Cartouches (39)


Un Robinson post-apo­ca­lyp­tique, le goût des cerises, une Terre sans oiseaux, une expé­rience du monde, la fré­né­sie contem­po­raine, un pay­sage bala­fré, un Nietzsche à deux visages, un rêve amé­ri­cain brû­lé, une géo­gra­phie liber­taire, les femmes de la guerre, la vie polaire et l’exil : nos chro­niques du mois de janvier. 


Trois fois la fin du monde, de Sophie Divry

C’est là une robin­son­nade contem­po­raine à la fois dure et belle, pleine d’amour et de rage. Trois tableaux, un per­son­nage. L’écrivaine Sophie Divry nous pro­pulse dans la tête de Joseph Kamal à son arri­vée en pri­son. Le récit est raide, sans com­plai­sance : des cel­lules sur­peu­plées, un quo­ti­dien fait d’aléatoire et de pro­mis­cui­té. La ten­sion car­cé­rale est toxique, la vio­lence dans toutes les veines. Joseph va d’abord y perdre sa digni­té, puis son empa­thie. C’est la pre­mière fin du monde : un conden­sé du pire des socié­tés humaines, une étape pré­li­mi­naire. Joseph en sort bri­sé. Deuxième acte, la catas­trophe vient d’avoir lieu. On en sait peu, juste qu’elle est d’origine nucléaire. Tout s’est effon­dré, la pri­son comme la moi­tié de l’Europe. Joseph s’en sort et décide de se réfu­gier dans la zone inter­dite. Réveil du misan­thrope qui som­meille en chaque lec­teur : l’homme est enfin seul, libé­ré de ses congé­nères et des entraves de la socié­té. Il dis­pose de mai­sons déser­tées et de super­mar­chés ; tout lui appar­tient désor­mais : le fan­tasme de l’abondance sans la socié­té. Joseph va s’y construire une nou­velle vie. Sans êtres humains mais non sans com­pa­gnie : ani­maux, rivière, champs et forêt… Joseph explore son nou­veau ter­ri­toire, apprend à l’habiter et, en y cher­chant les moyens de sa sub­sis­tance, l’apprivoisera tout autant qu’il se lais­se­ra appri­voi­ser. Il y a de l’Enfer et de l’Éden dans Trois fois la fin du monde. De la soli­tude, entre luxe et cal­vaire. De la com­mu­nion avec la nature. Des décon­ve­nues et de la joie à redé­cou­vrir les sai­sons, de la peine et des satis­fac­tions au tra­vail de la terre, des atta­che­ments pro­fonds qui sauvent comme ils déses­pèrent. En alter­nant récits et mono­logues, par ses chan­ge­ments de rythme lit­té­raire, Sophie Divry réus­sit une fic­tion à la fois ner­veuse et sen­sible, et revi­vi­fie le pour­tant très abon­dant registre « post-apo » du der­nier Homme sur Terre en l’ancrant dans l’intime et le réel. Une pépite. [C.M.D.]

