Un poète dans un camp, Macron ou l’état gazeux, un accident de camionnette et le langage, la dictature technologique, le végétarisme et ses ennemis, l’accaparement des riches, Bourdieu au Collège de France, sortir de la sidération, quel féminisme ?, refuser l’armée israélienne, Lénine inofficiel et l’autonomie écologiste : nos chroniques du mois de janvier.
☰ Ombre parmi les ombres, d’Ysabelle Lacamp
La collection « Sur le fil — Des romans où le destin d’un poète croise la grande Histoire » est l’une des plus originales que puisse nous offrir un éditeur de poésie contemporaine : elle nous a déjà permis de retrouver les figures de Max Jacob, de Paul Éluard, d’Apollinaire ou d’Ingrid Jonker. Cette fois, c’est l’ombre de Robert Desnos que nous accompagnons, le temps d’une déambulation à travers le camp de Terezin où il trouva la mort le 8 juin 1945, en pleine Libération — pour lui trop tard venue, puisqu’il tremblait déjà de la fièvre du typhus sur une paillasse dont il ne se relèverait jamais. L’auteure imagine, en forçant à peine la grande Histoire (on sait qu’un étudiant tchèque passionné de surréalisme le reconnut), qu’un jeune écrivain le croise en ces derniers instants. Leurs voix se superposent et racontent l’étonnante et véridique aventure de la « République de Skid », cet éphémère groupe littéraire entièrement dédié à la confection du magazine Vedem qui subsista deux ans au cœur du camp, sous la protection d’un enseignant charismatique. Une centaine de jeunes garçons y publièrent clandestinement des caricatures, poèmes, critiques, pièces de théâtre recopiées à la main, lues en secret dans les baraques à la nuit tombée. Comme s’il fallait écrire pour résister un peu à la mort qui vient, ils avaient pris pour emblème la fusée tirée De la Terre à la Lune par Jules Verne. C’est la manière dont s’articulent la rêverie nostalgique du poète mourant et l’espoir fou du gamin, qui lui survivra, qui fait toute l’originalité de ce texte. On y voit défiler les amours de Desnos : Yvonnes Georges, à qui fut dédié le plus célèbre de ses poèmes (« J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, / Couché avec ton fantôme / Qu’il ne me reste plus peut-être, / Et pourtant, qu’à être fantôme / Parmi les fantômes et plus ombre / Cent fois que l’ombre qui se promène / Et se promènera allègrement / Sur le cadran solaire de ta vie ») et Youki Foujita ; mais aussi ses amitiés contrariées avec Breton ou Aragon, le monde de la musique et celui du cinéma. On frôle juste assez l’ombre pour désirer en savoir plus sur l’homme : au moment de refermer ce petit livre, on se dit qu’il est temps d’aller le relire à la source. Sans doute le plus bel effet que puisse produire pareille évocation. [A.B.]
Éditions Bruno Doucey, 2018
☰ Le Néant et le politique — Critique de l’avènement Macron, de Harold Bernat
Les livres sur Macron ont foisonné durant l’année 2017, et cette avalanche de propos généralement laudateurs s’évaporera avec le temps comme son équivalent neigeux, ne laissant plus que des flaques humides croupissant dans les rayons « essais politiques » des librairies d’occasion. Le Néant et le politique d’Harold Bernat n’est pas de cette matière thermo-sensible et éphémère. Cet essai n’est pas en réalité sur la personne Macron, mais sur ce que cette personnalité politique représente et traduit de l’époque dont il est presque l’allégorie vivante. Inspiré notamment par les critiques radicales de Guy Debord, Michel Clouscard et Jean Baudrillard, Emmanuel Macron devient sous la plume de Bernat le « premier zéro » d’un « univers de simulation binaire, algorithmique ». Là où ces essais