Texte paru dans le n° 1 de la revue Ballast (hiver 2014)
Penseur tout-terrain, colosse d’érudition, révolutionnaire un temps trotskyste — mais toute sa vie partisan de la démocratie directe, notamment au travers des Conseils ouvriers —, Cornelius Castoriadis nous donne du grain à moudre. Mais plus qu’à la simple réflexion, c’est avant tout à l’action politique qu’invite cet intellectuel d’origine grecque disparu en 1997. Sa théorie vit, en ce qu’elle pousse à se positionner, à sortir du cadre exigu des lieux communs pour mieux rompre avec les institutions héritées du capitalisme et faire advenir, qui sait ?, une véritable société libre et égalitaire, c’est-à-dire autonome. ☰ Par Galaad Wilgos
Paradoxe de sa postérité : à la fois importante et méconnue. Nous n’étudierons pas non plus les raisons qui, particulièrement dans les milieux dits « contestataires », ont poussé à négliger celui qui fut pourtant l’un des plus grands penseurs du XXe siècle — car, comme, le rappelle le philosophe décroissant Jean-Claude Michéa, « à la séquence Lukács - École de Francfort - Socialisme ou Barbarie – Henri Lefebvre – Internationale situationniste, on a vu très vite succéder (cette évolution a été particulièrement nette dans le milieu universitaire où la lutte pour les places est toujours très vive) la séquence Althusser – Bourdieu – Foucault – Deleuze – Derrida2. » Serait-ce car sa pensée ne s’est jamais conformée aux dogmes dominants de la pensée intellectuelle, qu’ils fussent structuralistes, postmodernistes ou néolibéraux ? Toujours est-il qu’il fut l’un des rares dans son camp à traiter ce « freudo-marxo-nietzschéisme » hégémonique, dans les rangs universitaires et « radicaux », de « n’importe quoi »…
Postérités
« Militant intellectuel ou intellectuel militant, sa vie a été définie par la politique, au sens noble du terme — vie de la Cité, de la polis. »
Cornelius Castoriadis a frayé avec les plus grands de son époque : proche ami de l’historien Pierre Vidal-Naquet — qui parlait avec lui d’égal à égal de la Grèce antique, après l’avoir admiré sur un plan politique —, il a fondé la désormais légendaire organisation Socialisme ou Barbarie (SoB), avec Claude Lefort, et aurait influencé la pensée de Debord (adhérant formel à SoB, d’après certains). Sa postérité intellectuelle a cela d’étrange qu’elle couvre une bien vaste partie de l’arc philosophico-politique, de gauche à droite3. Marque de fabrique d’un penseur hétérodoxe : sa récupération foutraque. Et si des auteurs écologistes, anarchistes4 ou républicains ont pu être séduits par l’œuvre du philosophe, cela n’est en rien lié à son caractère éventuellement brouillon : elle se situe bien dans la lignée d’un « conseillisme français » — ce courant atypique effacé des historiographies dominantes. Si l’on suit le sociologue Manuel Cervera-Marzal, le conseillisme, « bien mal connu et assez peu étudié, se situe quelque part entre le léninisme et l’anarchisme. Explicitement révolutionnaire, il s’éloigne cependant du léninisme par sa sévère critique de la bureaucratie et il se distingue de l’anarchisme par son refus du spontanéisme. Dans une recherche incessante de conciliation entre démocratie et efficacité, entre radicalité et pragmatisme, le conseillisme prend pour références historiques les Conseils d’ouvriers et de paysans nés en Russie en 1905 et en février 1917, lors de la révolution allemande de 1918–1919, à Turin la même année et à Budapest en 1956. Anton Pannekoek et Rosa Luxemburg constituent les deux théoriciens incontournables de ce courant, auxquels il faudrait ajouter ensuite des penseurs tels que Oskar Anweiler, Karl Korsch et Maximilien Rubel ».
