Cartouches (34)


Un sol­dat per­du, des rêves de pauvres, un chat dis­pa­ru, un retour de Cayenne, une troupe de poètes, une Césaire dans l’ombre, l’é­co­lo­gie ou la bar­ba­rie, la peur du len­de­main, un mar­teau et une enclume, un monde qui va trop vite et une dérive brute : nos chro­niques du mois de juillet.


La Route des Flandres, de Claude Simon

C’est une déroute en pleine débâcle, celle du reste d’un régi­ment de cava­liers. C’est l’ar­mée fran­çaise en 1940, ou « la dis­pa­ri­tion de l’i­dée de la notion même de régi­ment de bat­te­rie d’es­ca­dron d’es­couade d’homme, ou plus encore : la dis­pa­ri­tion de toute idée de tout concept ». Georges, pivot de ce pre­mier grand roman pour Claude Simon, arti­cule des temps et des strates nar­ra­tives qui se super­posent. Soldat peu inté­res­sé par la guerre qui l’en­toure, il pré­fère jon­gler avec ses sou­ve­nirs de famille et son pré­sent pour élu­ci­der les trois impasses aux­quels il fait alors face : ses parents, la mort de son ancêtre de Reixach, si simi­laire à celle de son capi­taine d’es­ca­dron, et ses propres rela­tions amou­reuses. À maintes reprises, il arrive de se perdre dans ces pages denses à la nar­ra­tion com­plexe. Les phrases — le roman ne serait-il pas lui-même qu’une longue et unique phrase ? — enflent au gré des pen­sées de Georges, de ses obser­va­tions, des évé­ne­ments. Mais cette asphyxie est peut-être celle-là même que res­sentent ces sol­dats si maigres, si sales, en per­ma­nence aux aguets ou au contraire à ce point dés­in­té­res­sés qu’il ne font plus atten­tion aux morts qui les entourent. Qu’ils soient au fond d’un wagon à bes­tiaux ou sur le dos e ces « antiques et immé­mo­riales rosses », ils res­tent cer­nés par ce « monde arrê­té figé s’ef­fri­tant se dépiau­tant s’é­crou­lant peu à peu par mor­ceaux comme une bâtisse aban­don­née, inuti­li­sable, livrée à l’in­co­hé­rent, non­cha­lant, imper­son­nel et des­truc­teur tra­vail du temps ». Marqué lui-même par une drôle de guerre qu’il a vécue comme cava­lier avant de s’é­chap­per de sa geôle pour rejoindre la Résistance, Claude Simon donne à voir dans son rythme hal­lu­ci­né un évé­ne­ment qui ne peut être com­pris tant il est impen­sable. Si Georges peine à ce point à mettre en ordre ce qui l’ha­bite, c’est bien pour cette rai­son : il assiste, impuis­sant, à l’ex­plo­sion d’un monde. [R.B.]