Éditions Notabilia – Noir sur Blanc, 2018

Dans le fais­ceau des vivants, de Valérie Zenatti

Il y a dans ce texte de Valérie Zenatti toute la magie triste et belle des livres que l’on sent écrits sous la dic­tée du des­tin. Un jour de jan­vier 2017, l’au­teure, tra­duc­trice du roman­cier Aharon Appelfeld en France, apprend que l’é­cri­vain avec qui elle entre­te­nait une sorte de dia­logue silen­cieux ponc­tué de brèves ren­contres depuis plus de vingt ans, vient de mou­rir. Alors que le cha­grin la sub­merge dans l’a­vion qui l’emmène à Tel-Aviv, une jeune femme impro­bable la recon­naît et lui dit sur le ton des cer­ti­tudes indis­cu­tables : « Il faut que vous alliez à Czernowitz. » Elle ira en effet quelques semaines plus tard, à la date anni­ver­saire d’Appelfeld, dans la petite ville aujourd’­hui ukrai­nienne où tout com­men­ça, où l’en­fant juif apprit le goût de la cerise, l’a­mour inal­té­rable, les jeux de la lumière sur la neige et la rivière Pruth, quelques années avant que sa mère ne soit assas­si­née, puis son père et lui dépor­tés ; quelques années avant sa fuite dans la forêt puis l’exil défi­ni­tif, dans l’es­pace et dans la langue, qu’il racon­te­ra dans tous ses livres. L’hommage de la tra­duc­trice au tra­duit est bou­le­ver­sant dans ce texte court et dense qui nous pro­pose mieux qu’un tom­beau : un voyage fait de la matière même des rêves et de la mémoire, de fidé­li­té et de joie, de cha­grin et de ce qui le sur­monte. On mesure ici com­bien la parole, adres­sée aux morts comme aux vivants, per­met de (re)tisser le temps déchi­ré par l’ab­sence, qui n’est pas oubli. [A.B.]

Éditions de l’Olivier, 2019

Parce que l’oi­seau, de Fabienne Raphoz

Alors que tout le livre semble indi­quer le contraire, l’au­trice annonce dès les pre­mières pages : « Je ne suis pas orni­tho­logue. » Ornithologue non, mais orni­tho­phile oui. Et poète, aus­si. Les édi­tions Corti, qu’elle dirige avec Bernard Fillaudeau depuis son Quercy d’a­dop­tion, ont une tra­di­tion pay­sa­gère de choix. Les longues des­crip­tions de Julien Gracq, dans un récit qui leur est consa­cré — Les Eaux étroites — ou au cœur d’a­ven­tures loin­taines — Le Rivage des Syrtes — magni­fient ce qui s’offre au regard de l’au­teur ou de ses per­son­nages. Mais ses pay­sages sont pour la plu­part silen­cieux. Fabienne Raphoz, elle, les peuple au point que ce n’est plus la vue qui les embrasse d’a­bord, mais l’ouïe : « oui, le chant pré­cède l’oi­seau, je ne vois l’oi­seau — quand je le vois — qu’a­près l’a­voir enten­du ». L’autrice nous conte ses obser­va­tions, des oiseaux de son jar­din à ceux des parcs afri­cains ou amé­ri­cains ; elle ponc­tue ses des­crip­tions emplies de poé­sie d’un savoir éco­lo­gique et his­to­rique pas­sion­né. Plus, elle essaie, dans une quête vaine, de prendre la place de ceux qu’elle scrute : « Combien de fois […] le pay­sage ne s’est-il pas trans­for­mé, dans mon corps du moins, en ter­ri­toire, quand, jumelle coin­cée sur les yeux à m’en faire péter les arcades, je fixais l’oi­seau et que, comme par capil­la­ri­té, les alen­tours n’é­taient plus regar­dés mais sen­tis. » Ressentir, c’est le but de ces bal­lades sans cesse repro­duites, sur les mêmes che­mins, à la recherche des mêmes oiseaux, ceux qui, annon­çant une sai­son ou la colo­rant de leurs plumes et de leurs chants, enchantent le quo­ti­dien. Les pay­sages silen­cieux de Gracq ne sont pas sans vie ; on en devine les habi­tants, car encore, dehors, lors­qu’on lève les yeux du livre, on les per­çoit. Mais que serait vrai­ment un monde sans oiseaux ? Certains n’y sur­vi­vraient pas. Parce que l’oi­seau n’a pas de pour­quoi. Ou alors celui-là : pour­quoi ? Parce que. [R.B.]

