Cartouches (27)


Vaincre Macron (donc le Medef), explo­rer le vol­can Aimé Césaire, sur­vivre dans le Caire du futur, s’en­trai­der dans la nature, pen­ser le chan­ge­ment cli­ma­tique, lut­ter contre le colo­nia­lisme, tout savoir sur le véga­nisme, décou­vrir le monde du vin, suivre un révo­lu­tion­naire en exil et s’é­le­ver par les mon­tagnes : nos chro­niques du mois de décembre.


Vaincre Macron, de Bernard Friot

« Comment vaincre Macron, et donc le Medef ? » annonce la qua­trième de cou­ver­ture. Pour y répondre, Bernard Friot revient tout d’a­bord sur la mise en place très conflic­tuelle de la Sécurité sociale, uni­fiée — en dépit de bases plus anciennes — dans un régime géné­ral en 1945. Une par­tie du salaire devient décor­ré­lée de l’emploi (socia­li­sée en salaire indi­rect, via la coti­sa­tion), et les tra­vailleurs mai­trisent une part non négli­geable du PIB puisque les caisses de coti­sa­tions étaient ini­tia­le­ment sous leur contrôle. Un tel régime contient les débuts d’une ins­ti­tu­tion com­mu­niste, « si par com­mu­niste on entend la pleine sou­ve­rai­ne­té des tra­vailleurs sur le tra­vail et la valeur éco­no­mique ». Pour l’économiste et socio­logue, si nous échouons à contrer « la réforme » néo­li­bé­rale qui a lieu depuis 30 ans, c’est parce que nous en avons une lec­ture biai­sée. Celle-ci porte moins sur la répar­ti­tion de la valeur (au béné­fice du capi­tal) que sur sa pro­duc­tion même « dans deux dimen­sions déci­sives : le régime de pro­prié­té, en res­tau­rant la pro­prié­té lucra­tive et le cré­dit ; et le sta­tut du pro­duc­teur en ins­ti­tuant des droits capi­ta­listes à reve­nu et à car­rière ». En ce sens, ladite réforme est une contre-révo­lu­tion : l’auteur détaille les nom­breuses étapes fran­chies depuis Rocard jusqu’à Macron. Pour contrer ce pro­ces­sus, Friot en est convain­cu : il faut « se libé­rer d’une pos­ture défen­sive » qui nous met à « l’agenda de [nos] adver­saires ». Partant, il pro­pose de s’appuyer sur le déjà-là ins­tau­ré par la Sécurité sociale afin de géné­ra­li­ser la pra­tique com­mu­niste de la valeur, en accor­dant trois types de droits aux per­sonnes : un salaire à vie finan­cé inté­gra­le­ment par la coti­sa­tion, la copro­prié­té d’u­sage des col­lec­tifs d’entreprise et la par­ti­ci­pa­tion aux ins­tances de coor­di­na­tion de l’activité éco­no­mique. Un pro­gramme ambi­tieux où la démo­cra­tie aurait toute sa place, puisque « démo­cra­tie et tra­vail ne trouvent sens qu’en confiant la défi­ni­tion et la pra­tique de la valeur au pou­voir du peuple ». [M.B.]

