Cartouches (56)


Des Amazones, des baleines et des points car­di­naux, la Grèce démo­cra­tique, la science au ser­vice du pou­voir, l’animalité de l’humanité, les bords de la mer Noire, l’architecture tota­li­taire, la Chine et les États-Unis et une révo­lu­tion à défendre : nos chro­niques du mois de juillet.


Les Amazones, d’Adrienne Mayor 

Certains noms à réso­nance qua­si-légen­daire ont le pou­voir d’évoquer immé­dia­te­ment en nous une foule d’images, dont il n’est pas tou­jours facile de mesu­rer la part de fan­tasme. « Amazone » est l’un d’eux. On l’associe sou­vent à des guer­rières nomades, par­cou­rant à che­val les steppes eur­asiennes et ter­ras­sant leurs enne­mis sur leur pas­sage ; on pense aus­si à des archères zélées s’étant cou­pé le sein pour mieux tirer à l’arc ; on ima­gine même par­fois des « femmes domi­nantes met­tant en escla­vage des hommes faibles et émas­cu­lant les bébés de sexe mas­cu­lin ». Le livre d’Adrienne Mayor s’efforce de démê­ler la véri­té du mythe et de faire la lumière sur l’« iden­ti­té com­plexe » des Amazones, « enche­vê­trée dans l’histoire et l’imaginaire ». Véritable « ency­clo­pé­die ama­zo­nique », l’ouvrage déplie minu­tieu­se­ment l’ensemble des connais­sances his­to­riques et archéo­lo­giques dont nous dis­po­sons aujourd’hui sur le mode de vie des Amazones antiques : leur orga­ni­sa­tion poli­tique et leurs armes, leur sexua­li­té et leurs drogues, leurs vête­ments et leurs tatouages… L’ensemble esquisse fina­le­ment le por­trait de femmes « égales des hommes », mon­tant à che­val, chas­sant et com­bat­tant, igno­rant le mariage et les contraintes sociales et sexuelles qui en découlent. Pour tout cela, les Amazones ont sus­ci­té l’indignation de ceux qui ont croi­sé leur route et qui, à l’instar des Grecs, avaient plu­tôt cher­ché à tuer celle qui som­meillait en chaque épouse. Au fil des pages, on ren­contre les figures d’Atalante et de Mulan, d’Amezan et de Penthésilée, autant de récits qui, « de la Méditerranée jusqu’à la Grande Muraille de Chine », se sont faits l’écho, si ce n’est de l’existence d’un peuple unique et iden­ti­fiable, du moins de l’image inquié­tante, ren­voyée comme en miroir aux socié­tés patriar­cales, de femmes « puis­santes et libres », qui « font l’amour et la guerre ». [L.M.]

La Découverte, 2017 [2014]

Le Hibou et la baleine, de Nicolas Bouvier

Qu’on ne s’y trompe pas : ce petit livre illus­tré qu’est Le Hibou et la baleine n’est ni un conte pour enfant, ni une suc­ces­sion de gra­vures ani­ma­lières. C’est le col­lage des images que Nicolas Bouvier fit siennes durant une vie de voyages, menée dans le dehors du monde, et d’iconographe, menée dans le dedans des archives. Le rire, l’amour, le corps et ses rêves, les points car­di­naux et le fan­tasme de ces der­niers sont autant de pré­textes pour atti­ser l’imaginaire de l’auteur. Les ani­maux d’abord : hibou et baleine sont deux « ani­maux-totems » et « amis tuté­laires », les têtes de pont d’un bes­tiaire intime — pont du navire sur lequel, ser­rés, se pressent les ani­maux autour de Noé, pont entre les espèces, aus­si. Viennent ensuite les mots, sur les­quels Bouvier n’écrit pas, mais laisse par­ler ceux des autres ou les pages repro­duites de ses car­nets. Les pho­tos du voya­geur côtoient alors les des­sins de Thierry Vernet, cama­rade d’aventure qui illus­tra L’Usage du monde, leur voyage ini­tia­tique deve­nu mythique de Genève à Ceylan ; le peintre japo­nais Hokusaï che­mine non loin de gra­vures médié­vales, et un invrai­sem­blable Âne Culotte, que l’auteur dit punai­ser au mur « sitôt qu’il s’agit d’écrire une ligne, pour ne pas oublier la sot­tise qui m’habite » sur­git d’une page. Chasseur d’images, Bouvier n’en délaisse pas moins les sons. Aux musi­ciens il rend hom­mage, à eux ain­si qu’à ce qu’ils trans­portent, une musique qui « comme la lumière ou la souf­france n’a pas de patrie ». C’est « d’Est en Ouest » qu’enfin il ter­mine : « Tel a été mon par­cours » rap­pelle-t-il, ajou­tant pen­ser « avec Hérodote que l’Asie est la mère de l’Europe et que le Nouveau Monde en est la fille ». Une Asie dont il consta­ta les misères post-colo­niales, la cor­rup­tion et le dog­ma­tisme, mais depuis laquelle il s’élança avec un regard nou­veau vers l’Europe — jusqu’à Aran, cette île irlan­daise qu’il décri­ra dans un sublime récit. Un beau pas de côté dans la décou­verte du monde inté­rieur de l’écrivain-voyageur. [R.B.]

