Bookchin : écologie radicale et municipalisme libertaire


Texte inédit pour le site de Ballast

Murray Bookchin, né en 1921 et décé­dé en 2006, est aus­si peu connu que peu tra­duit en France. Cette amné­sie est d’autant plus sur­pre­nante que ses tra­vaux furent pré­cur­seurs dans des domaines qui occupent aujourd’hui le pre­mier plan de toute réflexion poli­tique : le lien entre le capi­ta­lisme et l’environnement et la démo­cra­tie directe décen­tra­li­sée. Sur ces deux thèmes, Bookchin a ouvert ou pro­lon­gé des pistes d’une inal­té­rable actua­li­té. Pilier de l’écologie sociale et théo­ri­cien du muni­ci­pa­lisme liber­taire, il fut tour à tour com­mu­niste et anar­chiste avant de tendre à ce double dépas­se­ment. Revisiter ce par­cours intel­lec­tuel dans le siècle, c’est aus­si mesu­rer la force d’inertie de nos socié­tés, leur inca­pa­ci­té à prendre en consi­dé­ra­tion l’urgence éco­lo­gique et le défi­cit démo­cra­tique autre­ment qu’en y répon­dant par l’adaptation de la nov­langue néo­li­bé­rale — ver­dis­se­ment de la finance et autre green­wa­shing d’un réel qui s’obstine pour­tant à aller… mal. Mais sur­tout, Bookchin offre des pistes concrètes pour pen­ser le monde à venir, sans renon­ce­ment au poli­tique ni naï­ve­té spon­ta­néiste. Ou com­ment « résis­ter avec des idées même lorsque les évé­ne­ments inhibent tem­po­rai­re­ment la capa­ci­té à agir1 ». ☰ Par Adeline Baldacchino


book2 Murray Bookchin naît dans le Bronx, dans un milieu pauvre du New York yid­dish qui compte alors près d’un mil­lion d’émigrés. Ses parents sont des Juifs russes qui avaient fait par­tie d’un mou­ve­ment anar­cho-syn­di­ca­liste et ont fui après la révo­lu­tion avor­tée de 1905. Il gran­dit dans un milieu for­te­ment impré­gné de tra­di­tion intel­lec­tuelle juive et socia­liste. Dans une des rares inter­views qu’il a don­nées sur sa jeu­nesse2, il raconte qu’« il y avait alors un socia­lisme, depuis long­temps dis­pa­ru, mais dont je me rap­pelle par­fai­te­ment, un socia­lisme huma­niste. Je veux dire par là qu’il était pos­sible à des gens de convic­tions très diverses, anar­chistes ou mar­xistes, uto­pistes ou intel­lec­tuels, de se par­ler. Il y avait un dia­logue, les gens se mêlaient dans les mêmes cercles. Emma Goldman était très liée avec plu­sieurs mar­xistes, par exemple avec John Reed ». La mère de Bookchin, qui va très tôt éle­ver seule ses enfants, fait elle-même par­tie d’un impor­tant syn­di­cat radi­cal (Industrial Workers of the World). L’un des pre­miers sou­ve­nirs de Bookchin, c’est une chambre avec un grand samo­var. Au mur, un por­trait de Tolstoï, et pour ber­ceuse des chants révo­lu­tion­naires russes.

« Pour l’heure, il refuse d’être ligo­té mais croit pou­voir retrou­ver sa liber­té dans la dis­si­dence trotskiste. »

Un peu oubliée de nos jours, cette com­mu­nau­té juive radi­cale new-yor­kaise est alors l’héritière de la grande tra­di­tion du judaïsme liber­taire, sur lequel Michaël Löwy, notam­ment, a beau­coup écrit3. Radicalement athée, Murray Bookchin ne retient cepen­dant de cette tra­di­tion que son ver­sant cri­tique et révo­lu­tion­naire : « En tant que Juif on était obli­gé d’ap­prendre à lire et à écrire : on était comme sai­si par l’é­tude. Chacun, dans ce milieu, était pro­fon­dé­ment convain­cu que le salut est dans le savoir, exac­te­ment comme les chré­tiens sont sûrs que le salut est dans la foi. Les Juifs non pra­ti­quants ont conser­vé cette idée, ils sont même allés plus loin… » Il a 15 ans quand la guerre civile éclate en Espagne : il fait par­tie de cette géné­ra­tion mar­quée par les « années héroïques » et com­mence très tôt à s’interroger sur la ligne com­mu­niste, alors qu’il était déjà enga­gé sur une voie appa­rem­ment toute tra­cée, membre des Young Pioneers, sorte de scouts com­mu­nistes, et ven­deur de rue pour le quo­ti­dien du Parti. Mais il lit George Orwell : « J’ai lu L’Hommage à la Catalogne, et j’ai été pris d’a­mour pour les hommes et les femmes qu’il décrit. Je me disais : ils ne peuvent pas avoir tort ! Je voyais les piètres fonc­tion­naires com­mu­nistes, et je me disais : ils ne peuvent pas avoir rai­son ! Tu vois, je te raconte une his­toire pleine d’é­mo­tions et d’i­déal. Bien sûr, on peut ensuite virer à droite. Orwell, lui, ne l’a pas fait, de même que beau­coup d’autres de ma géné­ra­tion. »

