Cartouches (56)


Des Amazones, des baleines et des points car­di­naux, la Grèce démo­cra­tique, la science au ser­vice du pou­voir, l’a­ni­ma­li­té de l’hu­ma­ni­té, les bords de la mer Noire, l’ar­chi­tec­ture tota­li­taire, la Chine et les États-Unis et une révo­lu­tion à défendre : nos chro­niques du mois de juillet.


Les Amazones, d’Adrienne Mayor 

Certains noms à réso­nance qua­si-légen­daire ont le pou­voir d’évoquer immé­dia­te­ment en nous une foule d’images, dont il n’est pas tou­jours facile de mesu­rer la part de fan­tasme. « Amazone » est l’un d’eux. On l’associe sou­vent à des guer­rières nomades, par­cou­rant à che­val les steppes eur­asiennes et ter­ras­sant leurs enne­mis sur leur pas­sage ; on pense aus­si à des archères zélées s’étant cou­pé le sein pour mieux tirer à l’arc ; on ima­gine même par­fois des « femmes domi­nantes met­tant en escla­vage des hommes faibles et émas­cu­lant les bébés de sexe mas­cu­lin ». Le livre d’Adrienne Mayor s’efforce de démê­ler la véri­té du mythe et de faire la lumière sur l’« iden­ti­té com­plexe » des Amazones, « enche­vê­trée dans l’histoire et l’imaginaire ». Véritable « ency­clo­pé­die ama­zo­nique », l’ouvrage déplie minu­tieu­se­ment l’ensemble des connais­sances his­to­riques et archéo­lo­giques dont nous dis­po­sons aujourd’hui sur le mode de vie des Amazones antiques : leur orga­ni­sa­tion poli­tique et leurs armes, leur sexua­li­té et leurs drogues, leurs vête­ments et leurs tatouages… L’ensemble esquisse fina­le­ment le por­trait de femmes « égales des hommes », mon­tant à che­val, chas­sant et com­bat­tant, igno­rant le mariage et les contraintes sociales et sexuelles qui en découlent. Pour tout cela, les Amazones ont sus­ci­té l’indignation de ceux qui ont croi­sé leur route et qui, à l’instar des Grecs, avaient plu­tôt cher­ché à tuer celle qui som­meillait en chaque épouse. Au fil des pages, on ren­contre les figures d’Atalante et de Mulan, d’Amezan et de Penthésilée, autant de récits qui, « de la Méditerranée jusqu’à la Grande Muraille de Chine », se sont faits l’écho, si ce n’est de l’existence d’un peuple unique et iden­ti­fiable, du moins de l’image inquié­tante, ren­voyée comme en miroir aux socié­tés patriar­cales, de femmes « puis­santes et libres », qui « font l’amour et la guerre ». [L.M.]

La Découverte, 2017 [2014]

Le Hibou et la baleine, de Nicolas Bouvier

Qu’on ne s’y trompe pas : ce petit livre illus­tré qu’est Le Hibou et la baleine n’est ni un conte pour enfant, ni une suc­ces­sion de gra­vures ani­ma­lières. C’est le col­lage des images que Nicolas Bouvier fit siennes durant une vie de voyages, menée dans le dehors du monde, et d’i­co­no­graphe, menée dans le dedans des archives. Le rire, l’a­mour, le corps et ses rêves, les points car­di­naux et le fan­tasme de ces der­niers sont autant de pré­textes pour atti­ser l’i­ma­gi­naire de l’au­teur. Les ani­maux d’a­bord : hibou et baleine sont deux « ani­maux-totems » et « amis tuté­laires », les têtes de pont d’un bes­tiaire intime — pont du navire sur lequel, ser­rés, se pressent les ani­maux autour de Noé, pont entre les espèces, aus­si. Viennent ensuite les mots, sur les­quels Bouvier n’é­crit pas, mais laisse par­ler ceux des autres ou les pages repro­duites de ses car­nets. Les pho­tos du voya­geur côtoient alors les des­sins de Thierry Vernet, cama­rade d’a­ven­ture qui illus­tra L’Usage du monde, leur voyage ini­tia­tique deve­nu mythique de Genève à Ceylan ; le peintre japo­nais Hokusaï che­mine non loin de gra­vures médié­vales, et un invrai­sem­blable Âne Culotte, que l’au­teur dit punai­ser au mur « sitôt qu’il s’a­git d’é­crire une ligne, pour ne pas oublier la sot­tise qui m’ha­bite » sur­git d’une page. Chasseur d’i­mages, Bouvier n’en délaisse pas moins les sons. Aux musi­ciens il rend hom­mage, à eux ain­si qu’à ce qu’ils trans­portent, une musique qui « comme la lumière ou la souf­france n’a pas de patrie ». C’est « d’Est en Ouest » qu’en­fin il ter­mine : « Tel a été mon par­cours » rap­pelle-t-il, ajou­tant pen­ser « avec Hérodote que l’Asie est la mère de l’Europe et que le Nouveau Monde en est la fille ». Une Asie dont il consta­ta les misères post-colo­niales, la cor­rup­tion et le dog­ma­tisme, mais depuis laquelle il s’é­lan­ça avec un regard nou­veau vers l’Europe — jus­qu’à Aran, cette île irlan­daise qu’il décri­ra dans un sublime récit. Un beau pas de côté dans la décou­verte du monde inté­rieur de l’é­cri­vain-voya­geur. [R.B.]