Éditions Corti, Biophilia, 2018

La Composition des mondes, Philippe Descola (entre­tiens avec Pierre Charbonnier)

« J’avais appris la vie dans les romans ; je l’ai désap­prise dans les voyages. » Si Philipe Descola prend ici le contre-pied de son men­tor, Claude Levi-Strauss — « Je hais les voyages et les explo­ra­teurs » a‑t-il écrit au début, bien fameux, de Tristes Tropiques —, ce n’est que pour mieux lui rendre hom­mage. Car si Levi-Strauss détes­tait tant la mys­tique des voya­geurs, n’est-ce pas en allant lui aus­si — lui d’a­bord — à la ren­contre des peuples autoch­tones ama­zo­niens qu’il a bâti ce regard révo­lu­tion­naire pour et au-delà de sa dis­ci­pline ? Descola lui doit une méthode, celle de l’an­thro­po­lo­gie struc­tu­rale. Il lui doit même bien plus : « J’ai tou­jours écrit pour Levi-Strauss. » Mais ce long entre­tien ne s’ar­rête pas à cette seule rela­tion, et ce sont celles que l’au­teur a entre­te­nues avec ses inter­lo­cu­teurs Achuars, anthro­po­logues confir­més ou en deve­nir qui frappe. Comment s’est construite cette atten­tion unique à « La com­po­si­tion des mondes » ? D’étudiant en phi­lo­so­phie à pro­fes­seur au Collège de France, Philippe Descola revient sur un par­cours qui l’a mené des cercles anthro­po­lo­giques pari­siens au cœur d’une forêt ama­zo­nienne encore peu connue — expé­rience qu’il a par ailleurs rela­tée dans Les Lances du cré­pus­cules. S’il recon­naît que la « ques­tion de la nature » fut déter­mi­nante dans la for­ma­tion de son juge­ment et de sa sen­si­bi­li­té, cette notion a pour lui « fait son temps. » Le phi­lo­sophe Pierre Charbonnier mène ain­si l’en­tre­tien vers les réflexions actuelles de l’an­thro­po­lo­gie, des droits de la nature à ceux des non-humains, des luttes éco­lo­giques autoch­tones au deve­nir de la poli­tique occi­den­tale. Surtout, c’est tout l’é­di­fice bâti dans Par-delà nature et culture qui est décor­ti­qué. On y avait décou­vert ces quatre onto­lo­gies — natu­ra­lisme, ani­misme, ana­lo­gisme et toté­misme — comme autant de regards por­tés sur le monde ; on com­prend ici que si aucune n’est « un modèle », elles servent cha­cune de preuve au fait que « notre expé­rience au monde n’est pas la seule envi­sa­geable. » D’autres, en deve­nir, peuvent même être envi­sa­gées. [R.B.]

Éditions Flammarion, 2017

Les Rigoles, de Brecht Evens

Sorti en sep­tembre 2018, l’al­bum Les Rigoles se lit non pas comme l’an­ti­thèse, non pas comme l’an­ti­dote du der­nier Houellebecq, mais comme sa meilleure alter­na­tive. Si le roman­cier médaillé est à l’en­vi décrit comme le « socio­logue » des classes moyennes contem­po­raines, son lot de plates abjec­tions, dou­blé d’un humour sar­cas­tique à l’o­deur de tabac froid, vire au plan mar­ke­ting et à la mau­vaise blague. Si loin et pour­tant si proche de l’é­cri­vain caco­chyme, Brecht Evens, plein de vie et de mélan­co­lie, reprend le pro­gramme pro­met­teur d’Extension du domaine de la lutte, une véri­table eth­no­gra­phie du monde social moderne, mais comme sous per­fu­sion d’aya­huas­ca. Creusant le sillon enta­mé avec Les Noceurs, il pro­pose un regard acé­ré et micro­so­cio­lo­gique sur notre fré­né­sie contem­po­raine, nos ten­ta­tives de réen­chan­te­ment par le sexe, la drogue, la fête, l’i­vresse. Si tout semble tou­jours instable chez Evens, c’est dû aux excès qu’offre cette moder­ni­té qui nous rend si ver­sa­tiles, insa­tiables mais éga­le­ment exal­tés. Roman gra­phique explo­sant les cadres, à la lisière de l’abs­trait pour cer­taines planches, d’une éner­gie vitale débor­dante fai­sant se ren­con­trer de nom­breux per­son­nages et autant d’é­tats d’es­prits et de points de vue — le tout se déployant dans le seul quar­tier des Rigoles, véri­table allé­go­rie de nos réseaux sociaux. Enivrant et cruel, réflexif et léger, haut en cou­leur mais sur­tout sen­sible, Brecht Evens ne ménage ni ses lec­teurs, ni ses per­son­nages — sans jamais les juger. Proposant un voyage noc­tam­bule sur 300 pages, l’al­bum est un fes­ti­val zazou, une comé­die humaine désen­chan­tée, ô com­bien plus satis­fai­sante qu’un shoot de séro­to­nine ava­riée. [J.C.]

