Cartouches (66)


Une com­mune de l’Ain, des marins en plein mer, des renards et des che­vaux, l’Algérie et Aubervilliers, les rues des gilets jaunes, les mots simples de la poé­sie, les femmes de la Commune, une pros­ti­tuée et une ville por­tuaire, les années de plomb ita­liennes et la révo­lu­tion socia­liste : nos chro­niques du mois de juin.


L’Inconnu de la poste, de Florence Aubenas

De quoi un fait divers est-il le nom ? Qu’est-ce qu’un meurtre à l’arme blanche, com­mis dans le petit bureau de poste d’une com­mune de l’Ain en décembre 2008, a à nous dire ? La jour­na­liste Florence Aubenas s’at­taque ici à la ques­tion, sans ver­ser dans le sen­sa­tion­nel ni dans le voyeu­risme. La prose de ce livre d’en­quête colle au réel à la manière non pas du compte-ren­du, mais du récit. Des pro­ta­go­nistes se des­sinent, dont on ne sai­sit que cer­tains aspects de leur his­toire. Ainsi la vic­time Catherine Burgod, son père, son ex et son nou­veau com­pa­gnon, ses amies, mais aus­si une bande de mar­gi­naux sur les­quels la jus­tice s’est attar­dée, gra­vitent autour du centre qu’est l’é­vé­ne­ment cri­mi­nel, sans que la loi de ce manège ne nous soit jamais entiè­re­ment révé­lée. Car voi­là le pro­blème : l’en­quête avance, tâtonne, des sus­pects sont avan­cés, des hypo­thèses émises. Mais pour lors, les faits n’ont pas été réta­blis dans leur véri­té. Si le livre manie le sus­pens, il nous place sur­tout au contact de ce qu’un fait divers pro­voque, tant à l’é­chelle de vies indi­vi­duelles qu’à l’é­chelle d’une loca­li­té qui répond au doux nom de « Plastic Valley », pour l’in­dus­trie du plas­tique qui y a rem­pla­cé pour bonne part les acti­vi­tés agri­coles. Sans sur­prise, c’est une secousse, dont les ondes de choc se pro­pagent et se rami­fient bien après que le meurtre ait été com­mis. Le prin­ci­pal sus­pect, Thomassin, se voit ain­si mêlé à cette affaire : enfant de la DDASS, acteur de ciné­ma mi-flam­boyant mi-déchu, alcoo­lique à la marge, beau par­leur, consom­ma­teur de Subutex. Si le père de la vic­time et les enquê­teurs ne se privent pas de lui faire por­ter le cha­peau, le livre, lui, s’en garde bien. Il conserve l’hu­mi­li­té de qui se tient à l’é­coute du réel — en l’oc­cur­rence Florence Aubenas, dont la pra­tique du jour­na­lisme est plus que bien­ve­nue à l’ère de l’in­for­ma­tion conti­nue. [L.M.]

Éditions de l’Olivier, 2021

Pleine mer, de Jean Gaumy

Une défer­lante balaie le pont ouvert d’un navire de pêche, alors que les marins en ciré épais s’a­grippent à ce qu’ils peuvent trou­ver à leur por­tée pour ne pas être empor­tés. La cou­ver­ture de Pleine mer, du pho­to­graphe Jean Gaumy, membre de l’a­gence Magnum, donne le ton d’un ouvrage qui regroupe qua­torze ans d’i­mages réa­li­sées sur les cha­lu­tiers à pont ouvert, aujourd’­hui dis­pa­rus. Les pho­to­gra­phies alternent avec les car­nets du pho­to­jour­na­liste et des extraits de jour­naux de bord et de cartes marines. Tandis que les tra­vaux socio­lo­giques sur la pêche sont rares, l’ou­vrage forme un témoi­gnage deve­nu main­te­nant une archive sur la pêche hau­tu­rière et les condi­tions de tra­vail éprou­vantes des marins. Dans sa pré­face, l’au­teur écrit : « Il ne peut pas s’agir de faire un repor­tage. Il s’agit d’autre chose. Je ne sais pas vrai­ment. Il fau­dra racon­ter. Raconter sim­ple­ment. Éviter l’imposture, le registre héroïque. Rester à hau­teur d’hommes. » Les images sont prises au contact de leurs sujets, le pho­to­graphe est par­mi les marins, assis avec eux au mess, sur le pont alors qu’ils relèvent les filets. Les lumières si par­ti­cu­lières de la haute mer font res­sor­tir les traits mar­qués par la fatigue, les toiles des cirés qui enve­loppent et uni­for­misent des corps sans cesse en ten­sion, et que le pho­to­graphe met en rela­tion avec les ani­maux autour d’eux. Envolée de mouettes dans une lumière crue qui perce la nuit. Écailles lui­santes des pois­sons, avec qui les hommes finissent entre­mê­lés sur le pont d’un bateau que la houle fait s’in­cli­ner dan­ge­reu­se­ment. Autour d’eux, les élé­ments se déchaînent, la pluie bat­tante crible l’é­cume des vagues. Jean Gaumy capte aus­si les ins­tants de relâ­che­ment, les moments de soli­tude arra­chés au col­lec­tif comme celui où cet homme, regard dans le vague, qui fume une ciga­rette appuyé contre la coque après une nuit d’ef­forts. Pleine mer est un ouvrage qui par­ti­cipe de la mémoire ouvrière, et son conte­nu per­met de nour­rir les études sur les tra­vailleurs de la mer[L.]

