Entretien inédit pour le site de Ballast
Les zapatistes, qui avaient défié la modernité néolibérale en 1994, semblent passés de mode. Les grands médias n’en parlent plus, au point que l’on pourrait, loin des milieux militants, les croire disparus. Que deviennent-ils ? Quels enseignements peut-on tirer de leur expérience ? Pourquoi le sous-commandant Marcos a-t-il cédé sa place, il y a quelques mois ? Guillaume Goutte, auteur de Tout pour tous — L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme et éditeur de textes zapatistes, a répondu à nos questions.
Vous avez écrit deux livres sur le zapatisme. Comment en-êtes vous venu à vous intéresser à leur lutte – au point de vous rendre dans le Chiapas à plusieurs reprises ?
J’ai découvert la rébellion zapatiste en 2007, peu après avoir adhéré à la Fédération anarchiste – où je milite toujours aujourd’hui. Quand on est anarchiste, on en vient très vite à croiser le chemin de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), les paysans indigènes qui la constituent étant en train de construire et d’expérimenter un projet de société authentiquement libertaire, depuis plusieurs années et sur une échelle toujours plus vaste. C’est une expérience importante, parce qu’elle témoigne de la viabilité des idées et des pratiques d’émancipation antiautoritaires. La révolution zapatiste est un espoir sérieux, un des rares qui existent encore aujourd’hui. J’ai commencé à lire ce qui avait été écrit sur le sujet, puis à assister aux différentes réunions publiques organisées à Paris en soutien à l’EZLN. J’ai aussi rencontré des militants investis depuis de longues années dans la solidarité avec les zapatistes, notamment Marc Tomsin, l’un des fondateurs du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte, qui m’a appris beaucoup de choses et qui m’a ouvert de nombreuses portes pour en savoir encore davantage. C’est tout naturellement que, plus tard, j’ai voulu aller voir ce qu’il en était réellement sur place, du moins en avoir un aperçu. Et je me suis donc rendu au Chiapas, la première fois en 2011.
Cet intérêt vous a d’ailleurs conduit à créer les Éditions de l’Escargot. Pouvez-vous nous parler de cette aventure éditoriale ?
« La guérilla zapatiste ne collait plus aux images d’Épinal dont les médias raffolent tant. »
L’idée est née du constat que, depuis plusieurs années, plus aucune maison d’édition ne publiait les écrits zapatistes. J’ai créé les Éditions de l’Escargot en 2012. Le dernier ouvrage compilant des textes du sous-commandant Marcos avait été publié en 2009 (l’excellent Saisons de la digne rage, paru chez Climats, préfacé et présenté par Jérôme Baschet). Trois ans de silence. Les zapatistes étaient passés de mode, assurément. Les fusils n’avaient plus tiré depuis longtemps et la guérilla zapatiste ne collait plus aux images d’Épinal dont les médias raffolent tant. Les zapatistes avaient fait taire leurs armes – sans pour autant les abandonner – et s’attelaient depuis plus de dix ans à construire l’autonomie dans les territoires libérés. Leur lutte n’en était que plus intéressante, mais pas pour les grands médias de la bourgeoisie. Même Le Monde diplomatique, pourtant à la pointe de l’information sur le sujet au début du soulèvement, n’en parlait plus – sans doute déçu que Marcos n’ait pas soutenu le candidat de « gauche » Andrés Manuel López Obrador en 2006… Seuls quelques vaillants camarades libertaires persistaient à diffuser sur support papier les écrits des zapatistes – comme, par exemple, les Éditions Rue des Cascades.
