Un Robinson post-apocalyptique, le goût des cerises, une Terre sans oiseaux, une expérience du monde, la frénésie contemporaine, un paysage balafré, un Nietzsche à deux visages, un rêve américain brûlé, une géographie libertaire, les femmes de la guerre, la vie polaire et l’exil : nos chroniques du mois de janvier.
☰ Trois fois la fin du monde, de Sophie Divry
Éditions Notabilia – Noir sur Blanc, 2018
☰ Dans le faisceau des vivants, de Valérie Zenatti
Il y a dans ce texte de Valérie Zenatti toute la magie triste et belle des livres que l’on sent écrits sous la dictée du destin. Un jour de janvier 2017, l’auteure, traductrice du romancier Aharon Appelfeld en France, apprend que l’écrivain avec qui elle entretenait une sorte de dialogue silencieux ponctué de brèves rencontres depuis plus de vingt ans, vient de mourir. Alors que le chagrin la submerge dans l’avion qui l’emmène à Tel-Aviv, une jeune femme improbable la reconnaît et lui dit sur le ton des certitudes indiscutables : « Il faut que vous alliez à Czernowitz. » Elle ira en effet quelques semaines plus tard, à la date anniversaire d’Appelfeld, dans la petite ville aujourd’hui ukrainienne où tout commença, où l’enfant juif apprit le goût de la cerise, l’amour inaltérable, les jeux de la lumière sur la neige et la rivière Pruth, quelques années avant que sa mère ne soit assassinée, puis son père et lui déportés ; quelques années avant sa fuite dans la forêt puis l’exil définitif, dans l’espace et dans la langue, qu’il racontera dans tous ses livres. L’hommage de la traductrice au traduit est bouleversant dans ce texte court et dense qui nous propose mieux qu’un tombeau : un voyage fait de la matière même des rêves et de la mémoire, de fidélité et de joie, de chagrin et de ce qui le surmonte. On mesure ici combien la parole, adressée aux morts comme aux vivants, permet de (re)tisser le temps déchiré par l’absence, qui n’est pas oubli. [A.B.]
Éditions de l’Olivier, 2019
☰ Parce que l’oiseau, de Fabienne Raphoz
Alors que tout le livre semble indiquer le contraire, l’autrice annonce dès les premières pages : « Je ne suis pas ornithologue. » Ornithologue non, mais ornithophile oui. Et poète, aussi. Les éditions Corti, qu’elle dirige avec Bernard Fillaudeau depuis son Quercy d’adoption, ont une tradition paysagère de choix. Les longues descriptions de Julien Gracq, dans un récit qui leur est consacré — Les Eaux étroites — ou au cœur d’aventures lointaines — Le Rivage des Syrtes — magnifient ce qui s’offre au regard de l’auteur ou de ses personnages. Mais ses paysages sont pour la plupart silencieux. Fabienne Raphoz, elle, les peuple au point que ce n’est plus la vue qui les embrasse d’abord, mais l’ouïe : « oui, le chant précède l’oiseau, je ne vois l’oiseau — quand je le vois — qu’après l’avoir entendu ». L’autrice nous conte ses observations, des oiseaux de son jardin à ceux des parcs africains ou américains ; elle ponctue ses descriptions emplies de poésie d’un savoir écologique et historique passionné. Plus, elle essaie, dans une quête vaine, de prendre la place de ceux qu’elle scrute : « Combien de fois […] le paysage ne s’est-il pas transformé, dans mon corps du moins, en territoire, quand, jumelle coincée sur les yeux à m’en faire péter les arcades, je fixais l’oiseau et que, comme par capillarité, les alentours n’étaient plus
regardés
mais sentis. » Ressentir, c’est le but de ces ballades sans cesse reproduites, sur les mêmes chemins, à la recherche des mêmes oiseaux, ceux qui, annonçant une saison ou la colorant de leurs plumes et de leurs chants, enchantent le quotidien. Les paysages silencieux de Gracq ne sont pas sans vie ; on en devine les habitants, car encore, dehors, lorsqu’on lève les yeux du livre, on les perçoit. Mais que serait vraiment un monde sans oiseaux ? Certains n’y survivraient pas. Parce que l’oiseau n’a pas de pourquoi. Ou alors celui-là : pourquoi ? Parce que. [R.B.]