En 1939, le Pacte ger­ma­no-sovié­tique vient confir­mer ses doutes. Il se tourne alors vers ce qui lui appa­raît comme la pre­mière alter­na­tive au sta­li­nisme : le trots­kisme. Il décrit bien cette prise de conscience du car­can de plus en plus auto­ri­taire impo­sé par le par­ti com­mu­niste. Il ne veut tou­te­fois pas renon­cer à ses idéaux et la grande conver­sion exis­ten­tielle à l’a­nar­chisme ne se pro­dui­ra que dix ans plus tard. Pour l’heure, il refuse d’être ligo­té mais croit pou­voir retrou­ver sa liber­té dans la dis­si­dence trots­kiste : « En 1930, quand je suis entré très jeune dans le mou­ve­ment com­mu­niste — j’en fai­sais en quelque sorte par­tie depuis tou­jours, éle­vé dans cette tra­di­tion — je n’ai pas pu sup­por­ter le manque de tolé­rance. Impossible de se sen­tir à l’aise, de deve­nir un bon bureau­crate. Devant les ordres don­nés, les décrets, les dogmes, j’a­vais tou­jours un mou­ve­ment de refus. J’avais beau étu­dier ces dogmes et cher­cher à les com­prendre — c’est la tra­di­tion juive, je vou­lais apprendre — rien n’y fai­sait, cela ne pou­vait être une véri­té abso­lue. On m’ap­pe­lait alors anar­chiste, et on me repro­chait une atti­tude indi­vi­dua­liste petite-bour­geoise. Quand enfin j’ai pris mes dis­tances de cette sorte de socia­lisme par héri­tage, j’ai été pris d’un grand scep­ti­cisme. Mes parents, eux, avaient foi dans la Révolution russe, non parce qu’ils étaient mar­xistes, mais les bol­che­viks étaient, mal­gré tout, ce qu’on avait fait de mieux depuis les tsars. C’était une sorte de natio­na­lisme russe. Moi, je voyais des contra­dic­tions fla­grantes : dans la guerre d’Espagne, les com­mu­nistes pré­tex­taient une lutte contre le fas­cisme pour renon­cer à leurs convic­tions révo­lu­tion­naires et favo­ri­ser la poli­tique étran­gère sovié­tique ; déjà en 1935, la ter­reur jaco­bine enva­his­sait le bol­che­visme, avec les pro­cès de Zinoviev et de Kamenev et leur exé­cu­tion, et l’exé­cu­tion de Nicolas Boukharine en 1938, qui a cho­qué je crois tout le monde — c’est à son sujet qu’Arthur Koestler a écrit Le Zéro et l’Infini, où Roubachov est cen­sé être Boukharine… Ils édic­taient des décrets moyen­âgeux, inter­di­sant de par­ler à un trots­kiste, d’en connaître un. Alors, j’ai cou­pé court, et je suis entré dans le mou­ve­ment trots­kiste. »

[Robert Motherwell]

À 18 ans, Bookchin tra­vaille comme ouvrier dans une fon­de­rie et milite donc auprès des trots­kistes, dans le Socialist Workers Party. Il découvre la vie de l’u­sine, l’en­ga­ge­ment syn­di­cal. Vincent Gerber, dans sa « bio­gra­phie intel­lec­tuelle », sou­ligne à quel point cette période dut repré­sen­ter la véri­table ini­tia­tion « phy­sique » à la contrainte capi­ta­liste, per­çue et subie dans le corps même du jeune homme qui doit « ver­ser le métal en fusion dans les moules » à lon­gueur de jour­née. Il sau­ra s’en sou­ve­nir lors­qu’il cri­ti­que­ra le tra­vail déshu­ma­ni­sant de l’u­sine, pla­çant son espoir dans de nou­velles tech­no­lo­gies éman­ci­pa­trices, capables d’é­par­gner à l’homme le labeur abru­tis­sant et dou­lou­reux, pour libé­rer ses forces créatrices.

« Rappelle-toi : il faut prendre les deux ensemble, l’hu­ma­nisme et le socia­lisme. »

Ce n’est qu’a­près la fin de la guerre, après un ser­vice mili­taire, qu’il rejoint General Motors. Il y entre au moment où les négo­cia­tions de 1948 viennent mettre un point final à la grande grève géné­rale. C’est pour lui le temps de la dés­illu­sion radi­cale sur une classe ouvrière qui com­mence à renon­cer à vou­loir chan­ger le monde, au nom de com­pen­sa­tions plus immé­diates. Il réa­lise que l’anarcho-syndicalisme manque de cette radi­ca­li­té qu’il va cher­cher du côté des marges de la socié­té, dans les com­bats pour les droits civiques, ceux des femmes, des artistes et de manière géné­rale des plus faibles. Il ne croit déjà plus à la figure du « pro­lé­taire » et défend la notion de « citoyen » — membre de la Cité, avec une conno­ta­tion poli­tique forte liée à l’engagement de base, quo­ti­dien. Il ne peut plus croire au régime sovié­tique, même trots­kiste : « Mais au moment du siège de Varsovie, quand l’Armée rouge s’est arrê­tée et a per­mis aux Allemands de mas­sa­crer la résis­tance polo­naise, je me suis dit : ça, ce n’est pas un régime socia­liste, c’est contre-révo­lu­tion­naire. Rupture, alors, de tous les liens d’ordre affec­tif que je conser­vais peut-être encore avec le mar­xisme. Le coup de grâce, ça a été la déca­dence du mou­ve­ment ouvrier. En 1948, j’ai per­du l’es­poir dans ce mou­ve­ment, quand nous sommes retour­nés au bou­lot après la grande grève des ouvriers de l’au­to­mo­bile. C’était une grève tout à fait liber­taire, et pour­tant, on est reve­nu à un syn­di­cat for­te­ment cen­tra­li­sé, on a repris de toutes les dou­ceurs, avan­tages sociaux, sécu­ri­té de l’emploi, exac­te­ment comme en Suède, et les ouvriers ont tota­le­ment per­du leur conscience de classe. » Dans les années 1950, Bookchin reprend des études, rompt avec le trots­kisme… et s’oriente défi­ni­ti­ve­ment vers l’anarchisme. « Rappelle-toi : il faut prendre les deux ensemble, l’hu­ma­nisme et le socia­lisme. Si on les sépare, si on dit que c’est une vue de l’es­prit, tout devient obs­cur et je ne serais pas anar­chiste. Le vieil huma­nisme judéo-socia­liste que j’ai tété avec le lait de ma mère m’a pré­dis­po­sé à la men­ta­li­té liber­taire, et le reste a sui­vi logi­que­ment. »

