Le numérique néolibéral, le silence de la guerre, le colonialisme vert, l’écologie du sauvage, le libéralisme autoritaire, le Parnasse increvable, la vie en luttes, la société sans exploitation animale, un communiste libertaire kabyle et le fascisme fossile : nos chroniques du mois.
☰ La Photo numérique, une force néo-libérale, d’André Rouillé
Dégainer, capturer, partager : depuis la commercialisation des premiers smartphones en 2007, la saisie photographique a pris les traits de la banalité. Tout est, partout et à toute heure, potentiellement photographiable, modifiable et partageable. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, et le passage de l’ère argentique à l’ère numérique s’est accompagné d’un bouleversement général des procédures de représentation, du statut des images et de leur régime de vérité. D’un siècle l’autre, nous sommes passés des sels d’argent aux lignes de code, du laboratoire où naissaient les images aux réseaux sociaux où elles foisonnent désormais sans limite, du cadre à l’écran, du document à l’information, d’une logique de sélection à une logique de profusion. Chacun·e se trouve aujourd’hui en position de générer des images et de les diffuser : la figure du grand reporter qui a émergé au XXe siècle s’est vue supplanter par une masse d’« infra-amateurs » — détenteurs de smartphones ou d’appareils photo numériques — qui engendre, sans nécessaire souci technique ou esthétique, toujours plus d’images. Or, « contrairement à la photo argentique, qui a été documentaire et qui avait les formes d’un savoir, la photo-numérique est processuelle et communicationnelle, elle a les formes d’un pouvoir ». André Rouillé, spécialiste de l’histoire de la photographie et des images, explore ainsi les implications d’une mutation technique majeure, laquelle a entraîné dans son sillage un « séisme esthétique » autant qu’une (r)évolution des technologies de pouvoir. Car la photo numérique et son don d’ubiquité participent pleinement de la fabrique d’individus néolibéraux, en inscrivant nos pratiques dans un principe de modulation constante. Par le flux et reflux des images — celles qui nous arrivent et celles que nous produisons — la photo numérique « investit visuellement le monde, tandis que le capitalisme néo-libéral l’investit financièrement ». [L.M.]
L’Echappée, 2020
☰ « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » — Enquête sur un silence familial, de Raphaëlle Branche
Faire l’histoire des silences sur la guerre d’Algérie, voilà le moteur de cette enquête que Raphaëlle Branche a démarrée il y a plus de 15 ans auprès des anciens appelés et de leurs proches. Remarquable travail, où aucune généralisation ou raccourci ne point. L’effort est à la présentation de la réalité dans toute sa diversité et sa complexité, laissant place à ce qui échappe, ne cherchant pas quelque illusoire et pleine compréhension. De l’analyse que l’auteure fait de ces « structures de silence » historiques, on saisit l’articulation — même dans son absence — entre les récits individuels, les transmissions familiales et le récit collectif. Quelle parole possible de la violence collective, sur soi et les autres ? Lorsque la grande Histoire tait ce qu’il se passe, le cache ou le dénie, quels sont les effets sur les individus et quelles sont les possibles transmissions familiales ? Partis en guerre après leurs pères et leurs grands-pères, avec en tête une représentation spécifique de ce qu’est une guerre, comment ces jeunes hommes de 20 ans ont-ils fait face à la violence et la barbarie de l’armée française — que la plupart assimilait à celle nazie, tout juste dépassée ? Cet ouvrage relate les stratégies individuelles des uns (pour résister, témoigner ou simplement supporter), tout comme les complicités passives ou actives des autres. Mais surtout les silences, qui, eux, en dépit de leurs formes et leurs motivations, se propagent et se renforcent. En cascade, ils ne cesseront de produire des effets sur ces plus d’un million et demi d’hommes envoyés « faire leur service militaire en Afrique du Nord », pour la majorité en Algérie : avant leur départ, pendant leur présence sur place, à leur retour, tout comme des décennies plus tard. L’articulation entre grande et petite histoire apparaîtra à nouveau dans les témoignages et les paroles qui se libèreront lorsque la France admettra officiellement avoir mené une guerre en Algérie — ou peut-être sont-ce ces voix qui l’y ont contrainte ? Les effets de cette guerre coloniale longtemps cachée et déniée sont encore bien là, dans la France d’aujourd’hui. En filigrane, c’est aussi cette question essentielle que l’on peut y entendre : quelle parole, mais aussi quelles résistances sont possibles quand des faits de violence étatique sont officiellement et massivement silenciés ? [C.G.]
