La lettre-testament de Victor Serge


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Il s’a­git là d’un docu­ment rare. Publié en 1936 dans une bro­chure inti­tu­lée 16 fusillés, où va la Révolution russe ?, parue aux édi­tions Spartacus. L’écrivain et mili­tant Victor Serge — dont nous avons déjà par­lé dans nos colonnes — est sous étroite sur­veillance en rai­son de son oppo­si­tion au régime sta­li­nien : il sait que ses jours sont comp­tés et rédige cette lettre, en guise de tes­ta­ment, que des amis de pas­sage empor­te­ront en Europe. Funeste pré­mo­ni­tion : le pou­voir l’ar­rê­te­ra peu après puis le dépor­te­ra à Orenbourg, non loin de la fron­tière qui sépare la Russie du Kazakhstan. Plus qu’une archive, un appel intem­po­rel à défendre la liber­té de pen­ser. Et plus encore lorsque l’on se réclame du socia­lisme : celui-ci « ne peut gran­dir dans l’ordre intel­lec­tuel que par l’é­mu­la­tion, la recherche, la lutte des idées ».


Au début de 1933, me sen­tant très mena­cé, j’a­dres­sai par une voie détour­née cette lettre à de vieux et fidèles amis. Elle pou­vait être, dans mon esprit, une der­nière lettre. Je la publie aujourd’­hui, en n’y sup­pri­mant qu’une ligne sans impor­tance, car elle me paraît de plus en plus défi­gu­rée et car ce qu’on y voit d’une expé­rience per­son­nelle consti­tue aus­si, après tout, un élé­ment d’ap­pré­cia­tion d’une por­tée géné­rale. Six semaines après avoir écrit ces lignes, j’é­tais, sans cause connais­sable, arrê­té, mis au secret, etc., etc. 

Chers amis,

Voici enfin une occa­sion unique de vous écrire. La lettre n’ar­ri­ve­ra sans doute que dans quelques mois. C’est déjà bien beau. Il se peut, et je veux l’es­pé­rer, que, grâce à vos efforts, je ne sois plus loin de la libé­ra­tion. Mais je dois pré­voir le pire, n’ayant jamais consen­tir à vivre les yeux fer­més. J’ai deman­dé un pas­se­port, pour moi seul, en 1928 ; je n’ai ces­sé mes démarches depuis ; d’autres ont été faites en France, dont l’é­chec demeure éton­nant. Dans l’entre-temps, la situa­tion s’est tel­le­ment aggra­vée ici, les mœurs ont tel­le­ment chan­gé, dans le sens d’une into­lé­rance de plus en plus abso­lue, que je suis bien obli­gé de mettre par­fois l’a­ve­nir en doute. (Je parle en ce moment du mien, et plus stric­te­ment du nôtre, puisque nous sommes trois.)

Je ne vous décri­rai pas mon impasse : pas un cama­rade ; tous ceux avec que j’ai été lié : dépor­tés, empri­son­nés, morts, per­dus. L’impossibilité d’en­tre­te­nir une cor­res­pon­dance tant soit peu vivante ici ou avec vous. Un boy­cot­tage com­plet, m’in­ter­di­sant toute acti­vi­té intel­lec­tuelle ici. La dif­fi­cul­té énorme et qui risque de deve­nir insur­mon­table de conti­nuer à écrire. L’histoire ? Elle n’est tolé­rée qu’à condi­tion d’être faus­sée, tri­po­tée, adap­tée aux goûts du jour ; et je doute, n’y consen­tant pas, que mes manus­crits par­vien­draient comme naguère à Paris, si je les confiais à la poste. (Le cabi­net noir a ces­sé de se gêner ; il vole tout ce qui lui convient, recom­man­dé ou non.) La lit­té­ra­ture ? La réa­li­té envi­ron­nante est si oppres­sante que j’ai peur de l’a­bor­der. Mes manus­crits par­vien­draient-ils ? L’œuvre com­men­cée est déjà héré­tique à un point que je ne sau­rais dire — et le cau­che­mar pré­sent pèse par­fois sur ma vision du pas­sé — sur ma pen­sée même, que je vou­drais plus libre.