Éditions Corti, Biophilia, 2018
☰ La Composition des mondes, Philippe Descola (entretiens avec Pierre Charbonnier)
Éditions Flammarion, 2017
☰ Les Rigoles, de Brecht Evens
Sorti en
Éditions Acte Sud, 2018
☰ No TAP — Territoires en bataille, n° 2, du Collectif Mauvaise troupe
On avait suivi la Mauvaise troupe pour un premier voyage dans les Territoires en bataille à Errekaleor, dans le pays Basque, en mai dernier. On les retrouve ici dans les Pouilles, en Italie du Sud, avec les « No-TAP », sigle personnifié par chacun des militants engagés sur place contre le Trans Pacific Pipeline (TAP), un gazoduc de 5 000 kilomètres partant de la mer Caspienne et échouant au cœur de l’Italie — ce cœur italien que les habitants n’hésitent pas à appeler « la poubelle de l’Europe » tant la pollution y est intense et les décharges sauvages nombreuses. Le contraste est fort entre la côte adriatique et l’immédiat intérieur. La première, touristique, est épargnée par la balafre paysagère comme par les travaux ; ceux-ci s’arrêtent le temps de la haute saison. Le second, lui, accueille les désagréments rejetés ailleurs. C’est ainsi qu’en 2013 tombe une décision inattendue pour les locaux : un gazoduc européen passera par chez eux, détruisant de nombreux hectares d’oliveraie, culture principale sur ce territoire. Il n’en fallait pas plus pour que ses habitants se lancent dans une lutte qui ressemble en beaucoup de points à celle des « No-TAV » du Piémont italien. Déficit d’information, imposition autoritaire, répression policière, les ingrédients de plus en plus connus de la réaction aux luttes territoriales se concentrent sur à peine deux ans, là où il en a fallu une vingtaine au « No-TAV » pour arriver au même point. Si la haie était un des symboles du bocage de Notre-Dame-des-Landes, l’olivier est ici autant un rempart qu’un hébergement temporaire pour ces étranges fruits que sont les manifestants les défendant. Alternant récits et entretiens, le collectif Mauvaise troupe met en avant un de ces lieux si importants où se déploie la lutte contre les aménageurs et leur monde. [R.B.]
Auto-édition, 2018
☰ Essai critique sur Nietzsche, de Victor Serge
Éditions Nada, 2018
☰ Le Meilleur, de Bernard Malamud
C’est un roman sur le base-ball. Au premier abord, le lecteur pourrait se sentir déstabilisé au fil des pages par les termes ou les détails précis des différentes séquences de ce jeu qui peine à traverser l’Atlantique. Il serait pourtant dommage de ne pas entrer plus avant dans cet ouvrage. Entre les mains de Malamud, le sport n’est qu’un prétexte pour dépeindre l’allégorie parfaite du « rêve américain ». Écrit dans les années 1950 mais traduit récemment en français, le récit donne à découvrir Roy Hobbs, brave gars d’une vingtaine d’années promis à une brillante carrière de joueur. Naïf et trop sensible aux charmes des femmes qu’il rencontre sur sa route, sa bonne étoile l’abandonne à la veille de la signature de son premier contrat professionnel : nous retrouvons notre antihéros, 15 ans plus tard, saisissant une seconde chance inespérée. Parti de rien, comme remplaçant dans une équipe new-yorkaise de seconde zone, il arrive au sommet de son art, adulé par toutes et tous. Puis va connaître la versatilité de ce public qu’il pensait conquis. La suite ? Presque courue d’avance : cet Icare du base-ball finira par se brûler les ailes. Isolé et perdu au milieu des journalistes sportifs, des dirigeants et des fans, Roy est plongé, et bientôt noyé, dans le milieu du sport professionnel. Si l’American dream nous est bien connu, c’est l’une de ses modalités, celle de l’insatisfaction permanente, que nous livre avec brio Bernard Malamud. [B.A.]
Éditions Rivages Poche, 2016
☰ Comment un anarchiste a découvert la Terre : Élisée Reclus, de John P. Clark
Il voulait « promouvoir chaque plante, chaque animal et chaque vie humaine ». Communiste libertaire, internationaliste, féministe, pédagogue, végétarien et communard, Reclus est présenté dans ces pages, signées du directeur de l’Institut La Terre pour la communauté et l’écologie, comme « un modèle de l’être humain éveillé ». Si ce petit ouvrage, rassemblant deux textes, est sans conteste une ode au natif de Sainte-Foy-la-Grande, c’est le « fondateur » de la géographie anarchiste qui mobilise avant tout l’attention de l’auteur. Fort du « devenir-planétaire » de notre espèce porté par l’œuvre de Reclus (« Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir ») et des trois lois énoncées par ses soins (la lutte des classes, la recherche de l’équilibre et la souveraineté individuelle), Clark met en évidence l’importance de sa pensée — à ses yeux éminemment dialectique — pour notre temps hanté par l’extinction massive et le recul de la biodiversité : Reclus « offre une alternative aux formes hégémoniques de domination et d’exploitation mondialisées, corporatives et étatistes ». Autrement dit, il rend possible l’appréhension, au moins théorique, d’un monde où le centre serait « partout » et la périphérie « nulle part ». [M.L.]
