Des tissus d’Arlequin, une économie libertaire, le culturalisme décrypté, la création d’un mouvement de masse, des feux à rallumer, le refus de parvenir, un appel à multiplier les Rojava, les cabanes d’un monde saccagé, la révolte des en-dehors, un syndicat de tous les travailleurs, les villes de la consommation, le Paris des exilés et un homme des forêts : nos chroniques du mois de juin.
☰Un grand instant, d’Olivier Barbarant
Quand on s’aperçoit qu’Olivier Barbarant a dirigé le volume d’œuvre poétique d’Aragon dans la Pléiade, on n’est déjà plus vraiment surpris : il y a de l’auteur d’Elsa dans sa prosodie. Le lyrisme est assumé, les odeurs et les saveurs sont des pièges à souvenirs, l’enfant qui a plongé dans une rivière d’eau pure ne s’en remet jamais vraiment — « celui que l’on est bien plus tard devenu cherche sans vraiment le savoir sur des corps les derniers reliefs de ses premières extases ». Car c’est aussi une ode à la beauté et à la fragilité des hommes qui nous est proposé, une sorte de bouleversante galerie de portraits comme autant d’amers — ces balises de navigation — fichés dans la mémoire. On écrit alors « pour n’être pas tout à fait fou, que se rassemblent / un peu les sables des secondes. On se souvient / comme on coudrait sur sa guenille pièce à pièce les tissus d’Arlequin », pour ressusciter un peu de l’émotion qui nous envahissait devant un corps ; on rédige une sublime « parenthèse » en prose qui commence par « entre l’étau des cuisses dures et le satin des bras, les hommes disposent d’un remarquable appareil à broyer l’âme en perforant le corps » et finit par « la contemplation d’un sexe beige, encore luisant, posé comme un oiseau sur le duvet d’une cuisse, endormi dans son nid ». Puis l’on atteint ce « dernier aveu », versets qui racontent le désir d’« un poème à rendre aphones tous les oiseaux […] / un poème et toute chair en soit émue / Pareil à la bouche avide qui répand sur l’échine offerte un plein dégel de frissons / Un poème comme la noix de mon âme qui craque entre vos bras ». On découvre enfin des poèmes-manifestes, ceux qui parlent des bouches cousues, des ombres noyées de la Méditerranée. À lire à l’heure où la chair et les mots se confondent : « Il arrive qu’un instant sans durée concentre en lui-même la valeur d’un long intervalle et fasse tenir le maximum de ferveur dans le minimum de temps. Il arrive qu’une jouissance continuée et plus ou moins diluée se ramasse au foyer d’une joie-éclair. […] Or qu’est-ce que la vie entière perdue dans l’océan de l’éternité, sinon un grand instant ? » [A.B.]
Champ Vallon, 2018
☰Pour une économie libertaire, de Frédéric Antonini
On en rêvait, on l’attendait. Certes, il s’agit là d’un tout petit livre programmatique dont le sous-titre indique le véritable objet : pistes et réflexions. On attendra donc encore un peu le « grand œuvre », tout en se réjouissant que les éditions Nada ouvrent la porte à ce type de travail. Car une fois décrite, analysée, décortiquée avec minutie la société que nous ne voulons pas, reste à inventer celle que nous désirons. Parmi ces chantiers d’une anarchie positive, l’économie figure au premier plan : si l’on ne se contente pas d’un capitalisme plus ou moins dérégulé et des différentes figures du néolibéralisme qu’il suscite, il faut en effet s’interroger sur les autres configurations possibles d’une « économie de type libertaire » — ni capitaliste, ni collectiviste — qui se fixerait un but simple : la « généralisation du bien-vivre ». L’auteur esquisse une réflexion sur les limites de la propriété qui rejoint les développements de Proudhon en la matière — non pas le refus absolu de la propriété, ancrée dans une forme de besoin anthropologique légitime (disposer d’un lieu où vivre, de livres, de souvenirs…), mais une propriété « débarrassée de ses abus », qui ne serait plus « associée au lucre ». De même, il explore la question de l’autogestion, réfléchit à de nouveaux modes de distribution de la production, s’interroge sur la possibilité d’élargir le concept de « prix unique du livre » à d’autres sphères de la société, se demande comment on doit rémunérer le travail, et ce que serait une monnaie, un crédit ou un système bancaire libertaires, c’est-à-dire mis au service d’un projet commun qui poserait comme pré-requis « la liberté ou l’auto-décision, l’égalité, la responsabilité, la coopération sociale ou l’entraide, la justice sociale ». Les chantiers sont immenses, chaque « fragment » appellerait des développements, mais ce texte présente le mérite de nous rappeler que « la réformation libertaire de l’économie et de la société constitue une voie réaliste du présent et de l’avenir » : quant au moment de bascule sociétal ou révolutionnaire, il « constitue le débouché nécessaire de l’extension des pratiques substitutives libertaires vers leur indispensable systématisation ». En résumé, attelons-nous à la tâche ici et maintenant, avec les moyens du bord, plus nombreux qu’on n’ose le croire. [A.B.]