Zoé, 1993

Ce qui fait la Grèce — 1. D’Homère à Héraclite, de Cornelius Castoriadis

Immense est la chance qui nous est don­née de pou­voir suivre la pen­sée de Castoriadis che­mi­ner pas à pas, à tra­vers ces sémi­naires visant à com­prendre « la sai­sie pre­mière par les Grecs, avant toute thé­ma­ti­sa­tion phi­lo­so­phique et poli­tique, de l’être du monde, de l’existence humaine dans le monde ». L’enquête se fait donc en amont de la phi­lo­so­phie de Platon, et porte sur les signi­fi­ca­tions ima­gi­naires qui trans­pa­raissent des poèmes homé­riques jusqu’aux frag­ments héra­cli­téens. Dans ces pages d’une ora­li­té vivante et entraî­nante, Castoriadis redouble de finesse, croise digres­sions ingé­nieuses et intui­tions pro­fondes — mais tout son ensei­gne­ment est tra­ver­sé par un seul et même fil : ce qui fait la Grèce, c’est une phi­lo­so­phie en acte qui implique l’ensemble de la col­lec­ti­vi­té sociale, dans une remise cause per­pé­tuelle de la socié­té par elle-même. Ce qui naît en Grèce, ce n’est rien d’autre que l’activité poli­tique comme telle, bri­sure de l’hétéronomie ins­ti­tuée et de la clô­ture du sens, et ce à tra­vers une imma­nence radi­cale où les dieux côtoient les hommes — car tous sont sou­mis à la moi­ra [« des­tin »]. Dans la mytho­lo­gie grecque, nous dit Castoriadis, le sens n’existe que sur fond d’a-sensé, le monde est né d’un chaos incon­nais­sable et abys­sal ; et c’est bien parce qu’il n’y a aucun sens don­né d’emblée et une fois pour toutes, par une trans­cen­dance divine, que la nais­sance conjointe de la démo­cra­tie et de la phi­lo­so­phie est ren­due pos­sible. C’est dans cette pers­pec­tive que Castoriadis pro­pose, entre autres, une lec­ture géniale des frag­ments d’Anaximandre, où la rigueur phi­lo­lo­gique ne cède en rien à l’inventivité de l’interprétation : l’apei­ron [« prin­cipe de tout ce qui existe »] d’Anaximandre consti­tue l’arkhè, le sens ultime, mais celui-ci est pré­ci­sé­ment infi­gu­rable, irre­pré­sen­table. Abîme d’où la pen­sée et l’imaginaire social radi­cal peuvent enfin s’élancer. En osant affron­ter cet infi­gu­rable et cher­cher à sai­sir l’insaisissable, Castoriadis s’affirme bel et bien comme phi­lo­sophe grec : car n’y a-t-il pas une forme d’hubris dans le geste cas­to­ria­dien ? [A.C.]

