L’iPhone ou le nouveau Dieu, une société communiste libertaire, la vie par le paysage, l’utopie internationaliste du Komintern, la lutte de classe et l’abolition de la valeur, comprendre Octobre 1917 par les textes d’époque, le socialisme comme révolution par le bas, l’autonomie selon Castoriadis, de la poésie en ligne claire : nos chroniques du mois de février.
☰ L’Humanité augmentée — L’Administration numérique du monde, d’Éric Sadin
La modernité humaniste cède la place à une nouvelle ère, « odyssée incertaine et hybride » brisant nos conditions historiques d’existence : l’anthropo-machinique. Telle est, contractée, la thèse énoncée en ces pages par l’auteur, écrivain et philosophe penché, de livre en livre, sur les nouvelles technologies. Il s’agit là d’une condition humaine inédite — appelée « anthrobologie » —, celle de la connectivité permanente, du couplage, des doublures artificielles et de la cohabitation, bientôt quotidienne, avec les robots. Une prise de pouvoir, autrement dit. L’absorption de l’Homme dans ce qu’il a lui-même créé : une technologie en passe de nous « supplanter » en partie, après nous avoir assisté, puissance oblige. « Il est très difficile d’accepter que nous vivons dans une société sans commune mesure avec celles qui ont précédé », avançait le sociologue écologiste et libertaire Jacques Ellul dans les années 1970. Sadin fait le propos sien : l’Homme occidental bâtit pour son espèce un futur de marginalisation et de relégation, supplétifs à venir d’une vie entièrement mathématisée et privée de tout hasard. Face à « l’idolâtrie païenne de l’iPhone » (nouveau totem divin des populations sécularisées et individualistes), à l’ensemble des « mini prothèses supérieurement avisées » et au « gouvernement algorithmique » émergeant, l’auteur semble acter la victoire inexorable du « calcul sur toute vie organique », à ses yeux autrement plus inquiétante que la percée transhumaniste. Face à cette révolution anthropologique — dont l’ouvrage admet qu’elle pourra intensifier l’existence —, reste à se construire, individuellement et collectivement, mais fermement, des espaces de « repli nécessaire ». [E.C.]
Éditions L’Échappée, 2013
☰ Un projet de société communiste libertaire, d’Alternative libertaire
Quelle société émancipée imaginer, concrètement ? C’est à cette question difficile que le manifeste de l’organisation fédérale fondée en 1991 entend répondre, presque point par point — mais sans jamais croire qu’il soit possible d’élaborer un système achevé, pur et idéal. Alternative libertaire chemine entre trois bornes : le socialisme d’État marxiste-léniniste (au bilan « totalement négatif »), l’anarchisme romantique (simpliste, idéaliste et dépassé) et la société parlementaro-capitaliste. Contre la « dictature » communiste ultra-centralisée, le refus du pouvoir et de tout « projet global » de certains libertaires et le « marché divinisé » des oligarchies libérales, l’organisation en appelle à la ligne de crête communiste libertaire et autogestionnaire. En clair : un socialisme écologiste et féministe à inventer, partant de bas en haut, centré autour du monde du travail (le prolétariat, entendu comme l’ensemble des employés et des ouvriers, en sera la force « motrice » mais il ne saurait œuvrer seul : un large front avec les techniciens, les enseignants, les chercheurs et les intellectuels s’avérera indispensable) et ayant aboli la séparation existant entre les masses et la minorité qui l’administre. Les classes disparaîtront au profit d’un « corps social unique », après que la révolution (née d’une longue préparation et débouchant sur un processus, fait de phases, et non appréhendée comme rupture soudaine et définitive sur le mode de l’insurrection minoritaire armée) a chassé les puissants. L’État disparaîtra, après avoir été désarmé, et sera progressivement remplacé par une fédération nationale organisée autour de conseils, de congrès permanents, d’unions territoriales, d’assemblées générales et d’une Assemblée centrale de délégués des travailleurs (régis par le vote majoritaire). Une défense civile populaire sera instituée, afin de lutter contre les ennemis intérieurs et extérieurs. Le Droit sera intégralement repensé (un contrat autogestionnaire garantira la cohérence globale de la société), les écarts de revenus et le temps de travail seront drastiquement diminués. Le pouvoir n’aura pas disparu, mais sera collectivisé, socialisé. Les services publics et l’administration resteront, mais transformés en profondeur. De même que perdureront la monnaie et un marché de biens de consommation non concurrentiel. [E.C.]