Les Éditions de Minuits, 1960

Nos rêves de pauvres, de Nadir Dendoune

Ce que pro­pose Nadir Dendoune ici, c’est d’a­bord un témoi­gnage. Celui d’un gamin qui a gran­di dans un quar­tier popu­laire, qui ne rêvait de rien, pour qui « c’é­tait dif­fi­cile d’a­voir des rêves de riches quand [ses] parents avaient une vie de pauvres ». Son amer­tume, il ne la dirige pas vers les siens — qu’il décrit même comme des héros du quo­ti­dien — mais bien plu­tôt contre un sys­tème qui n’a jamais ces­sé de leur mettre des bâtons dans les roues. L’auteur n’en assume pas moins ses conne­ries de jeu­nesse et un début d’i­ti­né­raire mou­ve­men­té, fait de petits lar­cins, de voyages, de bagarres, mais sur­tout d’en­ga­ge­ments et de luttes ordi­naires pour exis­ter. « Pourquoi vous êtes-vous mis à écrire ? m’a deman­dé un jeune déte­nu de la mai­son d’ar­rêt des Baumettes. J’ai hési­té : cette ques­tion essen­tielle, on ne me l’a­vait jamais posée avant. […] Après m’être grat­té la tête plu­sieurs fois, j’ai avan­cé une pre­mière expli­ca­tion. L’écriture a repré­sen­té pour moi une bouée de sau­ve­tage, une façon d’ex­pri­mer la rage que je res­sen­tais. La cité m’é­touf­fait, la République me mépri­sait et écrire m’a­vait d’a­bord per­mis d’at­té­nuer cette haine. » Nadir Dendoune est ensuite deve­nu jour­na­liste : un jour­na­liste indé­pen­dant qui se bat aus­si contre sa propre condi­tion, qui lutte pour faire entendre, de plain-pied, les voix des quar­tiers popu­laires — à rebours des pré­ju­gés en vigueur, qu’ils soient d’ailleurs posi­tifs ou néga­tifs. Un jour­na­liste enga­gé, donc, qui tient une langue crue plus que dans sa poche : une langue sou­vent dure et tou­chant sou­vent juste. Ses chro­niques, parues dans Le Courrier de l’Atlas et réunies dans Nos rêves de pauvres, sont un témoi­gnage autant qu’un hom­mage émou­vant à ses parents et plus lar­ge­ment à sa famille. La voix de Dendoune porte et n’a pas besoin de haut-par­leur pour se faire entendre ; il suf­fit de la lais­ser venir, volon­tiers hachée et vive, tou­jours lucide. Et, pour pous­ser l’é­coute plus avant, pour­quoi ne pas aller voir son docu­men­taire sur sa mère, Des figues en avril ? [R.L.]

Éditions Jean-Claude Lattès, 2017

☰ La Main han­tée, de Louise Dupré

La main est han­tée par le geste du meurtre : la femme qui souffre est aus­si celle qui se sou­vient de ce qu’elle a auto­ri­sé, de l’acte qui donne la mort, ou qui ne l’ar­rête pas. La femme qui parle ne voit par­tout que « des preuves par­faites que Dieu ne sait pas exis­ter ». Elle a le souffle un peu court d’a­bord, puis sac­ca­dé, puis ce débit lent mais long des êtres qui parlent en rêve. Elle s’en veut d’a­voir accep­té l’eu­tha­na­sie d’un chat qu’elle aimait. Elle se demande ce qui demeure en elle de vio­lence ata­vique, ce qui resur­git dans le noir qui s’en­gouffre sou­dain dans la clar­té de sa conscience : « Tu es un éche­veau aux fils inex­tri­cables, la vic­time et le bour­reau, le déses­poir de la nuit, la femme au som­meil pos­sé­dé par des géné­ra­tions qui ont appris la force et la sou­mis­sion des phrases, tu te sou­viens dès que tu res­sus­cites en toi tes morts immé­mo­riaux. » Le poème devient un long cri d’a­mour san­glo­té. Louise Dupré nous embarque presque mal­gré nous dans une longue épo­pée qui inter­roge le sens de l’exis­tence, à l’ins­tant où l’on vient de la sus­pendre. La main n’est pas seule­ment han­tée par le sou­ve­nir de la mort don­née mais par toutes les morts pos­sibles et par l’é­nigme du mal qui habite la vie. Le chat fan­tôme n’est bien­tôt plus qu’un pré­texte à lais­ser les sou­ve­nirs enva­hir une mémoire qui les invente autant qu’elle les recon­naît. La cruau­té du monde devient le véri­table point d’in­ter­ro­ga­tion, le cœur opaque d’un livre habi­té par des peurs obs­cures, des angoisses immaî­tri­sables, les relents du mas­sacre, « l’o­deur mil­lé­naire du feu et du sang ». Convoquées au tri­bu­nal de la sur­vie, des âmes sœurs défilent : Marina Tsvetaïeva ou Huguette Gaulin dont on découvre avec effa­re­ment et ten­dresse le curieux des­tin ; mais aus­si tant d’autres, Alejandra Pizarnik ou Gérard de Nerval, mille ombres pour affron­ter la détresse et fina­le­ment le recon­naître : « tu veux te sou­ve­nir / avec assez d’ou­bli / pour conti­nuer ». [A.B.]