Nous voyons là le caractère difficilement classable d’un tel courant de pensée. Castoriadis en est un exemple presque archétypal : à la fois généreux dans ses inclinations libertaires et discipliné dans ses inclinations républicaines (un républicanisme repris par les disciples de Lénine, bien souvent familiers du jacobinisme, comme l’atteste un intellectuel tel que Régis Debray), il peut tout aussi bien désirer la disparation de l’État et, dans le même paragraphe, en appeler au pouvoir et aux institutions (car « du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours », et la démocratie est « auto-institution explicite et continuée » de la société par elle-même)… Comme il peut conceptualiser jusqu’à l’obsession l’autonomie tout en dénonçant l’individualisme des anarchistes, « signe extérieur d’une incapacité à penser le social5 ». L’une des explications de cet « entre-deux » permanent est probablement à chercher dans son parcours intellectuel.
[Nicolas de Staël]
« Rester marxiste ou révolutionnaire »
Karl Marx a tenu une place importante dans le cheminement de la pensée de Cornelius Castoriadis. C’est par là qu’il fut introduit à la lutte et sa découverte du marxisme est concomitante à celle de la philosophie. Cette dernière eut cependant raison du premier : c’est bien par critique révolutionnaire qu’il se sépara définitivement de toutes les formes de marxisme existantes, comme de Marx lui-même, afin de développer une pensée singulière et radicale. Rompre, mais non le renier ni le diaboliser — il sut conserver de la pensée marxienne tout ce qu’elle disposait de plus fécond : le Marx libertaire, celui de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes et de la lutte des classes (il ne fut pourtant pas de ceux, non plus, qui cherchèrent chez le philosophe allemand une critique du marxisme, ironisant d’ailleurs à l’occasion sur qui ressassait, par psittacisme grégaire, sa célèbre phrase à propos du marxisme6. L’œuvre de Marx contient les germes de ce qui se fera de pire comme de meilleur en son nom plus tard — Castoriadis l’accabla des reproches qu’avaient déjà formulés, depuis de nombreuses décennies, des révolutionnaires non marxistes tels que Simone Weil ou Albert Camus. L’auteur du Capital aurait à ses yeux introduit dans le mouvement ouvrier des éléments de la pensée bourgeoise qui ne s’y trouvaient pas auparavant : idéologie du Progrès, historicisme, aveuglement par rapport au développement de la Technique (voire adoration, dans son aspect productiviste), scientisme et économicisme (tout découlerait de l’économie). Mais, plus que tout, c’est la contradiction entre l’idéal de lutte des classes et sa théorie du Capital que Castoriadis pointa du doigt. Marx, que d’aucuns tiennent pour le plus fervent, le plus acharné, voire le premier penseur et adepte de la lutte des classes7, ne l’a tout simplement pas pris en compte dans son plus grand texte : « C’est en effet comme des purs et simples objets qu’ouvriers et capitalistes apparaissent dans Le Capital. Ils n’y sont que les instruments aveugles et inconscients réalisant par leurs actes ce que les lois économiques
imposent. Si l’économie doit devenir une mécanique de la société il faut qu’elle ait affaire à des phénomènes régis par des lois objectives
, indépendantes de l’action des hommes et des classes. On aboutit ainsi à un énorme paradoxe : Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit un ouvrage monumental analysant le développement du capitalisme, ouvrage d’où la lutte des classes est absolument absente8. » Ainsi, selon lui, le penseur réifierait jusqu’à l’extrême le prolétariat, prisonnier à la fois de l’Histoire et de ses lois économiques.