Éditions d’Alternative libertaire, 2002
☰ La Pensée paysagère, de Augustin Berque
C’est par une question que le géographe et spécialiste du Japon, Augustin Berque, ouvre sa réflexion sur ce qu’est et ce qui fait le paysage : « comment se fait-il que nos ancêtres, qui ne s’occupaient pas de paysage, aient joui d’une si remarquable pensée paysagère, et que nous, qui regorgeons de pensée du paysage, en soyons si manifestement dépourvus ? » Cette distinction initiale nous accompagne durant tout l’ouvrage. Alors que la « pensée paysagère » se vit en acte, laisse des traces physiques mais peut se passer de mots, la « pensée du paysage » elle, propre aux sociétés modernes, est bavarde et paradoxale : « plus on pense le paysage et plus on le massacre ». Bien que le constat soit alarmiste, la démonstration ne l’est pas, et au contraire propose de dépasser les dualismes nature-culture et sujet-objet imposés par la modernité, pour retrouver le « sens profond du paysage ». Augustin Berque démontre ainsi qu’il est possible d’allier pensée du paysage et pensée paysagère, dès lors que ce qui est dehors (l’environnement) et dedans (soi) se trouvent de nouveau liés pour faire germer une pensée et une pratique commune du milieu humain. C’est par le terme de « médiance » que l’auteur traduit cette idée, c’est-à-dire « le moment structurel de l’existence humaine » — structurel, dans ce va-et-vient continu entre un objet et un sujet, de ce fait tous deux dépassés. Ce chemin d’un constat angoissant — la mort du paysage — à son dépassement, dans l’invitation à « une révolution de l’être », est mené à travers une réflexion sur la « naissance du paysage », dont la Chine et le Japon sont les principaux terrains, ainsi que le Haut-Atlas, lieu d’étude de Jacques Berque, père de l’auteur. La Pensée paysagère, ou comment réapprendre à vivre par le paysage, tel est l’enseignement proposé ; notre regard — et nos pratiques — en sort modifié. [R.B.]
Éditions Éoliennes, 2016
☰ L’Internationale communiste (1919-1943) — Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, de Serge Wolikow
Et si l’histoire d’un rêve merveilleux vous était conté ? Ce serait celui d’un projet fou d’ambition et de générosité, fait de milliers de militants à travers la planète, persuadés d’œuvrer pour un bien supérieur et de correspondre au mouvement de l’histoire. Ce rêve, c’est celui du parti mondial de la révolution, le Komintern, ou encore Troisième Internationale. Acteur prépondérant de la galaxie communiste dans la première moitié du siècle dernier, son histoire est encore méconnue. Elle naît en 1919 après l’échec de la révolution en Allemagne et la fin de la République des conseils en Hongrie. Dans la foulée de la révolution d’Octobre, il s’agit de construire une internationale communiste, dont le but est le renversement du capitalisme sur le modèle bolchevique. Très rapidement pourtant, les révolutionnaires rassemblés à Moscou abordent la question de la révolution en dehors de l’Europe. Comment organiser les masses en Asie, en Afrique, et en Amérique latine pour lutter contre le colonialisme et l’impérialisme ? Tout un monde d’organisations se met alors en place : Profintern (Internationale syndicale), Krestintern (Internationale paysanne), Internationale féminine, Secours rouge international, Internationale des jeunes, Sportintern, etc. Innovation politique majeure, la IIIe Internationale organise à l’échelle mondiale l’anti-impérialisme, et en fait une de ses directives principales dès le début. Elle organise notamment une Ligue anti-impérialiste qui rassemble des dirigeants du monde entier (Nehru, Ho Chi Minh, Mariátegui). Cette histoire est pourtant aussi celle d’un rêve déchu. Serge Wolikow nous fait suivre les évolutions des rapports de force internes au mouvement communiste, et sa stalinisation progressive, ainsi que l’alignement du projet internationaliste sur la politique extérieure russe et le socialisme dans un seul pays. D’une lecture facile, l’ouvrage est une référence sur la Troisième Internationale. Il s’accompagne d’un cédérom comportant le dictionnaire des Kominterniens publié dans la collection Maitron. [J.G.]
Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2010
☰ L’Abolition de la valeur, de Bruno Astarian
Ce livre nécessite une lecture exigeante, mobilisant toute l’attention et toutes les capacités analytiques du sujet lecteur mais elle offre en retour de nouveaux chemins de dépassement de Marx par Marx. Disciple de la communisation, Bruno Astarian donne une définition exigeante de la valeur dépassant la traditionnelle forme sociale des produits du travail dans notre société marchande qui s’échangent entre eux. Il décide de s’éloigner de la sphère de l’échange pour se focaliser et se baser d’abord sur les conditions actuelles du mode de production capitaliste — une sorte de livre zéro qui précède ce chapitre essentiel qu’est le livre un du Capital. Sur cette base, Astarian complète Marx pour le mettre au goût du jour. Mais il analyse également la position des tenants de la critique de la valeur (Moishe Postone, Wertkritisch) pour mettre d’abord en avant l’élément central abandonné par ce courant qu’est la lutte des classes. Chez Astarian, les contradictions intrinsèques entre les classes débouchent sur une rupture dans leur présupposition réciproque. Astarian ne plaide pas pour un communisme de programme mais un communisme des pratiques qui ne transforme pas tout le monde en prolétaires, mais fait exploser l’existence même du prolétariat et du capital. Et ce, afin de promouvoir un dépassement de la valeur par la transformation totale de l’activité productive, et de la vie en général, au sein d’une société sans travail mais pleine d’activités. C’est cette aventure et cette mire qu’il nous propose de suivre. [T.M.]