La Découverte, 2020
☰ L’Invention du colonialisme vert — Pour en finir avec le mythe de l’éden africain, de Guillaume Blanc
Dès le XIXe siècle, les colons sont persuadés que les Africains sont responsables de la disparition de la faune sauvage sur le continent. Bien que les chiffres et les statistiques manquent, un véritable récit décliniste s’instaure : les Africains seraient incapables de préserver l’environnement dans lequel ils vivent et les Européens devraient — mission civilisatrice oblige — agir pour éviter cette destruction de la nature. La fin de la colonisation ne met pas un terme à cette vision coloniale. Elle est effectivement portée par les principales agences conservationnistes : « Après les théories racistes qui légitimaient le fardeau civilisationnel de l’homme blanc, l’heure est au colonialisme vert, né des théories déclinistes qui légitiment le fardeau écologique de l’expert occidental, dans toute l’Afrique », explique le chercheur Guillaume Blanc. C’est ainsi que l’Afrique est « mise en parc » : les habitants de ces zones se font expulser et sont bien souvent criminalisés. Trois institutions jouent un rôle clé dans ces processus : l’Unesco, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et le WWF. La protection d’une nature fantasmée les mène à justifier « l’oppression des populations ». Si les reconfigurations postcoloniales font évoluer les rapports entre ces institutions et les pays, les idées ne changent guère, ni même les pratiques des « experts », qui restent « marquée[s] par l’ignorance des réalités locales, doublée[s] d’une conviction selon laquelle les Africains n’ont pas leur place dans la nature ». Deux consultants européens sont ainsi capables d’envoyer à l’Unesco un rapport sur le parc du Simien, en Éthiopie, après une semaine de travail et sans avoir même mis un pied dans le parc… Ces (mauvais) travaux se font au mépris des populations locales, lesquelles sont toujours vues à travers un prisme néomalthusien. L’ouvrage est aussi essentiel qu’édifiant ; l’auteur porte un coup — que l’on aimerait fatal — au récit du colonialisme vert qui façonne encore l’Afrique aujourd’hui. [M.B.]
Flammarion, 2020
☰ Politiques du flamant rose — Vers une écologie du sauvage, de Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet
Il s’agit d’abord d’une marche au printemps, celle de deux naturalistes, l’un géographe, l’autre écologue, dans le « paysage horizontal » de la Camargue. Vaste zone humide, le lieu accueille nombre d’oiseaux migrateurs. Parmi eux, le flamant rose, drôle d’espèce montée sur échasse dont le cou se courbe autant que le bec. Il s’agit d’une marche, donc, au cours de laquelle les auteurs tombent sur un objet incongru dans un tel espace : « Un canon à gaz et et sa bouteille aux couleurs fatiguées gisent aux abords de la culture. » Ici on produit le riz et le tourisme ; on accueille les flamants et on les fait fuir, à coups de canons répétés ; on aime et on déteste tout à la fois cette même espèce. L’histoire imbriquée d’un territoire et d’un oiseau est plus complexe qu’il peut sembler de prime abord. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet content celle des flamants roses camarguais, et les conséquences politiques, économiques et écologiques qui ont découlé de leur prise en charge. Si l’animal au plumage rose est aujourd’hui le symbole de tout un estuaire, « les paradoxes sont nombreux : le marais que l’on croit naturel, le canard sauvage et le flamant libre peuvent être artificiels, domestiques et aliénés ». Car si le flamant a une histoire longue de 23 millions d’années, celle que l’espèce a entretenue avec la Camargue s’est singulièrement emballée au siècle dernier. Le gardiennage des individus s’est généralisé : les oiseaux concurrents et les potentiels prédateurs se voient contrôlés et un aménagement territorial dédié se dessine. En même temps que le paysage se standardise autour de la riziculture, le rapport à l’oiseau se normalise. Des tensions entre acteurs se font jour. Les flamants n’échappent plus à l’intervention humaine et en redessinent sans cesse les contours. S’inscrivant à rebours de cette histoire, c’est « pour préserver le potentiel évolutif du flamant et de la Camargue toute entière » que Mathevet et Béchet militent : respecter la souveraineté territorial de l’espèce, restaurer son autonomie vis-à-vis des aménagements humains et des interventions gestionnaires. La Camargue pourrait dès lors être un de ces lieux où « on s’efforcerait d’annihiler toute volonté humaine de piloter la nature » ; un souhait participant d’une juste question : « Pourquoi et comment intégrer les animaux à la société des humains ? ». Et ces derniers de répondre au nom d’un réciproque attachement. [R.B.]
