Cartouches (73)


Une grève d’ou­vrières en ate­lier, la libé­ra­tion du tra­vail des mains du capi­tal, des hauts pla­teaux et la mer Noire, le pro­jet oublié du Fatah, les textes d’Amílcar Cabral, la poé­sie afghane, l’ho­ri­zon de la vie bonne, le Melville de Giono, un camp auto­gé­ré et la langue fêlée d’un écri­vain : nos chro­niques du mois de février.


Rose Zehner et Willy Ronis — Naissance d’une image, de Tangui Perron

Juchée sur on ne sait quoi, Rose Zehner harangue les ouvrières de l’a­te­lier de sel­le­rie de l’u­sine Citröen-Javel : bras ten­du, index poin­té, elle tient à la main quelques notes. Nous sommes le 25 mars 1938. Une grève de six semaines com­mence ; elle se pro­pa­ge­ra dans un grand nombre d’u­sines : les tra­vailleurs pro­testent contre le refus du patro­nat de rené­go­cier des conven­tions col­lec­tives arri­vées à échéance. Pour le Front popu­laire de Blum, c’est le début de la déban­dade : les réformes sociales sont stop­pées sous la pres­sion des patrons. L’intervention de la jeune femme ne doit rien au hasard : « Rose Zehner est une mili­tante che­vron­née » ; elle est de celles « qu’on a trop long­temps tondu[e]s en caniche » et « qui gardent une mâchoire de loup », comme le dit Prévert dans la pièce qu’il écrit puis joue pour les gré­vistes. Si l’i­mage de Rose Zehner est deve­nue un sym­bole des luttes ouvrières — et fémi­nistes —, celle-ci ne sera pour­tant publiée qu’en 1980, et sou­vent asso­ciée à tort aux grèves de 1936. L’histoire de cette pho­to­gra­phie tisse ain­si, ensemble, celle du pho­to­graphe Willy Ronis et celle de la syn­di­ca­liste. Ce livre la raconte. Comme il raconte la grève à tra­vers les cli­chés que le pho­to­graphe a pris ce jour-là. Dans ses moments d’at­tente, quand les ouvriers tapent le car­ton ou le bal­lon, dis­cutent et débattent de leurs posi­tions poli­tiques. Dans ses phases de ten­sion, quand, sur la scène impro­vi­sée, se suc­cèdent les prises de parole qui doivent moti­ver à conti­nuer, à ne rien lâcher. Tensions aus­si entre les ten­dances syn­di­cales et le Parti com­mu­niste — la réuni­fi­ca­tion de la CGT est encore récente… Tensions enfin dans le contexte, natio­nal et inter­na­tio­nal. Et c’est sur ce der­nier point que l’ou­vrage met au jour ce que les mémoires ont oublié : alors que l’Espagne répu­bli­caine et révo­lu­tion­naire tient tête au fas­cisme, la soli­da­ri­té inter­na­tio­na­liste est forte dans le mou­ve­ment ouvrier ; et Rose Zehner de la por­ter au pre­mier plan des reven­di­ca­tions de la grève. [L.]

Les édi­tions de l’Atelier, 2022

Le Futur du tra­vail, de Juan Sebastián Carbonell

Le tra­vail demeure encore cen­tral dans nos socié­tés, à la fois anthro­po­lo­gi­que­ment et socia­le­ment. Pour autant, sai­sit-on bien les trans­for­ma­tions contem­po­raines qui l’affectent ? Rien n’est moins sûr, répond le socio­logue Juan Sebastián Carbonell. Les dis­cours qui pro­phé­tisent la fin du tra­vail — immi­nente, à écou­ter cer­tains — manquent en réa­li­té l’essentiel. L’automatisation, qui touche de nom­breux sec­teurs, n’implique pas (néces­sai­re­ment) une dis­pa­ri­tion du tra­vail humain mais plu­tôt une trans­for­ma­tion de celui-ci. L’auteur iden­ti­fie quatre consé­quences des nou­velles tech­no­lo­gies sur les sys­tèmes pro­duc­tifs : rem­pla­ce­ment du tra­vail, pro­ces­sus de déqualification/requalification, inten­si­fi­ca­tion et contrôle accru (sur les tra­vailleurs). La pré­ca­ri­té est une autre ques­tion. Elle fait par­tie des débats actuels : bien qu’elle soit assu­ré­ment une réa­li­té pour bon nombre de per­sonnes, voire qu’elle va crois­sante, l’auteur conserve un rap­port cri­tique à la notion de pré­ca­riat. D’une part, car la pré­ca­ri­té « est loin d’avoir sub­mer­gé le sala­riat stable » ; d’autre part car « elle est fonc­tion­nelle aux dyna­miques du capi­tal ». Ce n’est donc pas une nou­veau­té en soi, mais bien une carac­té­ris­tique des dif­fé­rentes formes his­to­riques du capi­ta­lisme. Alors même que l’émergence du numé­rique a contri­bué à créer de « nou­veaux pro­lé­taires », l’intelligence arti­fi­cielle, les pla­te­formes numé­riques et les ser­vices tech­no­lo­giques reposent bien sur du tra­vail humain — bien qu’il tende à être invi­si­bi­li­sé. Une invi­si­bi­li­sa­tion qui touche aus­si les ouvriers de la logis­tique, tan­dis que le « capi­ta­lisme logis­tique est une des prin­ci­pales sources de la créa­tion de nou­veaux emplois ouvriers dans le monde ». Pour le socio­logue, tout l’enjeu est alors de « libé­rer la vie du tra­vail et libé­rer le tra­vail de la domi­na­tion du capi­tal ». L’ouvrage pose en ce sens quelques repères essen­tiels pour dépas­ser les visions biai­sés du tra­vail, et par là même pen­ser son éman­ci­pa­tion. [M.B.]

