Des chiens traqués, une révolution des quatre coins du monde, le ventre colonisé des femmes, une utopie décroissante, la beauté d’une ville déglinguée, des intrus en politique, vie et mort d’un indépendantiste, les mythes du sexe féminin et les côtes saillantes des montagnes : nos chroniques du mois de septembre.
☰ Les Chiens d’Istanbul, de Catherine Pinguet
Éditions Bleu autour, 2008
☰ Errico Malatesta — Vie extraordinaire du révolutionnaire redouté de tous les gouvernements et polices du royaume d’Italie, de Vittorio Giacopini
80 années de vie, 60 d’anarchie. Qui est Errico Malatesta ? Un homme en lutte, une vie d’exils. Les services de police de plusieurs pays redoutent cet électricien en bleu de travail, chef révolutionnaire malgré lui, agitateur internationaliste. La Suisse, l’Argentine, l’Angleterre, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, les États-Unis, Cuba et tant d’autres pays ponctuent ses trajets, ses va-et-vient… Et l’Italie, bien sûr, terrain central des ses luttes. L’histoire de sa vie est ainsi traversée par l’histoire de ce pays : à peine unifié en royaume, il plongera dans les bras du colonialisme puis du fascisme. Les fuites forcées du révolutionnaire sont marquées du sceau de l’attente d’un retour au pays natal pour reprendre l’action — cette propagande par le fait qu’il préconise, avec d’autres — là où il sent pouvoir le faire. Compagnon de lutte de Carlo Cafiero, ils ne cesseront de mettre en acte le principe qu’ils clament : il est vain de se tenir prêts pour la révolution ; il faut agir sans tarder, et apprendre de chacune de ses actions. Une existence intense que les multiples passages en prison et pressions policières n’altèrent en rien. Malatesta laisse peu d’écrits derrière lui, et l’incendie qui aurait emporté son projet d’autobiographie politique, Cinquante ans d’anarchisme, constitue une perte tragique. Alors, Vittorio Giacopini fouille, creuse les archives policières riches du nom de Malatesta et imagine les mémoires de cet homme légende, ses pensées sur le passé, le temps d’une journée, où résonneraient ironiquement dans son esprit les mots d’Élisée Reclus : « On ne va pas où on veut aller, mais là où mène la route que l’on a empruntée. » [C.G.]
Lux Éditeur, 2018
☰ Le Ventre des femmes — Capitalisme, racialisation, féminisme, de Françoise Vergès
Fin des années 1960, sur l’île de La Réunion : des médecins avortent et stérilisent des milliers de femmes, de force. Toutes sont entrées enceintes à la clinique Saint-Benoît pour en sortir sans leur enfant, et sans avoir été informées de ces opérations. De ce scandale, rendu public en juin 1970 — mais n’ayant permis, à ce jour, d’inculper aucun responsable —, Françoise Vergès nous expose toutes les ramifications : de l’abus de pouvoir et de confiance du personnel hospitalier à la compromission des représentants locaux de l’État français et de l’Église catholique, en passant par l’organisation, au profit des médecins, d’un vaste détournement d’aides sociales publiques. Mais cette affaire, aussi effroyable soit-elle, n’est pour l’auteure que le point de départ d’une réflexion plus vaste : comment de tels « centres d’avortements » ont-ils pu voir le jour et accomplir ainsi leur sinistre tâche, en toute impunité ? C’est alors tout un arsenal rhétorique, juridique et biopolitique déployé par le pouvoir pour contrôler « le ventre des femmes » et décider « qui doit naître ou ne pas naître », qu’il s’agit d’exhumer et d’interroger dans une perspective racialiste et féministe. Car, de fait, au sein même d’une République française autoproclamée « une et indivisible », cette politique des corps et des naissances témoigne de la permanence d’une dissymétrie d’héritage colonial : alors qu’en métropole la contraception et l’avortement sont criminalisés, de violentes politiques antinatalistes sont mises en place dans les DOM. Contre cette « cartographie mutilée » — dont même les militantes du MLF se rendent coupables, en articulant leur lutte de libération des femmes autour de la question du droit à l’avortement, et ce quelques mois à peine après la révélation du scandale de La Réunion —, Vergès affirme ici l’ambition de « repolitiser » et de « provincialiser » le féminisme afin d’« envisager de nouveaux processus de décolonisation ». [L.M.]