Wildproject, 2020
☰ Du libéralisme autoritaire, de Carl Schmitt et Hermann Heller
En nous présentant et traduisant le débat entre Carl Schmitt et Hermann Heller, Grégoire Chamayou nous fournit une pièce essentielle pour comprendre la genèse de ce que le second des deux juristes baptisa en son temps « libéralisme autoritaire » — et dont l’ombre ne semble toujours pas s’être dissipée près d’un siècle plus tard. À la veille de l’accession au pouvoir d’Hitler, le conseiller du prince Carl Schmitt énonce devant une assemblée de patrons et d’administrateurs les fondements conceptuels de ce monstre politique, alliant autoritarisme politique et libéralisme économique ; soit, de façon explicite, l’écrasement de toutes les revendications sociales. Loin d’entrer en contradiction, les deux aspects sont même essentiellement solidaires, comme le montre Chamayou dans son analyse de la convergence entre Schmitt et Rüstow, dont le projet se résumait à « Économie libre, État fort ». Ce qui ne pouvait que plaire à Schmitt, dont la conférence de 1932 avait pour titre « État fort et économie saine ». Cette convergence fondamentale est possible grâce à cet axiome partagé : « Un État fort
est l’indispensable condition d’une économie assainie ou libérée. » Ainsi, contre le pluralisme des partis, qui ne peut produire rien d’autre que l’affaiblissement et la déliquescence de l’État, il faut instituer un État autoritaire, puissant, impartial — bref, un État total, au sens nouveau que lui donne Schmitt, c’est-à-dire un État total qualitatif, « total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler un stato totalitario », et non cet État total quantitatif, « au sens du simple volume », politisant des aspects de la société qui ne devraient pas l’être. L’on comprend donc pourquoi, malgré ses initiales réticences, Schmitt n’eut que peu de peines à se rallier à Hitler un an plus tard. Face à cette volonté d’annihiler le politique, Heller montre bien que l’ennemi désigné par le libéralisme autoritaire et l’État total schmittien n’est autre que la démocratie. Car celui-ci, en instaurant une séparation entre l’État et l’économie, n’est que le signe d’une faiblesse fondamentale. Et ce pour une raison très simple : sans une politique autoritaire et anti-démocratique, jamais le peuple allemand n’acceptera une telle désétatisation de l’économie. Et c’est bien grâce à l’échec annoncé du libéralisme autoritaire qu’un homme providentiel, Hitler, a pu s’instituer maître du destin de l’Allemagne. [A.C.]
La Découverte, 2020
☰ Le Deuil de la littérature, de Baptiste Dericquebourg
Qu’attendons-nous aujourd’hui des facultés de Lettres et de Philosophie ? Plus grand-chose, il est vrai, tant l’enseignement qui y est livré s’est éloigné de la vie, et en particulier de la vie de l’esprit. Nous n’y apprenons souvent plus qu’à conserver : des textes, des doctrines et bien entendu quelques procédés ingénieux légués par les générations précédentes, dont les plus habiles se servent pour se distinguer symboliquement de la foule des ignorants. C’est du moins à partir d’un tel diagnostic que Baptiste Dericquebourg nous appelle à faire « le deuil de la littérature ». Deuil de ce que l’auteur nomme le « Parnasse increvable », figeant les œuvres en autorités indépassables ou en excréments fossilisés. Le résultat en est une accumulation interminable de gloses sur celles-ci, puis de gloses sur ces mêmes gloses… Mais à quoi bon ? L’immortalité des œuvres n’est pour l’auteur que l’envers de la mort spirituelle des vivants. Rares sont ceux qui, exerçant la profession d’exégète, se livrent aussi à la création. Et l’auteur a raison, à la fin de son livre, d’appeler tout simplement les jeunes lettrés à lire, écrire et échanger — bref, à donner et trouver du sens dans ce qu’ils font. Il est cependant dommage qu’à la justesse du diagnostic réponde une solution fantasmagorique : la dissolution des facultés de lettres et de philosophie. Car dans l’état actuel de délabrement des universités, une telle proposition ne reviendrait-elle pas à occulter la question infiniment complexe de l’enseignement littéraire et philosophique ? D’autant que les propositions fort intéressantes de l’auteur sur l’enseignement de la rhétorique générale ne concernent principalement que les enfants et adolescents. En fin de compte, ce qui fait sans doute tant la force et la faiblesse de ce livre, c’est qu’il se fonde entièrement sur une expérience personnelle de désillusion, de telle sorte qu’il exprime en acte le cœur de son propos, à savoir une incitation à la libre-parole et à la renaissance de l’ardeur et la passion que nous avons tous pour la vie de l’esprit. [A.C.]