Éditions Entremonde, 2017
☰ Devant la révolution — Débats et combats politiques en 1917, de Guillaume Fondu
Ce livre est une série de textes choisis, dont la particularité est de donner la parole aux interlocuteurs directs de Lénine dans les jours et semaines qui ont suivi la révolution d’Octobre 1917. Des anarchistes aux mencheviks, en passant par les socialistes révolutionnaires parmi d’autres encore : on y retrouve un grand nombre des partis politiques non bolcheviques engagés dans la révolution, mais aussi quelques camarades de l’Internationale qui soutiennent tout en étant critiques de certaines stratégies mises en œuvre par les bolcheviques lors de leur prise de pouvoir. Si l’ouvrage apparaît être pointu — tant il requiert une certaine maîtrise des événements de l’époque pour situer les voix ici présentées — l’introduction de Guillaume Fondu pose l’échiquier politique (en plus d’une chronologie et de glossaires), offrant ainsi des coordonnées clés visant à rendre l’ouvrage accessible à un plus grand nombre. « En donnant à lire les textes qui suivent, notre but n’est pas de revenir sur les causes ou les conséquences profondes de la longue révolution mais d’interroger le sens qu’a revêtu la prise du pouvoir bolchevique pour les acteurs politiques de l’époque. » Traduire donc, voilà le cœur de la démarche de cet agrégé en philosophie, qui s’efforce avec quelques autres à cette tâche précieuse qu’on ne saurait que féliciter. Le travail de ces passeurs de mots d’une langue à une autre contribue de manière essentielle à une compréhension toujours plus fine des événements historiques qui se sont déroulés sur d’autres scènes. La sélection des textes dans ce livre montre avant tout combien traduire est indispensable pour collecter les différentes pièces d’un puzzle complexe, tant elle illustre les divergences d’opinions, parfois surprenantes, des acteurs de cette époque. [C.G.]
Éditions sociales, 2017
☰ Le Socialisme sauvage — Essai sur l’auto-organisation et la démocratie de 1789 à nos jours, de Charles Reeve
Si pour le philosophe marxiste Slavoj Žižek il devient plus difficile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, Charles Reeve, reprenant le slogan des Nuits debout de printemps 2016, affirme qu’« une autre fin du monde est possible ». Une fin du monde qui néanmoins annoncerait la naissance d’un nouveau qui, s’il doit advenir, se réalisera en marchant sur les traces de ce que l’auteur appelle le « socialisme sauvage ». Un socialisme qui se démarque d’un socialisme orthodoxe phagocyté par les partis, les dogmes et la délégation inconditionnelle du pouvoir. De la Révolution française au zadisme, Charles Reeve repère dans divers mouvements historiques la manière dont a pu se réaliser des formes d’organisation réellement révolutionnaires, par la socialisation des moyens de production et des conseils où sont prises en commun les décisions. Dans ce vaste panorama, nous retrouvons bien sûr la Commune de Paris, la lutte au sein de la Première Internationale entre les socialistes autoritaires et les socialistes libertaires, le syndicalisme révolutionnaire, les soviets lors de la révolution russe, la brève révolution allemande de 1919 ou encore la révolution espagnole de 1936. Hormis cet exposé somme toute relativement classique, nous retiendrons deux chapitres qui sortent des sentiers battus : l’un sur la révolution portugaise de 1974-1975, qui a vu naître à la suite de vastes grèves, des mouvements ouvriers d’autogestion ainsi que de vastes réformes agraires, rencontrant les mêmes problématiques que lors de la révolution russe avec un parti communiste puissant. L’autre concerne les communs, notion qui revient avec force sur le devant de la scène depuis plus de dix ans notamment pour concevoir de nouveau des formes de propriétés gérées collectivement, sans État ni capitalistes. Un ouvrage qui contribue à rendre effective cette formule dadaïste que l’auteur reprend à la fin de son ouvrage : « Nul n’est censé ignorer la révolution. » [E.J.]