Zoé, 1993

Ce qui fait la Grèce — 1. D’Homère à Héraclite, de Cornelius Castoriadis

Immense est la chance qui nous est don­née de pou­voir suivre la pen­sée de Castoriadis che­mi­ner pas à pas, à tra­vers ces sémi­naires visant à com­prendre « la sai­sie pre­mière par les Grecs, avant toute thé­ma­ti­sa­tion phi­lo­so­phique et poli­tique, de l’être du monde, de l’existence humaine dans le monde ». L’enquête se fait donc en amont de la phi­lo­so­phie de Platon, et porte sur les signi­fi­ca­tions ima­gi­naires qui trans­pa­raissent des poèmes homé­riques jusqu’aux frag­ments héra­cli­téens. Dans ces pages d’une ora­li­té vivante et entraî­nante, Castoriadis redouble de finesse, croise digres­sions ingé­nieuses et intui­tions pro­fondes — mais tout son ensei­gne­ment est tra­ver­sé par un seul et même fil : ce qui fait la Grèce, c’est une phi­lo­so­phie en acte qui implique l’ensemble de la col­lec­ti­vi­té sociale, dans une remise cause per­pé­tuelle de la socié­té par elle-même. Ce qui naît en Grèce, ce n’est rien d’autre que l’activité poli­tique comme telle, bri­sure de l’hétéronomie ins­ti­tuée et de la clô­ture du sens, et ce à tra­vers une imma­nence radi­cale où les dieux côtoient les hommes — car tous sont sou­mis à la moi­ra [« des­tin »]. Dans la mytho­lo­gie grecque, nous dit Castoriadis, le sens n’existe que sur fond d’a‑sensé, le monde est né d’un chaos incon­nais­sable et abys­sal ; et c’est bien parce qu’il n’y a aucun sens don­né d’emblée et une fois pour toutes, par une trans­cen­dance divine, que la nais­sance conjointe de la démo­cra­tie et de la phi­lo­so­phie est ren­due pos­sible. C’est dans cette pers­pec­tive que Castoriadis pro­pose, entre autres, une lec­ture géniale des frag­ments d’Anaximandre, où la rigueur phi­lo­lo­gique ne cède en rien à l’inventivité de l’interprétation : l’apei­ron [« prin­cipe de tout ce qui existe »] d’Anaximandre consti­tue l’arkhè, le sens ultime, mais celui-ci est pré­ci­sé­ment infi­gu­rable, irre­pré­sen­table. Abîme d’où la pen­sée et l’imaginaire social radi­cal peuvent enfin s’élancer. En osant affron­ter cet infi­gu­rable et cher­cher à sai­sir l’insaisissable, Castoriadis s’af­firme bel et bien comme phi­lo­sophe grec : car n’y a‑t-il pas une forme d’hubris dans le geste cas­to­ria­dien ? [A.C.]