L’idée de les rejoindre dans l’aventure fut assez « naturelle » : étant ouvrier du Livre (je travaille comme correcteur en presse quotidienne) et ayant été membre pendant plusieurs années du Comité de rédaction du Monde libertaire, je connaissais ce petit monde-là et j’avais acquis quelques bases, en termes de compétences, pour réaliser des livres (et encore, quelques impardonnables petites coquilles m’ont échappé !). L’idée était toutefois de créer une maison d’édition circonstancielle, et non de s’engager sur un planning bien précis de parutions décidées à l’avance et régulières. J’avais alors beaucoup apprécié l’échange de lettres autour de l’éthique et de la politique entre le sous-commandant insurgé Marcos et le philosophe mexicain Don Luis Villoro. Elles ont fourni la matière à notre premier livre, sorti en 2013 : Éthique et Politique, préfacé, d’ailleurs, par Jérôme Baschet. A suivi dans la foulée, en 2014, la publication de Eux et Nous, une série de textes rédigés par les sous-commandants insurgés Marcos et Moisés. C’est un livre important, car ces écrits sont à la base de la création de la Sexta, ce vaste réseau international informel qui ambitionne de rassembler, ou plutôt de connecter, les luttes populaires, anticapitalistes et antiétatistes du monde entier. Plus qu’un texte, plus qu’un livre, c’est un appel : à ceux qui luttent et à ceux qui souffrent.
En quoi consiste désormais le gros de leurs actions, celles dont on n’entend justement plus parler ?
Les zapatistes œuvrent aujourd’hui à l’essentiel : construire et développer le projet d’autonomie (son système éducatif, de santé, l’organisation de son agriculture, de son artisanat, de ses transports, et ce, en dehors de l’État et, le plus possible, du capitalisme), faire face aux limites qu’il peut momentanément poser, dépasser les résistances internes quant à certaines évolutions culturelles (notamment sur la condition des femmes). Ce développement de l’autonomie passe aussi par la « mise en connexion » des différents espaces autonomes sur un territoire qui n’est pas du tout homogène (tout le Chiapas n’est pas zapatiste). Les communes autonomes rebelles créées en 1994 ont permis de fédérer plusieurs centaines de communautés entre elles. En août 2003, la création des caracoles, sièges des Conseils de bon gouvernement, a, elle, permis de coordonner lesdites communes entre elles sur cinq zones.
« Les zapatistes œuvrent aujourd’hui à l’essentiel : construire et développer le projet d’autonomie. »
Les zapatistes travaillent donc à sortir l’autonomie du seul cadre communautaire en cherchant à connecter les territoires rebelles entre eux ; mais aussi en créant du lien entre les peuples zapatistes et le reste du monde, via toute sorte d’initiatives, dont la dernière en date, la Petite École zapatiste, a été d’une ambition incroyable – celle-ci ayant permis à plusieurs milliers de personnes non zapatistes d’accéder aux communautés et à leur quotidien pendant plusieurs jours. Prochainement, en décembre 2014 et janvier 2015, l’EZLN organise, avec le Congrès national indigène, un Festival mondial des résistances et des rébellions contre le capitalisme, qui devrait réunir, là encore, des milliers de personnes, toutes désireuses de rompre avec la société mortifère que nous imposent le capitalisme et l’État ; ce devrait être un moment fort, quelque part fondateur de la Sexta. Le Festival va se déplacer dans plusieurs coins du Mexique, visitant des communautés indigènes en lutte contre des grands projets inutiles (des parcs éoliens, des autoroutes, etc.), et se finira au Chiapas, chez les zapatistes du caracol d’Oventic.
En mai 2014, le sous-commandant Marcos a fait savoir publiquement que son personnage cessait d’exister car il n’était « plus nécessaire » : pourquoi cette évolution ?
Marcos a toujours dit que son personnage avait été créé pour faire un pont entre le monde indigène et l’autre. Il a pensé que, désormais, ce pont n’était plus nécessaire. Et qu’en cessant d’exister il permettait au compañero Galeano, assassiné le 2 mai 2014 par des paramilitaires, de vivre à nouveau. Désormais, donc, il n’y a plus de sous-commandant insurgé Marcos, mais il y a un nouveau sous-commandant : le sous-commandant insurgé Galeano. Cette décision a aussi permis que les médias parlent du crime d’État dont a été victime Galeano ; les plumitifs en tout genre se sont précipités sur leur clavier dès qu’on leur a dit que « Marcos cessait d’exister », et il leur a été impossible, de fait, de ne pas parler de l’assassinat du compañero et de l’attaque contre le caracol La Realidad. Sans « la fin de Marcos », on peut parier que les médias seraient restés globalement très silencieux à ce sujet. Après, bien sûr, les médias bourgeois n’ont pas pu s’empêcher de coller leurs vieilles grilles de lecture rigides – lesquelles ne sont faites que d’enjeux de pouvoir – pour décrypter cette décision, prétendant que Marcos avait été marginalisé au sein de l’EZLN. La plupart se sont montrés incapables de saisir la portée éminemment symbolique de cette décision.