Le versant écologique : technophilie, rejet de la hiérarchie et société d’abondance

En 1952, Bookchin publie un article dénon­çant l’utilisation des pes­ti­cides et leurs effets sur l’alimentation et la san­té humaine. Dès le départ, cette pré­oc­cu­pa­tion éco­lo­gique est direc­te­ment asso­ciée à une visée poli­tique : pour lui, la maxime de « crois­sance à tout prix » du capi­ta­lisme entraîne néces­sai­re­ment un « can­cer de la bio­sphère » et la ruine éco­lo­gique. Ce lien étroit entre sys­tème de pro­duc­tion capi­ta­liste et des­truc­tion éco­lo­gique est très pré­ci­sé­ment celui qu’établit tout récem­ment Naomi Klein dans son ouvrage Tout peut chan­ger — Capitalisme et chan­ge­ment cli­ma­tique. Le nom de Bookchin n’apparaît pas une fois dans le livre… À par­tir de là, toute son œuvre (de Our syn­the­tic envi­ron­ment en 1962 jusqu’au der­nier texte Social eco­lo­gy and com­mu­na­lism, paru en 2007) va démon­trer le lien entre les dés­équi­libres sociaux, éco­no­miques et natu­rels infli­gés par la socié­té occi­den­tale moderne à un homme de plus en plus malade d’être cou­pé de la nature. La stan­dar­di­sa­tion et l’homogénéisation des mono­cul­tures trouvent leur pen­dant dans la stan­dar­di­sa­tion et la domes­ti­ca­tion des modes de vie de la socié­té de consom­ma­tion. La cri­tique anthro­po­lo­gique de fond vient à l’appui de la cri­tique sociale et éco­lo­gique : cette déshu­ma­ni­sa­tion du rap­port au cos­mos induit un sen­ti­ment d’impuissance tou­jours plus grand, qui à son tour infan­ti­lise le citoyen et l’écarte du pou­voir poli­tique. Le seul moyen d’y remé­dier sera la « conscien­ti­sa­tion » qui passe par l’éducation et la valo­ri­sa­tion de tous les poten­tiels : « Un mode de vie com­plet pour un être humain pré­sup­pose un accès illi­mi­té à la cam­pagne autant qu’à la ville, à la terre autant qu’aux chaus­sées pavées, à la flore et à la faune autant qu’aux biblio­thèques et aux théâtres4. »

[Robert Motherwell]

Boockchin s’engage donc tou­jours plus dans la voie de l’éducation popu­laire. Après quelques années au sein du Congress of Racial Equality, mou­ve­ment pour les droits civiques, il cofonde la Fédération new-yor­kaise des anar­chistes, tout en ensei­gnant dans des uni­ver­si­tés « alter­na­tives ». Il com­mence alors à s’intéresser aux villes et à l’urbanisme (Crisis in our cities paraît en 1965), aux éner­gies renou­ve­lables et à la ques­tion clef du pou­voir décen­tra­li­sé, exer­cé dans des com­mu­nau­tés à échelle humaine. Critique du gigan­tisme, plai­doyer pour l’approche locale, cette approche n’est pas pour autant tech­no­phobe. Elle coïn­cide en fait avec l’apparition dans l’un de ses articles du concept d’écologie sociale (qu’il emprunte à un livre de 1954 de Erwin A. Gutkind). « Ce qui défi­nit lit­té­ra­le­ment l’écologie sociale comme sociale, c’est la recon­nais­sance du fait sou­vent lais­sé-pour-compte que presque tous nos pro­blèmes éco­lo­giques du moment pro­viennent de pro­blèmes sociaux pro­fon­dé­ment éta­blis5. » Dès lors, le pro­gramme est clair : il s’agit de remettre en ques­tion en pro­fon­deur le mode de fonc­tion­ne­ment de socié­tés fon­dées sur les notions de hié­rar­chie, de domi­na­tion et d’exploitation, pour réin­ven­ter des rap­ports coopé­ra­tifs, hori­zon­taux et soli­daires. La tech­no­lo­gie peut aus­si bien être mise au ser­vice de cette libé­ra­tion que d’un asser­vis­se­ment sup­plé­men­taire — au citoyen de le vou­loir, puis de l’im­po­ser. Dans les années 1960, Bookchin est plu­tôt opti­miste à cet égard : en libé­rant du temps, les machines devraient per­mettre à l’homme de se concen­trer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le déve­lop­pe­ment de ses poten­tia­li­tés créa­tives, poli­tiques, intel­lec­tuelles. Alors, la socié­té éco­lo­gique pour­rait à terme sup­pri­mer le tra­vail, fon­ciè­re­ment alié­nant comme il le sait depuis ses années d’u­sine, et les rap­ports de com­pé­ti­tion affé­rents. C’est mettre l’ordinateur au ser­vice d’une révo­lu­tion huma­niste… Mais Bookchin le sait, le pro­grès tech­nique n’est pas pour autant libé­ra­teur par essence : « Sans une conscience liber­taire qui arti­cule la logique de ce nou­veau cadre tech­nique, on pour­rait bien assis­ter à l’intégration de cette tech­no­lo­gie du peuple par une socié­té ges­tion­naire et tech­no­cra­tique6. »

« Comment inven­ter un sys­tème poli­tique sus­cep­tible de mener vers cette socié­té fon­ciè­re­ment ration­nelle, éga­li­taire, gra­tuite, non-consu­mé­riste, non-technocratique ? »