Ma langue même pâtit de cette exis­tence en vase clos, j’i­gnore presque le fran­çais vivant d’au­jourd’­hui et la cen­sure, deve­nue infi­ni­ment plus rigou­reuse que sous l’an­cien régime, ne laisse entrer qu’une quan­ti­té infime de livres et de publi­ca­tions. Pas même la pos­si­bi­li­té de tenir un jour­nal, tête-à-tête avec soi-même… un jour­nal qui pour­rait, chaque nuit, vous être pris pour ser­vir ensuite à Dieu sait quelles basses besognes contre vous et les vôtres.

Pour vivre, et ce n’est pas facile, la néces­si­té de cou­rir après les tâches par­fois nau­séa­bondes à force d’im­bé­ci­li­té, de men­songe, de mal­hon­nê­te­té. Bien heu­reux d’en trou­ver — ce qui peut ces­ser, du reste. À la mai­son, un entou­rage sinistre de gens, les uns ter­ro­ri­sés, hur­lant avec les loups, les autres convain­cus qu’au fond tout leur est per­mis. Trois agents du Guépéou dans l’ap­par­te­ment, dont deux canailles finies, espion­nant, intri­guant, tou­jours guet­tant une occa­sion de mau­vais coup. Chaque lettre ouverte, chaque conver­sa­tion télé­pho­nique épiée, chaque visite obser­vée. En voyage, à M…, le gite posant chaque jour le même pro­blème har­ce­lant. Dormir chez des gens non com­pro­mis ? J’ai peur de les com­pro­mettre et ils ont peur de l’être. Chez des gens com­pro­mis, parents de dépor­tés ou d’emprisonnés ? Ils sont tou­jours en péril et nous mul­ti­plions les uns pour les autres les risques cou­tu­miers. C’est pour­tant ce que je fais. N’allez pas croire avec cela que j’aie une acti­vi­té illi­cite quel­conque. Je n’en ai pas. J’ai mieux à faire. Et il n’y a rien, sinon des acti­vi­tés spo­ra­diques, iso­lées, car la répres­sion et la pro­vo­ca­tion étouffent dans l’œuf toute fer­men­ta­tion de groupes. Les anars, les syn­di­ca­listes, les oppo­sants de toutes nuances n’existent qu’en pri­son ou en exil et sont condam­nés à la dis­pa­ri­tion phy­sique. Voilà des mois qu’une rumeur affirme tan­tôt la mort de Racovski, tan­tôt celle de Zinoviev, par­fois les deux : impos­sible de savoir !

Je reviens à la ques­tion per­son­nelle : aus­si bien a‑t-elle une impor­tance géné­rale. Ma femme n’a pas résis­té à ce régime : com­men­ce­ment de folie. Psychose inter­mit­tente. La peur, l’an­goisse. C’est que, depuis « l’af­faire Roussakov » décrite par Istrati — qui, s’il a dit bien des bêtises, n’en­ten­dant abso­lu­ment rien à la poli­tique et au grand drame de la révo­lu­tion, nous a peut-être sau­vé la vie à tous — nous vivons entou­rés d’une maf­fia de cor­ri­dor qui se sent assu­rée de l’im­pu­ni­té. Le guet-apens chez soi, en per­ma­nence, pen­dant des années. Les vieux parents de Liouba, en ce moment, sont plus mena­cés que jamais, tra­qués lit­té­ra­le­ment chaque jour : dénon­cia­tions sur dénon­cia­tions, pro­vo­ca­tion, refus de cartes de pain. La petite maf­fia cherche à les pri­ver de pas­se­ports, c’est-à-dire à les faire dépor­ter, c’est-à-dire à les tuer, car une adap­ta­tion, dans les condi­tions indes­crip­tibles de la dépor­ta­tion, ne leur est plus pos­sible, car ils sont mora­le­ment bri­sés. À ce guet-apens domes­tique, s’a­joute l’autre, plus vaste, que l’on sent tou­jours ten­du au-des­sus de soi. J’étais bien obli­gé d’en­vi­sa­ger dans un camp de concen­tra­tion, pen­dant la guerre, l’hy­po­thèse d’une grippe finale ou d’une balle comme on nous en envoyait quel­que­fois dans les fenêtres.