Seuil, 2004

Histoire popu­laire des sciences, de Clifford D. Conner

L’Histoire popu­laire des sciences de Clifford D. Conner vise à décons­truire la vision euro­péa­no-cen­trée et le mythe des « grandes figures » encore lar­ge­ment domi­nants dans l’en­sei­gne­ment des sciences. Au cœur de leur déve­lop­pe­ment, il replace le tra­vail de mil­liers d’a­no­nymes, paysan·nes, marins, artisan·es, technicien·nes, qui, pour résoudre des pro­blèmes concrets de leur quo­ti­dien, ima­gi­nèrent et par­fois théo­ri­sèrent des notions qui furent plus tard attri­buées à une élite intel­lec­tuelle, aris­to­cra­tique puis bour­geoise — n’ayant sou­vent eu pour seul mérite que de mai­tri­ser le lan­gage écrit et d’a­voir accès à des réseaux de dif­fu­sion. Le mythe du « miracle grec », lar­ge­ment ins­tru­men­ta­li­sé par des scien­ti­fiques racistes occi­den­taux au XIXe siècle (qui refu­saient les ori­gines égyp­tiennes et phé­ni­ciennes des savoirs déve­lop­pés dans la Grèce antique), en prend notam­ment un coup. De l’ac­ca­pa­re­ment des savoirs des peuples autoch­tones au pro­fit des colons (par exemple, la car­to­gra­phie chez les peuples natifs amé­ri­cains, la culture du riz en Afrique), à la pri­va­ti­sa­tion des inno­va­tions par les bre­vets, en pas­sant par le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies indus­trielles qui per­mis l’es­sor du capi­ta­lisme, l’ou­vrage montre éga­le­ment com­ment les sciences ont été uti­li­sées comme ins­tru­ment de domi­na­tion au ser­vice du pou­voir. Si, aujourd’­hui, on est davan­tage conscient qu’elles ont par­ti­ci­pé à jus­ti­fier l’es­cla­vage et la colo­ni­sa­tion au titre d’une sup­po­sée supé­rio­ri­té tech­no­lo­gique et intel­lec­tuelle, on oublie sou­vent l’é­pis­té­mi­cide1 qui en a été la consé­quence, à savoir la néga­tion et l’é­ra­di­ca­tion — consciente ou non — des savoirs consi­dé­rés comme illé­gi­times par les com­mu­nau­tés scien­ti­fiques occi­den­tales blanches. Ce livre est donc un outil indis­pen­sable à la com­pré­hen­sion des méca­nismes de colo­ni­sa­tion dans le savoir, étu­diés notam­ment par le socio­logue por­tu­gais Boaventura de Sousa Santos ; sa lec­ture peut per­mettre, pour les enseignant·es de matières scien­ti­fiques, de réflé­chir à une déco­lo­ni­sa­tion de leur ensei­gne­ment. [Y.R.]

L’échappée, 2011

Retour aux sources du Pléistocène, de Paul Shepard

Deux mil­lions d’an­nées nous séparent de notre ancêtre homi­ni­dé com­mun, un chas­seur-cueilleur évo­luant en petits groupes dans les savanes arbo­rées. Ce laps de temps semble suf­fi­sant pour affir­mer que nous sommes radi­ca­le­ment différent⋅es de lui, et pour­tant, tout indique que ce n’est pas le cas. Notre génome, sta­bi­li­sé depuis 50 000 ans, nous relie davan­tage à notre pas­sé de four­ra­geurs qu’à notre pré­sent de béton et de nour­ri­ture indus­trielle. Paul Shepard s’in­ter­roge sur ce que cela peut expli­quer de notre rap­port aujourd’­hui dis­tan­cié, voire indif­fé­rent à la nature sau­vage. L’extinction pro­gres­sive de l’ex­pé­rience de nature pour chacun⋅e, et l’ex­tinc­tion des espèces et des indi­vi­dus de cette nature, nous en sépare de plus en plus — à nous faire oublier que c’est pour­tant cet envi­ron­ne­ment sau­vage qui nous a porté⋅es le plus clair de notre exis­tence en tant qu’es­pèce, et qui nous a don­né nos carac­té­ris­tiques phy­sio­lo­giques, lin­guis­tiques, sociales et cultu­relles per­sis­tantes. Réhabilitant une lec­ture déter­mi­niste de la tra­jec­toire, sur le temps long, de l’es­pèce humaine, l’au­teur par­ti­cipe à asseoir une idée féconde : l’hu­ma­ni­té est avant tout une ani­ma­li­té et, en tant que telle, elle n’a d’autres choix que de tis­ser à nou­veau les liens avec ce qui la main­tient en vie, le reste du vivant autour d’elle. Revenir aux sources du Pléistocène ne signi­fie pas pré­tendre que l’ur­gence éco­lo­gique néces­site que nous « reve­nions en arrière » dans nos modes de vie, mais invite à opé­rer, en pen­sées, un retour indis­pen­sable vers des onto­lo­gies de la nature plus saines, moins anthro­po­cen­trées, qui, après tout, ont garan­ti notre exis­tence et notre évo­lu­tion pen­dant plus de deux mil­lions d’an­nées. Cela revient éga­le­ment à nous pen­ser comme un maillon des éco­sys­tèmes davan­tage que comme le som­met d’un pyra­mide — méta­phore qui dit tout de notre inca­pa­ci­té à nous pen­ser dans la nature — dans une rela­tion d’in­ter­dé­pen­dance res­pec­tueuse et fruc­tueuse. Nous n’a­van­çons plus dis­crè­te­ment dans la brousse, nous tra­çons dans les dédales miné­raux : Shepard nous sug­gère pour­tant à tous⋅tes de faire un pas vers nos ancêtres chas­seurs, qui som­meillent encore en nous, car la sur­vie de toutes les espèces en dépend. [C.M.]