cherchent généralement à dévoiler ce qui se cache derrière « l’avènement Macron », l’auteur tente de montrer au contraire que Macron est à l’image de son monde : parfaitement transparent, car vide de tout contenu et cohérent avec cet univers de simulacres. En cela, lui et la classe politique dont il est l’exemplaire le plus accompli, sont plus dangereux et plus difficiles à critiquer que ces personnages roublards et romanesques qui composaient l’élite d’antan. L’idéologie qui, à l’époque de Marx, servait de masque à l’exploitation de la bourgeoisie, est aujourd’hui supplantée par la simulation. Dès lors, si nous devions autrefois analyser et critiquer un système, avec ce que cela implique de « dévoilement » et d’ordonnancement de la réalité, il s’agit aujourd’hui de trouver des nouveaux moyens de critiquer ce qui n’est plus système mais bouilli. Il faut comprendre par là que, comme le disait le sociologue Zygmunt Bauman, nous sommes passés d’une modernité solide à une modernité liquide : la domination n’est plus celle d’un ordre structuré qui provoquait et permettait du même coup une opposition, mais bien celle d’un état gazeux, inclusif, qui asphyxie toute critique possible et n’est finalement plus que surface et spectacle. Le consensus libéral, dont Macron est l’exemple le plus triomphant, refuse la contradiction et récupère tout dissensus en l’intégrant, afin d’assurer la bonne marche du capitalisme contemporain. Macron n’est donc ni le plein ni le vide, mais bien le « représentant exemplaire d’un stade ultime des démocraties marchandes et du type de dirigeant qu’elles nous promettent désormais ». Face à cela, il ne s’agit plus simplement de constater cette montée de l’insignifiance, mais au contraire d’y répondre. [G.W.]
Éditions l’Échappée, 2017
☰ La Septième fonction du langage, de Laurent Binet
Paris, 25 février 1980. En traversant une rue, le philosophe Roland Barthes se fait renverser par une camionnette et succombera à ses blessures. Cet événement (réel) est le point de départ du roman, à partir duquel le romancier Laurent Binet construit son histoire : il se pourrait bien que la mort de Barthes n’ait rien d’accidentelle et soit un assassinat… Le commissaire Bayard est alors chargé de mener l’enquête. Ne connaissant rien à la sémiologie — dont Barthes était l’une des principales figures —, le policier entraîne avec lui Simon, jeune doctorant plus à même de saisir les enjeux qui se cachent derrière pareille mystérieuse mort. L’enjeu semble se jouer sur le langage, la connaissance et la maîtrise de celui-ci. Jakobson, linguiste russe qui impulsa l’analyse structurelle, en avait défini six fonctions — se pourrait-il qu’il en existe une septième « désignée sous le nom de
fonction magique ou incantatoire
» ? Comment expliquer que cette affaire remonte au plus haut niveau du pouvoir français ? Le milieu intellectuel et culturel de l’époque (Foucault, Deleuze, Althusser, Sollers, Kristeva, entre autres) croise systématiquement le chemin de Bayard et Simon : en quoi est-il mêlé à tout cela ? et quel est cet étrange Logos Club dans lequel se tiennent des joutes rhétoriques ? que veut cette filière ukrainienne qui apparaît au fil de l’investigation ? Le duo cherche les indices qui recolleront le puzzle que forment toutes ces questions : ils voyageront de Paris à Bologne en passant par Venise et l’université Cornell, aux États-Unis. Au fur et à mesure que les enquêteurs avancent, l’auteur prend un malin plaisir à susciter l’intérêt du lecteur pour le langage et la sémiologie, au cœur de cette investigation qui ne manque pas de scènes absurdes ni d’humour. [M.B.]