Parallèlement, Bookchin tra­vaille sur la notion de socié­té de « l’après-rareté » (post-scar­ci­ty), dans laquelle l’accent ne por­te­rait plus sur le manque — puisque le monde moderne pour­rait lar­ge­ment sub­ve­nir aux besoins fon­da­men­taux des humains (ce que toutes les recherches en agri­cul­ture bio­lo­gique prouvent au demeu­rant…), mais sur la répar­ti­tion de l’excédent : la pro­fu­sion de res­sources maté­rielles et le temps libre déga­gé par la cyber­né­ti­sa­tion de l’industrie crée­ront l’occasion ines­pé­rée de refon­der la socié­té sur des bases huma­nistes. Bookchin croit à l’uto­pie réa­li­sable, cet appa­rent oxy­more. Ne faut-il pas com­men­cer par vou­loir un autre monde, pour se don­ner ensuite les moyens de l’at­teindre ? Il est per­sua­dé qu’il faut désor­mais s’at­ta­cher aux condi­tions d’é­mer­gence poli­tique d’un mou­ve­ment citoyen capable de tirer le meilleur par­ti de la moder­ni­té, sans s’en­fer­rer dans un mythe de la crois­sance à tout prix et du « ruis­sel­le­ment » des plus riches vers les plus pauvres. Sans, non plus, s’en remettre aux vieilles lunes idéo­lo­giques qui para­lysent l’ac­tion réelle au nom de concepts obso­lètes ou inopé­rants. En 1969, il rédige un pam­phlet pro­vo­ca­teur inti­tu­lé Écoute, cama­rade (Listen, Maxist !) qui décons­truit le mythe léni­niste et bol­che­vik, raille vio­lem­ment la voie du com­mu­nisme auto­ri­taire et rejette défi­ni­ti­ve­ment le mar­xisme lui-même : « Continuer à ergo­ter sur l’économie pla­ni­fiée et l’État socia­liste — notions nées à un stade anté­rieur du capi­ta­lisme et à un stade infé­rieur du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique — relève du cré­ti­nisme sec­taire7» Dès lors, com­ment inven­ter un sys­tème poli­tique sus­cep­tible de mener vers cette socié­té fon­ciè­re­ment ration­nelle, éga­li­taire, gra­tuite, non-consu­mé­riste, non-tech­no­cra­tique ? Ce sera tout l’enjeu de sa réflexion sur les ins­ti­tu­tions de la démo­cra­tie directe…

À par­tir des années 1970, Bookchin s’installe dans le Vermont où il conti­nue d’enseigner tout en déve­lop­pant des pro­jets per­son­nels. Il s’implique dans la créa­tion d’un café-res­tau­rant auto­gé­ré, s’investit dans le mou­ve­ment anti-nucléaire et sur­tout fonde l’Institut pour l’écologie sociale, qui devient un centre de recherche et d’expérimentation, lieu phare du radi­ca­lisme éco­lo­gique des années 1980. Conceptuellement, Bookchin explore plu­sieurs voies. Il est d’abord très cri­tique d’un « envi­ron­ne­men­ta­lisme » qui prend de l’ampleur avec la catas­trophe de Tchernobyl ou la mobi­li­sa­tion contre le trou de la couche d’ozone etc. : c’est le nom qu’il donne aux mou­ve­ments « verts », ins­crits dans le para­digme capi­ta­liste sans faire le lien avec la ques­tion sociale et celle du rap­port à la nature. Pour lui, l’é­co­lo­gie radi­cale ne peut se réduire à la négo­cia­tion de com­pro­mis tem­po­raires avec l’in­dus­trie, au risque de se dévoyer à nou­veau dans la négo­cia­tion qui tourne à la com­pro­mis­sion, puis à la par­ti­ci­pa­tion directe au sys­tème qu’on vou­lait au départ remettre en cause. Il conti­nue de son côté à plai­der clai­re­ment pour une « éco­no­mie morale » qui se déta­che­rait à terme de l’économie de mar­ché, avec un modèle de ges­tion col­lec­tive des res­sources et de redis­tri­bu­tion fon­dé sur la décentralisation.

[Robert Motherwell]

Il ne sera pas pour autant proche des mou­ve­ments dits d’écologie pro­fonde (deep eco­lo­gy), mis en exergue à la même époque par le phi­lo­sophe nor­vé­gien Arne Næss. Cette éco­lo­gie est certes radi­cale, mais pré­sente selon lui un risque de dérive mys­tique et d’irrationalisme. Il a une conscience claire du péril engen­dré par la foca­li­sa­tion sur un bio­cen­trisme qui met toutes les espèces sur un pied d’égalité abso­lu, quitte à prô­ner, pour sau­ver la nature, une décrois­sance démo­gra­phique aux contours flous (eugé­nisme ? famines bien­ve­nues ?8). « Cela devient très trou­blant pour moi, bien sûr, quand une telle vue natu­ra­liste et éco­lo­gique se voit pol­luée par le mal­thu­sia­nisme, la xéno­pho­bie, la misan­thro­pie et des dénon­cia­tions géné­rales des êtres humains9. » Il récuse la ten­dance anti-huma­niste de ce cou­rant et ne consi­dère pas que la crois­sance démo­gra­phique est d’abord un pro­blème bio­lo­gique : ce n’est pas en sup­pri­mant la moi­tié des habi­tants de la Terre qu’on la sau­ve­ra, d’autant qu’une mino­ri­té suf­fit en pra­tique à gas­piller l’essentiel de ses res­sources. Il n’éprouve en outre aucune ten­dresse pour les ten­dances New Age et ce qu’il nomme le « life­style anar­chism », un anar­chisme du style de vie, fait d’attitude et de faux-sem­blants plus que de convic­tion, fon­dé sur un mode de vie mar­gi­nal ou indi­vi­dua­liste mais oublieux des enjeux collectifs.