Dans Le Capital, l’ouvrier semble être une marchandise amorphe, une victime des tendances structurelles du capitalisme. Celles-ci conduiraient inéluctablement à la misère généralisée, par une intensification de la concurrence entre travailleurs, doublée d’une baisse du salaire des travailleurs, productrices de violence et, in fine, d’une révolution mondiale. Or ce serait croire que les deux valeurs de la théorie marxiste — à savoir la valeur d’échange (le revenu horaire d’un travailleur) et la valeur d’usage (sa productivité horaire) — seraient extérieures à la volonté des travailleurs et de leur rapport de force. Le patron pourrait extraire de la moelle ouvrière autant qu’il le voudrait, à l’instar d’un vulgaire combustible. Pourtant, « la force de travail ne peut jamais devenir marchandise pure (malgré les efforts du capitalisme). Il n’y a pas de valeur d’échange de la force de travail déterminée par des facteurs « objectifs », le niveau des salaires est essentiellement déterminé par les luttes ouvrières formelles et informelles. Il n’y a pas de valeur d’usage définie de la force de travail, la productivité est l’enjeu d’une lutte incessante dans la production dont l’ouvrier est un sujet actif autant que passif9». La lutte des classes est ce qui définit l’évolution du capitalisme : elle est l’action spontanée (au sens étymologique : fait de soi-même) et autonome du prolétariat, quotidienne comme ponctuelle. C’est elle qui permet à la classe ouvrière de ne pas sombrer dans l’exploitation absolue, mais qui, de ce fait, sert aussi au sauvetage du capitalisme — d’où la nécessité de ne jamais se contenter, toujours selon Castoriadis, de l’augmentation du salaire ou de la diminution du temps de travail, nécessaires mais certainement pas suffisantes. Telle est la contradiction réelle et finale du capitalisme : sa destruction des capacités d’autonomie de la classe ouvrière, sans lesquelles il ne pourrait pourtant pas survivre et progresser. Injonction paradoxale du capitalisme : devoir être imaginatif, en permanence, alors que les conditions s’y opposent10.
La Grèce antique : germes de la contestation future
« C’est bien par critique révolutionnaire qu’il se sépara définitivement de toutes les formes de marxisme existantes, comme de Marx lui-même. »
Si l’on connaît Castoriadis aujourd’hui, outre ses observations cinglantes de la société contemporaine, c’est principalement pour ses analyses de la Grèce antique. Sa distanciation par rapport au marxisme amorcera un élan de plus en plus vigoureux vers cette dernière, et plus particulièrement l’Athènes démocratique dans sa période glorieuse — des réformes de Solon et Clisthène, jusqu’à sa défaite au cours de la bataille du Péloponnèse en 404. Ses réflexions feront l’objet de plusieurs séminaires, réunis dans Ce qui fait la Grèce, où il aborde à la fois les origines de la démocratie athénienne (remontant jusqu’à la formation des cités, ainsi qu’aux soubassements de la mythologie), ses postulats philosophiques, son idéal, ses institutions et son imaginaire. C’est en allant se ressourcer à cette période et cet endroit de l’Antiquité, en « enquêteur philosophe », qu’il trouvera de nouvelles bases à son socialisme révolutionnaire, de nombreuses confirmations de ses intuitions et les racines d’un nouveau projet d’autonomie pour aujourd’hui. Et s’il se positionne d’emblée en faveur de la conception « ancienne » de la démocratie, ce n’est jamais en oubliant que le prolétariat a été souvent bien plus loin que les Athéniens dans cet idéal. La démocratie athénienne ne constitue pas, à ses yeux, un modèle à imiter ; en revanche, elle nourrit en elle des « germes » sur lesquels tous les acquis de la civilisation occidentale — de la démocratie aux droits de l’Homme — reposent.
Jetons quelques instants notre regard en arrière.