Éditions Dehors, 2013

Au pays des poules aux œufs d’or, d’Eugène Savitzkaya

Voici un pays où les dis­tances se mesurent en verstes, où habitent, indif­fé­rents des uns et des autres, un pope vani­teux se vou­lant roi, une fée enfer­mée sif­flant les hiron­delles et maints ani­maux « cou­rant course déliée » dans le grand pay­sage. Voici une contrée où se meuvent une renarde et un héron, « un drôle de couple de deux drôles de bêtes » : « L’un pen­sait dans la buée des cours d’eau et l’autre très près de la glèbe, dans l’hu­mi­di­té de la terre crue, par­mi les hal­liers, les haies anciennes et les buis­sons d’o­biers. » Tous deux tra­versent un pays qui s’é­tend avec les pages. Des noms sont connus : il s’a­git là d’une vieille Ukraine où coule le Dniepr, des bords de la mer Noire et de la Sibérie, au Nord de tout. Auprès d’a­ni­maux, fleurs et fruits habitent des humains tapa­geurs ou spec­ta­teurs muets du cha­toie­ment qui les entoure. L’un, Despote orgueilleux, « fit dis­pa­raître les poules d’une cer­taine contrée afin de dimi­nuer légè­re­ment le volume sonore de ce monde ». Un autre, Archine, dit Le Glaireux, fait de terre sor­tir un palais, en trois jours seule­ment, avant que celui-ci ne dis­pa­raisse, empor­té loin sur les bords de la Volga. Et Le Glaireux « dans la merde […] se noya ». Point d’his­toire dans ce conte : « Il était une fois, il sera un jour », rap­pelle l’au­teur au cœur de son livre. Et c’est à ce foi­son­ne­ment d’une vie qu’il ne sait com­ment, par ses mots, épui­ser, qu’Eugène Savitzkaya s’at­tèle ici. À par­tir de notes éparses rap­por­tées de voyage, il recom­pose un tableau sans cadre où les per­son­nages che­minent sans qu’on ne les somme d’a­gir. D’entrée il s’ex­plique : « Nous allons nous astreindre au labeur qui consiste à vou­loir embras­ser le tout, à dire les choses, à décrire les objets, à nom­mer les espaces, les roches, les ani­maux, les eaux diverses, les végé­taux, les mine­rais, les vents, les orages, les êtres humains, les castes, les groupes, les mer­veilles. » L’invitation est franche : plon­geons avec délices dans ce pays qu’au­cune carte ne fige­ra, que nulle pho­to­gra­phie ne cap­tu­re­ra. [R.B.]