Éditions de la Martinière, 2001

Une bête entre les lignes, d’Anne Simon

Posons cette asso­cia­tion : lit­té­ra­ture et ani­maux. Pour l’illus­trer et la déplier, les exemples sont légion — tout lec­teur ou lec­trice aurait les siens à défendre. Il y a ce renard que l’on sus­pend puis éventre dans Regain, de Giono ; ce che­val qui se cabre et s’af­fole dans La Route des Flandres, de Claude Simon ; ces pha­lènes qui ne cessent de rejoindre la lumière dans Les Vagues, de Virginia Woolf. « Si la lit­té­ra­ture est si popu­leuse, c’est que les bêtes ravissent les humains. » Pour l’at­tes­ter, Anne Simon a pas­sé les vingt der­nières années à fouiller les biblio­thèques à la recherche de ces ani­maux qui mettent hors de soi dès lors qu’on porte son atten­tion sur eux. Spécialiste de Proust, c’est d’a­bord depuis l’œuvre ce der­nier qu’Anne Simon a posé les pre­miers jalons de son entre­prise. Se côtoient par la suite des écrits mécon­nus d’au­teurs ou d’au­trices en bonne place au pan­théon lit­té­raire et des textes contem­po­rains dont on s’oc­cupe peu, usuel­le­ment, dans les essais sur la lit­té­ra­ture. Si le pay­sage est vaste, il ne s’a­git en rien de jux­ta­po­ser les mono­gra­phies, mais plu­tôt d’é­pais­sir la notion de « zoo­poé­tique », soit le dis­cours écrit sur, avec et par­fois par les bêtes. Ainsi la poé­tique tend vers le poli­tique lorsque la vie de ces ani­maux est niée et qu’il faut le dire. « L’animalité n’est pas une don­née neutre et uni­ver­selle » : il convient de fêter cer­taines de ses formes comme de dénon­cer son uti­li­sa­tion mer­can­tile et des­truc­trice. Passé le « lyrisme de la viva­ci­té », celui qui emporte sur les pistes à la recherche de traces, on entre, avec Yves Bichet ou Olivia Rosenthal, dans l’en­fer de l’agroalimentaire. Comment écrire les veaux, porcs et pou­lets qu’on entasse en des han­gars ? Auteurs et autrices peinent à effec­tuer un geste aupa­ra­vant spon­ta­né : « recon­naître intui­ti­ve­ment ce qu’est une bête — et par rico­chet, un humain ». Aussi la lit­té­ra­ture se doit d’a­bor­der le cru, le com­mun, au même titre que le vif ou le sau­vage. Cet essai trace un bes­tiaire qu’on ne peut qu’es­pé­rer voir pro­lon­gé. [R.B.]