Athènes, comme toute la Grèce antique, c’est avant tout Homère. Homère, que tout citoyen devait connaître par cœur, dans lequel baignaient tous les Grecs dès la naissance, explique en partie l’origine de la « saisie imaginaire première du monde par les Grecs ». Certes, il est surprenant de voir mentionné l’auteur de l’Illiade et l’Odyssée dans un texte à propos de la démocratie : c’est évidemment une éthique aristocratique et guerrière qui transparaît à travers ces deux récits, ô combien différents cependant (l’Odyssée étant par bien des aspects plus démocratique). Les héros sont des individus, des rois ; la masse ne mérite au mieux que les coups de sceptre méprisants d’Ulysse. Pourtant, c’est là que les significations, qui donneront naissance, plus tard, à la politique et à la philosophie, prennent essor. Pour Castoriadis, reprenant d’ailleurs Platon, Homère est un « poète tragique » : « Tout ce que disent la mythologie et les poèmes homériques prend son point de départ dans une compréhension du monde comme incompréhensible, du monde comme chaos, comme se créant sur fond de chaos et à partir de la devenant en partie cosmos, c’est-à-dire ordre, univers ordonné, dans lequel alors la compréhension de l’incompréhensible reprend pleinement ses droits, parce que le cosmos lui-même n’a au départ aucun sens dans l’acception humaine et anthropologique du terme11. »
[Nicolas de Staël]
Ce qui permettra aux Grecs d’inventer la philosophie et la démocratie, c’est avant tout la conception du monde comme asensé, comme n’ayant pas de sens. L’ordre surgit du chaos — au sens de néant, de vide — mais le monde, ordonné en apparence, vit aussi et toujours sur un chaos instituant — au sens de désordre, cette fois. L’ordre du monde n’a donc pas de sens pour l’homme : « Il dicte l’aveugle nécessité de la genèse et de la naissance, d’une part, de la corruption et de la catastrophe […] de l’autre. » Cette vision implique deux choses principales, importantes quant à l’idée de liberté. Premièrement, si l’origine est chaotique, c’est qu’il n’y a pas de sens transcendantal : le sens, la norme ou la loi ne découlent pas de textes sacrés, de lois divines ou même de lois éternelles du marché. Deuxièmement, s’il y a cependant ordre, c’est donc que le monde est pensable et modifiable — les deux étant intimement liés. Est possible, alors, la création simultanée de la philosophie et de la démocratie. L’un des thèmes majeurs de Castoriadis est le suivant : la philosophie et la démocratie ne sont pas opposées et l’une ne précède pas l’autre ; la question de l’antériorité de l’une ou de l’autre est du même ressort que l’éternelle question de l’œuf et de la poule. En cela, il s’éloigne quelque peu de la conception de l’historien Vernant, qui déclare que « la raison grecque est fille de la Cité ». De fait, la pensée critique ne peut s’envisager sans l’existence d’une collectivité éduquant ses membres à penser de manière autonome. Pas de réel libre-examen chez un être né dans une société cloisonnée et structurée jusqu’aux mœurs par la tradition. Néanmoins, la cité démocratique elle-même ne peut s’envisager sans cet esprit critique : comment une collectivité pourrait-elle délibérer de ses propres lois, sans avoir au préalable remis en question les fondements de la loi (qu’ils soient liés à la tradition, aux dieux, ou à Dieu) ? L’interrogation explicite et illimitée est au fondement de cet imaginaire : mise et remise en question des institutions comme de ce qu’il faut penser. Les deux interagissant l’une avec l’autre, en symbiose, mais aussi en tension — celle de l’autonomie individuelle par rapport à l’autonomie collective, et celle de la critique continue par rapport à la nécessité d’un ordre stable.