Seuil, 2004

Histoire popu­laire des sciences, de Clifford D. Conner

L’Histoire popu­laire des sciences de Clifford D. Conner vise à décons­truire la vision euro­péa­no-cen­trée et le mythe des « grandes figures » encore lar­ge­ment domi­nants dans l’enseignement des sciences. Au cœur de leur déve­lop­pe­ment, il replace le tra­vail de mil­liers d’anonymes, paysan·nes, marins, artisan·es, technicien·nes, qui, pour résoudre des pro­blèmes concrets de leur quo­ti­dien, ima­gi­nèrent et par­fois théo­ri­sèrent des notions qui furent plus tard attri­buées à une élite intel­lec­tuelle, aris­to­cra­tique puis bour­geoise — n’ayant sou­vent eu pour seul mérite que de mai­tri­ser le lan­gage écrit et d’avoir accès à des réseaux de dif­fu­sion. Le mythe du « miracle grec », lar­ge­ment ins­tru­men­ta­li­sé par des scien­ti­fiques racistes occi­den­taux au XIXe siècle (qui refu­saient les ori­gines égyp­tiennes et phé­ni­ciennes des savoirs déve­lop­pés dans la Grèce antique), en prend notam­ment un coup. De l’accaparement des savoirs des peuples autoch­tones au pro­fit des colons (par exemple, la car­to­gra­phie chez les peuples natifs amé­ri­cains, la culture du riz en Afrique), à la pri­va­ti­sa­tion des inno­va­tions par les bre­vets, en pas­sant par le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies indus­trielles qui per­mis l’essor du capi­ta­lisme, l’ouvrage montre éga­le­ment com­ment les sciences ont été uti­li­sées comme ins­tru­ment de domi­na­tion au ser­vice du pou­voir. Si, aujourd’hui, on est davan­tage conscient qu’elles ont par­ti­ci­pé à jus­ti­fier l’esclavage et la colo­ni­sa­tion au titre d’une sup­po­sée supé­rio­ri­té tech­no­lo­gique et intel­lec­tuelle, on oublie sou­vent l’épistémicide1 qui en a été la consé­quence, à savoir la néga­tion et l’éradication — consciente ou non — des savoirs consi­dé­rés comme illé­gi­times par les com­mu­nau­tés scien­ti­fiques occi­den­tales blanches. Ce livre est donc un outil indis­pen­sable à la com­pré­hen­sion des méca­nismes de colo­ni­sa­tion dans le savoir, étu­diés notam­ment par le socio­logue por­tu­gais Boaventura de Sousa Santos ; sa lec­ture peut per­mettre, pour les enseignant·es de matières scien­ti­fiques, de réflé­chir à une déco­lo­ni­sa­tion de leur ensei­gne­ment. [Y.R.]

L’échappée, 2011

Retour aux sources du Pléistocène, de Paul Shepard

Deux mil­lions d’années nous séparent de notre ancêtre homi­ni­dé com­mun, un chas­seur-cueilleur évo­luant en petits groupes dans les savanes arbo­rées. Ce laps de temps semble suf­fi­sant pour affir­mer que nous sommes radi­ca­le­ment différent⋅es de lui, et pour­tant, tout indique que ce n’est pas le cas. Notre génome, sta­bi­li­sé depuis 50 000 ans, nous relie davan­tage à notre pas­sé de four­ra­geurs qu’à notre pré­sent de béton et de nour­ri­ture indus­trielle. Paul Shepard s’interroge sur ce que cela peut expli­quer de notre rap­port aujourd’hui dis­tan­cié, voire indif­fé­rent à la nature sau­vage. L’extinction pro­gres­sive de l’expérience de nature pour chacun⋅e, et l’extinction des espèces et des indi­vi­dus de cette nature, nous en sépare de plus en plus — à nous faire oublier que c’est pour­tant cet envi­ron­ne­ment sau­vage qui nous a porté⋅es le plus clair de notre exis­tence en tant qu’espèce, et qui nous a don­né nos carac­té­ris­tiques phy­sio­lo­giques, lin­guis­tiques, sociales et cultu­relles per­sis­tantes. Réhabilitant une lec­ture déter­mi­niste de la tra­jec­toire, sur le temps long, de l’espèce humaine, l’auteur par­ti­cipe à asseoir une idée féconde : l’humanité est avant tout une ani­ma­li­té et, en tant que telle, elle n’a d’autres choix que de tis­ser à nou­veau les liens avec ce qui la main­tient en vie, le reste du vivant autour d’elle. Revenir aux sources du Pléistocène ne signi­fie pas pré­tendre que l’urgence éco­lo­gique néces­site que nous « reve­nions en arrière » dans nos modes de vie, mais invite à opé­rer, en pen­sées, un retour indis­pen­sable vers des onto­lo­gies de la nature plus saines, moins anthro­po­cen­trées, qui, après tout, ont garan­ti notre exis­tence et notre évo­lu­tion pen­dant plus de deux mil­lions d’années. Cela revient éga­le­ment à nous pen­ser comme un maillon des éco­sys­tèmes davan­tage que comme le som­met d’un pyra­mide — méta­phore qui dit tout de notre inca­pa­ci­té à nous pen­ser dans la nature — dans une rela­tion d’interdépendance res­pec­tueuse et fruc­tueuse. Nous n’avançons plus dis­crè­te­ment dans la brousse, nous tra­çons dans les dédales miné­raux : Shepard nous sug­gère pour­tant à tous⋅tes de faire un pas vers nos ancêtres chas­seurs, qui som­meillent encore en nous, car la sur­vie de toutes les espèces en dépend. [C.M.]