Éditions La Dispute, 2017

 Aimé Césaire, frère vol­can, de Daniel Maximin

Tous ceux qui aiment Césaire aime­ront ce livre. Ce n’est pas le témoi­gnage d’un fils spi­ri­tuel mais celui d’un frère en créa­tion. On y croise, au fil d’une écri­ture solaire et libre, toute la géné­ra­tion de la déco­lo­ni­sa­tion, au-delà même de ceux que Maximin nomme « la Sainte-Trinité » : Césaire le Martiniquais, Senghor le Sénégalais, Damas le Guyanais. René Étiemble pro­fesse encore à la Sorbonne, Alioune Diop pré­side aux des­ti­nées de la revue et de la librai­rie Présence afri­caine, rue des Écoles, en plein Quartier latin, haut lieu de ren­dez-vous de toute l’in­tel­li­gent­sia de ces années de libé­ra­tion poli­tique et de renais­sance intel­lec­tuelle. « La géné­ra­tion de Césaire et de ses frères d’é­lec­tion, l’in­ter­na­tio­nale des Orphée noirs, a pro­duit dans son siècle une lit­té­ra­ture d’emblée désa­lié­née pour se faire désa­lié­nante, assu­mant l’an­gois­sante échap­pée d’a­vant-garde loin des sen­tiers bali­sés de la tra­di­tion ou de la sujé­tion, sans agré­ment d’exo­tismes, par­tout confron­tée aux bilin­guismes, aux langues impo­sées ou empê­chées. » On croise entre ces pages l’ombre heu­reuse de Suzanne Césaire, si mécon­nue, sans laquelle Aimé n’eut pas été le poète que l’on sait, certes, mais qui fut sur­tout, par elle-même, femme de haute écri­ture, comme en témoignent ses articles parus dans la revue Tropiques et que ras­sem­bla d’ailleurs Maximin. Le por­trait de Césaire en « cœur de vol­can engon­cé dans un corps de mon­tagne sou­vent mal cou­pé et un peu trop large » touche par sa jus­tesse et sa ten­dresse. Un long entre­tien de 1982, « La poé­sie, parole essen­tielle », vient com­plé­ter en annexe ce volume qui se pré­sente, d’a­bord, comme un dia­logue en miroir entre la Soufrière vive de Maximin le Guadeloupéen et la Pelée morte — car éteinte, ensom­meillée du moins — de Césaire, « liées en fra­ter­ni­té âpre ». [A.B.]

Éditions du Seuil, 2013

 Utopia, d’Ahmed Khaled Towfik

Pour qui serait subi­te­ment pris d’une furieuse envie de regar­der du côté de la lit­té­ra­ture égyp­tienne contem­po­raine, on ne sau­rait trop recom­man­der ce petit livre à mi-che­min de la dys­to­pie et de la science-fic­tion. On ne deman­de­ra pas à Utopia de nous faire vibrer par le style ou la langue. C’est le pro­pos, bru­ta­le­ment grin­çant, qui résonne avec l’é­poque. Le Caire de 2023 res­semble à celui d’au­jourd’­hui, en pire. Les riches qui déjà dansent sur les rives du Nil à Zamalek dans des res­tau­rants inter­dits au com­mun des mor­tels sont en 2023 enfer­més dans une gigan­tesque bulle poli­cière. Les classes moyennes ont défi­ni­ti­ve­ment dis­pa­ru. C’est bien simple : les uns ont tout, les autres rien. De la bulle, on ne sort plus que pour aller à la chasse aux « Autres », jus­te­ment : ceux d’en face, déshu­ma­ni­sés par la misère, invi­sibles che­villes ouvrières de l’ombre, que des bus enca­drés de mili­taires amènent et rem­mènent chaque soir de l’autre côté des murs. Quand un ado­les­cent d’Utopia, las­sé des plai­sirs faciles et de la drogue, cherche à se fau­fi­ler dans les bidon­villes, c’est pour assas­si­ner un pauvre et rap­por­ter pour preuve de son exploit un membre cou­pé. Mais celui qui part ne s’at­tend pas à ren­con­trer Gaber, men­diant digne et déses­pé­ré, qui ten­te­ra l’im­pos­sible pour prou­ver au gosse de riche cruel et dépra­vé que l’hu­ma­ni­té peut faire men­tir l’hor­reur. En pure perte. Dans ce monde ron­gé jus­qu’à la moelle par l’es­prit de lucre et la vio­lence, il n’est plus vrai­ment d’autre espoir que la pure révolte : « sur toute la ligne d’ho­ri­zon, ils avancent, torches allu­mées, pous­sant des cris de rage. » Le livre fut écrit en 2009, avant le prin­temps arabe. Mais le monde qu’an­non­çait Utopia pour 2023 demeure tou­jours aus­si plau­sible, et ter­ri­fiant. [A.B.]

Éditions Ombres noires, 2013

L’Entraide — L’autre loi de la jungle, de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle

La nature, et donc la socié­té, est une arène impi­toyable où s’affrontent les êtres vivants, jusqu’à la vic­toire du plus fort : voi­là, en bref, le mythe véhi­cu­lé par le dis­cours domi­nant et pro­mu par des scien­ti­fiques, des pen­seurs et des entre­pre­neurs de toute sorte — la com­pé­ti­tion, et tous ses ava­tars, est per­çue comme natu­relle. Les auteurs de ce livre, tous deux bio­lo­gistes de for­ma­tion, s’attaquent à l’évidence de cette « loi de la jungle » en mobi­li­sant les nom­breuses avan­cées faites dans des dis­ci­plines aus­si variées que la bio­lo­gie, les neu­ros­ciences, la psy­cho­lo­gie, l’anthropologie ou encore l’éthologie. Tous les orga­nismes vivants — des bac­té­ries aux plantes en pas­sant par les ani­maux et donc nous, les êtres humains — ont tou­jours coopé­rés, ou, pour reprendre le terme inven­té par Élisée Reclus quand il tra­dui­sit l’ouvrage Mutual Aid de Kropotkine, ont pra­ti­qué l’entraide. Comment pro­vo­quer la coopé­ra­tion entre indi­vi­dus, ou entre groupes d’individus ? Quels sont les fac­teurs qui per­mettent à une per­sonne de déve­lop­per son altruisme plu­tôt que son égoïsme ? A la lec­ture de cet ouvrage, on aper­çoit l’ampleur des enjeux que sou­lèvent ces ques­tions. Que ce soit entre groupes sociaux, entre pays, entre géné­ra­tions ou entre espèces, la com­pé­ti­tion ne peut qu’aggraver la dégra­da­tion éco­lo­gique. La course à la puis­sance éco­no­mique à laquelle se livre l’hu­ma­ni­té mène droit à une catas­trophe. Dans l’épilogue, les auteurs s’inquiètent en effet des consé­quences d’un effon­dre­ment sur une socié­té façon­née par « la culture de l’égoïsme », là où tout porte à croire que les groupes qui résistent le mieux aux chan­ge­ments bru­taux sont ceux où l’entraide est la plus forte. Dans la lignée du mou­ve­ment anti-uti­li­ta­riste, ils appellent donc à déve­lop­per une autre mytho­lo­gie, où la sobrié­té et la coopé­ra­tion rem­pla­ce­raient la guerre de tous contre tous. [M.H.]

Éditions Les Liens qui libèrent, 2017

La Grande adap­ta­tion, de Romain Felli

Le sous-titre de cet essai, sor­ti dans la col­lec­tion « Anthropocène » du Seuil, donne le ton : Climat, capi­ta­lisme et catas­trophe. Les trois termes pour­raient être reliés de diverses manières. Comment le catas­tro­phisme empêche-t-il d’agir sur le cli­mat — ou de moins agir des­sus — et contri­bue à la per­pé­tua­tion du capi­ta­lisme ? Comment le capi­ta­lisme, en adap­tant ses formes au chan­ge­ment cli­ma­tique, nous conduit-il à la catas­trophe ? Le prin­ci­pal res­pon­sable de la situa­tion cli­ma­tique actuelle, s’il faut encore le sou­li­gner, est pour Romain Felli, ce sys­tème éco­no­mique qui sans cesse s’adapte aux crises suc­ces­sives. En hom­mage à La Grande trans­for­ma­tion de l’économiste socia­liste hon­grois Karl Polanyi, l’auteur montre com­ment les tenants de l’économie libé­rale et capi­ta­liste adaptent leurs dis­cours au chan­ge­ment cli­ma­tique, et sur­tout leurs réponses à ce chan­ge­ment, afin de faire per­du­rer leur modèle éco­no­mique. Sans jamais remettre en cause les fon­de­ments de la crise envi­ron­ne­men­tale actuelle, ils ont construit une gou­ver­nance mon­diale du cli­mat à l’image de leurs valeurs : mar­chan­di­sa­tion de la nature, indi­vi­dua­lisme, consu­mé­risme… « Les moda­li­tés choi­sies de l’adaptation ne sont pas neutres ; elles tra­duisent une éco­no­mie poli­tique par­ti­cu­lière, celle du capi­ta­lisme. Ignorer cette éco­no­mie poli­tique, conduit à dou­bler la catas­trophe cli­ma­tique d’une catas­trophe poli­tique et sociale ». Les grandes messes de la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sont remises en pers­pec­tive avec ceux qui les ont orga­ni­sées ; les rap­ports et ins­ti­tu­tions (rap­port Meadows en 1972, Brundtland en 1987, PNUE) sont démys­ti­fiées. Romain Felli, par son tra­vail cri­tique, nous empêche d’ignorer les méca­nismes qui construisent actuel­le­ment les réponses ins­ti­tu­tion­nelles don­nées au chan­ge­ment cli­ma­tique. Mieux, il poli­tise les recherches scien­ti­fiques sur le cli­mat, en montre leur por­tée sociale, afin de dénon­cer l’accaparement capi­ta­liste de ces pro­blé­ma­tiques. [R.B.]