Éditions Albin Michel, 2017
☰ Écotopia, d’Ernest Callenbach
En 1980, la Californie du Nord, l’Oregon et l’État de Washington font sécession pour mettre en place un système politique décroissant radical, puis ferment la frontière. Après 20 ans d’isolement, un journaliste américain est autorisé à venir visiter ce nouveau pays, Écotopia. C’est à travers ses articles et notes de voyage que le lecteur découvre une société où les femmes sont au pouvoir (lui-même décentralisé), la recherche d’un équilibre écologique au cœur de la prise de décision, l’héritage aboli, la concentration de capital extrêmement limitée, le système éducatif et les rapports sociaux transformés, etc. Le journaliste nous décrit une « semi-utopie » écologiste sur le chemin d’un fonctionnement harmonieux, dessinant en creux l’absurdité du capitalisme consumériste américain. Car si toute une partie du livre s’attache à détailler le fonctionnement de la vie politique et de l’économie écotopienne, il raconte aussi l’évolution de son personnage principal — une société écologique demande autant la transformation profonde de son fonctionnement que des individus qui la composent. Lire aujourd’hui ce succès littéraire publié en 1975 est à la fois stimulant et décourageant, la majorité des problématiques abordées s’étant aggravées depuis. Callenbach, écrivain et journaliste adepte de la simplicité volontaire, soulève la difficile question des moyens d’arriver à un tel système : Écotopia ne parvient à exister que grâce à la richesse économique et intellectuelle de ses territoires d’origine, à l’abandon du reste des États-Unis, et à l’instauration d’un rapport de force militaire pour garantir son indépendance. L’auteur va plus loin, en décrivant son délitement en une multitude de cités-États culturellement uniformes, mettant ainsi fin au projet d’unité des États-nations modernes. [M.H.]
Éditions Rue de l’échiquier, 2018
☰ Les Vies de papier, de Rabih Alameddine
Éditions Les Escales, 2016
☰ Des intrus en politique — Femmes et minorités : dominations et résistances, de Mathilde Larrère et Aude Lorriaux
« Tu es enceinte, tu ne seras pas ministre » ; « Aujourd’hui les femmes, demain les beurs, les noirs et les handicapés » ; « Mais qui va garder les enfants ? » ; « Beau petit oiseau des îles » ; « Peut-être a‑t-elle mis cette robe pour qu’on n’écoute pas ce qu’elle avait à dire » ; « Pas cette lesbienne »… Ces « petites phrases », et bien d’autres, s’affichent sur la couverture du livre de l’historienne Mathilde Larrère et de la journaliste Aude Lorriaux. Alors même que l’article premier de notre Constitution déclare que la République doit inclure tous ses membres « sans distinction d’origine, de race ou de religion », alors même que bon nombre de barrières légales empêchant certaines personnes d’évoluer dans la sphère politique ont été abolies, les institutions politiques restent un monde de riches hommes blancs. Même les catégories qui ne sont pas des minorités, comme les femmes, se retrouvent « minorisées ». Comment est-on passé d’une exclusion légale, explicite, à une discrimination plus insidieuse ? Larrère et Lorriaux explorent les diverses stratégies de stigmatisation (sexualisation, animalisation, infantilisation, etc.), mais aussi les stratégies opposées par ces minorités et minorisé·e·s : la tentative de se conformer aux normes ou la résistance, la colère, le retournement du stigmate ou l’humour. Qu’opposer à la stigmatisation ? Mettre en avant son identité peut être « une arme à double tranchant » : quelle est la limite entre la revendication fière et la banalisation de clichés, voire la marketisation d’un statut ? Un équilibre périlleux déjà pointé par Bourdieu. On peut seulement regretter, ici, que la notion de stigmate ne soit définie que par la référence au sociologue Erving Goffman (qui l’utilisait de manière neutre). Ce concept exigerait une redéfinition politique : à trop élargir la notion, on risque de ne plus distinguer la stigmatisation illégitime de l’attaque politique. Ceci pointé, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage : un matériau très riche dans une optique combative.
[L.V.]
Éditions du Détour, 2018
☰ De nos frères blessés, de Joseph Andras
Éditions Actes Sud, 2016
☰ Les Joies d’en bas, de Nina Brochmann et Ellen Støkken
Éditions Actes Sud, 2018
☰ Dans les pas de Bárbara Dávalo, de Mélanie Sadler
Éditions Flammarion, 2018
Photographie de bannière : Henri Cartier-Bresson, Juvisy, 1938
REBONDS
☰ Cartouches 34, juillet 2018
☰ Cartouches 33, juin 2018
☰ Cartouches 32, mai 2018
☰ Cartouches 31, avril 2018
☰ Cartouches 30, mars 2018