Nada, 2019
☰ Violence et religion en Afrique, de Jean-François Bayart
Lire Jean-François Bayart a quelque chose de déroutant tant son écriture est une énumération de faits, de dates, de noms d’organisations et de protagonistes. Dire que l’on peine à suivre sa connaissance érudite des sociétés africaines est un euphémisme. Mais cette forme est par elle-même une illustration du propos : seul un regard kaléidoscopique permet d’appréhender l’entremêlement des causalités sous-jacentes aux phénomènes religieux violents en Afrique. Tout le travail de ce spécialiste de la sociologie politique africaine consiste à rappeler que ceux-ci, comme n’importe quels autres éléments du monde social, sont des événements historiquement situés et que leur compréhension nécessite de prendre en compte la multiplicité des acteurs, intérêts et logiques qui préside à leur existence. Qu’il s’agisse des salafismes jihadistes, des mouvements pentecôtistes ou des « tenants des cultes de l’invisible », toutes ces expressions religieuses sont autant de formulations du politique et de l’économique énoncées sous le voile du sacré — la religion y agit comme « emblème identitaire » bien plus que comme cause profonde. Ce sont des motivations terrestres qui sont à l’œuvre : guerres de ressources amplifiées par les bouleversements climatiques, lutte pour l’accès aux terres, volonté de s’émanciper du « despotisme décentralisé » des ordres lignagers, anciennes cristallisations identitaires accentuées par l’édification des États-nations post-coloniaux sur les ruines des anciens empires, imbrication de l’éthos viriliste de la jeunesse avec la violence militariste… Ces « énonciations religieuses du politique » se modèlent dans des formes contradictoires : prophétismes mis au service des sphères dirigeantes, jihad en guerre contre l’État ou enrôlé par le « développementisme » gouvernemental, soulèvements sociaux s’exprimant par le langage des deux monothéismes ou d’un christianisme évangélique en appui aux forces capitalistes… Si les fondamentalismes religieux participent bel et bien à l’horreur de notre époque, c’est en tant qu’ils sont pénétrés et renforcent des dynamiques mortifères globales. La juste appréhension de ces agencements permet de défaire les confusions culturalistes. [L.B.]