Aujourd’hui, j’en arrive par­fois à me deman­der si nous ne devons pas finir assas­si­nés ain­si ou autre­ment, car il y a bien des façons de s’y prendre. C’est en pré­vi­sion de quoi je vous écris ceci. Si je venais à dis­pa­raître — qu’on me fasse un mau­vais coup, légal ou autre, ou que le hasard s’en mêle par ces temps de typhus — faites l’im­pos­sible pour sau­ver mes deux êtres les plus proches, Liouba, déjà bles­sée au cer­veau, et Vladi qui est un brave petit homme, bien doué et mérite de vivre. Entendons-nous bien. Je ne suis pas pes­si­miste du tout. Je pense que nous tien­drons comme nous avons tenu jus­qu’i­ci et que l’a­ve­nir s’ou­vri­ra à nous, meilleur. Confiance en la vie, en l’a­mi­tié, en mes forces — par prin­cipe et par tem­pé­ra­ment. Mais la froide rai­son oblige à envi­sa­ger le pire, je le répète.

Ma récente demande de pas­se­ports était moti­vée par mon tra­vail d’é­cri­vain de langue et d’o­ri­gine fran­çaise (belge), les démarches de mes amis pari­siens, la psy­chose inter­mit­tente de ma femme (deux ten­ta­tives de sui­cide). On nous a admi­nis­tra­ti­ve­ment répon­du : nous nous en fichons. Tout cela peut et doit chan­ger. Je ne vous dis rien sur ce sujet, car Pierre vous aura éclai­ré à fond et entre­te­nu de ma part. Mais si les choses tournent mal pour moi, je vous prie d’u­ti­li­ser en tout ou par­tie — selon les cir­cons­tances — cette lettre et sur­tout la por­tée géné­rale de cette lettre, afin que la lutte que je sou­tiens dans ma pas­si­vi­té et mon impuis­sante appa­rentes reçoive tout son sens.

Pourquoi craint-on de me lais­ser sor­tir ? Pourquoi sommes-nous dans ce guet-apens conti­nu ? On craint le témoin — l’ob­jec­teur, l’i­déo­logue. Je crois qu’on se repent amè­re­ment d’a­voir lâché Trotsky, par exemple. Le régime tend, de plus en plus, de toute sa puis­sance qui est énorme, à la sup­pres­sion morale et phy­sique de l’ob­jec­teur quel qu’il soit, même réduit au silence (et je ne le suis pas entiè­re­ment). Cette crainte, cette hor­reur fau­drait-il dire, tient à la nature pro­fonde du régime qui achève de se créer.

Une évo­lu­tion funeste s’est accom­plie et se pour­suit. Le socia­lisme peut être aus­si riche d’as­pects, plus même que le capi­ta­lisme. Le socia­lisme s’est affir­mé en Russie sur le ter­rain à plu­sieurs égards, le moins pré­pa­ré. Il a repris peu à peu une foule d’ha­bi­tudes de la plus vieille Russie, il s’est lais­sé aller à conti­nuer des tra­di­tions qui remontent à Ivan le Terrible. Témoignage de fai­blesse. On est stu­pé­fait, en étu­diant l’his­toire de Russie, d’y retrou­ver les moindres traits des mœurs du pré­sent. C’est tou­jours le même trai­te­ment infli­gé à l’homme, la même into­lé­rance mor­telle, la même inca­pa­ci­té d’é­vo­luer, la même hor­reur de la liber­té, le même fana­tisme gou­ver­ne­men­tal et bureau­cra­tique, le même arbi­traire à tous les degrés de la hié­rar­chie sociale, la même coer­ci­tion impla­cable et ténébreuse.