L’expérience zapatiste a entraîné, de par le monde, des réflexions intenses sur la question du pouvoir – on songe bien sûr au livre de Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Que peut-on en retenir qui puisse nourrir la pensée-action critique ?
John Holloway n’a pas inventé grand-chose… Changer le monde sans prendre le pouvoir, c’est ce que disent les anarchistes depuis plus de cent cinquante ans ! Les zapatistes ont réactualisé, à leur manière, l’anarchisme – avec, bien sûr, des différences mineures quant à certains sujets (la religion, notamment), l’anarchisme étant à la base une pensée occidentale européenne. Certes, les zapatistes ne s’en réclament pas ouvertement (quoique le sous-commandant Marcos a souvent évoqué et salué l’engagement militant des libertaires) – et ce n’est d’ailleurs pas ce qui importe –, mais ils construisent et expérimentent de fait ce que les anarchistes ont toujours porté, à savoir une société sans État et sans aliénation économique. Pas mal de penseurs issus à l’origine du marxisme ont évolué grâce au zapatisme, remettant en cause – comme l’EZLN l’a fait lors de ses premiers contacts avec les communautés indigènes – les vieilles stratégies autoritaires de conquête de pouvoir politique ; mais la plupart de ces penseurs ont encore du mal à accepter le fait que ce qu’ils prônent aujourd’hui a déjà été largement théorisé par les anarchistes depuis longtemps (et quand on les lit, on ne trouve d’ailleurs jamais, ou alors très rarement, des allusions à la pensée et à l’histoire anarchistes).
« Les zapatistes construisent et expérimentent ce que les anarchistes ont toujours porté. »
Cela dit, ce qui compte, bien sûr, c’est que certaines idéologies autoritaires ont été pas mal bousculées par les succès de la rébellion zapatiste, qui a montré l’invalidité des vieux schémas classiques de guérilla marxiste-léniniste en prouvant qu’il était possible de transformer le quotidien sans pour autant être à la tête d’un État, d’un gouvernement. L’histoire du zapatisme valide aussi l’idée selon laquelle on ne peut rien attendre d’en haut, qu’il est vain de recourir aux autorités, aux instances gouvernementales pour changer la société : les accords de San Andrés, signés en 1996 entre une délégation de l’EZLN et les autorités mexicaines, sont restés lettre morte, la présidence ayant préféré mettre en place une violente stratégie de contre-insurrection pour écraser la rébellion. Enfin, l’autonomie zapatiste en tant que telle est la preuve que le projet révolutionnaire doit se construire en permanence, avec des tâtonnements, des retours en arrière, des bonds en avant : il doit se penser continûment, il n’est jamais terminé. On n’atteint jamais l’autonomie, on tend toujours vers elle, et c’est d’ailleurs dans ce cheminement qu’elle réside.
Vous qui êtes anarchiste, de quelle manière articulez-vous ces deux pôles (le zapatisme étant malgré tout, sur de nombreux points, en friction avec l’héritage anarchiste : mise en avant d’un leader, centralité de l’armée, respect du fait religieux, maintien d’un gouvernement, profond patriotisme, etc.) ?