Karthala, 2018
☰ Entretien avec Saul Alinsky — Organisation communautaire et radicalité
L’entretien a paru en 1972 dans les pages de Playboy. Année du Bloody Sunday et de la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich. Alinsky ? En deux mots : sociologue, figure de la gauche radicale étasunienne, théoricien et praticien de l’organisation communautaire (community organizing). Qu’est-ce à dire ? Se rendre dans un quartier défavorisé, aider à la création d’une puissance politique locale puis laisser les habitants, extraits de leur résignation quotidienne, poursuivre la lutte ainsi qu’ils la jugeront légitime. Dans cette interview, le militant déroule la stratégie qui le mobilise alors : convaincre la classe moyenne blanche de rallier le combat des plus démunis et exploités. Sans elle, argue-t-il, il n’y aura pas de « changement social radical ». Pour améliorer le sort des minorités à long terme, il faut gagner la majorité — et celle-ci, poursuit-il, n’est pas définie idéologiquement : elle peut basculer à droite comme à gauche. Si ce travail militant n’est pas entrepris dans les cinquante prochaines années, prévient Alinsky, les États-Unis pourront basculer vers « un fascisme à l’américaine ». On calcule. 2022. Et le visage de Trump flotte à présent au-dessus des pages de ce petit ouvrage. Encourager les gens ordinaires à vivre et non plus à survivre, les « enflammer », leur promettre « le pouvoir au peuple » : Alinsky, roublard, grande gueule et gouailleur, n’en démord pas : il n’est que ça pour briser l’apathie qui frappe les citoyens par millions et affronter, ensuite, organisés, les forces du capitalisme. Le système ne s’écroulera jamais d’un coup, lance-t-il, et l’émancipation n’est qu’une méthodique suite sans fin de révolutions : « [u]n processus long etdifficile », « une course de relais ». Se battre, c’est déjà gagner ; peut-être alors s’ensuivra la création, pragmatique et sans romantisme, d’un « mouvement de masse » à même de fracasser le pouvoir. [L.T.]
Éditions du commun, 2018
☰Lieux exemplaires, de Flora Bonfanti
Premier livre d’une auteure née à Rio de Janeiro, premier recueil, premier uppercut. Au-delà de la beauté de l’objet, on tombe un peu par hasard sur un texte d’une force rare, quelque part entre uchronie et poésie. La forme est celle de la prose, quasi philosophique. Les chemins sont ceux de la logique, presque implacable. Et pourtant, tout nous souffle qu’il s’agit de poésie : la fantasmagorie des images, les ruptures de ton, la puissance de frappe de quelques formules — « d’une certaine manière, le sens est l’empreinte des mots. […] d’une certaine manière, le sentiment est l’empreinte du sens ». Mais ce qui trouble est ailleurs : c’est le fait que l’on soit en présence d’une poésie fictionnée, d’une science-fiction poétique ; ainsi du moment où l’auteur imagine une situation où « plus un esprit serait puissant, moins il exercerait sa puissance ». Être de plus en plus fort, ce serait alors de moins en moins exercer sa force sur les autres ; au sommet de la sagesse, l’esprit serait un tournesol gorgé de lumière tout à fait indifférent à l’exercice de son pouvoir. Au bout du compte, l’homme, ou l’esprit, ou la fleur, deviendrait alors une étoile parfaite effondrée sur elle-même : « Toute mort serait ainsi : un suicide solaire. » Un peu plus tôt, on se demande si la mort n’est pas une lente dégestation ; un peu plus tard, on explore la possibilité que l’âme soit mangée par de petits vers immatériels, jusqu’à ce qu’une nouvelle gestation terrestre agisse comme aspirateur des petits animaux invisibles. « L’incarnation serait la terreur des êtres désincarnés, elle serait le passage après lequel personne n’est revenu pour raconter quoi que ce soit. » La vie serait-elle la mort pour les morts comme la mort est la mort pour les vivants ? C’est grâce à ce genre de casse-tête impromptu que cette écriture nous prend par surprise. Un fil plus épique et lyrique court aussi sous le texte : on y trouve des favelas et des amoureux, « une semence de feu cachée au creux d’un fenouil », des torches et des volcans — et même, l’air de rien, une leçon de politique : « Que serions-nous sans nos voisins, toujours prêts à rallumer notre feu au besoin ? » [A.B.]