Éditions Acte Sud, 2018

No TAP — Territoires en bataille, n° 2, du Collectif Mauvaise troupe

On avait sui­vi la Mauvaise troupe pour un pre­mier voyage dans les Territoires en bataille à Errekaleor, dans le pays Basque, en mai der­nier. On les retrouve ici dans les Pouilles, en Italie du Sud, avec les « No-TAP », sigle per­son­ni­fié par cha­cun des mili­tants enga­gés sur place contre le Trans Pacific Pipeline (TAP), un gazo­duc de 5 000 kilo­mètres par­tant de la mer Caspienne et échouant au cœur de l’Italie — ce cœur ita­lien que les habi­tants n’hé­sitent pas à appe­ler « la pou­belle de l’Europe » tant la pol­lu­tion y est intense et les décharges sau­vages nom­breuses. Le contraste est fort entre la côte adria­tique et l’im­mé­diat inté­rieur. La pre­mière, tou­ris­tique, est épar­gnée par la balafre pay­sa­gère comme par les tra­vaux ; ceux-ci s’ar­rêtent le temps de la haute sai­son. Le second, lui, accueille les désa­gré­ments reje­tés ailleurs. C’est ain­si qu’en 2013 tombe une déci­sion inat­ten­due pour les locaux : un gazo­duc euro­péen pas­se­ra par chez eux, détrui­sant de nom­breux hec­tares d’o­li­ve­raie, culture prin­ci­pale sur ce ter­ri­toire. Il n’en fal­lait pas plus pour que ses habi­tants se lancent dans une lutte qui res­semble en beau­coup de points à celle des « No-TAV » du Piémont ita­lien. Déficit d’in­for­ma­tion, impo­si­tion auto­ri­taire, répres­sion poli­cière, les ingré­dients de plus en plus connus de la réac­tion aux luttes ter­ri­to­riales se concentrent sur à peine deux ans, là où il en a fal­lu une ving­taine au « No-TAV » pour arri­ver au même point. Si la haie était un des sym­boles du bocage de Notre-Dame-des-Landes, l’o­li­vier est ici autant un rem­part qu’un héber­ge­ment tem­po­raire pour ces étranges fruits que sont les mani­fes­tants les défen­dant. Alternant récits et entre­tiens, le col­lec­tif Mauvaise troupe met en avant un de ces lieux si impor­tants où se déploie la lutte contre les amé­na­geurs et leur monde. [R.B.]