Wildproject, 2021

La Discrétion, de Faïza Guène

« Peut-être que ça ne vous frap­pe­rait pas en la regar­dant, mais der­rière Yamina, il y a une Histoire, comme der­rière tout un cha­cun. » Cette phrase qui clôt le pre­mier cha­pitre de La Discrétion donne un éclai­rage sur la démarche de Faïza Guène. À tra­vers les por­traits de femmes de diverses géné­ra­tions — Yamina, née dans l’Algérie colo­ni­sée ; sa mère et ses filles ; trois hommes autour d’elle, père, mari et fils —, l’au­trice des­sine la com­plexi­té des che­mins de vie d’une famille dont les parents sont venus de l’autre rive de la Méditerranée et les enfants nés en France. Alternant entre les époques et les lieux, de l’Algérie qui com­bat pour son indé­pen­dance à Aubervilliers aujourd’­hui, le récit tente de nous faire sen­tir com­ment dif­fé­rentes géné­ra­tions s’emparent de la ques­tion de l’im­mi­gra­tion et de ses contra­dic­tions — étranger·es à la fois ici et là-bas — et quelles réponses cha­cun construit face à cette ques­tion, entre déter­mi­nismes sociaux et choix per­son­nels, vie intime et ave­nir pro­fes­sion­nel. Avec l’his­toire de Brahim, fils de pay­san venu tra­vailler dans les mines puis les usines, une facette de l’his­toire ouvrière en France est rap­pe­lée ; elle se pour­suit de nos jours avec son fils Omar, tra­vailleur ubé­ri­sé, et ses filles Malika, Hannah et Imane, en recherche de sens dans leur tra­vail. À l’i­mage du titre, l’é­cri­ture, sans effets, allie ten­dresse, humour et émo­tions. Le roman de Faïza Guène est un hom­mage à une géné­ra­tion d’immigré·es pro­lé­taires algérien·nes, de même qu’une réponse salu­taire aux cli­chés d’une droite de plus en plus extrême désor­mais omni­pré­sente dans les médias. Face au racisme, aux dis­cri­mi­na­tions, Yamina a choi­si de ne pas « se lais­ser abî­mer par le mépris » et pré­fé­ré le silence à la colère. Mais son icône demeure Djamila Bouhired, emblé­ma­tique résis­tante algé­rienne ; l’es­prit de résis­tance insuf­flé par son père, com­bat­tant de la guerre de libé­ra­tion, est bien pré­sent chez elle. Et il infuse chez ses filles. [L.]

Plon, 2020

On est là, de Serge D’Ignazio 

« Entre deux syn­copes nous ten­dons des cordes / rêves Molotov / nos voix comme des vio­lons / dans les rues tissent un nou­veau silence / rouge noir vert jaune / qui fait fré­mir les assas­sins ». Les mots de Cathy Jurado, pro­fes­seure, poé­tesse et écri­vaine, illus­trent l’image d’une foule de manifestant·es, poings levés, embru­mée par quelques fumi­gènes. On est là regroupe 150 pho­to­gra­phies de Serge D’Ignazio, dont le point de départ fut un cer­tain same­di 17 novembre 2018. Des images aux noirs et gris pro­fonds, témoi­gnages de tous les cor­tèges pari­siens des gilets jaunes, depuis le pre­mier acte. Elles sont accom­pa­gnées d’une dizaine de textes — récits ou com­men­taires — d’acteurs et d’ac­trices du mou­ve­ment deve­nu his­to­rique. Ici, une jeune mili­tante bran­dit un menu déro­bé au Fouquet’s ; là, un musi­cien tam­bou­rine face à un gen­darme et son bou­clier. Des ban­de­roles affichent les pho­tos des mutilé·es vic­times de vio­lences poli­cières ; des gilets portent des slo­gans sur leurs dos ; des enfants se joignent aux luttes de leurs aîné·es. Bérengère, qui tra­vaille en milieu asso­cia­tif auprès des per­sonnes aveugles et mal­voyantes, se dit « ani­mée d’une rage explo­sive et pro­fonde ». Une colère qui résonne dans le cœur de Lola, lycéenne, qui a pris la déci­sion de rejoindre le mou­ve­ment, elle aus­si. Serge D’Ignazio a cap­tu­ré les sou­rires et les embras­sades des manifestant·es mais aus­si les LBD qui les visaient, lui et les gilets jaunes, celles et ceux tombé·es au sol, entouré·es de Street Medics par­fois, encerclé·es par les forces de l’ordre, sou­vent. « Les visages denses racontent des vies, rudes de toute évi­dence, quelques fois abî­mées mais déter­mi­nées », ajoute l’historienne Ludivine Bantigny. Le pho­to­graphe qui se décrit comme « ama­teur » reverse l’intégralité de ses droits d’auteur à la Ligue des droits de l’Homme. [M.S.-F.]