Je crois plutôt, comme je vous l’ai dit, que les zapatistes sont très proches de l’anarchisme. La société qu’ils construisent et qu’ils font vivre ressemble en de nombreux points au fédéralisme libertaire théorisé par Pierre-Joseph Proudhon au XIXe siècle, avec cette façon de s’organiser en différentes entités « administratives » qui se coordonnent entre elles de manière « horizontale », sans État et d’une façon telle qu’elle rend impossible son émergence. Mais les zapatistes n’ont pas le même imaginaire que nous, anarchistes européens ; et, pour eux, les mots « gouvernement », « armée » ne recouvrent pas forcément les mêmes réalités. Ce qui compte, ce sont les faits, ce qu’il se passe dans la réalité, au quotidien, à savoir l’expérimentation d’une vie sociale sans État. Il n’y a pas de centralité de l’armée zapatiste : celle-ci demeure le plus loin possible des communautés autonomes, par peur, justement, que son fonctionnement hiérarchique ne vienne contaminer l’expérience démocratique qu’est l’autonomie.
« Pour eux, le christianisme n’a pas toujours été qu’un instrument du pouvoir politico-économique. »
En outre, l’armée zapatiste est dirigée par des commandants qui sont élus par les communautés et qui demeurent des civils (contrairement aux sous-commandants, les commandants ne sont pas des « insurgés », nom donné aux « militaires » zapatistes). Quant à la religion, là encore, c’est une question de culture, d’univers et d’imaginaire très différents des nôtres. Au Chiapas, comme ailleurs au Mexique et Amérique du Sud, le christianisme a depuis longtemps un caractère social et « révolutionnaire ». Même avant l’arrivée de la théologie de la libération (mélange de marxisme et de christianisme social), la religion jouait un rôle central dans les mouvements sociaux, y compris insurrectionnels. Pour les zapatistes, le christianisme n’a pas toujours été qu’un instrument du pouvoir politico-économique, il a aussi servi, une fois réapproprié par les classes populaires et les populations indigènes, de vecteur d’émancipation.
Les zapatistes n’ont donc pas la même défiance à son égard que celle qu’on peut avoir en Europe ou ailleurs, où l’Église n’a jamais été qu’au service de l’oppression des peuples. En outre, si les zapatistes sont, pour la plupart, très croyants, jamais je n’ai ressenti en territoire autonome de carcan moral. Pour ce qui est du patriotisme, là encore il faut l’analyser en ayant à l’esprit que, dans des pays dominés par d’autres, dans des pays victimes de la colonisation, le patriotisme ne revêt pas forcément un caractère xénophobe, nationaliste, raciste, excluant. Si les zapatistes mettent l’accent sur leur appartenance nationale mexicaine, c’est pour montrer que leur lutte n’est pas une lutte indigéniste séparatiste, qu’ils ne réclament pas l’autonomie d’un territoire ou une quelconque autarcie, mais qu’au contraire ils luttent au sein d’une réalité nationale, mexicaine, dont ils font partie. Le slogan du Congrès national indigène a d’ailleurs toujours été : « Plus jamais un Mexique sans nous. » Même si c’est un peu dérangeant, quand on est anarchiste, d’assister au chant de l’hymne mexicain et à la cérémonie au drapeau, il ne faut pas oublier l’essentiel, à savoir que le patriotisme des zapatistes n’a rien à voir avec celui porté par les pouvoirs ou les mouvements d’extrême droite. C’est juste pour eux une façon de dire qu’ils ne sont pas seuls, que leur lutte s’inscrit dans une histoire plus vaste, celle de tout un pays. Bien loin d’exclure, c’est un « patriotisme » qui, au contraire, appelle justement au rassemblement de tous les opprimés d’un même pays et qui affirme qu’il n’y a pas d’un côté des Indiens et de l’autre des métis, mais seulement des dominés et des dominants, des travailleurs et des possédants ; et que c’est sur ce critère que doit s’organiser la lutte.
Marcos s’est souvent dressé contre la globalisation qui, à ses yeux, détruisait les États-nations. Ces derniers sont pourtant la bête noire des libertaires : comment articuler la critique de l’État, comme organe de domination, et sa défense, comme rempart à la mondialisation hégémonique ?