Depuis déjà de longues années, la révo­lu­tion est entrée dans une phase de réac­tion. (De même qu’a­près Thermidor, la révo­lu­tion fran­çaise, tout en res­tant, par rap­port à l’Europe de l’an­cien régime, une puis­sance révo­lu­tion­naire, ce qu’elle sera encore sous Napoléon, entre dans une longue période de réac­tion à l’in­té­rieur, sur son propre ter­rain.) Il ne faut pas se dis­si­mu­ler que le socia­lisme a en lui-même des germes de réac­tion. Sur le ter­rain russe, ces germes ont don­né une fleuraison.

À l’heure actuelle, nous sommes de plus en plus en pré­sence d’un État tota­li­taire, catas­tro­phique, abso­lu, gri­sé par sa puis­sance, pour lequel l’homme ne compte pas. Cette machine for­mi­dable repose sur une double assise : une sûre­té géné­rale toute puis­sante qui a repris les tra­di­tions des chan­cel­le­ries secrètes de la fin du XVIIIe siècle (Anna Iohannovna) et un « ordre » — au sens clé­ri­cal du mot — bureau­cra­tique d’exé­cu­tants pri­vi­lé­giés. La concen­tra­tion des pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques la plus com­plète, fai­sant que l’in­di­vi­du est tenu par le pain, le vête­ment, le loge­ment, le tra­vail et mis tota­le­ment à la dis­cré­tion de la machine, per­met à celle-ci de négli­ger l’homme et de tenir compte que des grands nombres, à la longue.

Ce régime est en contra­dic­tion abso­lue avec tout ce qui a été dit, pro­cla­mé, vou­lu, pen­sé pen­dant la révo­lu­tion pro­pre­ment dite. Il suf­fit de rap­pe­ler les idées de Lénine sur l’État-Commune, grande démo­cra­tie ouvrière, démo­cra­tie dans les réa­li­tés et non dans les textes, que devait être le sys­tème des Soviets. Il se cris­tal­lise de plus en plus dure­ment. Les chan­ge­ments accom­plis depuis 1926 sont incroyables : tous dans le sens réac­tion­naire. On ne conçoit plus main­te­nant qu’un membre du par­ti se per­mette de poser, dans une réunion, une simple ques­tion poli­tique. L’arrestation d’un vieux bol­che­vik était encore en 1929–30 un petit évé­ne­ment ; elle ne compte plus, elle reste secrète et c’est tout. L’établissement du sys­tème des pas­se­ports — tel qu’il ne fut jamais autre­fois — signi­fie pour les quatre-vingt-quinze cen­tièmes de la popu­la­tion du pays, le régime de l’in­ter­dic­tion de séjour dans les plus grandes villes ; pour des mil­lions d’ha­bi­tants actuels de celles-ci, la dépor­ta­tion avec tout ce qu’elle entraîne de risques et de souf­frances ; pour tout le monde, très pro­ba­ble­ment, le rat­ta­che­ment légal au lieu du tra­vail, c’est-à-dire l’a­bo­li­tion de l’une des der­nières liber­tés indi­vi­duelles, celle de se dépla­cer. Celui qui eut annon­cé pareille chose il y a deux ans, eut été trai­té de fou. (Je veux espé­rer qu’on se heur­te­ra, dans la pra­tique, à trop de dif­fi­cul­tés, à des réac­tions molé­cu­laires inat­ten­dues de la part des masses et que le régime des pas­se­ports ne pour­ra pas s’implanter.)

Et le men­songe que l’on res­pire comme l’air ! Toute la presse pro­cla­mait, il y a quelques jours, que l’exé­cu­tion du plan quin­quen­nal abou­tis­sait à une aug­men­ta­tion des salaires de 68 % et à la sécu­ri­té de l’ou­vrier : pas de chô­mage. Or, le rouble a bais­sé envi­ron trente fois pen­dant que se pro­dui­sait cette hausse des salaires mini­maux ; et, dans ces jours mêmes, il n’é­tait ques­tion que de licen­cie­ments de per­son­nel ; des luttes d’une âpre­té innom­mable se dérou­laient autour des cartes de pain, l’in­sé­cu­ri­té maté­rielle et morale du tra­vailleur attei­gnait un point culmi­nant. Ainsi sans cesse, ain­si de tout.