Auto-édi­tion, 2018

Essai cri­tique sur Nietzsche, de Victor Serge

Le père de Zarathoustra ne fut pas l’a­nar­chiste que d’au­cuns crurent, trans­por­tés par le verbe vol­ca­nique du soli­taire alle­mand. Pas plus qu’il ne fut pré­cur­seur du nazisme ou, sous la plume épaisse de quelque léni­niste encroû­té (nous par­lons bien sûr d’Aymeric Monville), res­pon­sable, une fois repris par la gauche, du « bûcher où périt la République » au len­de­main de Mai 68. Nietzsche, et c’est là toute la finesse de ce petit texte publié en 1917 par le mili­tant révo­lu­tion­naire Victor Serge, donne du fil à retordre aux esprits courts. C’est un bilan, fait d’en­tre­lacs, que le futur com­pa­gnon de route de la Révolution russe dresse ici : Nietzsche « est un démo­lis­seur et un construc­teur », et l’on ne sau­rait pas­ser sous silence aucun de ces visages. Il y a le mécréant, l’en­ne­mi de l’État, l’Européen, le par­ti­san de la vie, l’er­rant et le réfrac­taire (celui que Serge nomme le « Nietzsche liber­taire ») ; il y a aus­si le lau­da­teur de la vio­lence, l’in­di­vi­dua­liste auto­ri­taire, le défen­seur de Napoléon et l’a­ris­to­crate (le « Nietzsche impé­ria­liste »). Si Serge tient le dis­ciple de Schopenhauer pour un « adver­saire », voire un « enne­mi », il n’en confie pas moins l’es­time — et même l’a­mour — qu’il lui porte : son œuvre enseigne « l’hor­reur de la vie mes­quine, […] le culte de la volon­té et de la joie ». Jusqu’alors introu­vable dans les librai­ries ou les biblio­thèques, ce docu­ment — que les édi­tions Nada ont pris soin d’illus­trer par les des­sins du fils même de l’au­teur, le mura­liste mexi­cain Vlady — est com­plé­té par six autres textes de jeu­nesse, comme autant de jalons posés, en l’es­pace de neuf ans, dans le mou­ve­ment d’une pen­sée : l’a­nar­chiste indi­vi­dua­liste s’en va ral­lier le com­mu­nisme. Demeure le désir d’une « vie com­plète », que Serge, res­ca­pé du sta­li­nisme, aura à cœur d’ho­no­rer jusque dans l’exil. [E.C.]

Éditions Nada, 2018

Le Meilleur, de Bernard Malamud

C’est un roman sur le base-ball. Au pre­mier abord, le lec­teur pour­rait se sen­tir désta­bi­li­sé au fil des pages par les termes ou les détails pré­cis des dif­fé­rentes séquences de ce jeu qui peine à tra­ver­ser l’Atlantique. Il serait pour­tant dom­mage de ne pas entrer plus avant dans cet ouvrage. Entre les mains de Malamud, le sport n’est qu’un pré­texte pour dépeindre l’al­lé­go­rie par­faite du « rêve amé­ri­cain ». Écrit dans les années 1950 mais tra­duit récem­ment en fran­çais, le récit donne à décou­vrir Roy Hobbs, brave gars d’une ving­taine d’an­nées pro­mis à une brillante car­rière de joueur. Naïf et trop sen­sible aux charmes des femmes qu’il ren­contre sur sa route, sa bonne étoile l’a­ban­donne à la veille de la signa­ture de son pre­mier contrat pro­fes­sion­nel : nous retrou­vons notre anti­hé­ros, 15 ans plus tard, sai­sis­sant une seconde chance ines­pé­rée. Parti de rien, comme rem­pla­çant dans une équipe new-yor­kaise de seconde zone, il arrive au som­met de son art, adu­lé par toutes et tous. Puis va connaître la ver­sa­ti­li­té de ce public qu’il pen­sait conquis. La suite ? Presque cou­rue d’a­vance : cet Icare du base-ball fini­ra par se brû­ler les ailes. Isolé et per­du au milieu des jour­na­listes spor­tifs, des diri­geants et des fans, Roy est plon­gé, et bien­tôt noyé, dans le milieu du sport pro­fes­sion­nel. Si l’American dream nous est bien connu, c’est l’une de ses moda­li­tés, celle de l’in­sa­tis­fac­tion per­ma­nente, que nous livre avec brio Bernard Malamud. [B.A.]