Allia, 2020
☰ Constellations — Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, du collectif Mauvaise troupe
Lorsqu’il apparaît urgent de faire un pas de côté, il est utile de pouvoir se tourner vers de similaires expériences. Constellations offre une somme de « trajectoires » telles, souvent collectives, parfois individuelles, toujours révolutionnaires. Depuis les mouvements antimondialisation au début des années 2000, jusqu’aux luttes territoriales dans le Val de Suse ou à Notre-Dame-des-Landes (NDDL), il s’est agi pour celles et ceux impliqués de « conjointement vivre et lutter
». Que ce soit lors d’un rassemblement sur une place, sur un trottoir pour animer une cantine sauvage, les pieds dans la boue pour simplement habiter et construire ensemble, ou dans un squat aux mille visages, l’assertion s’est sans cesse vue actualisée. La sociologue Sylvaine Bulle ne s’est pas trompée dans sa tentative de faire une sociologie pragmatique de l’autonomie politique dans les occupations de Bure et NDDL. Car les récits délivrés dans cet ouvrage se veulent « au ras des événements, au ras de l’existant » — pragmatiques, donc. Ainsi navigue-t-on d’une séquence révolutionnaire à l’autre en passant par des récits, témoignages ou entretiens en prise avec des thèmes communs : déserter, savoir-faire, habiter, s’organiser par-delà les organisations, imaginer, fêter, intervenir ou hacker. Contre la « dépossession organisée », on apprend des techniques lointaines et des gestes anciens ; pour ne pas accepter la standardisation des manières d’être et « conserver ce décalage » avec l’état des choses, on disparaît et reprend pied ailleurs ; se passer des partis et des hiérarchies implique de se grouper, « de la bande au réseau, en passant par l’assemblée ou le collectif informel ». « Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque », nous rappelle-t-on à son seuil. Que l’on songe aux textes du même collectif qui y ont fait suite — Contrées, Défendre la zad, Saisons, et plus récemment Borroka, sur la Pays baque insoumis — et l’on pense que ce désir n’est pas resté lettre morte. [R.B.]
Éditions de l’éclat, 2014
☰ Solidarité animale — Défaire la société spéciste, d’Axelle Playoust-Braure et Yves Bonnardel
Pourquoi choyer un labrador et décapiter un veau âgé d’à peine huit mois ? Pourquoi s’émouvoir de la torture d’un chat mais ne pas s’élever contre celle qui, en laboratoire, s’exerce sur tant de lapins, de singes ou de souris ? Pourquoi condamner la violence physique et tenir pour acceptable le meurtre, chaque jour en France, de trois millions d’individus dans les abattoirs ? Pourquoi considérer qu’être traité comme du bétail est indigne pour son espèce mais défendable pour les autres ? Affaire d’idéologie. L’ouvrage s’attache à penser celles qui prévalent en Occident : le spécisme, le dogme humaniste et l’anthropocentrisme. « L’immensité du carnage s’offre à nous en permanence. Les végétariens, les véganes et les antispécistes ne vivent plus dans le même monde que les autres. Ils et elles visualisent cet envers du décor dont parle Victor Hugo : L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà.
» Mais loin de s’enorgueillir de cette lucidité, les auteurs enjoignent à refuser l’isolement et le purisme : c’est une force de masse, populaire, qu’il convient de constituer. En complément de la lutte idéologique (culturelle), le livre promeut dès lors une approche dite « comportementale ». Entendre : rendre l’alimentation végétale accessible, fixer des objectifs à court et moyen terme, former des coalitions larges (y compris avec les petits paysans), travailler à la mise en place ici et maintenant d’une zoopolis. Si l’enjeu final est de nature toute révolutionnaire — rompre avec « la tradition multimillénaire des éthiques (et des politiques) fondées sur les appartenances et les hiérarchies » ; refermer le « cycle maudit » (Lévi-Strauss) ouvert par l’humanisme, en tant qu’il fait de l’Homo Sapiens la mesure de toute chose ; interdire la chasse, la pêche, l’élevage, l’exploitation et le commerce des animaux —, c’est une perspective réformiste qui se dessine en ces pages. Ouvertement reliée au mouvement libertaire, tradition antispéciste oblige, et pleinement articulée aux luttes sociales, féministes, antiracistes et écologistes. Le mouvement animaliste occupe désormais le devant de la scène politique ; ce livre en est l’une des voix significatives. [E.B.]