Il a fal­lu, pour arri­ver à ces résul­tats, outre de bien grandes dif­fi­cul­tés en quelque sorte natu­relles — l’i­so­le­ment de la révo­lu­tion, l’é­tat arrié­ré du pays — une longue série de fautes gros­sières qui eussent été faciles à évi­ter, semble-t-il, si le régime bureau­cra­tique n’a­vait exer­cé sans cesse, sur lui-même, la plus obs­ti­née des sélec­tions à rebours, para­ly­sé toutes les ini­tia­tives et les intel­li­gences et, fina­le­ment, dres­sé presque tout le monde contre lui : tous ceux qui n’en pro­fitent pas direc­te­ment. La méca­ni­sa­tion de toute l’ac­ti­vi­té sociale et l’ex­trême concen­tra­tion du pou­voir en pré­sence d’une popu­la­tion pro­fon­dé­ment aigrie et désen­chan­tée, dont la masse immense s’a­dapte pas­si­ve­ment et se débrouille sans illu­sions, accroissent, au plus haut degré, l’im­por­tance de quelques hommes qui exercent en fait une dic­ta­ture sans contrôle, et sans même pou­voir connaître une opi­nion publique. Ces quelques hommes sont encore de vieux socia­listes convain­cus, de la géné­ra­tion for­mée avant 1917. Ils peuvent être pro­di­gieu­se­ment inca­pables, accou­tu­més à se fier sur­tout aux aux méthodes de force ; leur bonne foi com­mu­niste n’est pas en ques­tion et c’est actuel­le­ment la seule et bien fra­gile garan­tie de la « ligne géné­rale » sui­vie par la grande machine qu’ils dirigent.

Mais ils ne sont pas per­pé­tuels. Le régime ne per­met pas la for­ma­tion d’é­quipes de rechange ; il porte inévi­ta­ble­ment au pou­voir des adap­tés de seconde zone, n’of­frant aucune garan­tie de révo­lu­tion­na­risme ou de convic­tion socia­liste. Quand, de façon ou d’autre, des hommes nou­veaux, incon­nus d’au­jourd’­hui, met­tront la main sur les leviers de com­mande de cet État tota­li­taire, où ira-t-il, que fera-t-il ? Ce sont là de ter­ribles points d’in­ter­ro­ga­tion inéluctables.

En haut comme en bas, une redou­table puis­sance de réac­tion s’ac­cu­mule. Quels types foi­sonnent en bas ? Aucun cou­rage civique n’est tolé­ré, aucun dés­in­té­res­se­ment n’est pos­sible dans une lutte pour la vie d’une telle âpre­té (on s’en­tr’é­gorge à coups de déla­tions pour une chambre, pour une carte de pain ; on se bat pour une place en tram­way), aucune opi­nion publique n’en­tre­tient un esprit de mora­li­té col­lec­tive. Les mots écrits sur les écri­teaux font sou­rire presque tout le monde et bafouent ceux qui vou­draient les prendre au sérieux. L’égoïsme se camoufle au goût du moment et se répète ser­vi­le­ment des phrases sur l’é­mu­la­tion socialiste.