La démocratie comme moyen et comme fin
Ces réflexions sur le chaos instituant sont inséparables de celles que Castoriadis a produites sur la vision de la mort chez les Grecs. Celle-ci repose de part en part sur une conception tragique de la vie. Dans l’univers homérique, en dépit de ce que l’on pourrait croire en admirant les nombreux sacrifices des héros, la vie est considérée comme le plus grand bien. Les héros ne s’envoient pas à la mort en imaginant un paradis des guerriers, tel le Valhalla chez les Nordiques, ou le Paradis dans sa conception chrétienne : ils savent viscéralement, profondément, qu’il n’y a plus rien après la mort — ou alors une situation pire que la précédente. Telle est la lucidité de Homère, dépeignant le monde des morts gouverné par Hadès comme un monde où tous, du plus humble artisan au plus grand des héros, ne sont que des ombres flottantes, qui ne savent rien et ne se rappellent de rien. « Rien pour moi ne vaut la vie », ce n’est pas la phrase d’un couard mais de l’irréductible Achille, au Chant IX de l’Illiade. Ce même Achille qui, dans ce monde, n’est plus qu’un esprit sans mémoire ni grandeur, et qui répond à Ulysse, dans le Chant X de l’Odyssée, préférer la vie d’un ouvrier misérable à un règne parmi les morts. Tout cela participe du paradigme proprement immanent de l’imaginaire grec : oui, les dieux existent et apparaissent régulièrement dans le monde des humains, mais leur irresponsabilité, ainsi que leur propre soumission à des lois qui les dépassent, aident à la responsabilisation de l’Homme.
« No society, only individuals and families : le libéralisme est proprement cyclopéen, c’est-à-dire monstrueux aux yeux d’un Grec ancien. »
Il n’y a pas, dans le polythéisme athénien d’origine homérique12, de Dieu unique et tout-puissant, origine et fin de tout ; il n’y a pas non plus de conception du pêché : l’hubris, comme démesure, ne découle pas de la violation de lois inscrites dans le marbre, mais d’une limite inconnue à tous. Les dieux ne maîtrisent pas le destin des vivants, la mort est une fin — en plus de pouvoir être choisie : les conditions sont réunies pour que les hommes puissent prendre en main leurs propres affaires. La mort est un point final à l’existence humaine, et pourtant cela ne pousse pas les individus au désespoir ; au contraire, cela les incite à se mobiliser et à agir sur leur réalité concrète. Comment expliquer cela ? Par l’existence de la Cité, comme lieu à la fois de vie et de permanence. Pour le citoyen athénien, l’unique moyen de vaincre la mort est de laisser une trace dans la mémoire collective de la communauté — généralement par le choix de sa propre mort. Le kleos (la gloire) et le kudos (la renommée) indiquent alors la voie à suivre et l’aspiration de tous : en servant la Cité, par la politique ou la guerre, on peut atteindre la renommée, qui est une gloire immédiate et présente, et la gloire éternelle, qui est l’apanage des meilleurs. Ces aspirations sont permises par l’existence d’un espace public lié à la création de la polis, en charge de permettre la reconnaissance de ces mérites et leur continuation dans le temps ; sa disparition récente peut expliquer que les modèles de nos contemporains ne soient plus que ces « stars qui sont là le temps d’une saison, puis disparaissent ». La Cité est donc productrice de sens. L’homme est zoon politikon, selon Aristote. Expression difficilement traduisible, car la langue française distingue social et politique — là où, en grec ancien, la Cité est à la fois société organique et communauté politique. Tout homme vit en société, mais, de surcroît, la société la plus humaine est la société démocratique, c’est-à-dire celle où tous participent à la chose publique. Est monstrueuse toute forme de société qui ne possède ni lois ni assemblées délibératives, est monstrueux tout individu qui ne vit pas en société : ainsi des Cyclopes, qui ressemblent à s’y méprendre au parangon libéral de l’individu ne se souciant que de lui-même et de sa famille, ne vivant avec personne. No society, only individuals and families : le libéralisme est proprement cyclopéen, c’est-à-dire monstrueux aux yeux d’un Grec ancien.