Adespote, 2021

Brouillons amou­reux, de Souad Labbize

Quand elle écrit l’a­mour qui se dit, et l’a­mour qui se tait, Souad Labbize semble tou­jours en équi­libre sur un fil, à la fron­tière de l’u­ni­ver­sel et de l’in­time. On pour­rait croire d’a­bord que ses poèmes abordent les lieux com­muns des rela­tions amou­reuses, et ce serait une erreur. Ils s’en affran­chissent tou­jours. Mettre de l’ordre dans ce qui est brouillon, dans ce qui est confus, ce qui confond : voi­là ce que font ces poèmes, d’une écri­ture qu’on pour­rait dire à l’é­co­no­mie. Rien n’y est super­flu. Des cir­con­vo­lu­tions de la lit­té­ra­ture amou­reuse, l’au­teure s’af­fran­chit aus­si. Ses phrases sont souples, légères et inci­sives aus­si. « Grammaire amou­reuse / dans je pense à toi / je ne suis pas / le sujet de la phrase. » Elles vont à l’es­sen­tiel. Personnifiées, on dirait d’elles qu’elles sont dis­crètes, pré­cises, brutes mais jamais mal dégros­sies. L’intangible des émo­tions se mêle aux objets du quo­ti­dien, aux habi­tudes que prennent celles et ceux qui s’aiment, aux pos­tures des corps par­fai­te­ment sai­sies. Corps qui s’embrassent, se séparent et peinent par­fois à se répa­rer. Le rythme est sou­vent sac­ca­dé, les enjam­be­ments s’en­chaînent : il y a là un peu de la course, de la fré­né­sie, de l’es­poir de cap­tu­rer ce qui trop de fois s’é­va­nouit. Les poèmes sont courts, inci­sifs, comme des flèches déco­chées dans le vif du sujet. Cette poé­sie-là, on peut l’emporter par­tout avec soi : les mots simples se lovent dans la mémoire, on s’en fait des bagages. Les lec­teurs ara­bo­phones pour­ront pro­fi­ter de la ver­sion bilingue de cette édi­tion. Les deux textes, en vis-à-vis sur les pages ouvertes, sont de l’au­teure, qui a fait du fran­çais — sa langue d’exil — une langue poé­tique. [C.M.]

Éditions Les Lisières, 2017

Franchir les bar­ri­cades, de Carolyn J. Eichner

« La révo­lu­tion sans les femmes », raillait en mai 1871 la jour­na­liste et roman­cière André Léo dans les pages de La Sociale, titre dont elle s’est occu­pée la Commune durant. « Les femmes sans la révo­lu­tion », pour­rait-on ajou­ter avec l’his­to­rienne éta­su­nienne Carolyn J. Eichner, tant l’his­toire du fémi­nisme a été selon elle expur­gé de l’ap­port des com­mu­nardes dans son éla­bo­ra­tion. C’est ce qu’elle s’est atta­chée à défendre dans un ouvrage datant d’une dizaine d’an­nées, mais tra­duit il y a peu seule­ment. En croi­sant les par­cours de trois insur­gées (Paule Minck, Élisabeth Dmitrieff et André Léo), l’au­trice fait le bilan d’un socia­lisme fémi­niste aux dimen­sions mul­tiples. À rebours du fémi­nisme bour­geois, cen­tré sur la ques­tion du droit, qui s’im­pose la décen­nie sui­vante, « c’est en ajou­tant la dimen­sion du genre à la cri­tique de classe que les com­mu­nardes devinrent socia­listes fémi­nistes ». Les por­traits dépeints ici affirment la diver­si­té des approches défen­dues alors : par le biais de « son ques­tion­ne­ment jour­na­lis­tique et lit­té­raire des limites […] impo­sées aux femmes en termes de com­por­te­ment et de choix », André Léo agit pour une trans­for­ma­tion gra­duelle et socia­liste de la socié­té de son temps ; Dmitrieff, elle, œuvre à la tête de l’Union des femmes pour que celles-ci soient plei­ne­ment indé­pen­dantes, par un « effort de réor­ga­ni­sa­tion du tra­vail » ; Minck, enfin, salue et sou­tient les reven­di­ca­tions les plus com­munes avec « son mili­tan­tisme popu­laire et son lan­gage insur­rec­tion­nel radi­cal ». Outre une savante mise en pers­pec­tive, Eichner s’est uti­le­ment éten­due sur les suites de la Commune pour ces femmes. Si Minck a per­sé­vé­ré dans un mili­tan­tisme com­bat­tif, Léo et Dmitrieff se sont toutes deux pro­gres­si­ve­ment écar­tées d’une pos­ture poli­tique publique. Ces trois par­cours invitent à plei­ne­ment recon­naître l’im­por­tance du rôle des femmes durant la Commune et, plus lar­ge­ment, à recon­si­dé­rer l’ac­tion révo­lu­tion­naire dans l’his­toire du fémi­nisme. [E.M.]