Le versant anarchiste : l’invention du municipalisme libertaire

C’est donc sur la ques­tion poli­tique de la réap­pro­pria­tion du pou­voir par le citoyen qu’il en vient à se concen­trer. Son modèle sera celui de la Commune. Il a long­temps réflé­chi, nous dit Janet Biehl dans l’entretien qu’elle nous a accor­dé (à paraître demain), aux échecs des grandes révo­lu­tions, confis­quées par des tyrans fina­le­ment aus­si ter­ribles que ceux que le peuple avait pré­ten­du ren­ver­ser. Le paral­lèle qu’il éta­blit entre la confis­ca­tion jaco­bine du pou­voir pen­dant la Révolution fran­çaise (après la des­truc­tion des Girondins décen­tra­li­sa­teurs) et la confis­ca­tion bol­che­vik du pou­voir par Lénine (après l’annihilation des groupes anar­chistes) le conduit à s’interroger sur le moyen de neu­tra­li­ser pré­ven­ti­ve­ment les futurs auto­crates. Cette réflexion ne l’amène pas pour autant à renon­cer au radi­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Mais elle l’in­cite à envi­sa­ger un rôle beau­coup plus impor­tant pour l’organisation pré­ven­tive, en réseau, d’une base popu­laire sus­cep­tible de tou­jours deman­der des comptes et de ne jamais remettre le pou­voir entre des mains soli­taires. Il réflé­chit de ce fait au temps long des révo­lu­tions struc­tu­relles — un temps à l’échelle sécu­laire plu­tôt qu’à celle d’une génération.

« L’idée fon­da­men­tale de Bookchin, d’une évi­dente actua­li­té, c’est la fin de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion d’un pou­voir poli­tique décrédibilisé. »

Concrètement, le rem­pla­ce­ment pro­gres­sif de la socié­té hié­rar­chique pas­se­rait par la prise de pou­voir com­mu­nale et par l’extension pro­gres­sive d’un nou­veau para­digme à l’échelle confé­dé­rale. Bookchin est défi­ni­ti­ve­ment sor­ti de la vision d’une socié­té divi­sée en « classes » : il sait que la révo­lu­tion ne sor­ti­ra pas de l’usine (« l’usine ne fut jamais le domaine de la liber­té, mais fut tou­jours celui de la sur­vie, de cette « néces­si­té » qui ren­dait impuis­sant et des­sé­chait l’univers humain qui l’entourait10 ») ; pas plus des couches agraires tra­di­tion­nelles, en décom­po­si­tion. La dis­pa­ri­tion du citoyen, dis­so­lu « en tant qu’être per­du dans une socié­té de masse », a lais­sé toute la place à une bureau­cra­tie effré­née qui contri­bue en retour à l’atomisation des liens sociaux. C’est de la ville, mais de la ville à taille humaine conçue comme Cité, que peut venir le salut : « dans un sens très radi­cal nous devons nous res­sour­cer aux racines du mot poli­tique dans polis […] pour retrou­ver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assem­blées popu­laires de l’ère révo­lu­tion­naire11. » La poli­tique ne peut être que civique, au sens fort, donc aus­si éthique — en tant qu’elle occupe le champ des rela­tions humaines, sur le mode de la ratio­na­li­té et de la coopération.

L’idée fon­da­men­tale de Bookchin, d’une évi­dente actua­li­té, c’est la fin de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion d’un pou­voir poli­tique décré­di­bi­li­sé, au ser­vice de ses inté­rêts propres et décon­nec­tés de ceux des citoyens. Cette démo­cra­tie (qui doit le res­ter — jamais Bookchin n’in­cline vers la figure du dic­ta­teur bien­veillant ou du Petit père des peuples) est liber­taire. C’est dire qu’elle ne peut être repré­sen­ta­tive : le pou­voir ne se délègue pas, sauf dans un péri­mètre très pré­cis, sous condi­tion de révo­ca­bi­li­té, avec un man­dat impé­ra­tif. Voter, puis attendre que s’exécutent des déci­sions prises par d’autres dans des cénacles imper­méables au com­mun des mor­tels, c’est déjà s’exclure de la poli­tique comme admi­nis­tra­tion du réel. Au mieux, donc, le pou­voir se prête, tou­jours prêt à se reprendre. Concrètement, il pro­pose un modèle de com­munes libres, « mou­ve­ment molé­cu­laire for­te­ment enra­ci­né dans chaque com­mu­nau­té et dans chaque quar­tier », qui dis­po­se­rait direc­te­ment du pou­voir de déci­sion sur les affaires cou­rantes, sur le prin­cipe de la démo­cra­tie directe (tout citoyen pou­vant inter­ve­nir dans le débat). L’assise locale de la com­mune est com­plé­tée par une confé­dé­ra­tion de com­mune, fédé­ra­tion libre auprès de laquelle sont… élus des délé­gués révo­cables (donc sur la base d’un man­dat impé­ra­tif et non avec « carte blanche » pour agir ou ne pas agir). Ces délé­gués doivent rendre des comptes et ne le res­tent que pour une durée limi­tée. Ils ne deviennent pas des poli­ti­ciens de car­rière, ni les repré­sen­tants d’une indé­fi­nis­sable volon­té popu­laire en fait confis­quée par ceux qui l’es­ca­motent. Les délé­gués ne sont pas dépu­tés, ils se font porte-paroles pro­vi­soires d’une assem­blée qui les pré­cède et qui leur survivra.