Il y a bien une caté­go­rie de croyants, les mêmes que par­tout : inté­res­sés les uns, jeunes et sin­cères de jeu­nesse les autres. Tout jeune homme sain appar­tient quelques années à la « géné­ra­tion enthou­siaste » et s’en va… Les belles qua­li­tés des sin­cères sont gâtées par leur suf­fi­sance, leur igno­rance du monde exté­rieur à l’URSS, mépri­sé en bloc, leur étroi­tesse de pen­sée qui cor­res­pond à la bigo­te­rie des pas­sifs et des pro­fi­teurs. Il y a encore toute une nom­breuse jeu­nesse en voie d’a­mé­ri­ca­ni­sa­tion, prise du goût des choses concrètes, avide de tra­vailler et de jouir, scep­tique sur les idées, égoïste et dure mais capable d’ac­tions de masses, car, joi­gnant à un indi­vi­dua­lisme vigou­reux assez pri­mi­tif le mépris de l’in­di­vi­duel. Ceux-là diront leur mot à l’avenir.

Pas un mot dans tout ce que j’é­cris que je ne puisse étayer, illus­trer, démon­trer, hélas ! Quand on en est là et qu’on lit, ayant dans les yeux, l’es­prit, la peau la sen­sa­tion de cette réa­li­té, des proses de voya­geurs ou des décla­ra­tions d’oc­ci­den­taux bien inten­tion­nés, mais abso­lu­ment inca­pables de péné­trer les choses, on éprouve ce que devaient éprou­ver les sol­dats des tran­chées à lire les copies des jour­na­listes de l’ar­rière. La réac­tion au sein de la révo­lu­tion met tout en ques­tion, com­pro­met l’a­ve­nir, les prin­cipes, le beau pas­sé même de la révo­lu­tion, fait naître pour elle un dan­ger inté­rieur beau­coup plus réel à l’heure pré­sente que les dan­gers exté­rieurs dont on parle — pré­ci­sé­ment par­fois pour igno­rer les pre­miers. Une révo­lu­tion socia­liste aus­si malade à l’in­té­rieur trou­ve­ra-t-elle, le jour où elle en aura besoin, un nombre suf­fi­sant de défen­seurs et d’i­mi­ta­teurs au dehors ? La ques­tion est vidée. C’est sans doute de ce mal que vient, dans une large mesure, l’ex­trême fai­blesse (et la divi­sion) du pro­lé­ta­riat dans la crise mondiale.

En défi­ni­tive, ma convic­tion est que le socia­lisme ne vain­cra ici et ailleurs, ne s’imposera que s’il se montre supé­rieur au capi­ta­lisme, et non dans la fabri­ca­tion des tanks, mais dans l’organisation de la vie sociale ; s’il offre à l’homme une condi­tion meilleure que le capi­ta­lisme ; plus de bien être maté­riel, plus de jus­tice, plus de liber­té, une digni­té plus haute. Le devoir est de l’y aider ; le devoir est donc de com­battre les maux qui le gan­grènent. Le devoir est double : défense exté­rieure et défense inté­rieure. Cette der­nière devient de beau­coup la plus impor­tante. Et ceux qui ferment les yeux sur le mal se font ses com­plices par igno­rance, aveu­gle­ment, pusil­la­ni­mi­té ou intérêt.

Les oppo­sants pré­co­nisent une réforme ; ils ont évi­dem­ment rai­son, mais elle est impos­sible et ne pour­ra se réa­li­ser qu’a­vec le temps — de longues années — au prix de luttes longues et pénibles. Et rien n’est moins cer­tain que sa réus­site. Tout est mis en ques­tion. Je me suis bien écar­té de moi-même. Rien de ce qui pré­cède n’est à publier, sauf au cas où je vien­drais à dis­pa­raître. Je vou­drais qu’a­lors ma voix fût enten­due de quelques-uns au moins. Ce n’est qu’une expli­ca­tion entre nous — mise au point de vues personnelles.