Éditions de la Sorbonne, 2020

La Prostituée, de Hayama Yoshiki

En déam­bu­lant fiè­re­ment sur la « jetée des Ricains » à Yokohama, Minpei-le-Démocrate avait presque oublié sa condi­tion de pro­lé­taire — jus­qu’à ce qu’une voix mena­çante, sur­gie de nulle part, ne donne lieu à un ter­rible mal­en­ten­du. Un homme à la « face de limace » et ses deux aco­lytes lui sou­tirent les der­nières pièces qu’il lui reste. Minpei croit à un pur et simple racket, mais les hommes le conduisent ensuite dans une « chambre étrange » à l’air vicié. Au sol gît une femme nue, anéan­tie, « pitoyable ». Mais pour­quoi diable ces hommes l’ont-ils mené devant cet être cada­vé­rique ? Cherchent-ils, dans un ultime accès de cynisme et de cupi­di­té, à exploi­ter, vaille que vaille, le peu de vie qu’a­brite ce corps ? À vrai dire, nul des pro­ta­go­nistes n’est maître de la situa­tion — comme si, dans la misère elle-même et la conscience de cette misère, les hommes conti­nuaient à se faire machi­ner par une logique de la dette et de la ser­vi­tude qui les dépasse. Minpei en vient à se deman­der : com­ment cette femme a‑t-elle pu être réduite à de telles extré­mi­tés ? Et, par-des­sus tout, quel sens pro­fond cette sorte de cadavre qui res­pire peut-il encore dire aux autres humains ? L’énigme est en effet qu’en dépit de l’ex­trême dénue­ment, et d’une plu­ra­li­té de stig­mates phy­siques et exis­ten­tiels qui l’af­fectent, la pros­ti­tuée n’a pas encore renon­cé à la vie. Le moindre souffle, la moindre parole, recèle un sens uni­ver­sel — comme si la nudi­té du corps déchu devait à lui seul signi­fier la misère de la condi­tion exploi­tée. Il n’en faut guère plus à Minpei pour com­prendre que le des­tin de la pros­ti­tuée est inti­me­ment lié au sien, ain­si qu’à celui de tous les pro­lé­taires. Car c’est depuis l’ex­trême pré­ca­ri­té de la vie, et la néga­tion per­pé­tuelle de son huma­ni­té, que la pros­ti­tuée garde para­doxa­le­ment quelque chose de pro­fon­dé­ment humain, qui, par-delà le temps et l’es­pace, conti­nue de nous heur­ter, nous, lec­teurs. « Tant qu’on vit », dit l’un des com­pa­gnons d’in­for­tune de la pros­ti­tuée, « on peut pas être sûr qu’­ça ser­vi­ra pas un jour à quelque chose ». [A.C.]

Allia, 2021

Années de rêves et de plomb, d’Alessandro Stella

11 juin 1979, Thiene, Italie. Trois jeunes hommes et femmes décèdent dans l’ex­plo­sion d’une bombe qu’ils étaient en train de confec­tion­ner. On ne prend pas soin des morts, faute de temps ; c’est le début d’une immense opé­ra­tion de police à l’en­contre des membres les plus actifs du mou­ve­ment auto­nome ita­lien. Parmi eux, Alessandro Stella, alors « anar res­pon­sable » selon ses mots, et impli­qué dans le mou­ve­ment social ita­lien depuis ses débuts avec les grèves de 1968, jus­qu’à son déli­te­ment en 1980. « Mon mili­tan­tisme révo­lu­tion­naire, [d]e 15 à 25 ans, [f]ut tout mon uni­vers. » Tandis que dix ita­liens et ita­liennes exilé·es en France sont menacé·es d’ex­tra­di­tion qua­rante ans après les faits qu’on leur reproche, ce témoi­gnage paraît des plus essen­tiels — et l’Histoire de bégayer : « On nous avait cri­mi­na­li­sés, mar­gi­na­li­sés, empri­son­nés ; mais au-delà de nos per­sonnes, c’est tout un mou­ve­ment de contes­ta­tion social qui se trou­vait au silence. » Si, en par­tant du décès de trois cama­rades, il revient sur les faits et les décrits de l’in­té­rieur, il s’at­tache sur­tout à com­prendre « com­ment et pour­quoi un groupe d’a­mis poli­tiques est pas­sé de l’i­vresse d’un rêve vécu en com­mun au cha­grin des vies dis­pa­rues, d’une sym­biose exis­ten­tielle à l’é­cla­te­ment de notre com­mu­nau­té ». Car c’est cela qui a mar­qué Alessandro Stella : le dévoue­ment et la joie qu’a char­rié le mou­ve­ment auto­nome ita­lien : « Au début de notre his­toire, il y avait une puis­sante force vitale de recherche d’a­mour col­lec­tif ». Depuis qua­rante ans, néan­moins, c’est le repen­tir et l’au­to­cri­tique que la socié­té ita­lienne attend de ces hommes et de ces femmes. Stella, lui, se dit nos­tal­gique de cette époque ; aus­si faut-il le lire afin de sai­sir pour­quoi. [E.M.]