Éditions Dehors, 2013

Au pays des poules aux œufs d’or, d’Eugène Savitzkaya

Voici un pays où les dis­tances se mesurent en verstes, où habitent, indif­fé­rents des uns et des autres, un pope vani­teux se vou­lant roi, une fée enfer­mée sif­flant les hiron­delles et maints ani­maux « cou­rant course déliée » dans le grand pay­sage. Voici une contrée où se meuvent une renarde et un héron, « un drôle de couple de deux drôles de bêtes » : « L’un pen­sait dans la buée des cours d’eau et l’autre très près de la glèbe, dans l’humidité de la terre crue, par­mi les hal­liers, les haies anciennes et les buis­sons d’obiers. » Tous deux tra­versent un pays qui s’étend avec les pages. Des noms sont connus : il s’agit là d’une vieille Ukraine où coule le Dniepr, des bords de la mer Noire et de la Sibérie, au Nord de tout. Auprès d’animaux, fleurs et fruits habitent des humains tapa­geurs ou spec­ta­teurs muets du cha­toie­ment qui les entoure. L’un, Despote orgueilleux, « fit dis­pa­raître les poules d’une cer­taine contrée afin de dimi­nuer légè­re­ment le volume sonore de ce monde ». Un autre, Archine, dit Le Glaireux, fait de terre sor­tir un palais, en trois jours seule­ment, avant que celui-ci ne dis­pa­raisse, empor­té loin sur les bords de la Volga. Et Le Glaireux « dans la merde […] se noya ». Point d’histoire dans ce conte : « Il était une fois, il sera un jour », rap­pelle l’auteur au cœur de son livre. Et c’est à ce foi­son­ne­ment d’une vie qu’il ne sait com­ment, par ses mots, épui­ser, qu’Eugène Savitzkaya s’attèle ici. À par­tir de notes éparses rap­por­tées de voyage, il recom­pose un tableau sans cadre où les per­son­nages che­minent sans qu’on ne les somme d’agir. D’entrée il s’explique : « Nous allons nous astreindre au labeur qui consiste à vou­loir embras­ser le tout, à dire les choses, à décrire les objets, à nom­mer les espaces, les roches, les ani­maux, les eaux diverses, les végé­taux, les mine­rais, les vents, les orages, les êtres humains, les castes, les groupes, les mer­veilles. » L’invitation est franche : plon­geons avec délices dans ce pays qu’aucune carte ne fige­ra, que nulle pho­to­gra­phie ne cap­tu­re­ra. [R.B.]