La Découverte, 2020
☰ Mohamed Saïl, l’étrange étranger — Écrits d’un anarchiste kabyle, textes réunis et présentés par Francis Dupuis-Déri
C’est là une voix confidentielle. Campons brièvement notre homme : né en Kabylie à la fin du XIXe siècle, chauffeur-mécanicien de profession puis réparateur de faïences, insoumis et déserteur lors de la Première Guerre mondiale, prisonnier 11 années durant en divers lieux, volontaire internationaliste dans la colonne Durruti lors de la guerre d’Espagne, fabricant de faux papiers sous l’Occupation. Puis louons les éditions Lux d’avoir publié les écrits du militant anarchiste et communiste libertaire, rassemblés pour l’occasion par l’essayiste québécois Francis Dupuis-Déri. Le capitalisme, l’impérialisme et l’oppression coloniale tracent un fil rouge entre ces pages : Saïl, le verbe haut, n’en finit pas de dénoncer la sujétion des indigènes et d’appeler au soulèvement. Et c’est d’un même élan qu’il pourfend le communisme d’État — renvoyant dos à dos les bagnes coloniaux et les camps soviétiques — et la religion. Ainsi, s’il n’hésite pas à évoquer « la grande civilisation musulmane » et ses « frères musulmans », son peuple, assure-t-il, n’a embrassé l’islam que par la force des armes. « La grande masse des travailleurs kabyles sait qu’un gouvernement musulman, à la fois religieux et politique, ne peut revêtir qu’un caractère féodal, donc primitif. Tous les gouvernements musulmans l’ont jusqu’ici prouvé. » Dieu, dans tout ça ? Un parrain de « l’obscurantisme ». « N’attendez rien d’Allah, les cieux sont vides, et les dieux n’ont été créés que pour servir l’exploitation et prêcher la résignation », va-t-il jusqu’à lancer en 1935 dans La Voix libertaire. Un poète donne son titre au présent recueil : « Étranges étrangers / Vous êtes de la ville / vous êtes de sa vie / même si mal en vivez / même si vous en mourez. » Un certain Jacques Prévert, dédiant en son temps ces vers à Saïl. [E.C.]
LUX, 2020
☰ Fascisme fossile — L’extrême droite, l’énergie, le climat, de Zetkin Collective
« Drill, baby, drill ! », « Fore, chéri, fore ! » : ce mot d’ordre, au cœur de la campagne républicaine étasunienne de 2008 (avant d’être régulièrement repris), serait-il révélateur d’un lien étroit entre les combustibles fossiles et le fascisme ? Telle est en tout cas la thèse défendue par le Zetkin Collective dans ce livre. Analysant les ressorts du climato-négationnisme, auscultant les liens entre capital fossile et nationalisme dans le monde contemporain — l’Amérique de Trump, le Brésil de Bolsonaro, les partis nationalistes européens —, revenant sur le culte de la vitesse, des moteurs et du pétrole autrefois au cœur du nazisme et du fascisme italien, les différents auteurs affirment qu’il existe « un lien entre le projet ethnonationaliste et le socle énergétique fossile ». Soucieux de ne pas distinguer « le fascisme en tant qu’ensemble d’idées et le fascisme en tant que force historique réelle », ils soulignent également que l’existence d’une crise dans la dynamique d’accumulation du capital est la première des conditions pour que ce dernier s’épanouisse. Paraphrasant le philosophe et sociologue Max Horkheimer, le collectif rappelle qu’il existe des liens entre le capitalisme libéral et la dérive « carbo-fasciste » : « celui qui ne souhaite pas parler du capital fossile ni de l’idéologie libérale qui continue de l’alimenter devra également taire le fascisme fossile et ses premières secousses ». Même si l’on peut regretter que l’ouvrage se consacre essentiellement au lien entre fascisme et capital fossile, n’explorant pas davantage la façon dont certaines franges de l’extrême droite articulent critique du capitalisme et revendications écologistes, saluons la parution du présent livre, le premier entièrement consacré à cette question en France. [P.M.]
La Fabrique, 2020
Photographie de bannière : Roiter Fulvio, 1948
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