La plu­part des consi­dé­ra­tions qui pré­cèdent ne sont pas en rap­port avec la crise actuelle de l’URSS (disette, effon­dre­ment du rouble, mesures dra­co­niennes ten­dant à impo­ser le tra­vail quand on ne veut pas le sala­rier de façon à per­mettre au tra­vailleur de vivre) qui doit avoir une fin : assez prompte et facile si l’on donne un coup de barre à droite, ce qui ferait naître par ailleurs bien des dan­gers poli­tiques ; beau­coup plus lente si l’on per­sé­vère dans la voie adop­tée, qui est celle de l’é­ta­ti­sa­tion à outrance et des mesures de contrainte. Il fau­dra, en ce cas, des années pour reve­nir au pauvre stan­dard de vie de 1925 qui paraît aujourd’­hui — à tout le monde — para­di­siaque. Les dif­fi­cul­tés actuelles me paraissent moins graves, en dépit de leur hor­reur réelle, que le carac­tère du sys­tème les a fait naître et qui arrive à réa­li­ser pra­ti­que­ment le contre-pied de toutes les pro­messe de la révolution.

Je me suis reti­ré, par la force des choses, de toute acti­vi­té poli­tique directe. Ma posi­tion de retraite de non-consen­tant est la sui­vante. Voici, en d’autres termes, ce que j’af­fir­me­rai tran­quille­ment ici et ce que je veux qu’on sache si cela me vaut quelque per­sé­cu­tion. Je ne vois aucune erreur mar­quante dans les idées que j’ai sou­te­nues en 1923–28 au sein du Parti. Je n’ai rien à rétrac­ter de tout ce que j’ai écrit depuis. Coupé du mou­ve­ment ouvrier et com­mu­niste d’Occident, n’ayant lu aucun ouvrage ou docu­ment poli­tique publié à l’é­tran­ger depuis plus de cinq ans (sauf des frag­ments, et bien rare­ment), je ne puis me soli­da­ri­ser plus étroi­te­ment avec aucun groupe. Je sym­pa­thise avec tous ceux qui vont contre le cou­rant, cherchent à sau­ver les idées, les prin­cipes, l’es­prit de la révo­lu­tion d’Octobre. Je crois qu’il faut, pour cela, tout revoir en com­men­çant par ins­ti­tuer, entre cama­rades des ten­dances les plus diverses, une col­la­bo­ra­tion réel­le­ment fra­ter­nelle dans la dis­cus­sion et dans l’action.

Sur trois points essen­tiels, supé­rieurs à toutes les consi­dé­ra­tions de tac­tique, je reste et res­te­rai quoi­qu’il puisse m’en coû­ter, un objec­teur, un non-consen­tant avoué, net, et qui ne se tai­ra que contraint.

I. – Défense de l’homme, res­pect de l’homme. Il faut lui rendre des droits, une sécu­ri­té, une valeur. Sans cela pas de socia­lisme. Sans cela tout est faux, raté, vicié. L’homme, quel qu’il soit, fût-ce le der­nier des hommes, « Ennemi de classe », fils ou petit-fils de grand bour­geois, je m’en moque. Il ne faut jamais oublier qu’un être humain est un être humain. Ça s’ou­blie tous les jours, sous mes yeux, par­tout c’est la chose la plus révol­tante et la plus anti­so­cia­liste qui soit. Et, à ce pro­pos, sans vou­loir rayer une ligne de ce que j’ai écrit sur la néces­si­té de la ter­reur dans les révo­lu­tions en dan­ger de mort, je dois dire que je tiens pour une abo­mi­na­tion inqua­li­fiable, réac­tion­naire, écœu­rante et démo­ra­li­sante, l’u­sage conti­nu de la peine de mort par une jus­tice admi­nis­tra­tive et secrète. (En temps de paix ! dans un État plus puis­sant que nul autre !)

Mon point de vue est celui de Dzerjinski au début des années 1920, quand la guerre civile parais­sant ter­mi­née, il pro­po­sa aus­si­tôt — et obtint sans peine de Lénine — la sup­pres­sion de la peine de mort poli­tique (elle fut réta­blie peu après à la suite de l’a­gres­sion polo­naise). C’est aus­si celui des com­mu­nistes qui pro­po­sèrent pen­dant des années de réduire les fonc­tions des Commissions extra­or­di­naires (Tchéka ou Guépéou) à l’en­quête. Le prix de la vie humaine est tom­bé si bas, et c’est si tra­gique, que toute peine de mort est à condam­ner dans ce régime.