Les Éditions de Minuit, 2020

De la com­pa­ci­té — Architectures et régimes tota­li­taires, de Miguel Abensour

La scène est en effet impres­sion­nante : voi­ci une masse com­pacte, appa­rem­ment unie et soli­daire, au cœur d’un édi­fice monu­men­tal, colos­sal — l’espace semble occu­pé à la per­fec­tion, les corps humains paraissent s’abolir dans une archi-fusion. Les colonnes de lumière sont comme engen­drées par la Terre elle-même, et leurs cimes ne s’effacent qu’une fois par­ve­nues à l’obscure voûte céleste : telle est la prouesse archi­tec­tu­rale accom­plie par Alfred Speer, ser­vi­teur du IIIe Reich et père de la « cathé­drale de lumière » de Nuremberg. La déme­sure de l’ouvrage fas­cine, mais insuffle sur­tout un « étrange malaise » aux mor­tels que nous sommes : de quoi au juste ces édi­fices tita­nesques sont-ils le nom ? D’aucuns y ont vu la simple pas­sion du Führer pour l’architecture clas­sique. Miguel Abensour, quant à lui, y voit une spa­tia­li­sa­tion et une mise en scène du tota­li­ta­risme nazi. C’est dans une pers­pec­tive réso­lu­ment cri­tique et poli­tique — termes gal­vau­dés aux­quels il n’est pas inutile de redon­ner un vrai sens — qu’il ques­tionne la rela­tion entre l’architecture et la domi­na­tion tota­li­taire. Loin d’être un lieu poli­tique, l’architecture nazie est celui de la dis­so­lu­tion et la des­truc­tion du poli­tique ; le lien social se mue en son simu­lacre, où le sujet poli­tique devient la masse et la masse le seul sujet. Il y a autant mys­ti­fi­ca­tion qu’esthétisation du cha­risme du Führer dans une sorte de magie illu­soire : ce qui est recher­ché est bel et bien l’extase ou le pseu­do-sublime du tous-Un. Abensour donne à pen­ser ce ver­tige mons­trueux, au sein duquel l’espace lui-même est détruit, et où plus rien n’unit les êtres humains si ce n’est le simu­lacre d’une fusion qui n’est en fait que com­pa­ci­té mor­bide. Et, dans le même temps, il invite à pour­suivre ce tra­vail réflexif essen­tiel quant à la « res­pon­sa­bi­li­té de l’architecture », ne tou­chant pas tant la ques­tion du style des édi­fices que celle de leur mobi­li­sa­tion : ain­si pour­ra-t-on peut-être poser un nom sur toutes ces construc­tions pro­pre­ment innom­mables qui, par­tout dans le monde, témoignent de la sou­mis­sion et de l’annihilation des com­mu­nau­tés humaines. [A.C.]

Sens & Tonka, 1997

Chine trois fois muette, Suivi de Essai sur l’his­toire chi­noise, d’a­près Spinoza, de Jean François Billeter

20 ans se sont déjà écou­lés depuis la pre­mière édi­tion de ces deux petits essais lumi­neux, mais qua­si­ment rien n’y est à cor­ri­ger tant les évé­ne­ments viennent hélas confir­mer les inquié­tudes de l’auteur : le mutisme de la Chine et des Chinois est tou­jours aus­si pro­fond, ou plu­tôt nous n’entendons plus que les rodo­mon­tades gro­tesques de natio­na­listes fana­tiques et autres idéo­logues-ser­vi­teurs du Parti. Et, de l’autre côté, à l’Ouest cette fois, la non moins ridi­cule et van­tarde diplo­ma­tie amé­ri­caine se pare de son habi­tuelle rhé­to­rique de la liber­té pour pré­sen­ter son pays comme le défen­seur des « valeurs occi­den­tales » : le spec­tacle ne trompe plus, et en devient même las­sant tant il est conforme au scé­na­rio. Un autre sino­logue, Jean Levi, par­lait dans un récent docu­ment de tra­vail de la « riva­li­té sino-amé­ri­caine pour la pseu­do hégé­mo­nie mon­diale sur un uni­vers de déchet » ; telle est en effet la situa­tion dans laquelle le monde est en train de s’engouffrer. Et c’est pré­ci­sé­ment « la réac­tion en chaîne » qui a conduit à une pareille impasse que Jean François Billeter nous aide à com­prendre. Celui-ci choi­sit déli­bé­ré­ment d’inscrire son pro­pos dans le temps long, pour mon­trer com­ment la Chine contem­po­raine ne consti­tue en rien une excep­tion, comme semble le reven­di­quer la pro­pa­gande d’État, mais s’inscrit dans une logique his­to­rique et éco­no­mique qui débute à la Renaissance et « l’émancipation de la rela­tion mar­chande » et qui culmine aujourd’hui dans le triomphe mon­dial de la rai­son éco­no­mique. Mais le cas de la Chine est autre­ment plus com­plexe, car s’y super­pose la ques­tion de la tra­di­tion poli­tique chi­noise dont l’auteur esquisse, dans le deuxième essai, un por­trait syn­thé­tique et qui va droit à l’essen­tiel. Dans une conclu­sion aux accents cas­to­ria­diens, Billeter rap­pelle que toutes les socié­tés humaines sont ima­gi­nai­re­ment ins­ti­tuées, que leurs struc­tures fon­da­men­tales sont le fruit d’une créa­tion. Rien n’empêche donc d’en ins­ti­tuer libre­ment de nou­velles — encore faut-il d’abord prendre conscience de notre capa­ci­té ins­ti­tuante. [A.C.]