Éditions Rivages Poche, 2016

Comment un anar­chiste a décou­vert la Terre : Élisée Reclus, de John P. Clark

Il vou­lait « pro­mou­voir chaque plante, chaque ani­mal et chaque vie humaine ». Communiste liber­taire, inter­na­tio­na­liste, fémi­niste, péda­gogue, végé­ta­rien et com­mu­nard, Reclus est pré­sen­té dans ces pages, signées du direc­teur de l’Institut La Terre pour la com­mu­nau­té et l’é­co­lo­gie, comme « un modèle de l’être humain éveillé ». Si ce petit ouvrage, ras­sem­blant deux textes, est sans conteste une ode au natif de Sainte-Foy-la-Grande, c’est le « fon­da­teur » de la géo­gra­phie anar­chiste qui mobi­lise avant tout l’at­ten­tion de l’au­teur. Fort du « deve­nir-pla­né­taire » de notre espèce por­té par l’œuvre de Reclus (« Les déve­lop­pe­ments de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature envi­ron­nante. Une har­mo­nie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nour­rit, et quand les socié­tés impru­dentes se per­mettent de por­ter la main sur ce qui fait la beau­té de leur domaine, elles finissent tou­jours par s’en repen­tir ») et des trois lois énon­cées par ses soins (la lutte des classes, la recherche de l’é­qui­libre et la sou­ve­rai­ne­té indi­vi­duelle), Clark met en évi­dence l’im­por­tance de sa pen­sée — à ses yeux émi­nem­ment dia­lec­tique — pour notre temps han­té par l’ex­tinc­tion mas­sive et le recul de la bio­di­ver­si­té : Reclus « offre une alter­na­tive aux formes hégé­mo­niques de domi­na­tion et d’ex­ploi­ta­tion mon­dia­li­sées, cor­po­ra­tives et éta­tistes ». Autrement dit, il rend pos­sible l’ap­pré­hen­sion, au moins théo­rique, d’un monde où le centre serait « par­tout » et la péri­phé­rie « nulle part ». [M.L.]

Éditions Atelier de créa­tion liber­taire, 2019

Algériennes 1954–1962, de Swann Meralli et Deloupy

« La résis­tance c’est s’exprimer sur les sujets qu’on veut taire. » Cette bande des­si­née aborde la guerre d’Algérie sous un angle sin­gu­lier, celui des grandes oubliées de l’Histoire. Béatrice est une fille d’appelé : son père a par­ti­ci­pé à cette guerre mais n’en parle jamais. Ayant l’impression d’avoir héri­té d’un tabou aus­si bien fami­lial que natio­nal, elle s’en va à la ren­contre d’Algériennes : « puisque les hommes ne parlent pas j’irai voir les femmes ». Les récits de cinq d’entre elles s’entremêlent pour for­mer le por­trait de cette période, euphé­mi­sée, comme on le sait, sous le nom d’« évé­ne­ments » par le gou­ver­ne­ment fran­çais. La nar­ra­tion est vibrante, par­fois dou­lou­reuse : l’exil, le déchi­re­ment, la tor­ture et la résis­tance construisent ce récit tout en nuances. Moudjahida résis­tante, pied-noire ou exi­lée, cha­cune de ces femmes a vécu sa guerre ; on ne trou­ve­ra pour­tant nulle trace de leur rôle, seuls les exploits des hommes sem­blant res­ter. « La guerre d’indépendance ça a aus­si été la guerre des femmes dans la guerre des hommes », raconte l’une d’elles. À tra­vers les yeux de Lucienne, Saïda, Djamila, Malika et Bernadette, une nou­velle guerre d’Algérie s’esquisse. La dou­ceur du des­sin contraste avec l’âpreté du récit ; et Malika de le rap­pe­ler : « La révo­lu­tion elle est belle pour le cou­rage mais elle n’est pas belle dans sa véri­té. » [E.M.]