Éditions Unes, 2019
☰ Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, de Corinne Morel Darleux
Alors même que tout semble aller au plus mal, ce n’est pas une raison pour abandonner la beauté aux affreux. Ce qui est beau est bien souvent imparfait, chaotique, jaillit de mélanges paradoxaux. Par exemple : un navigateur qui illustre le « refus de parvenir », des promenades dans le Vercors, un écrivain un temps insaisissable, une anarchiste américaine… Autant de figures et de situations que Corinne Morel Darleux juxtapose afin qu’elles correspondent et résonnent. « J’ai envie d’un livre d’intuitions qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction. De fondus et d’ellipses… » Un beau livre donc que celui-ci. Un ensemble de « réflexions sur l’effondrement » qui invite à la réaction contre et à l’agir avec, plutôt qu’au visionnage sans voix de ce qui se disloque. Autant de réactions qu’a pu observer l’autrice au Rojava ou en compagnie des activistes d’Extinction Rebellion ; puissance d’agir qu’elle a pu apprécier depuis son Diois d’adoption. Car si elle nous invite à prendre parti ici et maintenant, ce n’est pas sans célébrer ces moments suspendus et simples qui donnent l’énergie nécessaire à toute lutte. « S’il n’existe plus de géographie du refuge hors l’exil, et que l’on veut continuer à vivre en société, parce que chacun n’a pas la possibilité de s’échapper en mer ou vers les sommets, alors il faut trouver ailleurs, en soi, la manière de s’extraire de la Machine et de faire corps avec le corps vivant contre le Monstre. » Reprendre des forces pour plonger ensuite de plus bel. Le refus originel du navigateur Bernard Moitessier agit comme une boussole pour orienter les pensées de l’autrice autant que de celui ou celle qui la lit. « Refuser de parvenir », une expression qui irrigue les pages et s’installe comme un mantra au fil de la lecture. Corinne Morel Darleux offre une éthique pessimiste mais joyeuse, bienveillante mais combattive pour affronter ce qui vient et que l’on ose à peine entrevoir. [R.B.]
Libertalia, 2019
☰ Make Rojava green again — Construire une société écologique, de la Commune internationaliste du Rojava
Au nord de la Syrie. Une révolution, celle du Rojava, inspirée par l’idéologie confédéraliste du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), elle-même nourrie des travaux du penseur écologiste étasunien Murray Bookchin. En 2018, la Commune internationaliste a lancé, en coopération avec le comité pour l’écologie du canton de Cizîrê, la campagne « Make Rojava green again » (« Faisons reverdir le Rojava ») : cet ouvrage, édité en langue française par l’Atelier de création libertaire, en propose une présentation aussi limpide que stimulante. On sait la guerre, les sacs de sable, les fusils d’assaut, les martyrs des deux sexes, la résistance kurde et arabe contre Daech, la Turquie de l’AKP et certaines factions islamistes ; on sait moins la vie à l’arrière, celle qui fertilisera, le sang séché, la vie future. L’écologie est l’une des composantes du Contrat social de la Révolution ; la Commune en a fait son socle. La construction d’une société écologique et démocratique exige une « réconciliation entre l’humain et la nature », malmenée, dominée et exploitée par la modernité marchande, urbaine et industrielle. Se revendiquant explicitement de l’écologie sociale de Bookchin, la Commune expose un à un les problèmes éminemment concrets auquel doit faire face le Rojava, où se cultive essentiellement le blé, le coton et les olives : l’eau potable manque ; la production et le transport du pétrole polluent le sol, l’air et l’eau ; la production d’électricité est défaillante ; les déchets ne sont pas recyclés ; les monocultures se comptent en trop grand nombre ; le recours aux pesticides, cancérigènes, est en augmentation. « [L]e Rojava est un terrain idéal pour diverses formes de production d’énergie renouvelable », avance toutefois la Commune. Avant d’exposer les chantiers en cours : favoriser la conscience écologique locale, reboiser les terres de l’Académie internationaliste et en trier les déchets, prendre en charge les eaux usées ou construire une pépinière. « Créez deux, trois, plein de Rojava ! » [E.B.]