[Robert Motherwell]

Favorable à la règle de majo­ri­té, Bookchin s’en explique en mon­trant com­ment le prin­cipe du consen­sus sou­vent prô­né par les anar­chistes peut conduire en pra­tique à des mani­pu­la­tions tyran­niques et à écar­ter toute pos­si­bi­li­té de dis­si­dence. Le désac­cord est par­tie fon­da­men­tale du champ poli­tique. Prétendre l’é­li­mi­ner, c’est à la fois igno­rer les évi­dences anthro­po­lo­giques et ver­ser à courte échéance dans le fos­sé tota­li­taire. Il prône donc le main­tien d’un prin­cipe majo­ri­taire dans le cadre d’une démo­cra­tie directe (assem­blées locales des com­munes) super­po­sée à un sys­tème confé­dé­ral (conseils des délé­gués des com­munes). Il est enten­du qu’un tel sys­tème fonc­tionne sur la base du volon­ta­riat et du débat ouvert. En ce sens, et la boucle se referme, il est indis­pen­sable que la tech­no­lo­gie per­mette de libé­rer du temps pour les acti­vi­tés civiques. L’éducation au débat, et la capa­ci­té à y par­ti­ci­per, la paï­deia et la maïeu­tique grecques, sont des condi­tions fon­da­men­tales pour le bon fonc­tion­ne­ment de ces uni­tés et de la Commune des com­munes qui serait ame­née à gérer les pro­blèmes intercommunaux.

« Cette confé­dé­ra­tion com­mu­nale, Commune des com­munes fonc­tion­nant en réseau et sans chef unique, a bien pour voca­tion de rem­pla­cer les États-nations. »

Le muni­ci­pa­lisme liber­taire est ain­si défi­ni comme « la der­nière chance pour un socia­lisme orien­té vers des ins­ti­tu­tions popu­laires décen­tra­li­sées ». Cette nou­velle poli­tique civique, conçue comme un « contre-pou­voir capable de pla­cer en contre­point à l’État cen­tra­li­sé des assem­blées et des ins­ti­tu­tions confé­dé­rales », réac­tua­lise des « tra­di­tions vécues » (la démo­cra­tie athé­nienne, les réunions muni­ci­pales de la Nouvelle-Angleterre, les assem­blées de sec­tion de 1793) pour réin­ven­ter une poli­tique par­ti­ci­pa­tive : celle-ci réha­bi­lite la notion de Cité contre celle d’État (sans pour autant s’abstraire de toute forme d’organisation — on la ramène sim­ple­ment à échelle humaine) ; reva­lo­rise la notion de « peuple » en tant qu’il est à la fois le des­ti­na­taire et le res­pon­sable de l’intérêt géné­ral ; enfin s’appuie sur une intel­li­gent­sia radi­cale qui ne peut pas être « cet assor­ti­ment d’intellectuels rachi­tiques qui peuplent les uni­ver­si­tés et ins­ti­tuts de la socié­té occi­den­tale », mais plu­tôt une « strate de pen­seurs qui animent une vie publique essen­tielle par leur recherche de la com­mu­ni­ca­tion avec leur envi­ron­ne­ment social » (des gens comme Périclès dans l’Antiquité ou Diderot pour les Lumières). Sans eux, « les anar­chistes seront face au dan­ger très réel de voir leurs idées se trans­for­mer en dogmes et de deve­nir eux-mêmes des suc­cé­da­nés hau­tains d’un mou­ve­ment mort12 ».

À terme, cette confé­dé­ra­tion com­mu­nale, Commune des com­munes fonc­tion­nant en réseau et sans chef unique, a bien pour voca­tion de rem­pla­cer les États-nations et de se doter d’une consti­tu­tion et de règles « qui soient aus­si démo­cra­tiques, aus­si ration­nelles, aus­si flexibles, et aus­si créa­trices que pos­sible. Rejeter une telle consti­tu­tion […] serait retom­ber encore une fois dans les juge­ments arbi­traires, fon­dés sur la croyance mys­tique en une nature humaine inva­riable qui est magi­que­ment bien­veillante13 ». Sans com­plot ni vio­lence, sans ren­ver­se­ment san­glant ni purge, par récu­pé­ra­tion pro­gres­sive des pré­ro­ga­tives éta­tiques et reprise en main des pou­voirs cen­tra­li­sés, l’on force à l’abdication le pou­voir exis­tant, l’armée déserte et l’on invente un nou­veau monde… Certes, la ques­tion pra­tique de la « tran­si­tion » reste ouverte. Elle pour­rait être moins idyl­lique qu’il n’y paraît. Murray Bookchin croyait aux milices popu­laires et défen­dait le port d’arme indi­vi­duel… Janet Biehl inflé­chi­ra sa pen­sée dans un sens plus clai­re­ment non-violent, pariant sur une trans­for­ma­tion pro­gres­sive de la socié­té sous l’égide d’un État conçu comme allié, fixant le cadre ordon­né dans lequel ces asso­cia­tions liber­taires peuvent pros­pé­rer sans pour autant ouvrir la porte à des dérives locales de nature tyrannique.

Murray Bookchin aujourd’hui — ou demain ?

« Désormais, il ne se dira plus anar­chiste mais com­mu­na­liste, tenant fon­ciè­re­ment à cette distinction. »