Agone, 2016

Un pro­gramme pour la Révolution — Programme de tran­si­tion et textes choi­sis, de Léon Trotsky

Voilà dix ans que Trotsky vit en exil, chas­sé par Staline et bien­tôt assas­si­né. Les pro­cès de Moscou ont anéan­ti la pre­mière géné­ra­tion bol­che­vik ; Mussolini et Hitler appuient les forces mili­taires de Franco ; une nou­velle guerre mon­diale se pro­file. Pour faire face à la situa­tion, le fon­da­teur de l’Armée rouge s’ap­prête à lan­cer la IVe Internationale : ce « Programme de tran­si­tion » en consti­tue l’ar­ma­ture théo­rique. Les édi­tions Communard·e·s, fon­dées en 2019 en vue de par­ti­ci­per « à la dif­fu­sion et au renou­veau des idées du mar­xisme », res­sus­citent ce docu­ment aux côtés de quelques autres, pour cer­tains inédits en langue fran­çaise. Le che­mi­not et syn­di­ca­liste Anasse Kazib, ancien membre du NPA, signe l’a­vant-pro­pos. À l’é­vi­dence, l’in­ten­tion géné­rale de l’ou­vrage ne sus­ci­te­ra pas l’adhé­sion du champ anti­ca­pi­ta­liste contem­po­rain dans son entier (la Makhnovtchina et Kronstadt res­tent à rai­son en tra­vers de la gorge des liber­taires) ; elle a tou­te­fois pour elle la pleine fran­chise : « renouer avec la méthode de Trotsky » afin de tra­vailler, ici et main­te­nant, à la pro­chaine révo­lu­tion socia­liste. Sans celle-ci, l’in­té­res­sé affirme en 1938 que « la civi­li­sa­tion humaine tout entière est mena­cée d’être empor­tée dans une catas­trophe » : cha­cun connaît la suite. Très cri­tique à l’en­droit du récent Front popu­laire, son plan se veut tout autre : cou­vrir les pays de soviets ; créer un double pou­voir à l’é­chelle de la socié­té ; ren­ver­ser, au terme de l’ul­time col­li­sion, le régime de la bour­geoi­sie pour ins­tau­rer la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, autre­ment dit le pou­voir démo­cra­tique de la majo­ri­té labo­rieuse, puis ins­ti­tuer le socia­lisme. « Celui qui ne cherche ni ne trouve la voie du mou­ve­ment des masses, celui-là n’est pas un com­bat­tant, mais un poids mort pour le par­ti. Un pro­gramme n’est pas créé pour une rédac­tion, une salle de lec­ture ou un club de dis­cus­sion, mais pour l’ac­tion révo­lu­tion­naire de mil­lions d’hommes », aver­tit le révo­lu­tion­naire, d’ailleurs sou­cieux de ral­lier les peuples du Sud et la pay­san­ne­rie à sa pro­po­si­tion. Si, à la veille de la Seconde Guerre mon­diale, Trotsky ne se paie pas de mots quant à leur force — déri­soire —, les pro­jec­tions qu’il for­mule feront pour­tant chou blanc : le capi­ta­lisme n’é­tait pas en phase de déclin ; la dia­lec­tique n’a pas tra­vaillé « pour nous » ; les masses n’ont pas ral­lié la IVe Internationale. La dis­cus­sion stra­té­gique peut com­men­cer. [A.T.]

Éditions Communard·e·s, 2021


Photographie de ban­nière : Shirley Baker


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REBONDS

Cartouches 65, mai 2021
Cartouches 64, avril 2021
Cartouches 63, mars 2021
Cartouches 62, février 2021
Cartouches 61, jan­vier 2021

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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