Atelier de création libertaire, 2019
☰ Nos cabanes, de Marielle Macé
Certains mots sonnent avec insistance une fois en tête, et ne peuvent s’échapper que remplacés par d’autres. Marielle Macé doit être familière de cette expérience. « Sidérer, considérer » s’étaient imposés pour elle comme les verbes traduisant au plus proche l’affect ressenti face au contexte migratoire et à ses manifestations, des noyés en mer aux abris de la gare d’Austerlitz. D’abris encore il est ici question, mais cette fois ceux-là sont choisis, servent de moyens de lutte ou de sources de réconfort là où les tentes à même le béton des réfugiés n’illustrent que la précarité la plus inacceptable. « Nouer » apparaît comme le maître-mot de Nos cabanes. Sous des toits éphémères, de charpente, de lauze ou de mots, se tissent des liens montrant que c’est en acte que la sidération se dépasse. Un peuple de bâtisseurs voit le jour dans ce cours texte : Camille(s) anonymes ou poètes morts, quelques oiseaux bien vivants et des haies à retrouver ; Reclus, Thoreau ou la belle anthropologie de Tim Ingold, d’Eduardo Kohn et d’Anna Tsing. L’autrice livre ce qui l’inspire pour penser le « monde abîmé » qu’elle déplore. Sa langue hoquète tant elle cherche à rendre justice à celles et ceux qui animent sa réflexion. Des lignes que tracent un monde de références, d’une intertextualité fertile, naissent des nœuds contre lesquels on souhaiterait se lover. Là, on s’y retrouverait ceint d’un patronage accueillant qui n’a pas fait l’économie du sensible. C’est sur l’expérience d’un territoire que Marielle Macé se fonde avant tout, un bocage ligérien qui l’a vu naître avant d’accueillir la ZAD qu’elle célèbre ici. Des pratiques anciennes sont exhumées par ses nouveaux habitants, mais aussi par l’autrice. L’une d’elles, plus que d’autres, a retenu son attention : les « noues », ces ouvrages ménagés avec la rivière comme autant de façon de faire avec les cours d’eau. Noue, nouer, nous, nœud : un faisceau d’assonances qui fait un pont entre le passé, la poésie et les luttes d’aujourd’hui. [R.B.]
Verdier, 2019
☰ Les En-dehors, d’Anne Steiner
D’un visage reconnu c’est une foule qui se dévoile. À travers la figure de Rirette Maîtrejean, l’historienne Anne Steiner dresse le portrait d’un courant libertaire assez peu connu, celui des individualistes. Autour d’elle une multitude d’enfants d’ouvriers ou de paysans rejetant le destin familial, de jeunes adultes à l’instruction incomplète mais assoiffés de science et de révolte, de militants qui ne croient ni en la réforme ni en la révolution mais à la formation individuelle et collective comme source d’émancipation. Leurs noms ne disent pour la plupart pas grand-chose ; certains toutefois plus que d’autres : ainsi de celui de Victor Kibaltchiche, dit Victor Serge, compagnon de lutte comme d’infortune de Rirette et époux éphémère de celle-ci. Derrière ces trajectoires, c’est une volonté de transformation du monde passant en premier lieu par soi qui est affirmée. Marginaux par conviction, ces « en-dehors » que dépeint l’autrice se retrouvent au sein de mouvements d’éducation populaire, de « causeries » ouvertes à tous ou de sorties communes célébrant la liberté et le naturisme. Surtout, c’est dans le journal l’anarchie qu’ils échangent et s’évertuent à diffuser les idées qui les animent : antimilitarisme, végétarisme, amour libre, critique du salariat et du mariage, illégalisme. C’est ce dernier point qui conduira à la dislocation du mouvement. Refuser la consommation à laquelle le prolétariat est contraint implique de trouver ses moyens de subsistance ailleurs. Le vol, d’un outil de lutte, devient une fin condamnée par certains militants, mais qui s’impose dans la pratique jusqu’aux braquages de Jules Bonnot et de sa mal-nommée bande. À sa cavale et sa mort spectaculaire fait suite le procès de ces « bandits tragiques ». Condamnés à mort, au bagne ou à la prison, peu de survivants gardent la force de lutter. Victor Serge sera l’un d’eux ; l’esquisse de son parcours ponctue un livre qui réhabilite la mémoire d’une forme de révolte — une forme qui n’est pas étrangère à celle que prend le combat pour l’émancipation aujourd’hui. [R.B.]