On le voit bien, Bookchin nous parle du pré­sent. L’urgence éco­lo­gique et l’urgence poli­tique se font écho, sans que l’on envi­sage encore plei­ne­ment et consciem­ment la nature pro­fon­dé­ment contes­ta­taire de leur conver­gence. Car la remise en cause du modèle de socié­té est aus­si une remise en cause des méca­nismes même d’appropriation du pou­voir. De plus en plus contro­ver­sé à mesure qu’il affirme cer­tains prin­cipes (le res­pect de la règle de majo­ri­té, la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions locales), son che­mi­ne­ment intel­lec­tuel et la mul­ti­pli­ca­tion des contro­verses qu’il engendre l’amènent à rompre en 1999 avec le milieu anar­chiste, qu’il juge inca­pable de se pro­je­ter dans la construc­tion d’un pro­jet posi­tif, trop divi­sé en cha­pelles à courte vue. Désormais, il ne se dira plus anar­chiste mais com­mu­na­liste, tenant fon­ciè­re­ment à cette dis­tinc­tion : elle ouvrait sur une sorte de « ligne de crête » entre le socia­lisme auto­ri­taire qu’il avait, très jeune, reje­té et le socia­lisme libé­ral qu’il n’a jamais rejoint. Cette refor­mu­la­tion d’un socia­lisme qui demeure clai­re­ment liber­taire avait le mérite de se concen­trer sur les formes ins­ti­tu­tion­nelles que pour­rait prendre la vie poli­tique, plu­tôt que de s’en tenir aux grands thèmes clas­siques de l’association ou de la mutua­li­sa­tion prô­nés par Proudhon et les socia­listes uto­piques. Murray Bookchin, quoi qu’il en dise à la fin de sa vie, déçu de n’a­voir pas tou­jours été sui­vi par ceux qu’il ne recon­nais­sait plus, est pour­tant bien res­té anar­chiste, dans une confi­gu­ra­tion com­mu­na­liste, au sens où il récuse toute subor­di­na­tion arbi­traire à une quel­conque auto­ri­té. Il recherche donc, comme l’ont tou­jours fait les anar­chistes consé­quents, cette qua­dra­ture du cercle qui garan­ti­rait ensemble l’organisation et la liber­té, la sécu­ri­té et la jus­tice, le res­pect et la jouis­sance. Dans la constel­la­tion anar­chiste du ving­tième siècle, sa pro­po­si­tion est sans aucun doute l’une des plus fécondes. Elle n’est pas sans défauts, mais elle récon­ci­lie comme peu d’autres avec « l’imagination créa­trice » du poli­tique que défen­dait aus­si Cornelius Castoriadis (quelles qu’aient pu être les réserves de Bookchin lui-même à l’égard du créa­teur de Socialisme ou Barbarie).

[Robert Motherwell]

Restent que des ques­tions à la fois pra­tiques et de nature presque anthro­po­lo­gique se posent, et nous ren­voient toutes au risque d’irénisme — une vision un peu naïve de l’Histoire, oublieuse de la vio­lence réelle des rap­ports de pou­voir. L’écologie sociale et radi­cale a certes le mérite d’oser remettre le temps long au centre de la réflexion poli­tique — elle ne pré­co­nise pas la révo­lu­tion armée des grands soirs, pariant plu­tôt sur la dif­fu­sion irré­sis­tible de l’humanisme et de l’éducation. Sauf que… cette « tran­si­tion » s’annonce-t-elle à l’horizon du réel ? Peu de signes vont dans le sens de l’humanisme péda­go­giste et éclai­ré que prô­nait Bookchin. Or, comme se le demande avec jus­tesse Vincent Gerber, avons-nous vrai­ment encore le temps du temps long ?… Entre l’engagement indi­vi­duel à court-terme et la phase de communalisation/municipalisation des biens et du pou­voir à long-terme, se joue le moyen-terme de l’Histoire qui court sous nos yeux. Sans accé­lé­ra­tion, point de salut. Mais une accé­lé­ra­tion trop forte risque tou­jours de pro­vo­quer de drôles d’ac­ci­dents : révo­lu­tions man­quées, confis­quées, dévoyées… Il est cer­tain aus­si que Bookchin n’eut pas le temps d’explorer jusqu’au bout les enjeux théo­riques et pra­tiques de sa pro­po­si­tion, ni d’établir des ponts avec une tra­di­tion liber­taire fran­çaise que l’on pour­rait faire remon­ter à La Boétie (« Soyez réso­lus de ne plus ser­vir et vous voi­là libre. »), alors qu’il était sur­tout fami­lier des grands textes clas­siques du mar­xisme et féru d’histoire révolutionnaire.

Surtout, la ques­tion des moda­li­tés pra­tiques d’organisation et de redis­tri­bu­tion des res­sources de cette socié­té d’entraide — pen­sée bien avant lui par Kropotkine, visant un aban­don de l’échange mar­chand, pose là encore des dif­fi­cul­tés redou­tables. Que signi­fie la relo­ca­li­sa­tion des échanges coopé­ra­tifs dans un monde qui a pris l’habitude de consi­dé­rer que tout cir­cu­lait et s’échangeait, sans limites, à des mil­liers de kilo­mètres ? Comment s’opérerait exac­te­ment la muni­ci­pa­li­sa­tion des ser­vices publics et com­ment conçoit-on la pro­prié­té en mode coopé­ra­tif ? Sans le « signal-prix » des échanges mar­chands, com­ment garan­tir le fonc­tion­ne­ment quo­ti­dien d’un sys­tème éco­no­mique ? Les recherches sur le post-capi­ta­lisme n’en sont qu’à leurs bal­bu­tie­ments… Les nou­velles tech­no­lo­gies notam­ment, désor­mais alliées objec­tives du sys­tème capi­ta­liste mar­chand qui les a inven­tées, ne se conçoivent plus sans start-up amé­ri­caines, usines chi­noises et consom­ma­teurs afri­cains… L’utopie tech­no­phile de Bookchin, si elle n’a pas com­plè­te­ment fait long feu (les Anonymous ou des affaires comme celles de Snowden démon­trant bien qu’il sub­siste quelques inter­stices de liber­té), reste à réinventer.