Éditions Atelier de création libertaire, 2019
☰ Algériennes 1954–1962, de Swann Meralli et Deloupy
« La résistance c’est s’exprimer sur les sujets qu’on veut taire. » Cette bande dessinée aborde la guerre d’Algérie sous un angle singulier, celui des grandes oubliées de l’Histoire. Béatrice est une fille d’appelé : son père a participé à cette guerre mais n’en parle jamais. Ayant l’impression d’avoir hérité d’un tabou aussi bien familial que national, elle s’en va à la rencontre d’Algériennes : « puisque les hommes ne parlent pas j’irai voir les femmes ». Les récits de cinq d’entre elles s’entremêlent pour former le portrait de cette période, euphémisée, comme on le sait, sous le nom d’« événements » par le gouvernement français. La narration est vibrante, parfois douloureuse : l’exil, le déchirement, la torture et la résistance construisent ce récit tout en nuances. Moudjahida résistante, pied-noire ou exilée, chacune de ces femmes a vécu sa guerre ; on ne trouvera pourtant nulle trace de leur rôle, seuls les exploits des hommes semblant rester. « La guerre d’indépendance ça a aussi été la guerre des femmes dans la guerre des hommes », raconte l’une d’elles. À travers les yeux de Lucienne, Saïda, Djamila, Malika et Bernadette, une nouvelle guerre d’Algérie s’esquisse. La douceur du dessin contraste avec l’âpreté du récit ; et Malika de le rappeler : « La révolution elle est belle pour le courage mais elle n’est pas belle dans sa vérité. » [E.M.]
Éditions Marabout, 2018
☰ Dernières nouvelles des étoiles, de Jonathan Millet
« La vie polaire, et de surcroît en groupe, ne permet aucun maquillage, aucun subterfuge, aucune tricherie. On se montre tel qu’on est : l’homme que l’on est au fond de soi et qu’on ignore soi-même… » écrit Paul-Émile Victor dans la préface de l’ouvrage Antarctique, désert de glace. Le présent film documentaire, signé Jonathan Millet, travaille avec les paradoxes de l’être humain : face à l’immensité et perdu sur la glace, si le corps se retrouve seul, l’esprit, lui, est encombré. Au cœur de la base la plus reculée d’Antarctique (une station de recherche franco-italienne), les pensées se bousculent, les mirages s’intensifient, l’incompréhension et les doutes se multiplient. En faisant le choix de tout quitter durant treize mois, sans nulle possibilité de retour, les hivernants de la mission Concordia prennent un billet à destination de leur propre folie : il faut dire qu’« il n’y a plus rien d’autre à penser qu’à soi », explique le réalisateur, fasciné par cet isolement qu’il donnait déjà à saisir dans son documentaire Ceuta, douce Prison. Mais si l’on peut décrire la folie, comment la filmer ? Millet confie la caméra aux hivernants. Les images et les sons se répondent, chahutent ; la voix off fait le récit d’une torture, celle de la mission, se questionne et s’intensifie à mesure que le film exerce son emprise. Montage (Vincent Tricon), travail sonore (Mikael Kandelman), compositions psychédéliques (Wissam Hojeij) et créations visuelles (Sylvain Coisne) : Dernières nouvelles des étoiles nous transporte très loin de notre quotidien tout en nous rapprochant de notre plus grand démon : l’extrême solitude. [M. S.-F.]
DVD édité par Docks66, 2018
☰ Rue des Pâquerettes, de Mehdi Charef
Éditions Hors d’atteinte, 2019
Photographie de bannière : Frank E. Kleinschmidt / Library of Congress Prints and Photographs Division
REBONDS
☰ Cartouches 38, décembre 2018
☰ Cartouches 37, novembre 2018
☰ Cartouches 36, octobre 2018
☰ Cartouches 35, septembre 2018
☰ Cartouches 34, juillet 2018