L’Échappée, 2019
☰ Wobblies — Un siècle d’agitation sociale et culturelle aux États-Unis, coordonné par Paul Buhle et Nicole Schulman
Les éditions Nada ont eu la belle idée de traduire cet ouvrage collectif qui retrace pas moins de 100 ans d’histoire du célèbre Industrial Workers of the World (IWW). Plus d’une trentaine d’artistes, du passé comme du présent, ont participé à conter sous forme graphique les moments forts et les figures-clés de ce syndicat révolutionnaire. À la fin du XIXe siècle, les États-Unis voient arriver de nombreuses populations immigrées depuis l’Europe, qui vont très vite constituer une manne de main‑d’œuvre exploitable à merci par le patronat. Les conditions de travail et de vie sont misérables pour un très grand nombre de travailleurs, et les syndicats de l’époque ne peuvent être l’outil de lutte de l’ensemble tant ils sont corporatistes (laissant de côté tous les travailleurs saisonniers, précaires et plus démunis) et racistes (le plus gros syndicat de l’époque, la Fédération américaine du travail, s’adressait aux travailleurs blancs qualifiés et refusait l’adhésion aux personnes de couleurs comme aux immigrés). En 1905, plusieurs petites organisations syndicales combattives se réunissent pour former « un grand syndicat » : l’IWW est créé. Internationaliste, socialiste et anarchiste, il défendra les intérêts du prolétariat en fédérant en son sein tous les laissés-pour-compte ; il s’opposera à la guerre et en paiera le prix fort (la Première Guerre mondiale en particulier) ; il prônera l’autogestion des travailleurs, la solidarité et une combativité ayant peu d’égal. Cet ouvrage relate les nombreuses luttes menées par les Wobblies ainsi que la répression à laquelle ils durent faire face. Les célèbres chants du Little Red Songbook y sont reproduits comme certaines affiches mythiques du mouvement. Une fois de plus, cette jeune maison d’édition concourt à un formidable travail de transmission de mémoire. [C.G.]
Nada, 2019
☰ À l’état de nature, de Damon Knight
À l’heure des échappées paysannes hors de villes suffocantes, c’est un retour à la terre radical que réédite les éditions Le passager clandestin. Paru en 1954, ce livre aurait pu l’être aujourd’hui. La suprématie apparente des villes sur le reste du pays et leur hiérarchie grippée qu’il présente n’est pas si lointaine des cités franchisées des Furtifs d’Alain Damasio. L’histoire débute dans un New York aseptisé au cœur des années 2060. Les guerres contre les Bourbeux, peuple barbare des campagnes aux mœurs éloignées des standards citadins, ont pris fin ; le moment est venu de partir à leur rencontre pour les convertir, enfin, à la plus belle des religions : le consumérisme. Alvah Gustad, acteur de « cinéréel », est l’élu choisi par un algorithme pour évangéliser la plèbe. Convaincu de la supériorité de sa ville comme du bien fondé de sa mission, il s’embarque à travers les États-Unis et va d’échecs en déconvenues. Les inventions qu’il présente ont pourtant d’après lui tout pour plaire : automatisme, ergonomie… C’était sans compter le scepticisme des Bourbeux, qui dans la nature trouvent une habile parade à la machine. Si Damon Knight annonce en épigraphe que sa nouvelle a pour décors un monde « fait de paradoxes », ce n’est que pour mieux dénoncer ceux qui dominent le présent. Alors qu’une bombe nucléaire a clos moins d’une décennie plus tôt le second conflit mondial, l’auteur montre l’efficacité d’une armée low-tech et non-léthale ; alors que la croissance devient à cette époque une abstraction performative et le travail l’unique source de reconnaissance, c’est un système extensif, décroissant et sobre qui triomphe. La biologie darwinienne n’est pas étrangère à l’auteur, mais c’est dans l’adaptation qu’il voit le principe moteur de l’évolution, plus que dans la lutte pour l’existence. La nature humaine serait adaptative ; fondamentalement, le genre Homo aurait donc devant lui un éventail de potentialités qu’on peinerait encore à imaginer. La science-fiction a cette qualité d’étoffer l’imaginaire ; la collection Dyschroniques apparaît dès lors comme l’une des plus belles bibliothèques pour l’avenir. [R.B.]