Éditions Bruno Doucey, 2018

Le Ventre de Paris, d’Émile Zola

Quand Florent rentre en 1858 de son exil poli­tique à Cayenne, il découvre un Paris trans­for­mé. Toutes les routes qui le conduisent à la capi­tale semblent amé­na­gées dans un seul but : ache­mi­ner des voi­tures char­gées de vic­tuailles vers le cœur écla­tant et pal­pi­tant de la ville : les Halles cen­trales nou­vel­le­ment bâties. Dans ce pay­sage trans­fi­gu­ré, tout n’est que viandes, pois­sons, char­cu­te­ries, légumes, fro­mages, volailles, et Zola se plaît à nous livrer des des­crip­tions inter­mi­nables de ces étals débor­dant de nour­ri­ture, jusqu’à la nau­sée. Leur opu­lence semble même avoir déteint sur le reste : les bou­ti­quiers sont « ronds », « roses », « lui­sants », leurs ani­maux de com­pa­gnie ont « la peau pét[ée] de graisse » et il n’est pas jusqu’au pavé qui ne soit « gras ». Dans cette fin de XIXe siècle, tout Paris n’est plus qu’un ventre, pris d’une « indi­ges­tion géné­rale ». Mais avec l’arrivée de cet incon­nu, maigre et misé­rable, au milieu d’hommes qui « suent la san­té », c’est une autre his­toire, sécu­laire, que Zola entend nous dépeindre : celle de l’éternelle « bataille des Gras et des Maigres », « deux groupes hos­tiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit ». Car les « bou­ti­quiers engrais­sés » des Halles sont aus­si des « bour­geois empâ­tés », dra­pés de ces nobles valeurs morales qui leur assurent une exis­tence pai­sible : l’amour du tra­vail bien fait et la conscience tran­quille de l’argent gagné hon­nê­te­ment. Quand la rumeur se répand que Florent — dont la mai­greur atteste à elle seule de sa dupli­ci­té — par­ti­cipe à une conspi­ra­tion révo­lu­tion­naire, il faut peu de temps à la méca­nique mons­trueuse des Halles pour se mettre en marche et expul­ser ce corps étran­ger. La « poli­tique des hon­nêtes gens » triomphe, sou­te­nue par l’action com­bi­née de tous ceux qui, ivres de leur « gaie­té grasse », ne veulent qu’une chose : ne pas « se mai­grir de sou­cis » et « n’avoir rien à se repro­cher ». [L.M.]

Éditions Folio, 2002

Sauvez la beau­té, de Sandrine-Malika Charlemagne

29 poèmes d’une extrême sim­pli­ci­té : des Indiens Navajos, le désert de Mauritanie, des rigoles de sang, la forêt du Liban, les arbres d’Amazonie, la neige de gla­ciers aux noms bizarres, le cor­tège des roses noires, des femmes sor­tant d’une fabrique, des baleines qui dominent la vague, des mai­sons bom­bar­dées, le visage exsangue d’un Syrien, le port de Béni-Saf et le fan­tôme de Jean Sénac, Annaba et Notre-Dame-d’Afrique, Haïti et le Vietnam, Cuba et le refuge de Cassiopée, des robots à tire-lari­got, la révo­lu­tion au creux des ventres vides — autant d’i­mages comme des mots de passe ou des vignettes d’al­bums sou­ve­nir dépo­sées au bord de la route du lan­gage. On y pro­mène son angoisse, on y rêve sans trop y croire, mais on recom­mence tou­jours à crier, puisque c’est mieux que de prier, dans la « nuit du par­ti des uto­pistes / nuit de la troupe des poètes / […] nuit noire jus­qu’à l’a­vè­ne­ment du beau ». S’ensuit la longue lita­nie des morts, qui remonte le temps : d’Adama Traoré, 24 ans, « il meurt dans un four­gon à Beaumont-sur-Oise », à Zyed Benna et Bouna Traoré, élec­tro­cu­tés dans un trans­for­ma­teur à Clichy-sous-Bois en 2005 — trois pleines pages de dates et de noms, de balles et de vio­lences, de décharges de taser et de courses-pour­suites. Un vieil homme encore qui demande une ciga­rette, un jeune voleur qui tire une poire à l’é­tal, por­traits de ten­dresse et de misère mêlées. Le tout se lit comme un long cri de rage tem­pé­rée par l’es­poir et finit par une objur­ga­tion : « fou­tez donc la paix au petit voleur, bor­del de dieu » ! Mais n’ou­bliez pas, quand même, de vous sou­ve­nir : « el pue­blo uni­do s’en va à la conquête / et se joue de toutes les défaites ». [A.B.]