Les Éditions de Minuit, 2020

De la com­pa­ci­té — Architectures et régimes tota­li­taires, de Miguel Abensour

La scène est en effet impres­sion­nante : voi­ci une masse com­pacte, appa­rem­ment unie et soli­daire, au cœur d’un édi­fice monu­men­tal, colos­sal — l’espace semble occu­pé à la per­fec­tion, les corps humains paraissent s’abolir dans une archi-fusion. Les colonnes de lumière sont comme engen­drées par la Terre elle-même, et leurs cimes ne s’effacent qu’une fois par­ve­nues à l’obscure voûte céleste : telle est la prouesse archi­tec­tu­rale accom­plie par Alfred Speer, ser­vi­teur du IIIe Reich et père de la « cathé­drale de lumière » de Nuremberg. La déme­sure de l’ouvrage fas­cine, mais insuffle sur­tout un « étrange malaise » aux mor­tels que nous sommes : de quoi au juste ces édi­fices tita­nesques sont-ils le nom ? D’aucuns y ont vu la simple pas­sion du Führer pour l’architecture clas­sique. Miguel Abensour, quant à lui, y voit une spa­tia­li­sa­tion et une mise en scène du tota­li­ta­risme nazi. C’est dans une pers­pec­tive réso­lu­ment cri­tique et poli­tique — termes gal­vau­dés aux­quels il n’est pas inutile de redon­ner un vrai sens — qu’il ques­tionne la rela­tion entre l’architecture et la domi­na­tion tota­li­taire. Loin d’être un lieu poli­tique, l’architecture nazie est celui de la dis­so­lu­tion et la des­truc­tion du poli­tique ; le lien social se mue en son simu­lacre, où le sujet poli­tique devient la masse et la masse le seul sujet. Il y a autant mys­ti­fi­ca­tion qu’esthétisation du cha­risme du Führer dans une sorte de magie illu­soire : ce qui est recher­ché est bel et bien l’extase ou le pseu­do-sublime du tous-Un. Abensour donne à pen­ser ce ver­tige mons­trueux, au sein duquel l’espace lui-même est détruit, et où plus rien n’unit les êtres humains si ce n’est le simu­lacre d’une fusion qui n’est en fait que com­pa­ci­té mor­bide. Et, dans le même temps, il invite à pour­suivre ce tra­vail réflexif essen­tiel quant à la « res­pon­sa­bi­li­té de l’architecture », ne tou­chant pas tant la ques­tion du style des édi­fices que celle de leur mobi­li­sa­tion : ain­si pour­ra-t-on peut-être poser un nom sur toutes ces construc­tions pro­pre­ment innom­mables qui, par­tout dans le monde, témoignent de la sou­mis­sion et de l’annihilation des com­mu­nau­tés humaines. [A.C.]

Sens & Tonka, 1997

Chine trois fois muette, Suivi de Essai sur l’histoire chi­noise, d’après Spinoza, de Jean François Billeter

20 ans se sont déjà écou­lés depuis la pre­mière édi­tion de ces deux petits essais lumi­neux, mais qua­si­ment rien n’y est à cor­ri­ger tant les évé­ne­ments viennent hélas confir­mer les inquié­tudes de l’auteur : le mutisme de la Chine et des Chinois est tou­jours aus­si pro­fond, ou plu­tôt nous n’entendons plus que les rodo­mon­tades gro­tesques de natio­na­listes fana­tiques et autres idéo­logues-ser­vi­teurs du Parti. Et, de l’autre côté, à l’Ouest cette fois, la non moins ridi­cule et van­tarde diplo­ma­tie amé­ri­caine se pare de son habi­tuelle rhé­to­rique de la liber­té pour pré­sen­ter son pays comme le défen­seur des « valeurs occi­den­tales » : le spec­tacle ne trompe plus, et en devient même las­sant tant il est conforme au scé­na­rio. Un autre sino­logue, Jean Levi, par­lait dans un récent docu­ment de tra­vail de la « riva­li­té sino-amé­ri­caine pour la pseu­do hégé­mo­nie mon­diale sur un uni­vers de déchet » ; telle est en effet la situa­tion dans laquelle le monde est en train de s’engouffrer. Et c’est pré­ci­sé­ment « la réac­tion en chaîne » qui a conduit à une pareille impasse que Jean François Billeter nous aide à com­prendre. Celui-ci choi­sit déli­bé­ré­ment d’inscrire son pro­pos dans le temps long, pour mon­trer com­ment la Chine contem­po­raine ne consti­tue en rien une excep­tion, comme semble le reven­di­quer la pro­pa­gande d’État, mais s’inscrit dans une logique his­to­rique et éco­no­mique qui débute à la Renaissance et « l’émancipation de la rela­tion mar­chande » et qui culmine aujourd’hui dans le triomphe mon­dial de la rai­son éco­no­mique. Mais le cas de la Chine est autre­ment plus com­plexe, car s’y super­pose la ques­tion de la tra­di­tion poli­tique chi­noise dont l’auteur esquisse, dans le deuxième essai, un por­trait syn­thé­tique et qui va droit à l’essen­tiel. Dans une conclu­sion aux accents cas­to­ria­diens, Billeter rap­pelle que toutes les socié­tés humaines sont ima­gi­nai­re­ment ins­ti­tuées, que leurs struc­tures fon­da­men­tales sont le fruit d’une créa­tion. Rien n’empêche donc d’en ins­ti­tuer libre­ment de nou­velles — encore faut-il d’abord prendre conscience de notre capa­ci­té ins­ti­tuante. [A.C.]