Il ne s’agit pas de défendre les États-nations (deux mots détestables), mais de pointer l’hypocrisie des dirigeants politiques qui nous font croire que l’État est là pour nous protéger, pour garantir nos intérêts, quand, dans les faits, il ne fait que servir le capital, notamment en maintenant la paix sociale via ses organes répressifs (ses flics qui assassinent). Pour autant, je suis persuadé que cela ne doit pas nous empêcher de nous battre pour défendre les quelques acquis sociaux qui nous restent, même si ceux-ci sont du ressort de l’État. À mon sens, la lutte sociale se conçoit sur deux échelles, sur deux temporalités différentes : d’un côté se battre pour améliorer un quotidien parfois invivable (contre la fermeture de sa boîte, pour une augmentation de salaire, contre la suppression des allocations, etc.), de l’autre porter et construire un discours et des pratiques de rupture révolutionnaire. Et les deux ne sont pas incompatibles, le clivage réforme/révolution n’a pas de sens.
« Le clivage réforme/révolution n’a pas de sens ; c’est se condamner à ne jamais pouvoir faire la révolution ailleurs que dans sa tête. »
Si on se contente de se battre sur le terrain réformiste, on ne sortira jamais de ce monde-là, mais si on se limite à proclamer des discours révolutionnaires, on restera coupés des populations avec lesquelles on souhaite pourtant détruire l’État. Non seulement les luttes réformistes peuvent servir à satisfaire nos intérêts économique et social immédiats – en tant que prolétaires –, mais elles constituent aussi un espace privilégié dont on peut se saisir pour faire connaître les idées révolutionnaires, pour impulser des pratiques d’auto-organisation, etc. C’est dans ces luttes, entre autres, que se construit le combat anarchiste et que peuvent s’ouvrir des perspectives plus radicales, les esprits étant souvent plus enclins à bouger dans ces moments particuliers de réappropriation du quotidien par la lutte. Les abandonner ou les mépriser au nom d’une lutte purement révolutionnaire, c’est se condamner à ne jamais pouvoir faire la révolution ailleurs que dans sa tête.
Dans les colonnes du Monde libertaire, vous évoquiez le « purisme idéologique » de certains anarchistes : qu’auraient-ils – et les mouvements radicaux de façon plus large – à gagner à s’inspirer de l’expérience zapatiste ?
Ce « purisme idéologique », c’est justement celui qui considère qu’on ne doit pas se battre contre la fermeture des entreprises parce qu’on est contre le salariat, qu’on ne doit pas défendre les allocations ou le chômage puisqu’on est contre l’État, etc. Non seulement c’est stupide, mais c’est aussi contre-productif, puisque ça produit des discours bien loin des réalités quotidiennes de la majorité des prolétaires. Mais plus qu’un purisme, c’est, je crois, un refus de penser la complexité du réel et d’affronter ce qui, au premier abord, peut sembler être des contradictions. Enfin, les « puristes » que je critique, c’est aussi ceux qui refusent de travailler avec d’autres composantes du mouvement social, de lutter avec ceux qui ne sont pas estampillés « 100 % anarchiste », par peur de perdre son identité et en radicalité. Ça conduit à prôner indirectement le « entre nous » et ça produit un militantisme stérile qui se limite bien souvent à des postures identitaires. Heureusement, ce ne sont pas une attitude et un discours qui prédominent actuellement au sein du mouvement anarchiste, mais ils existent. Aux antipodes de tout cela, les zapatistes ont justement montré qu’il était possible de construire avec nos différences en se rassemblant autour de l’essentiel, à savoir la lutte contre le capitalisme en dehors des voies institutionnelles, en cultivant la défiance vis-à-vis de l’État et en s’organisant à la base, sans velléités autoritaires.
Dans Le Rêve zapatiste, Marcos admet que leur mouvement n’a pas su rallier les ouvriers, que ce fut « un échec flagrant ». Comment certains peuvent-ils, dès lors, vouloir transposer la situation mexicaine, indigéniste et paysanne, à la nôtre, en Europe ?