Éditions La courte échelle/Transit, 2018

Le grand camou­flage, de Suzanne Césaire

Qui se sou­vient de l’autre Césaire ? De Suzanne et non d’Aimé ? De la femme qu’ai­mait Aimé ? En 1941, elle est pour­tant là, bien­tôt mère de six enfants, elle a 26 ans, elle a épou­sé le poète en juillet 1937 à Paris, elle enseigne comme lui au lycée Schoelcher, elle cofonde la revue Tropiques, elle brave les cen­seurs de l’a­mi­ral Robert, ces col­la­bo­ra­teurs du régime vichyste qui leur reprochent d’être « racistes, sec­taires, révo­lu­tion­naires, ingrats et traîtres à la Patrie, empoi­son­neurs d’âme ». À quoi elle répond qu’au­cune de ces épi­thètes ne leur répugne, qu’ils sont en effet empoi­son­neurs d’âmes comme Racine selon Port-Royal, ingrats et traîtres comme Zola selon la presse réac­tion­naire, révo­lu­tion­naires comme le Victor Hugo des Châtiments, sec­taires comme Rimbaud et Lautréamont, et du racisme de Toussaint Louverture contre celui de Drumont et d’Hitler ! Suzanne Césaire était flam­boyante, pas­sion­née de sur­réa­lisme et de poé­sie, d’Afrique antique et d’Amérique moderne ; elle fumait et chan­tait, dan­sait et riait, lisait Frobenius et Nietzsche, débat­tait avec André Breton qui la disait « belle comme la flamme du punch » et à qui elle trou­vait un petit côté Saint-Just, un peu dur et hau­tain. On aurait aimé lire de Suzanne, qui vivra jus­qu’en 1966, bien que sépa­rée d’Aimé à comp­ter de 1963, des poèmes ou des lettres per­dues, la pièce de théâtre aujourd’­hui dis­pa­rue, un essai peut-être, car elle avait une écri­ture lyrique et poli­tique à la fois. Ce qu’il nous reste d’elle cepen­dant, ce sont seule­ment sept articles ras­sem­blés par Daniel Maximin sous le titre géné­rique d’« écrits de dis­si­dence », parus entre 1941 et 1945 dans la belle revue Tropiques (que les édi­tions Jean-Michel Place ont par ailleurs inté­gra­le­ment repro­duits dans un épais volume paru il y a quelques années). Il est temps de les redé­cou­vrir, et avec eux la vita­li­té de la pen­sée mar­ti­ni­quaise, comme la puis­sance d’une plume trop long­temps camou­flée par l’au­ra d’Aimé Césaire. [A.B.]