Allia, 2000

Plaidoyer pour le Rojava — Réflexions d’un inter­na­tio­na­liste sur les aléas de la révo­lu­tion, de B. Şoreş

Les ouvrages sur le Rojava se font rares. Le pré­sent a pour mérite, en plus d’y remé­dier, de pro­po­ser une ana­lyse poli­tique de la situa­tion (jusque fin 2018), méti­cu­leuse avec ça, dou­blée d’une expé­rience de ter­rain non moins sub­stan­tielle : l’au­teur, fran­çais, a ral­lié la Révolution armes à la main comme volon­taire inter­na­tio­na­liste. La part bio­gra­phique n’est même pas réduite au strict néces­saire : l’in­té­res­sé s’ef­face tout bon­ne­ment. Donc de for­fan­te­rie de vété­ran, jamais. Şoreş s’a­vance sur une ligne escar­pée : il refuse la glo­ri­fi­ca­tion des com­bat­tants rebelles (lubie d’une frange de la gauche radi­cale) autant que la légi­ti­ma­tion du régime Assad (marotte d’une frange du camp anti-impé­ria­liste). S’il rap­pelle les com­pro­mis pas­sés entre la Révolution et ce der­nier, le mili­tant anti­ca­pi­ta­liste insiste : leurs rela­tions ont été « celles d’en­ne­mis à qui les cir­cons­tances et la rai­son inter­di­saient de se livrer une guerre totale ». Ainsi, accu­ser l’Administration auto­nome d’être à la solde de Damas n’est, note-t-il, rien moins que de « la pro­pa­gande de guerre ». D’une main, Şoreş tance les com­men­ta­teurs euro­péens sou­cieux, loin du front, de « dis­tri­buer bons et mau­vais points » ; de l’autre, il dit son fait à la « pure­té » révo­lu­tion­naire occi­den­tale : condam­ner toute négo­cia­tion relève de l’ir­réa­lisme le plus obtus, sinon cri­mi­nel. Si l’au­teur dément l’exis­tence, au Rojava, d’un pou­voir auto­cra­tique (entendre : une dic­ta­ture du PYD), c’est sans peine qu’il recon­naît l’exis­tence de « sur­vi­vances auto­ri­taires indi­vi­duelles » et de réflexes d’au­to­cen­sure. De même qu’il a consta­té, par-delà le dis­cours éga­li­taire que l’on sait, la sous-repré­sen­ta­tion des femmes mariées dans les ins­tances col­lec­tives de déci­sion. Contre l’i­déa­li­sa­tion par­fois exo­tique d’un Rojava com­mu­na­liste, hori­zon­ta­liste et liber­taire, l’au­teur — mar­xiste — appelle à ne pas prendre « ses rêves pour la réa­li­té des choses » et à écar­ter les « sou­tiens acri­tiques ». Ainsi : le « fémi­nisme » n’est jamais reven­di­qué comme tel par les révo­lu­tion­naires ; la fameuse bri­gade inter­na­tio­nale LGBTI-queer fut expul­sée manu mili­ta­ri ; les rela­tions entre Kurdes et Arabes ne sont pas l’oc­ca­sion de quelque para­dis mul­ti­cul­tu­rel — et le com­bat­tant de confier le racisme anti-arabe qu’il a pu, ça et là, entendre de la bouche de cama­rades kurdes. Des erreurs ont été com­mises, à l’é­vi­dence ; des dérives internes sont pos­sibles, bien sûr ; demeure : contre Daech, le fas­cisme éta­tique turc, l’ab­so­lu­tisme du gou­ver­ne­ment syrien et l’im­pé­ria­lisme occi­den­tal, l’ex­pé­rience menée au Rojava, tou­jours mena­cée, doit être défen­due. [E.B.]

Acratie, 2019


Photographie de ban­nière : Michel Vanden Eeckhoudt


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  1. « Un épis­té­mi­cide est la mort silen­cieuse des autres formes de science, de cultures, de savoirs, d’ap­ports, qui ont pu exis­ter pour une seule domi­na­tion, un seul type de science, de savoir qui sont consi­dé­rés comme légi­times. » Fatima Khemilat[]

REBONDS

Cartouches 55, juin 2020
Cartouches 54, mai 2020
Cartouches 53, avril 2020
Cartouches 52, mars 2020
Cartouches 51, février 2020

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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