Abominable éga­le­ment, et injus­ti­fiable, la répres­sion par l’exil, la dépor­ta­tion, la pri­son qua­si-per­pé­tuelle, de toute dis­si­dence dans le mou­ve­ment ouvrier — c’est-à-dire l’ap­pli­ca­tion, contre les tra­vailleurs, de mesures excep­tion­nelles édic­tées dans le feu de la guerre civile contre les enne­mis de la Révolution.

II. – Défense de la véri­té. L’homme et les masses y ont droit. Je ne consens ni au tri­pa­touillage de la lit­té­ra­ture, ni à la sup­pres­sion de toute infor­ma­tion sérieuse dans la presse (réduite à un rôle d’a­gi­ta­tion). Je tiens la véri­té pour une condi­tion de san­té maté­rielle et morale. Qui parle de véri­té parle de sin­cé­ri­té. Droit de l’homme à l’une et à l’autre.

III. – Défense de la pen­sée. Aucune recherche intel­lec­tuelle, dans aucun domaine, n’est per­mise. Tout se réduit à une casuis­tique nour­rie de cita­tions. Il a fal­lu, l’an der­nier, que Staline s’en mêlât et fît écrire dans la Pravda qu’on a tort de vou­loir impo­ser à la gyné­co­lo­gie les for­mules mar­xistes. La peur inté­res­sée de l’hé­ré­sie abou­tit au dog­ma­tisme bigot le plus para­ly­sant. Je tiens que le socia­lisme ne peut gran­dir dans l’ordre intel­lec­tuel que par l’é­mu­la­tion, la recherche, la lutte des idées ; qu’il n’a pas à craindre l’er­reur, tou­jours répa­rée, avec le temps, par la vie même, mais la stag­na­tion et la réac­tion ; que le res­pect de l’homme sous-entend pour l’homme le droit de tout connaître et la liber­té de pen­ser. Ce n’est pas contre la liber­té de pen­ser, contre l’homme que le socia­lisme peut triom­pher, mais au contraire par la liber­té de pen­ser, en amé­lio­rant la condi­tion de l’homme.

Et je ne fais pas ici une apo­lo­gie du libé­ra­lisme ; je rap­pelle seule­ment ce qui est consa­cré par la consti­tu­tion sovié­tique, ce qui a été recon­nu et pro­cla­mé par tous les socia­listes, y com­pris ceux qui font exac­te­ment le contraire de ce qu’ils disent.

Chers amis, je finis. J’ai écrit ceci à la hâte, par bribes, dans les condi­tions les plus mau­vaises. À peine si je puis, tout aus­si hâti­ve­ment, me relire. Je bâcle. Faites-moi abso­lu­ment com­prendre que vous avez reçu et lu. À titre d’ac­cu­sé de récep­tion, envoyez… Essayons peut-être de reprendre cer­tains points par lettre. Si vous me désap­prou­vez sur cer­tains points, tâchez de me le lais­ser entendre, faites-moi vos objec­tions dans la mesure du pos­sible. Bien pauvre même !

Ma cor­res­pon­dance est extrê­me­ment pré­caire. Avec l’Espagne, elle vient de ces­ser il y a trois mois, com­plè­te­ment. Le cabi­net noir a visi­ble­ment déci­dé de cou­per. Il coupe. Il peut tout. Je sou­ligne qu’aus­si mal­me­née qu’elle soit, la cor­res­pon­dance a pour moi, pour nous, un inté­rêt vital ; ne lais­sez pas cou­per ce fil.

J’espère vous revoir bien­tôt. Je ne per­drai pas cet espoir. Je conti­nue­rai à lut­ter comme je pour­rai. Je tien­drai en tout cas, et si ça tourne mal, j’au­rai fait mon pos­sible, tenu de mon mieux jus­qu’au bout. Ce n’est cer­tai­ne­ment pas inutile. À vous de cœur.

Moscou, 1er février 1933.

V.S.

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