Il ne s’agit pas de transposer le zapatisme en France ; ce serait absurde : les situations sont trop différentes ! L’expérience zapatiste s’inscrit dans une réalité mexicaine et indigène, autrement dit dans une réalité très éloignée de la nôtre. Néanmoins, les communautés autonomes s’organisent autour de valeurs et de principes qui, eux, sont, à mon sens, universels, et peuvent très bien traverser les cultures et les géographies : le refus de l’État et de l’exploitation de l’homme par l’homme, la mise en avant du collectif, du « nous », pour élaborer une société qui ne marginalise personne et qui ne s’institue pas aux dépens de certains. Comme d’autres expériences révolutionnaires passées (la Commune de Paris en 1871, la révolution paysanne des premiers zapatistes entre 1910 et 1919, les débuts de la révolution russe de 1917, l’insurrection ukrainienne de 1918-1921, la révolution espagnole de 1936-1939, etc.), la rébellion zapatiste est riche d’enseignements, mais elle ne s’institue pas en modèle à reproduire partout, elle se contente de se laisser approcher pour partager son histoire, son quotidien, ses limites, ses points forts, son cheminement avec tous ceux qui, comme elle, souhaitent transformer la société dans un sens résolument égalitaire et libertaire. Les zapatistes eux-mêmes le disent : ils s’efforcent d’incarner la liberté à leur façon, et celle qu’ils explorent n’en est qu’une parmi d’autres possibles qu’il revient à nous de définir, selon nos réalités géographiques, culturelles, sociales, calendaires.
« Il ne s’agit pas de transposer le zapatisme en France ; ce serait absurde ! »
En Europe, en France, nous avons aussi une longue tradition de résistance populaire, ouvrière. Le tissu syndical, avec ses structures connexes – les unions locales, les Bourses du travail, certaines coopératives ouvrières, etc. –, est un terrain sur lequel on doit, à mon sens, s’appuyer, qu’on doit réinvestir, et pourquoi pas réinventer pour porter nos luttes et créer des espaces d’échanges, de débats pour penser un autre type de société. Il y a aussi le tissu associatif, où on peut avoir un rôle à jouer pour ancrer une présence dans les quartiers. Et puis tous ces petits espaces d’autonomie – les ZAD, certains squats, les places publiques occupées – qui permettent aussi de se rassembler et de s’organiser pour ne plus faire face seul au quotidien. On n’a pas de caracoles, on n’a pas d’armée de libération, mais on n’est pas non plus démunis, et c’est à nous de continuer de faire vivre ces différents outils et espaces de lutte sociale.
Les meilleures ventes attestent du Suicide français et de L’Identité malheureuse, Mélenchon en vient à abandonner le terme de « gauche » tant la présidence Hollande l’avilit et il semble assuré de la présence de Marine Le Pen au premier tour de la prochaine présidentielle… Comment pensez-vous que l’on puisse fédérer, de façon positive, la colère ou le désabusement populaire ?
En ne baissant pas les bras. En continuant de lutter, dans nos boîtes, dans nos quartiers, dans les rues de nos villes, pour ne pas laisser le désenchantement se transformer en vote réactionnaire – je dirais même en vote tout court. On ne s’est que trop repliés sur nous-mêmes, sur nos chapelles, nos petites organisations, transformant notre militantisme en un simple « mode de vie » ; on a déserté trop de terrains essentiels, dont celui du monde du travail et de l’implantation sociale dans nos quartiers. À mon sens, ce sont deux champs d’action, deux espaces qu’on doit réinvestir, ou continuer à investir, en priorité. C’est là que nous sommes au contact de notre classe – prolétarienne, celle des travailleurs, des chômeurs, des précaires, de France ou d’ailleurs –, et c’est donc là que nous devons nous trouver pour nous organiser, lutter, débattre, pour y diffuser l’idée d’une nécessaire rupture radicale, quitte à chambouler les structures de l’intérieur – ce qui est inévitable, notamment au sein des syndicats. Par la grève, la manifestation, les actions directes (diverses et variées…), la diffusion par tous les moyens, sur tous les supports, de nos idées et de nos dénonciations, nous devons continuer à harceler l’État et à piller le capital, à ne leur laisser aucun répit.