Éditions L’Échappée, 2018
☰ Pour l’autonomie — La Pensée politique de Castoriadis, d’Arnaud Tomès et Philippe Caumières
2017 voyait les 20 ans de la disparition de Cornelius Castoriadis. Et pourtant, la pensée politique de cet inclassable qui sut ne tomber dans aucun des pièges tendus par le vingtième siècle reste encore mal connue au-delà des cercles intellectuels, peu exploitée dans le débat public, rarement enseignée. C’est pourtant dans les interstices mal explorés de l’imaginaire et de la politique que se situe l’apport principal du philosophe, économiste et psychanalyste d’origine grecque, installé à Paris, qui fut le cofondateur lucide, en un temps où bien peu l’étaient, du groupe Socialisme ou barbarie. S’il n’abandonne jamais la réflexion sur la question révolutionnaire, il lui imprime un tournant majeur en accordant une importance fondamentale aux questions anthropologiques sur l’établissement de l’imaginaire social, qu’il veut radical. Ce que Castoriadis tente alors de penser, c’est la possibilité d’une société gouvernée par les seuls principes qu’elle se donne et non par des lois transcendantes ou sacralisées : la définition même de l’autonomie, individuelle et collective. Reconnaître que les règles que l’on se donne sont par définition impures, puisqu’elles ne procèdent pas de l’absolu, c’est aussi se donner le moyen d’en changer, de bouleverser l’ordre établi sans viser pour autant quelque apocalypse prophétique ou la fatalité sanglante des journées de Terreur. Au cœur de son questionnement, dès lors, la possibilité d’articuler l’Histoire et l’évènement, le lien social et le désir singulier, le pouvoir et la liberté créatrice : bref, les conditions d’une société émancipatrice. Par cette synthèse riche et bien informée, les deux auteurs donnent les moyens d’entrer dans une pensée touffue, d’accès parfois complexe à cause de son vocabulaire et de son ambition, mais en réelle adéquation avec la complexité d’un monde qu’elle tente d’apprivoiser pour mieux le réinventer. [A.B.]
Éditions L’Échappée, 2017
☰ Rythmes, d’Andrée Chedid
Cet ultime recueil d’Andrée Chedid, la femme-fleuve née au bord du Nil, romancière et poète disparue en 2011, est republié dans la collection de poche de Gallimard avec une très sensible préface de Jean-Pierre Siméon — qui fut l’un de ses proches en poésie, dédicataire de certains de ses plus beaux textes. On y retrouve la fluidité et la sensualité, la lucidité tragique et la beauté assumée envers et contre tout de celle qui connut la guerre (lire son Cérémonial de la violence), l’amour fou et la passion de conter (n’oublions pas que Le Sixième Jour de Youssef Chahine fut par exemple une adaptation d’un de ses romans). Ces poèmes sonnent comme ultime leçon et testament d’une écrivain qui désira démesurément s’étonner de tout, sans trop d’illusions sur l’ambivalence de la nature humaine, sans jamais non plus renoncer à l’espoir, jusque dans ses retranchements les plus lyriques (« Mais une fois de plus / Au revers de l’atroce / Au tréfonds de l’obscur / S’échafaudait / L’opiniâtre printemps »). D’une extrême simplicité, qui confine au dénuement le plus volontaire, ils viennent contredire tous les automatismes éculés, les jeux à l’emporte-pièce, les fausses gloires du formalisme. On les lit comme l’enfant de 7 ans qui demeure en nous sait lire entre les rides des plus vieux visages qu’il contemple en devinant l’avenir. L’un des grands mérites de Chedid est de nous avoir rappelé sans trêve que l’enfance n’est ni mièvre ni fragile, mais simplement plus ouverte au mystère, mieux capable d’accueillir l’étranger qui sommeille toujours en nous comme en l’autre (« Au cœur de l’espoir / L’Autre »). Ces rythmes se lisent d’un souffle, d’un battement de cœur qui frappe à la cadence du flux et du reflux : de la vie et de la mort, du cosmos et de la peau, des étoiles et d’un regard, en un perpétuel va-et-vient. « L’amour la poésie », clamait Éluard, ce qui est peut-être l’exacte définition de la vie, ajoute Siméon. C’est chez René Char, qui avait accueilli avec des louanges son premier recueil en français, que Chedid avait trouvé sa règle de conduite, le mantra des désespérés heureux : « Aller me suffit ». Comme il nous suffira de feuilleter quelques-unes de ces pages, à la tombée de la nuit, pour retrouver le goût de la neige sur nos lèvres, et l’envie de vivre encore un peu dans les interstices de l’émerveil et de la douleur. [A.B.]
Éditions Poésie Gallimard, 2018
Crédits photographie de bannière : Josh Blouin
REBONDS
☰ Cartouches 28, janvier 2018
☰ Cartouches 27, décembre 2017
☰ Cartouches 26, novembre 2017
☰ Cartouches 25, octobre 2017
☰ Cartouches 24, septembre 2017