Éditions Marabout, 2018

Dernières nou­velles des étoiles, de Jonathan Millet 

« La vie polaire, et de sur­croît en groupe, ne per­met aucun maquillage, aucun sub­ter­fuge, aucune tri­che­rie. On se montre tel qu’on est : l’homme que l’on est au fond de soi et qu’on ignore soi-même… » écrit Paul-Émile Victor dans la pré­face de l’ou­vrage Antarctique, désert de glace. Le pré­sent film docu­men­taire, signé Jonathan Millet, tra­vaille avec les para­doxes de l’être humain : face à l’immensité et per­du sur la glace, si le corps se retrouve seul, l’esprit, lui, est encom­bré. Au cœur de la base la plus recu­lée d’Antarctique (une sta­tion de recherche fran­co-ita­lienne), les pen­sées se bous­culent, les mirages s’intensifient, l’incompréhension et les doutes se mul­ti­plient. En fai­sant le choix de tout quit­ter durant treize mois, sans nulle pos­si­bi­li­té de retour, les hiver­nants de la mis­sion Concordia prennent un billet à des­ti­na­tion de leur propre folie : il faut dire qu’« il n’y a plus rien d’autre à pen­ser qu’à soi », explique le réa­li­sa­teur, fas­ci­né par cet iso­le­ment qu’il don­nait déjà à sai­sir dans son docu­men­taire Ceuta, douce Prison. Mais si l’on peut décrire la folie, com­ment la fil­mer ? Millet confie la camé­ra aux hiver­nants. Les images et les sons se répondent, cha­hutent ; la voix off fait le récit d’une tor­ture, celle de la mis­sion, se ques­tionne et s’intensifie à mesure que le film exerce son emprise. Montage (Vincent Tricon), tra­vail sonore (Mikael Kandelman), com­po­si­tions psy­ché­dé­liques (Wissam Hojeij) et créa­tions visuelles (Sylvain Coisne) : Dernières nou­velles des étoiles nous trans­porte très loin de notre quo­ti­dien tout en nous rap­pro­chant de notre plus grand démon : l’extrême soli­tude. [M. S.-F.]

DVD édi­té par Docks66, 2018

Rue des Pâquerettes, de Mehdi Charef

En un dia­logue se cimente la rela­tion d’un lec­teur à son livre ; un dia­logue comme celui du jeune Mehdi Charef avec sa grand-mère, dans le reg aride de leur région d’Algérie : elle répond aux inter­ro­ga­tions de ce petit fils trop bavard et explique le sens des lignes tatouées sur son visage de rides sèches. Elle ne vou­lait pas d’encre, lui confie-t-elle, ce sont des hommes qui ont enfon­cé l’ai­guille « sur la cime lumi­neuse de son corps ». Il a fal­lu qu’un jour ses tatouages l’ap­pri­voisent, elle, Hanna : « C’est par l’ou­ver­ture de cette figure, le losange, que l’en­fant se fait, que l’en­fant naît […]. Ce losange est un bou­clier », révèle-t-elle au petit. Ce sou­ve­nir, le nar­ra­teur, âgé de 10 ans, se le remé­more au milieu du bidon­ville où il est ins­tal­lé depuis peu, venu retrou­ver la France et son père qu’il ne connaît pas — une main dans celle de sa mère, l’autre tenant ses frères. Quitter leurs mon­tagnes pour vivre entre quelques planches de tôles sur la terre molle et humide du colon qu’on leur avait appris à fuir ou à com­battre. On est en 1962, on est à Nanterre, on est en hiver : des mil­liers d’Algériens débarquent pour construire à bas coûts le pays fran­çais, logés sans décence. L’exil d’une géné­ra­tion se raconte, comme un cou­teau dans l’en­fance, dans une langue lucide et pudique : celle d’un tai­seux, d’un obser­va­teur de ces adultes déra­ci­nés, sen­tant en lui la colère prendre forme pierre à pierre en sai­sis­sant les sacri­fices des siens, en même temps que s’im­pose une atti­rance vive pour les mots et les livres. L’enfant du bidon­ville, qu’un pro­fes­seur sou­cieux des­ti­nait à l’u­sine, devien­dra ouvrier, écri­vain puis réa­li­sa­teur. [M.M.]

Éditions Hors d’at­teinte, 2019


Photographie de ban­nière : Frank E. Kleinschmidt / Library of Congress Prints and Photographs Division


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REBONDS

Cartouches 38, décembre 2018
Cartouches 37, novembre 2018
Cartouches 36, octobre 2018
Cartouches 35, sep­tembre 2018
Cartouches 34, juillet 2018

Ballast

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