Éditions Seuil, 2015

Écologie ou catas­trophe — La vie de Murray Bookchin, de Janet Biehl

Voilà, tra­duite de l’an­glais, la pre­mière bio­gra­phie du père du muni­ci­pa­lisme liber­taire : une somme (plus de 600 pages) et une sub­jec­ti­vi­té assu­mée (l’au­teure a été sa com­pagne). Bookchin fut, dit-elle, un « ani­mal poli­tique » ; cet épi­thète conduit dès lors le texte à s’at­ta­cher au par­cours idéo­lo­gique du natif de New York, décé­dé en 2006. Jeune mar­xiste-léni­niste et tri­bun du Parti com­mu­niste, il tombe un jour sur Hommage à la Catalogne d’Orwell et, tout à sa détes­ta­tion gran­dis­sante du sta­li­nisme, en vient à se dire que les anar­chistes ne peuvent « avoir tort ». Exclu du Parti pour « dévia­tion­nisme », il ral­lie les rangs trots­kystes. Délégué syn­di­cal et ouvrier dans une fon­de­rie dans les années 1940 ; théo­ri­cien de l’éco­lo­gie sociale la décen­nie sui­vante : Bookchin a rom­pu avec le cen­tra­lisme, l’au­to­ri­ta­risme et l’a­vant-gar­disme chers au lea­der de l’Armée rouge pour embras­ser le dra­peau noir. Il publie en 1962 son pre­mier ouvrage, Notre envi­ron­ne­ment syn­thé­tique : un cri éco­lo­gique per­du dans le désert de la guerre froide. L’auteur met en garde ses contem­po­rains, jurant que si rien n’est entre­pris, la Terre ne « sera plus en mesure d’as­su­rer la sur­vie de l’es­pèce humaine ». S’ensuivront sous sa plume trois vigou­reuses volées de bois publiques : une cri­tique du mar­xisme (sa dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, sa mythi­fi­ca­tion de la classe ouvrière, sa théo­rie des stades, son cen­tra­lisme), une dénon­cia­tion de l’é­co­lo­gie dite pro­fonde (son pri­mi­ti­visme, son irra­tio­na­li­té, son hos­ti­li­té à toute tech­no­lo­gie, son mal­thu­sia­nisme et son éli­tisme) et une condam­na­tion de l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste (sa radi­ca­li­té réduite au « style de vie », son aven­tu­risme, son obses­sion fou­cal­dienne du pou­voir omni­po­tent, son spon­ta­néisme, sa mise à l’in­dex de l’or­ga­ni­sa­tion, son ver­biage). Mais, on le sait, la cri­tique est vaine dès lors qu’elle laisse la nature vide : Bookchin a mis au point un pro­jet de socié­té concret, le muni­ci­pa­lisme liber­taire — ou com­mu­na­lisme —, à même, selon lui, de pal­lier les défi­cits du mar­xisme comme de l’a­nar­chisme tout en fai­sant de l’é­co­lo­gie son noyau dur. Une démo­cra­tie directe, en somme, décen­tra­li­sée, anti-éta­tique et fon­dée sur le prin­cipe majo­ri­taire, éla­bo­rée pas à pas, de bas en haut, autour d’as­sem­blées et de com­munes fédé­rées entre elles par une Commune des com­munes. Cet idéal, confia-t-il, fut sa « seule rai­son de vivre » : il mou­rut sans le voir accom­pli, heu­reux, tou­te­fois, d’ap­prendre à la fin de sa vie que le lea­der du PKK enten­dait s’ins­pi­rer de son œuvre pour pen­ser la ques­tion kurde. [M.L.]

Éditions L’Amourier, 2018

Ces jours qui dis­pa­raissent, de Timothé Le Boucher

Lubin, acro­bate dans une troupe de cirque, n’a plus de temps à perdre : trop de jours lui échappent déjà. Sans rai­son, si ce n’est une chute sur la tête, sa vie se dédouble, ou plu­tôt se divise. Pour une jour­née lui appar­te­nant, la sui­vante est subi­te­ment habi­tée par un autre. Ce corps que Lubin sculpte et tra­vaille pour ses numé­ros est peu à peu colo­ni­sé par une per­son­na­li­té radi­ca­le­ment oppo­sée à la sienne. Lui, espiègle, rêveur et naïf ; l’autre, cal­cu­la­teur, ordon­né et prag­ma­tique. D’une curio­si­té par­ta­gée, les deux per­son­na­li­tés se par­ta­geant Lubin cessent vite de com­mu­ni­quer pour mener cha­cune de leur côté une vie aux tra­jec­toires oppo­sées. À mesure que l’une s’im­pose à l’autre, cette der­nière voit ses jours se réduire et la durée de son exis­tence se pré­ci­pi­ter. La peur du len­de­main est omni­pré­sente — peur qui est celle de sa perte. Timothé Le Boucher narre la vie duale de Lubin en s’at­ta­chant au cir­cas­sien ; mais lequel des deux per­son­nages est l’au­then­tique ? Son (leur) entou­rage ne s’y trompe pas, et tous voient en l’un le véri­table, en l’autre le para­site. Ou bien est-ce l’in­verse — une ques­tion de point de vue, en somme. Mais lequel adop­ter ? Le trait clair de l’au­teur, proche de l’es­thé­tique man­ga, incite à une lec­ture qui s’ac­cé­lère à mesure que les jours du pre­mier Lubin — ose­rait-on dire le vrai ? — se tarissent. S’il pré­sente une inter­ro­ga­tion per­ti­nente sur le temps, celui qui passe et dis­pa­raît, ce roman gra­phique se penche éga­le­ment sur la perte de soi. Né d’une hési­ta­tion de l’au­teur entre la pré­ca­ri­té de son métier et la néces­si­té de s’en extraire pour une situa­tion plus confor­table, Ces jours qui dis­pa­raissent sont aus­si ceux pas­sés à rumi­ner d’in­so­lubles dilemmes. Un malaise s’est ins­tal­lé au fil de la lec­ture : un état à dépas­ser ou une marque à actua­li­ser, pour ne pas s’ou­blier ? [R.B.]