Éditions du Seuil, 2016

Histoire de l’anticolonialisme en France, du XVIe siècle à nos jours, de Claude Liauzu

Alors que depuis quelques man­dats le pas­sé colo­nial de la France est rela­ti­ve­ment assu­mé par les ins­tances diri­geantes, comme si celles-ci avaient une sou­daine prise de conscience, on oublie que depuis l’origine de la colo­ni­sa­tion cer­tains ont œuvré pour y mettre fin. C’est à ceux-là que Claude Liauzu fait droit dans son Histoire de l’anticolonialisme en France. Débutée au XVIe siècle avec l’esclavagisme et les bal­bu­tie­ments de sa cri­tique, l’ouvrage prend de l’ampleur à par­tir des années 1870. Après un court « recueille­ment » suite à la défaite contre la Prusse, l’entreprise colo­niale s’affirme, en même temps que se construit la IIIe République. L’auteur détaille les par­cours de cer­tains per­son­nages struc­tu­rant de l’époque. Clemenceau, d’abord oppo­sé à la colo­ni­sa­tion dans les années 1880, l’assume com­plè­te­ment lorsqu’il est au pou­voir. L’opinion de Jaurès suit le che­min inverse : il milite contre l’invasion du Maroc en 1911 après avoir rap­pe­lé la néces­si­té de la « mis­sion civi­li­sa­trice » de la France dans sa jeu­nesse poli­tique. Mais, alors que se créent les par­tis poli­tiques modernes, très peu se réclament d’un anti­co­lo­nia­lisme radi­cal : « le plus sou­vent, il est res­té can­ton­né dans des groupes mili­tants ». Les plus viru­lents sont aus­si les plus à gauche et le fait de quelques per­son­nages iso­lés. Toutefois, cette situa­tion évo­lue au fil des conquêtes et des révoltes. La période la plus féconde en réac­tions est celle où la colo­ni­sa­tion engendre des guerres ouvertes en Indochine, en Afrique sub­sa­ha­rienne et en Algérie. L’ouvrage entend ain­si mettre à jour, en France et dans les pays colo­ni­sés, l’histoire de ceux qui ont lut­té lorsque la colo­ni­sa­tion était une poli­tique éta­tique par­mi d’autres. Il entend aus­si expo­ser pour­quoi il y eut si peu d’anticolonialistes et pour­quoi ce par­ti pris a mis tant de temps à s’affirmer. Claude Liauzu rap­pelle fina­le­ment que « quan­ti­té de pro­blèmes actuels ren­voient au pas­sé colo­nial » et ter­mine sur une ques­tion, à laquelle il ne répond que briè­ve­ment : la France est-elle « une socié­té post-colo­niale » ? [R.B.]