Allia, 2000

Plaidoyer pour le Rojava — Réflexions d’un inter­na­tio­na­liste sur les aléas de la révo­lu­tion, de B. Şoreş

Les ouvrages sur le Rojava se font rares. Le pré­sent a pour mérite, en plus d’y remé­dier, de pro­po­ser une ana­lyse poli­tique de la situa­tion (jusque fin 2018), méti­cu­leuse avec ça, dou­blée d’une expé­rience de ter­rain non moins sub­stan­tielle : l’auteur, fran­çais, a ral­lié la Révolution armes à la main comme volon­taire inter­na­tio­na­liste. La part bio­gra­phique n’est même pas réduite au strict néces­saire : l’intéressé s’efface tout bon­ne­ment. Donc de for­fan­te­rie de vété­ran, jamais. Şoreş s’avance sur une ligne escar­pée : il refuse la glo­ri­fi­ca­tion des com­bat­tants rebelles (lubie d’une frange de la gauche radi­cale) autant que la légi­ti­ma­tion du régime Assad (marotte d’une frange du camp anti-impé­ria­liste). S’il rap­pelle les com­pro­mis pas­sés entre la Révolution et ce der­nier, le mili­tant anti­ca­pi­ta­liste insiste : leurs rela­tions ont été « celles d’ennemis à qui les cir­cons­tances et la rai­son inter­di­saient de se livrer une guerre totale« . Ainsi, accu­ser l’Administration auto­nome d’être à la solde de Damas n’est, note-t-il, rien moins que de « la pro­pa­gande de guerre« . D’une main, Şoreş tance les com­men­ta­teurs euro­péens sou­cieux, loin du front, de « dis­tri­buer bons et mau­vais points » ; de l’autre, il dit son fait à la « pure­té » révo­lu­tion­naire occi­den­tale : condam­ner toute négo­cia­tion relève de l’irréalisme le plus obtus, sinon cri­mi­nel. Si l’auteur dément l’existence, au Rojava, d’un pou­voir auto­cra­tique (entendre : une dic­ta­ture du PYD), c’est sans peine qu’il recon­naît l’existence de « sur­vi­vances auto­ri­taires indi­vi­duelles » et de réflexes d’autocensure. De même qu’il a consta­té, par-delà le dis­cours éga­li­taire que l’on sait, la sous-repré­sen­ta­tion des femmes mariées dans les ins­tances col­lec­tives de déci­sion. Contre l’idéalisation par­fois exo­tique d’un Rojava com­mu­na­liste, hori­zon­ta­liste et liber­taire, l’auteur — mar­xiste — appelle à ne pas prendre « ses rêves pour la réa­li­té des choses » et à écar­ter les « sou­tiens acri­tiques« . Ainsi : le « fémi­nisme » n’est jamais reven­di­qué comme tel par les révo­lu­tion­naires ; la fameuse bri­gade inter­na­tio­nale LGBTI-queer fut expul­sée manu mili­ta­ri ; les rela­tions entre Kurdes et Arabes ne sont pas l’occasion de quelque para­dis mul­ti­cul­tu­rel — et le com­bat­tant de confier le racisme anti-arabe qu’il a pu, ça et là, entendre de la bouche de cama­rades kurdes. Des erreurs ont été com­mises, à l’évidence ; des dérives internes sont pos­sibles, bien sûr ; demeure : contre Daech, le fas­cisme éta­tique turc, l’absolutisme du gou­ver­ne­ment syrien et l’impérialisme occi­den­tal, l’expérience menée au Rojava, tou­jours mena­cée, doit être défen­due. [E.B.]

Acratie, 2019


Photographie de ban­nière : Michel Vanden Eeckhoudt


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  1. « Un épis­té­mi­cide est la mort silen­cieuse des autres formes de science, de cultures, de savoirs, d’apports, qui ont pu exis­ter pour une seule domi­na­tion, un seul type de science, de savoir qui sont consi­dé­rés comme légi­times. » Fatima Khemilat[]

REBONDS

Cartouches 55, juin 2020
Cartouches 54, mai 2020
Cartouches 53, avril 2020
Cartouches 52, mars 2020
Cartouches 51, février 2020

Ballast

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