Partant, il est clair que la démocratie devient bel et bien un idéal. Mieux encore : loin de rattacher celle-ci à un modèle ou des institutions, Castoriadis la considère avant tout comme un état d’esprit et un mouvement, c’est-à-dire : l’état où les citoyens prennent conscience qu’ils sont la source de leurs propres lois et peuvent donc les changer consciemment, d’une part ; le mouvement en tant que processus permanent de lutte et d’action pour changer les institutions, d’autre part. La démocratie apparaît, en pratique, à partir du moment où « la communauté des citoyens — le dèmos — proclame qu’elle est absolument souveraine (autonomos, autodikos, autotélés : elle se régit par ses propres lois, possède sa juridiction indépendante, et se gouverne elle-même) » et où elle affirme « l’égalité politique (le partage égal de l’activité et du pouvoir) de tous les hommes libres ». Égalité passive devant la loi, mais aussi active devant la participation générale aux affaires politiques : la société incite, par ses lois, ses normes et ses moeurs, tout le monde à la participation politique. Celle-ci « éduque l’homme », pour reprendre le célèbre proverbe de Simonide. Par la participation politique active, le plus modeste des paysans ou des rameurs pouvait atteindre une politisation et un niveau intellectuel inégalés.
[Nicolas de Staël]
La démocratie athénienne, enfin, se distingue au moins par cinq points différents. Premièrement, en tant que démocratie directe, elle nie le caractère démocratique du représentant. À Athènes, il y a l’Ecclésia, assemblée législative constituée de tous les citoyens potentiels ; la boulè, conseil de 500 citoyens tirés au sort afin de jouer le rôle de « filtre » de l’assemblée ; les tribunaux, quasi uniquement constitués de jurys tirés au sort ; les magistratures exécutives simples, tirées elles aussi au sort comme, par ailleurs, les magistratures suprêmes (les prytanes), dont le chef des prytanes (sorte de président de la République, personnification de la Cité habilitée à accepter ou refuser une proposition de loi portée à l’assemblée) est, encore une fois, tiré au sort parmi eux. S’il n’y a pas présence directe, le tirage au sort est le moyen de choisir démocratiquement un citoyen pour un poste politique. Deuxièmement, en découle une conception de l’élection comme foncièrement aristocratique. On élit les meilleurs, c’est pourquoi les experts, en démocratie, sont élus. Le stratège, chef de guerre, est élu non par ses pairs militaires, mais bien par le peuple tout entier : voici comment les institutions grecques tentent d’empêcher l’émergence d’une « expertocratie ». Le meilleur juge du spécialiste n’est autre que l’utilisateur, et non, à l’inverse des Modernes, ses pairs spécialistes.
Troisièmement, la polis, comme communauté politique disposant d’institutions, ne dispose, en revanche, pas d’un État. Ce mot n’existe pas en grec ancien : les cités grecques étaient a‑étatiques. L’opposition n’est donc pas entre société civile et État, mais entre les Athéniens vivants et la personne morale constituée des Athéniens « pérennes et impersonnels ». Ce sont les esclaves, supervisés par des citoyens, qui s’occupent ainsi des taches technico-administratives (archives, police, etc.). Quatrièmement, la souveraineté illimitée de la Cité, potentiellement hubristique, a pour corollaire son autolimitation : « La nécessité de cette autolimitation est clairement reconnue par les lois athéniennes : il existe des procédés carrément politiques, comme cette institution étrange et fascinante qu’est la graphê paranomôn, c’est-à-dire l’accusation par un citoyen d’un autre citoyen parce que celui-ci aurait fait adopter par l’Assemblée une loi illégitime (réfléchissons sur les abîmes qu’ouvre cette clause). » Cinquièmement, enfin, la démocratie, si l’on suit toujours Castoriadis, n’est pas juste une fin en soi. Reprenant la célèbre oraison funèbre de Périclès, dont il propose sa propre traduction, il déclare que « l’objet de l’institution de la polis est, à ses yeux, la création d’un être humain, le citoyen athénien, qui existe et qui vit dans et par l’unité de ces trois éléments : l’amour et la pratique
de la beauté, l’amour et la pratique
de la sagesse, le souci et la responsabilité du bien public, de la collectivité, de la polis13. »
Quel avenir pour l’idéal révolutionnaire ?