Éditions Fayard, réédi­tion 2012

Le Véganisme, de Valéry Giroux et Renan Larue

Qui sont les véganes et que veulent-ils vrai­ment ? Telle est la ques­tion que pose en sub­stance cet humble « Que sais-je ? », sou­cieux de péda­go­gie autant que de pré­ci­sion, coécrit par une doc­teure en phi­lo­so­phie et un ensei­gnant en lit­té­ra­ture. Le véga­nisme — dont la racine anglaise, vegan, remonte à 1944 — est à la fois mode de vie et mou­ve­ment social : qu’il s’in­carne dans le quo­ti­dien ou dans l’ac­tion mili­tante légale ou illé­gale, il s’op­pose à « l’as­su­jet­tis­se­ment, aux mau­vais trai­te­ments et à la mise à mort d’êtres sen­sibles ». En butte à « l’ordre car­niste » et au sys­tème spé­ciste — enten­dus comme autant d’i­déo­lo­gies visant à légi­ti­mer la consom­ma­tion de chair ani­male et l’op­pres­sion d’indi­vi­dus au regard de leur appar­te­nance à une espèce dif­fé­rente, jugée infé­rieure —, les véganes aspirent, comme en son temps Philostrate d’Athènes, à « faire la paix » avec les bêtes que l’Homme com­bat, encage, tor­ture, exploite et assas­sine pour son bon plai­sir. Des abat­toirs tour­nant à plein régime pour trans­for­mer des vies en « viande » aux pous­sins mâles broyés afin de per­mettre le com­merce des œufs (« bios » com­pris), des veaux sépa­rés de leur mère pour appro­vi­sion­ner les super­mar­chés en lait aux lapins condam­nés à ser­vir de cobayes dans les labo­ra­toires, les infor­ma­tions se dif­fusent désor­mais à marche for­cée dans la socié­té : il devient de plus en plus dif­fi­cile de céder à l’« aveu­gle­ment volon­taire ». Les véganes, assure l’ou­vrage, sont l’un des rouages essen­tiels du mou­ve­ment mon­dial de libé­ra­tion ani­male comme de l’i­né­luc­table révo­lu­tion anthro­po­lo­gique. Et les auteurs de louer une approche émi­nem­ment poli­tique et entre­la­cée : un « véga­nisme bien com­pris » — toutes les luttes éman­ci­pa­trices (anti­ca­pi­ta­listes, fémi­nistes, anti­ra­cistes, anti­spé­cistes, etc.) doivent être menées « de front et uni­ment », sans cher­cher à les hié­rar­chi­ser, puis­qu’elles par­ti­cipent d’une même dyna­mique. [E.C.]

Éditions PUF, 2017

Les Ignorants — Récit d’une ini­tia­tion croi­sée, d’Étienne Davodeau

« Tu poses de ces ques­tions des fois… » Voilà ce que rétorque Richard Leroy, vigne­ron, à Étienne Davodeau, auteur de bande des­si­née, quand il demande si « faire du bon vin, c’est aus­si une ques­tion d’éthique ». Parce que Richard n’est pas n’im­porte quel vigne­ron : il a fait le choix de res­ter petit afin de gar­der le contrôle sur la qua­li­té de son tra­vail et uti­lise le prin­cipe de la bio­dy­na­mie sur ses vignes. Il tra­vaille pour cela toute l’année sur son domaine, au gré des sai­sons. Étienne Davodeau — qui se met en des­sin dans cette BD — l’a sui­vi pen­dant plus d’un an pour com­prendre et décou­vrir le monde du vin. Totalement igno­rant, il se fait accom­pa­gner par Richard Leroy dans ce riche uni­vers, où chaque déci­sion a son impor­tance quant à la qua­li­té du vin. Avec cet ouvrage, basé sur un échange entre les deux pro­ta­go­nistes, on rentre dans un monde intime et pas­sion­nant en par­cou­rant le pro­ces­sus de créa­tion du vin du domaine de Montbenault, en Maine-et-Loire. L’auteur-des­si­na­teur par­ti­cipe ain­si au quo­ti­dien du vigne­ron et nous livre des planches très docu­men­tées, réelles et cap­ti­vantes. On recon­naît là son goût du détail et un véri­table tra­vail d’immersion : nous par­tons avec lui sur les routes de France à la ren­contre de dif­fé­rents vignobles, pro­duc­teurs et pas­sion­nés. À l’opposé, Richard Leroy va s’ouvrir à la bande des­si­née, qu’il connaît peu — Davodeau l’amène avec lui lors de forums et dans des réunions avec sa mai­son d’édition. Malgré tout, le vigne­ron nous rap­pelle que « tout est sub­jec­tif dans le vin » et l’ar­tiste s’autorise à dédai­gner quelque grand cru en vidant son verre dans l’évier, pour mieux conclure : « Ne pas savoir c’est être libre ? Paradoxal. » [E.M.]

Éditions Futuropolis, 2011

Écris-moi à Mexico — cor­res­pon­dance inédite 1941–1942, de Victor Serge et Laurette Séjourné