Éditions Glénat, 2017

Panthère Première, n° 2

Librairie Michèle Firk, à Montreuil. On y entre au prin­temps avec l’en­vie de lire on ne sait pas bien quoi : besoin de quelque chose sans mettre le doigt des­sus, de com­bler une émo­tion pas nette ou d’en nour­rir une autre. Ce jour-là, nous sommes tom­bés sur Panthère Première. Ce n’é­tait pas un livre mais une revue en papier jour­nal, cou­ver­ture pétante et magné­tique. Un article, au hasard du feuille­tage : « J’ai sou­vent l’im­pres­sion d’être coin­cée entre le mar­teau et l’en­clume, entre la nor­ma­li­sa­tion vio­lente du racisme et de l’is­la­mo­pho­bie et la consti­tu­tion de fronts anti­ra­cistes qui ignorent tout enjeu fémi­niste — ou en tordent le sens. » Cette zone de réflexion-là, tiens, voi­là ce qu’on cher­chait. Et ce fil, en biais, est tiré d’un bout à l’autre des pages de ce pre­mier numé­ro. Car cette « revue indé­pen­dante de cri­tique sociale », au comi­té de rédac­tion inté­gra­le­ment fémi­nin, entend se situer aux inter­sec­tions de l’in­time (famille, corps, habi­tat) et de ce qui fait sys­tème (État, tra­vail, colo­nia­lisme, rap­ports de genre). La revue fait vibrer la langue comme un moteur ; feu Michel Butel le disait d’ailleurs ain­si lors­qu’il par­lait de créer un jour­nal : « Bouleverser, c’est pas dégra­der, c’est pas avi­lir » : Panthère Première éman­cipe sans bran­dir des dra­peaux : place au monde, à ne ces­ser d’in­ter­ro­ger avec de telles lunettes. Le second numé­ro a paru. En son cœur : le patri­moine et l’hé­ri­tage — com­ment se gèrent les dis­pa­ri­tés éco­no­miques par­mi les membres d’une com­mu­nau­té qui se crée ? saviez-vous qu’une revue adres­sée aux femmes sourdes exis­tait il y a un siècle ? quand un ouvrier sici­lien presque illet­tré se met à écrire en ita­lien : com­ment le tra­duire sans le tra­hir ? que signi­fie le des­gos­to d’in­di­gènes du Brésil, qui ne sau­rait être soi­gné par la chi­mie de nos « dépres­sions » ? quel rap­port his­to­rique aux mau­vaises herbes, dans les cam­pagnes ? Une revue qui pose des ques­tions autre­ment. [M.M]

