épais­seur à l’acte de phi­lo­so­pher, qu’il réen­ra­cine en Occident avant de trem­per le verbe dans cet hin­douisme qu’il connaît bien. Poète et tra­duc­teur du sans­krit, il faut le dire, car cela signi­fie que le silence est pour lui com­pa­gnon de sa quête, en plus d’ac­cor­der de l’im­por­tance à tous les lan­gages humains. « Si tu conti­nues à ne pen­ser qu’a­vec ta tête, elle écla­te­ra. Si tu ne veux être que des pieds, ils per­dront toute force » Daumal est mort en 1944, au milieu d’une phrase d’une de ses aven­tures alpines, en pleine écri­ture du Mont Analogue[M.M.]

Éditions la Tempête, 2018

Angola Janga, de Marcelo D’Salete

Au XVIe siècle, dans le Brésil colo­ni­sé par les Portugais, les popu­la­tions indi­gènes escla­va­gi­sées sont déci­mées ; plu­sieurs mil­lions de Noirs seront dépor­tés pour accom­plir le tra­vail for­cé des colo­nies. À la fin de ce même siècle, on rap­porte que des esclaves se sont enfuis dans la mon­tagne. Angola Janga — la « petite Angola » —, autre­ment connue sous le nom de Palmarès, sera l’un des plus grands vil­lages fon­dés par des mar­rons : jus­qu’à 30 000 per­sonnes s’y seraient ras­sem­blées. Elles ont fon­dé de véri­tables ter­ri­toires indé­pen­dants où rien ne sem­blait man­quer : elles culti­vaient maïs, manioc, hari­cots, patate douce, canne à sucre et éle­vaient volailles et porcs. Les vil­lages, cachés dans la forêt, étaient de véri­tables lieux pro­té­gés par la nature et les hauts rem­parts construits par les habi­tants. Les Palmaristas étaient aus­si des com­bat­tants qui ont su résis­ter aux nom­breuses attaques des armées por­tu­gaises, épau­lées par des milices à leur ser­vice — long­temps, grâce à leur maî­trise de la forêt et leur capa­ci­té à se dépla­cer en groupe d’un vil­lage à l’autre, ils ont su faire face à l’en­ne­mi venu pour les mas­sa­crer ou les rendre à nou­veau cap­tifs. Marcelo D’Salete s’est inté­res­sé à cette par­tie de l’his­toire de son pays ; 11 ans durant, il a mené des recherches afin de racon­ter celle des Palmaristas — ces hommes et ces femmes qui ont écrit le mou­ve­ment de résis­tance le plus long de l’hu­ma­ni­té. Pendant près d’un siècle, ils sont par­ve­nus à mettre en échec toutes les expé­di­tions menées contre eux et contées dans cet ouvrage. Mais cet album de bande des­si­née, tout en noir et blanc, est aus­si le récit d’une divi­sion, celle de la résis­tance, tac­ti­que­ment intro­duite par les colons : une pro­po­si­tion de retour sous l’au­to­ri­té de la cou­ronne por­tu­gaise en échange de la recon­nais­sance de la liber­té des esclaves nés à Palmarès — les autres devant être remis en escla­vage. [C.G.]

Éditions çà et là, 2018


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REBONDS

Cartouches 40, février 2019
Cartouches 39, jan­vier 2019
Cartouches 38, décembre 2018
Cartouches 37, novembre 2018
Cartouches 36, octobre 2018

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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