Éditions Grasset, 2015
☰ L’Homme nu — La dictature invisible du numérique, de Marc Dugain et Christophe Labbé
Éditions Plon, 2016
☰ Le Végétarisme et ses ennemis, de Renan Larue
Ces dernières années ont vu croître la médiatisation du végétar/l/isme : il s’affiche en couverture de magazines et dans les rayons des supermarchés ; on en discute sans discontinuer, au rythme des vidéos chocs des associations L214 ou 269 Libération animale. Ces évolutions ne sont évidemment pas sans susciter des réactions, éminemment hostiles, de la part des secteurs concernés — industries de la viande ou des produits laitiers — ou des « consommateurs »… Ce qui pourrait apparaître comme une querelle dans l’air du temps, sinon une « mode », fruit du rejet d’une production industrielle devenue incontrôlable et réduisant comme jamais les animaux au rang d’objets, s’avère en réalité un débat autrement plus ancien qu’on ne pourrait le penser. De l’Antiquité à l’ère chrétienne, des Lumières au véganisme contemporain, Renan Larue retrace ici l’histoire de la non-consommation de viande (en Europe, principalement) et des réactions de rejet — de la moquerie jusqu’aux persécutions — qu’a pu susciter ce choix alimentaire, éthique et politique (des pythagoriciens du VIe siècle avant J.-C. à certains groupes chrétiens dissidents, de philosophes des Lumières aux antispécistes du XXe siècle). Ce méticuleux travail historique enrichit notre compréhension du végétarisme et du véganisme (signalons à ce propos que Renan Larue, certain que « boucheries et poissonneries disparaîtront progressivement », a coécrit il y a peu un ouvrage de même facture entièrement consacré à cette seconde modalité) en nous donnant à penser l’évolution d’un débat qui a d’abord longtemps porté davantage sur la place de l’humain dans la nature, ses devoirs moraux et leur source, que sur les animaux en eux-mêmes et les souffrances qui leur sont infligées. [I.L.]
Éditions PUF, 2015
☰ Panique dans le 16e !, de Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon et Étienne Lécroart
Éditions La ville brûle, 2017
☰ Anthropologie économique — Cours au Collège de France (1992–1993), de Pierre Bourdieu
Éditions Raisons d’Agir/Seuil, Cours & Travaux, 2017
☰ Sidérer, considérer — Migrants en France, 2017, de Marielle Macé
Éditions Verdier, 2017
☰ De la marge au centre — Théorie féministe, de bell hooks
Qu’est-ce que le féminisme ? Quelle est son histoire et que nous enseigne-t-elle ? Dans cet ouvrage paru en 1984, bell hooks, féministe et militante afroaméricaine, relève les écueils dans lesquels le mouvement féministe a pu tomber — et tombe encore. Si la plupart des gens voient le féminisme comme « un mouvement dont le but est de rendre les femmes socialement égales aux hommes », bell hooks rétorque : « À partir du moment où les hommes ne sont pas égaux entre eux au sein d’une structure de classe patriarcale, capitaliste et suprémaciste blanche, de quels hommes les femmes veulent-elles être les égales ? » Et de poursuivre son analyse : les élaborations connues du mouvement féministe ont été le fait des femmes bourgeoises, blanches et instruites ; leur théorisation, leur diffusion et leur propagation suivant les mécanismes et les moyens auxquels elles avaient accès (l’écrit, les publications académiques, les médias). Leurs analyses sont-elles représentatives de l’ensemble de la classe des femmes ? L’auteure répond sans hésitation que non. Elle dénonce l’appel à une sororité de l’épaisseur d’une camaraderie de surface, postulant que toutes les femmes, de par leur nature, sont des alliées. S’il faut cesser de lisser toutes les divisions et les oppositions qui traversent le groupe social des femmes — qui par ailleurs ne se définit pas par une identité biologique —, hooks esquisse des questions fondamentales qui devraient revenir de la marge au centre : celles qui concernent la masse des femmes (les prolétaires et les racisées) visées tout autant par l’oppression sexiste, capitaliste et raciste. Et de nous proposer cette piste : « C’est la notion philosophique occidentale de la règle hiérarchique et de l’autorité coercitive qui est la source première de la violence contre les femmes, […] et de toutes les violences de celleux qui dominent sur celleux qui sont dominé.e.s. » Qu’est-ce que le féminisme ? La lutte contre l’oppression sexiste, qui n’ignore pas l’ampleur avec laquelle « les femmes elles-mêmes valident et perpétuent l’idée qu’il est acceptable qu’une personne ou un groupe dominant maintienne son pouvoir sur les dominé.e.s » par l’usage de la force. [C.G.]