« Il consi­dé­rait qu’une asso­cia­tion de soli­tudes soli­daires pou­vait faire puis­sance. Il a main­te­nu une visée liber­taire et défen­du sa com­pa­ti­bi­li­té avec un prin­cipe de luci­di­té organisationnelle. »

D’autre part, et c’est la ques­tion finale que posait Bookchin lui-même, l’homme est-il assez intel­li­gent pour construire la socié­té ration­nelle qui lui per­met­trait d’atteindre un « opti­mum » de jus­tice et d’égalité ? L’éternelle ques­tion étho­lo­gique demeure : l’avidité n’est-elle pas un moteur plus puis­sant même que le désir d’entraide ? Où se situent, quelque part entre nature et culture, indis­so­cia­ble­ment mêlés, le point d’équilibre et le point de rup­ture entre ces ten­dances contra­dic­toires de l’humanité ? Comment les nou­veaux « chefs », dont Bookchin sait bien qu’ils devront « orga­ni­ser » cette révo­lu­tion d’un nou­veau genre, échap­pe­ront-ils à la malé­dic­tion du pou­voir qui cor­rompt et de la hié­rar­chie même impli­cite ? Boockchin ne pou­vait résoudre à lui seul ces durables énigmes. Le réel, comme tou­jours, s’en occu­pe­ra sans doute. Il fau­drait aller voir du côté du Rojava, dans le Kurdistan syrien, comme l’a récem­ment fait Janet Biehl, ce que peut deve­nir une socié­té qui se construit consciem­ment et expli­ci­te­ment sur un modèle poli­tique tiré des tra­vaux de Bookchin. Il fau­drait avoir une vision très claire des paral­lèles à faire entre l’expérience zapa­tiste au Chiapas et cette ten­ta­tive kurde. Il fau­drait dres­ser le bilan des expé­riences de démo­cra­tie directe comme celle de Porto Alegre, des ten­ta­tives auto­ges­tion­naires espa­gnoles et qué­bé­coises. La théo­rie n’a sans doute pas fini de s’adapter au réel, et il faut espé­rer que celui-ci puisse s’en ins­pi­rer sans dog­ma­tisme ni rigidité.

Mais quoi qu’il en soit de cette route encore bien longue, Murray Bookchin a su dési­gner en des termes clairs, volon­ta­ristes sans être ingé­nus, tra­giques sans être déses­pé­rés, une voie pra­ti­cable, une alter­na­tive posi­tive là où l’on entend trop sou­vent réson­ner les com­plaintes ou les lamen­ta­tions. Il a vou­lu trans­mu­ter la colère en prin­cipe d’ac­tion. Il a récu­sé l’a­mer­tume et fabri­qué une cabane concep­tuelle dans laquelle peuvent venir s’ins­tal­ler, pour l’a­gran­dir à mesure qu’ils la rendent habi­table, les rêveurs per­sis­tant à croire que le réel s’in­vente à contre-cou­rant des habi­tudes acquises. Il consi­dé­rait qu’une asso­cia­tion de soli­tudes soli­daires pou­vait faire puis­sance. Il a main­te­nu une visée liber­taire et défen­du sa com­pa­ti­bi­li­té avec un prin­cipe de luci­di­té orga­ni­sa­tion­nelle. « Devant cette confluence de la crise sociale et de la crise éco­no­mique, nous ne pou­vons plus nous per­mettre de man­quer d’imagination ; nous ne pou­vons plus nous per­mettre de négli­ger la pen­sée uto­pique14. » En ces temps de renon­ce­ment au poli­tique et de cynisme liber­ta­rien, c’est déjà bien assez que de croire à l’invention du possible.


Illustration de ban­nière : Robert Motherwell


  1. Murray Bookchin, Pour un muni­ci­pa­lisme liber­taire, Atelier de créa­tion liber­taire, 2003 (1984).
  2. http://www.ecologiesociale.ch/index.php/textes?id=22 (entre­tien avec Peter Einarsson, pour toutes les cita­tions de cette par­tie).
  3. Michaël Löwy, Rédemption et Utopie. Le judaïsme liber­taire en Europe cen­trale, 1988 ; voir aus­si aux Éditions de l’éclat le recueil Juifs et anar­chistes paru en 2008 sous la direc­tion d’Amedeo Bertolo. Culture juive hété­ro­doxe et roman­tique qui a mar­qué des figures aus­si diverses que celles de Walter Benjamin, Ernst Bloch, Martin Buber, Gustav Landauer, Franz Rosenzweig, Manès Sperber, Gershom Sholem, Emma Goldman ou encore Franz Kafka, Bernard Lazare et Georg Lukács.
  4. Murray Bookchin, Our syn­the­tic Envronment, cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 42.
  5. Murray Bookchin, « What is Social Ecology », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 54.
  6. Murray Bookchin, « Self-Management and New tech­no­lo­gy », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 63.
  7. Larges extraits tra­duits de « Listen Marxist ! » (1969), publié dans Anarchisme et Non Violence, n° 30, juillet-sept. 1972. http://anarchismenonviolence2.org/IMG/article_PDF/article_141.pdf
  8. D’où la cri­tique très vio­lente de Bookchin pour qui les pro­pos des acti­vi­tés de « Earth First » qui sug­gé­raient de lais­ser les enfants mou­rir de faim en Ethiopie ou écri­vaient que « si l’épidémie de Sida n’existait pas, les envi­ron­ne­men­ta­listes radi­caux devraient en inven­ter une ! » (cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 103).
  9. Murray Bookchin « Yes ! Wither Earth First ? », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 114.
  10. Murray Bookchin, Pour un muni­ci­pa­lisme liber­taire, Atelier de créa­tion liber­taire, tra­duc­tion 2003 (texte 1984).
  11. Ibid.
  12. Ibid.
  13. http://kropot.free.fr/Bookchin-Biehl.htm
  14. Traduction aux Atelier de créa­tion liber­taire (Qu’est-ce que l’écologie sociale ?) du pre­mier cha­pitre de The Ecology of free­dom : the emer­gence and dis­so­lu­tion of hie­rar­chy , 1982.

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Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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