Nulle volonté savante dans ce long détour.
« Vers la fin de sa vie, quelque peu désabusé, Cornelius Castoriadis constatait avec amertume que la société courait à sa perte. »
Cornelius Castoriadis n’était pas exactement un philologue, ni un historien, encore moins un traducteur expert. Son but, en s’immergeant dans la réalité antique, était d’y trouver des raisons de croire à une alternative concrète à la tiède domination du libéralisme occidental, et surtout d’agir en faveur d’un tel changement, proprement révolutionnaire. Sa pensée est une formidable troisième voie à de nombreuses dichotomies inopérantes, factices, voire erronées : gauche/droite (clivage qu’il critiquait déjà dans les années 1950, et qu’il déclara caduc vers la fin de sa vie), pouvoir étatique/absence de pouvoir, individu/société, théorie/pratique, société civile/État, rationnel/irrationnel (« l’homme, cet animal fou dont la folie a engendré la raison », disait-il), déterminisme/ liberté, idéalisme/matérialisme, universalisme/relativisme, etc. Prenant à la fois pour inspiration l’Athènes antique et démocratique et la Commune de Paris de 1871, les Soviets russes de février 1917 et les Conseils hongrois de 1956, les auteurs anciens (Homère, les Tragiques, Thucydide, Aristote, etc.) et les modernes (Rousseau, Marx, Bakounine, Freud, etc.), ce penseur hybride dispose d’un pied dans chaque époque, enraciné dans ce qu’elles ont de plus fertiles. En ce sens, on pourrait le qualifier de républicain libertaire, ou de libertaire républicain, puisant autant à la source républicaine des institutions antiques qu’à la source libertaire des institutions révolutionnaires.
Gare, cependant, aux dogmatiques et aux dévots de la Révolution. La pensée castoriadienne, si elle se caractérise par un fil conducteur, démontre un refus radical des modèles, des imitations et de tous les déterminismes qui peuvent en être issus. Son mépris des « utopies » est proportionnel à son attachement au renouvellement permanent de la théorie révolutionnaire. Le marxisme a perdu son intérêt au moment où il ne devint plus qu’une accumulation d’interprétations autistes de Marx, incapables de se transformer, de prendre acte des nouveautés de l’époque et des nouvelles formes de contestation populaire. La théorie n’a en effet, à ses yeux, de sens qu’en tant que praxis, à savoir « ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie ». Vers la fin de sa vie, quelque peu désabusé, Cornelius Castoriadis constatait avec amertume que la société courait à sa perte. Montée de l’insignifiance, Une société à la dérive, « Le délabrement de l’Occident » ou encore « Contre le conformisme généralisé », autant de titres désespérés et alarmants qui composent ses publications les plus tardives. L’individu se privatise et ne se contente plus que de l’accumulation de marchandises, d’un « onanisme consommationniste de masse », tout en délirant sur fond de fantasme de (pseudo-)maîtrise (pseudo-)rationnelle illimitée du monde.
[Nicolas de Staël]
C’est à ce moment, après les nombreux désastres environnementaux qui jalonnent le XXe siècle, qu’il prit conscience de la portée révolutionnaire de l’écologie : comme réactivation de l’autolimitation — qui est inséparable de l’autonomie — et, donc, comme reprise de l’idéal de liberté remontant aux Grecs anciens. L’Histoire le prouve : celle-ci n’est jamais finie, ni même inéluctable. Le vieux fond grec est remonté en Europe, plus tard, et la réalité se métamorphosa. Rien n’est donc éternel, le changement est possible, le désespoir résigné est futile.