Éditions Cambourakis, 2017
☰ Refuzniks — Dire non à l’armée en Israël, de Martin Brazilai
Des « traîtres ». Ils ont refusé le service militaire, la guerre ou les politiques d’occupation conduites par leur pays, Israël ; ils sont une quarantaine à témoigner dans les pages de ce beau livre de reportage photo, signé Martin Barzilai, paru aux éditions Libertalia et soutenu par Amnesty International — on les appelle les refuzniks. Et il en faut du courage, commente l’auteur, pour refuser de se soumettre « dans un pays où la pression de l’État est constante et où le prix à payer en termes d’exclusion sociale et parfois de rejet familial est extrêmement élevé ». On découvre au fil des pages des hommes et des femmes de tout âge, invoquant tour à tour la volonté de ne pas manier une arme, l’exigence de dignité, l’antisionisme, les droits humains, l’anti-impérialisme, le rejet de la violence ou bien l’objection de conscience. « À 17 ans, je me suis rendu dans les territoires occupés pour aider les Palestiniens à ramasser les olives. Ça m’a beaucoup marqué. Un jour, des colons ont volé la récolte. Leur argument était que tout ce qui pousse sur la terre d’Israël appartient aux Juifs. Il n’y a pas d’instance juridique pour régler ce genre de problème. J’ai compris que l’argument de la sécurité pour occuper la Palestine était un mensonge. Lorsque j’ai décidé de ne pas faire mon service, j’ai voulu que cette décision soit perçue comme politique. Pour la rendre publique, il fallait que j’aille en prison », confie ainsi Alex, la petite vingtaine, barbiche rousse et silhouette filiforme. Omri, 18 ans, dont le visage fier illustre la couverture de l’ouvrage cartonné, raconte quant à elle : « Je suis contre le fait de prendre une vie. Que ce soit celle d’un animal ou celle d’un humain. […] J’ai rapidement réalisé que je ne pourrais pas faire partie d’une structure violente comme l’armée. […] Chez moi, on ne parlait pas de politique, je ne savais même pas ce qu’était l’occupation des territoires palestiniens. Lorsque je me suis rendue en Cisjordanie, ça a été comme un électrochoc. » Ils sont marginaux, à l’évidence, mais n’en sont pas moins l’espoir. [M.L.]
Éditions Libertalia, 2017
☰ Octobre 1917 — Une lecture très critique de l’historiographie dominante, de Lucien Sève
Éditions sociales, 2017
☰ Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, de Serge Latouche
Petits ouvrages pour grands desseins : poser les bases philosophiques et politiques de la décroissance. Serge Latouche, économiste et figure de l’objection de croissance, entend ici placer le philosophe Cornelius Castoriadis aux avant-postes du mouvement écologiste radical. C’est à une lecture intégrale de l’œuvre du penseur grec que son homologue français se prête afin d’en détacher un fil rouge, parfois plus implicite qu’on ne pourrait le croire, celui de la critique du modèle de développement productiviste et techno-scientiste. Castoriadis entendait l’écologie comme « subversive » en ce qu’elle questionne l’imaginaire capitaliste en ses profondeurs ; Latouche cite, commente, rebondit, recoupe (avec les travaux des écologistes Ellul et Illich, notamment) et tire les réflexions du pilier de Socialisme ou Barbarie vers les siennes propres, quitte à les nuancer parfois — mais tous deux de louer l’autonomie, cet espace de pensée-pratique où l’on se donne ses propres lois, et ses modalités concrètes : autogestion, critique de la démocratie représentative et des partis, apprentissage de la citoyenneté authentique. Pour Castoriadis, comme pour l’auteur du présent ouvrage, toute rupture révolutionnaire (c’est-à-dire l’« auto-institution explicite de la société » et non le sang, les camps et la coercition), passe désormais par l’abandon d’une partie des schémas marxistes historiques — la bourgeoisie contre le prolétariat (souvent limité à la seule classe ouvrière) — au profit d’une participation autrement plus large de la population (l’expérience zapatiste, précise d’ailleurs Latouche, est en la matière un modèle). Cinq brefs textes de Castoriadis concluent l’essai, comme une invite à poursuivre. [E.C.]
Éditions Le Passager clandestin, 2014
REBONDS
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