Autoédition, 2018

Écouter la ville tom­ber, de Kate Tempest

C’est tout un monde qui s’écroule sous le poids d’une socié­té qui veut aller tou­jours plus loin, tou­jours plus vite. À tra­vers les his­toires sin­gu­lières de quelques per­son­nages prin­ci­paux, Kate Tempest réus­sit à évo­quer la jeu­nesse lon­do­nienne avec réa­lisme, humour et aci­di­té. Tous les milieux y passent, de la soi­rée bran­chée au centre de recherche d’emploi, de l’appartement de classe moyenne au squat mili­tant. Les per­son­nages évo­luent, se lient et se délient avec pour fils direc­teurs l’amour et la sur­vie, l’envie d’exister dans un monde absurde et hos­tile. Harry, Becky, Pete, Leon, autant de figures aux addic­tions et aux traits de carac­tère bien cer­nés, autant de pièces à assem­bler pour voir se des­si­ner sous nos yeux une his­toire qui oscille entre le roman poli­cier et la tra­gé­die grecque. À la fin du livre, son auteure remer­cie lon­gue­ment tout ceux qui l’ont aidée à s’imprégner des divers uni­vers qu’elle dépeint au fil du roman, consciente de ce qu’elle leur doit sans renier l’imagination néces­saire à pareil ouvrage. « Création cor­ri­gée », aurait dit Camus : une his­toire qui ne cesse d’effleurer le réel sans pour autant faire dis­pa­raître l’ar­chi­tec­ture de l’écriture. Kate Tempest esquisse avec ce bou­quin le por­trait d’une jeu­nesse anglaise pas­sion­née mais per­due, révol­tée mais sans repères, qui vit l’instant, voire le consume, mais sans savoir vrai­ment de quel feu… Laissez venir le bruit de la ville qui s’effondre jusqu’à vos oreilles ! [R.L.]

Éditions Rivages, 2018

Quintes, Marcel Moreau

Peu d’auteurs ont autant per­sé­vé­ré dans la prose poé­tique — ou la poé­sie en prose — que Marcel Moreau, écri­vain d’origine belge. Quand cer­tains ont renon­cé au style, au rythme, Moreau en a fait son abso­lu, un culte effré­né, obses­sion­nel, qui se mêle d’érotisme vibrant et d’envolées bru­tales. Ses mots ont du sang sur les mains, quand ils n’ont pas du foutre. Publié en 1963, Quintes est ain­si son pre­mier livre ; fruit de sept longues années de tra­vail, c’est « une aven­ture phy­sique, sen­suelle et char­nelle mais sur­tout très inté­rieure », selon les mots de l’auteur. Longue dérive d’un per­son­nage du même nom à tra­vers la médio­cri­té sinistre du monde moderne, ratio­na­liste et cal­cu­la­teur. Quintes ne sup­porte plus ni la bas­sesse de ses col­lègues si confor­mistes, ni sa propre couar­dise face à ses aspi­ra­tions frus­trées. Il en déve­loppe des pul­sions meur­trières et artis­tiques, les deux allant de pair et entre­te­nant son désir de révolte indi­vi­duelle. Un périple tout en inté­rio­ri­té dans un monde cli­ma­ti­sé, qui l’amène à ren­con­trer les rares per­son­nages hors du com­mun avec les­quels il arrive à com­mu­ni­quer (peintre qui n’expose pas, col­lègue taci­turne avec un regard qui dit tout, femme à la fois vierge et assoif­fée de sexe, etc). Loin d’être un roman au sens clas­sique du terme, il s’agit sur­tout d’un long poème par­cou­ru de digres­sions, à tra­vers les­quelles on voit déjà poindre du nez les futures thé­ma­tiques de l’auteur : cri­tique du ratio­na­lisme, anar­chisme indi­vi­dua­liste, sen­ti­ment pré­gnant d’aliénation dans un monde médiocre, éloge du corps et des sens, carac­tère créa­teur de la vio­lence des pul­sions les plus noires de l’homme, aban­don de soi dans le sexe, omni­pré­sent… On pour­rait y voir comme une jacu­la­tion extrê­me­ment longue d’un auteur qui n’a jamais ces­sé de « phi­lo­so­pher à coups de reins ». Il s’agit aus­si d’une des œuvres les plus impres­sion­nantes sur les contra­dic­tions d’un être sen­sible plon­gé dans un monde oppres­sant qui a aban­don­né tout désir de gran­deur et de sublime. [G.W.]

Éditions Buchet/Chastel, 1963


Photographie de ban­nière : Martine Franck


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REBONDS

Cartouches 33, juin 2018
Cartouches 32, mai 2018
Cartouches 31, avril 2018
Cartouches 30, mars 2018
Cartouches 29, février 2018

Ballast

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