Le passager clandestin, 2019
☰ Peintures de guerre, d’Ángel de la Calle
Ángel de la Calle a créé là un récit aux entrées multiples. Mêlant fiction et réalité, l’auteur et dessinateur se transpose dans son propre roman graphique : son personnage s’installe à Paris au début des années 1980 pour écrire un livre sur l’actrice et militante Jean Seberg, qui le fascine. L’immeuble où il loge n’est occupé que par des peintres étrangers, exilés politiques pour la plupart : ils viennent du continent sud-américain, là où les pays sont la proie des régimes dictatoriaux soutenus par les États-Unis. Le protagoniste découvre la ville au rythme des rencontres, parfois improbables, avec ces artistes qui se définissent comme « autoréalistes ». Mais leur passé est là, tout proche, qui les rattrape même : « L’exilé vit misérablement, sans langue et rongé par la nostalgie. Toujours déçu mais dans l’espoir d’un prompt retour à la maison. » Leurs trajectoires se déplient au fil des chapitres, que l’on peut lire dans n’importe quel ordre — c’est là une des forces de l’ouvrage. Le combat politique, la lutte armée, la violence de la répression militaire et la torture s’en vont remplir les cases de la bande dessinée… Et l’on comprend bientôt pourquoi ces personnages pratiquent la peinture à Paris. L’art est tout autant un refuge qu’une manière de lutter, ainsi que l’exprime la Chilienne Marga : « Je compris alors que je suis avant tout une peintre et que la peinture était la seule chose qui pouvait donner un sens à ma vie ; et croyez-moi je n’ai pas toujours été certaine que vivre ait un sens ni que ce soit la meilleure option. » L’ouvrage — tout en noir et blanc — est dense ; il foisonne de détails narratif et illustratifs : le lecteur ne saurait rester insensible, cheminant entre ces vies qui, toutes, disent quelque chose de la grande Histoire. [M.B.]
Otium, 2018
☰ Le Dernier Ermite, de Michael Finkel
Singulier récit que voici. Un Américain est interpellé en 2014 ; il se nomme Christopher Knight, ce n’est pas une fiction et cela fait 27 ans qu’on le tient pour disparu. Pour cause : il a tout quitté, un jour, pour ne jamais revenir et s’enfoncer dans les forêts du Maine. Il ne compte pas les ans, ignore si ses parents sont encore en vie, n’a croisé son visage qu’à la faveur incertaine d’un reflet dans l’eau et jure n’avoir prononcé qu’un seul mot, au hasard d’une rencontre avec l’un de ses congénères, durant tout ce temps. Il a volé les baraques alentour, pour survivre, et doit désormais en payer le prix — il le vit comme une honte, toujours, mais assure qu’il n’avait pas d’autre choix. L’auteur est journaliste ; il a rencontré Knight en prison et arraché bien des aveux. La tâche était ardue : l’intéressé n’a rien d’amène. « [U]n certain respect et énormémentd’étonnement », c’est ainsi que Finkel décrit toutefois les sentiments qu’il éprouve à l’endroit de cet ermite qui assure ne s’être jamais vécu comme tel. Il chérit le livre Robinson Crusoé, apprécie Sun Tzu, bouge comme un chat, se décrit politiquement comme conservateur et métaphysiquement comme polythéiste ; il évitait le soleil qui aurait pu le trahir en indiquant sa présence aux forces de l’ordre, à ses trousses depuis tant d’années qu’il était devenu la légende des environs. Au fil des pages, on attend le « pourquoi », bien sûr ; la réponse ne viendra jamais car Knight promet n’en rien savoir. Il l’a fait, voilà tout. Ce qu’il nomme lui-même, laconiquement, une « voie différente » : il n’avait plus à se définir, à être nommé, à exister dans le regard des autres ; il se disait « libéré ». L’auteur écoute, enquête, s’implique parfois plus qu’il ne le faudrait sans doute et nous entraîne, inévitablement, au cœur de cette « insondable anomalie » que constitue l’homme des bois : « Je ne connais pas votre monde », confiera Knight à sa libération. Sans doute ce mot n’est-il d’ailleurs pas le bon. [M.L.]
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