Voilà un recueil qui ravi­ra les lec­teurs du révo­lu­tion­naire russe, pas­sé de l’a­nar­chisme nietz­schéen au trots­kysme cri­tique. Si l’on connais­sait les Mémoires, les romans, les essais, les articles ou les poèmes de Serge, contant l’Europe de part en part secouée par l’es­poir socia­liste, l’homme de chair, de cœur et d’os se déro­bait plus sou­vent qu’à son tour : le « moi » lui répu­gnait, tout esprit poli­tique qu’il était. L’exilé Victor Serge n’a ici plus que quelques années à vivre — il lui fal­lut six mois, depuis Marseille, pour gagner le Mexique. Ce recueil est donc celui d’un homme tout entier absor­bé par le manque de celle qu’il aime et qui, tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives obligent, tarde à le rejoindre. Les lettres se suivent et se res­semblent, lita­nie d’un être épris d’un autre, à la folie, lisant Rimbaud ou Dostoïevski et écri­vant dans un parc en bord de mer, atten­dant et atten­dant en vain. « Tu es ma joie absente », confie-t-il ; « Tu es la grande joie vers laquelle je suis tou­jours ten­du et par laquelle je suis tou­jours muti­lé tant je trouve contre-nature que tu ne sois pas là », insiste-t-il. À La Havane, Serge peste contre le sort fait aux réfu­giés, dont il est, et sup­plie ici autant que là son aimée, Laurette Séjourné, de lui adres­ser quelque lettre pour l’ai­der à mar­cher encore, en dépit des peines d’une vie de com­bat et sur­tout de défaites. Le Mexique lui rap­pelle la Russie — terres hybrides où le pay­san cou­doie la moder­ni­té — mais le soleil ne sau­rait lui suf­fire. « T’aime infi­ni­ment, rien ne m’in­té­resse sans toi », écrit-il inlas­sa­ble­ment. Deux cents pages et des pous­sières, joli­ment impri­mées par cette petite mai­son d’é­di­tion de « lit­té­ra­ture de témoi­gnage », qui éclairent l’homme jus­qu’a­lors quelque peu voi­lé par le mili­tant. [L.T.]

Éditions Signes et Balises, 2017

À la ver­ti­cale de soi, de Stéphanie Bodet

D’elle, nous ne connais­sons qu’à peine son nom, sinon peut-être quelques inter­views accor­dées çà et là à des maga­zines encloi­son­nés dans le trop spé­cia­li­sé. Récit intime aux réso­nances tous azi­muts, la funam­bule des cimes raconte, libère, exor­cise et accède au témoi­gnage, por­té par une dia­lec­tique réduite à l’essentiel, comme cette vie d’arpenteuse des som­mets. L’escalade est une forme de médi­ta­tion en mou­ve­ment, nous dit Bodet, et, par ce pro­ces­sus alchi­mique du contact avec le rocher, l’être se meut tel un récep­tacle de l’invisible, du vapo­reux, bri­sant les œillères de la mas­si­fi­ca­tion. Ulysse aus­si avait appris de cet ensei­gne­ment, au fil de son Odyssée : la néces­si­té de la contem­pla­tion, qui nous fait voir au-delà des choses et nous ancrer par­mi les replis du monde. Ce monde désor­mais uni­for­mi­sé, où l’image rem­place petit à petit la pré­sence — le réel. S’adonner dans les inter­stices secrets de ce monde est alors la condi­tion sine qua none où il nous est encore pos­sible d’embrasser un peu de cette liber­té retrou­vée. Une exis­tence « de salu­bri­té men­tale, qui rompt avec le quo­ti­dien pour se lais­ser por­ter par ses pro­fondes convic­tions ». Écrits fébriles, cane­vas d’une illu­mi­na­tion écaillée, ces pages sont le voyage, inti­miste, d’un uni­vers de paix gla­cée : l’au­teur y narre la gram­maire visuelle des cathé­drales de pierres, où la séré­ni­té était reine d’avant la nais­sance du monde. Jadis cham­pionne d’escalade, vint l’heure de l’épiphanie et le besoin du retrait des podiums, des triomphes concur­ren­tiels. C’est ain­si que Stéphanie Bodet s’obstine à la recherche d’un soi ponc­tué par l’expression d’un vaga­bon­dage des grands espaces, à la manière de la voya­geuse Ella Maillart. Si l’on concède volon­tiers que le style est la conti­guï­té entre lit­té­ra­ture et alpi­nisme, ren­dons-nous à l’évidence : réus­sir cette manoeuvre, tout à la ver­ti­cale de soi, d’aller à l’écho de la réponse de ce que nous allons conti­nuel­le­ment cher­cher dans la mon­tagne, sans jamais nom­mer ce que c’est, n’était pas une mince affaire. [A.R.-G.]

Éditions Guérin, 2016


Crédits de la pho­to­gra­phie de ban­nière : Pentti Sammallahti


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REBONDS

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Ballast

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