Dans un de ses derniers entretiens, accordé à Daniel Mermet, il dira finalement : « Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et ça pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc… […] Je crois que c’est Périclès qui dit ça aux Athéniens : Si vous voulez être libres, il faut travailler. Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. Ce n’est pas seulement l’âne de Buridan qui choisit entre deux tas de foin. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire14. »
Illustration de bannière : Nicolas de Staël
- Voir L’Institution imaginaire de la société, 1975. Rappelons que, pour lui, toute société repose à la fois sur une dimension « ensembliste-identitaire » (déterministe, utilitaire, fonctionnelle et rationnelle, où 2+2 = 4 et où tout être humain doit manger pour survivre) et une dimension proprement « imaginaire », vectrice de significations, irréductible à une rationalité calculatrice et créatrice de nouveauté (la démocratie, par exemple, est l’émergence d’une signification imaginaire nouvelle : l’autonomie).↑
- Conversation avec Jean-Claude Michéa, À contretemps, n° 31, juillet 2008.↑
- Songeons à Serge Latouche, théoricien de la décroissance (qui a signé un livre sur Castoriadis aux éditions Le Passager clandestin), à Jean-Claude Michéa, socialiste décroissant et ancien membre du Parti communiste (qui a préfacé un ouvrage d’entretien entre Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis), à Marcel Gauchet, républicain libéral, à Zygmunt Bauman, sociologue de la modernité liquide, ou encore à Alain de Benoist, fondateur de la Nouvelle Droite.↑
- Alternative libertaire ou Offensive libertaire et sociale lui ont consacré des articles généralement positifs.↑
- Pour une analyse plus fouillée du rapport entre Castoriadis et l’anarchisme, lire : Jean-Louis Prat, « Castoriadis et l’anarchisme », Revue du MAUSS permanente, 1er octobre 2009.↑
- « Ce que l’on appelle
marxisme
en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue :Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste.
», Friedrich Engels, Lettre à Bernstein, 1882.↑ - Qui existait pourtant déjà dans l’œuvre d’un Machiavel, dans les théories des premiers socialistes et dans les réflexions des travailleurs subissant la révolution industrielle.↑
- Cornelius Castoriadis, « Le mouvement révolutionnaire dans le capitalisme moderne », 1960, dans Id., Capitalisme moderne et révolution, U.G.E, 1979, p. 102.↑
- Cornelius Castoriadis, « Recommencer la révolution », dans L’Expérience du mouvement ouvrier, T. 2, Paris, UGE, « 10–18 », 1974, p. 318.↑
- Exemple typique : le vendeur par téléphone, sommé de vendre sa camelote, donc de faire preuve d’inventivité, tout en devant répéter les sempiternelles phrases dictées par son employeur. Aboutissement absurde de la logique de séparation des processus de direction des mécanismes d’exécution ; la base est chargée d’obéir servilement aux erreurs de la tête, déconnectée du réel.↑
- Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982–1983. La création humaine II, 2004, p. 55.↑
- Castoriadis note au passage que des courants prônant l’accession à l’immortalité ou à la divinité ont toujours existé. L’orphisme et le pythagorisme, courants mystiques, en sont les exemples les plus connus. Or, s’il est possible d’atteindre ces états extraordinaires, à quoi bon se préoccuper des affaires de la communauté politique ? Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’ils fussent apolitiques voire antipolitiques, et qu’ils demeurèrent minoritaires, avant de se populariser après la chute d’Athènes et la décadence de la cité antique.↑
- Cornelius Castoriadis, Domaines de l’Homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986, pp. 299–305.↑
- Cornelius Castoriadis, Là-bas si j’y suis, 25 novembre 1996.↑
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construction », mai 2017
☰ Lire notre article « L’émancipation comme projet politique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Hervé Kempf : « On redécouvre ce qu’est la politique », juillet 2016
☰ Lire notre entretien avec Manuel Cervero-Marzal : « Travail manuel et réflexion vont de pair », mars 2016
☰ Lire notre entretien avec Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique », janvier 2016
☰ Lire notre article « Bookchin : écologie radicale et municipalisme libertaire », Adeline Baldacchino, octobre 2015