Éditions Amsterdam, 2022

Un monde à part — Cartes et ter­ri­toires, de Kenneth White

A‑t-on sou­vent accès à la géo­gra­phie d’un poète ? On pour­rait répondre avec Olivier Rolin qu’il existe des Paysages ori­gi­nels — comme ceux d’Hemingway, de Nabokov ou de Michaux, dont l’é­cri­vain cher­cha les traces. Mais de géo­gra­phie véri­table, cartes et minu­tieuses des­crip­tions à l’ap­pui, non point. Il y a des mondes qui se cachent, ter­ra volon­tai­re­ment inco­gni­ta. Mais il existe aus­si quelques rares poètes géo­graphes dont l’ex­plo­ra­tion est l’une des facettes de l’œuvre. Kenneth White est de ceux-là. Dans Un monde à part, l’é­cri­vain né sur les côtes man­gées par l’Atlantique de l’Écosse retrace un par­cours intel­lec­tuel fait de voyages et de médi­ta­tions poé­tiques, avant de se perdre soi­gneu­se­ment et de déri­ver entre pla­ni­sphères et por­tu­lans. « Amoureux d’obs­curs excur­sions éru­dites » comme il le rap­pelle, White ouvre ain­si sa biblio­thèque car­to­gra­phique, déplie sur le sol le par­cours de ces pré­dé­ces­seurs grecs, arabes ou perses, pour abor­der ses spa­tia­li­tés propres. Ce sont des terres râpeuses, raclées par les glaces puis giflées par les vents que le poète affec­tionne en pre­mier lieu. Il y a son île d’o­ri­gine, dont la der­nière par­tie du livre retrace la for­ma­tion depuis que le gneiss et le schiste des Hébrides se sont for­més deux mil­liards d’an­nées en amont ; il y a les steppes d’Asie cen­trale, cœur intel­lec­tuel tou­jours des plus vifs au cours de l’Histoire ; il y a des côtes baltes, dont « le nom de ces vieilles villes que sont Revel, Dorpat, Riga » mettent en joie l’au­teur. À l’ins­tar du moine Beatus, l’un des tuteurs contre lequel s’est éla­bo­ré ce livre, White « suit une méthode qui consiste en cita­tions, expli­ca­tions et illus­tra­tions » : un conte, un plan, une enlu­mi­nure ou le par­cours d’un épi­gone loin­tain, tout sup­port, tout évé­ne­ment fait signe vers un autre pour que jamais la digres­sion ne cesse. Poésie et géo­gra­phie che­minent donc main dans la main, depuis les hauts pla­teaux de la mémoire jus­qu’aux rives de la mer Noire. [E.M.]

Éditions Héros-Limite, 2018

La Révolution pales­ti­nienne et les Juifs, du Fatah

Printemps 1970. Le Fatah — Mouvement de libé­ra­tion natio­nal de la Palestine — a onze ans d’âge lors­qu’il fait paraître ce texte dans son jour­nal. L’organisation avait été cofon­dée par Yasser Arafat au Koweït ; l’ob­jec­tif était clair : libé­rer le ter­ri­toire pales­ti­nien de l’oc­cu­pa­tion gou­ver­ne­men­tale et mili­taire sio­niste, c’est-à-dire de l’État inven­té par l’ONU en 1947 puis intro­duit par la force armée l’an­née sui­vante. En juin 1967, Israël atta­quait les pays fron­ta­liers et tri­plait son emprise ter­ri­to­riale ; la vieille ville de Jérusalem tom­bait entre ses mains. C’est donc dans ce contexte qu’est publié ce texte. À la faveur d’un par­te­na­riat entre Orient XXI et Libertalia, le jour­na­liste Alain Gresh en signe aujourd’­hui l’in­tro­duc­tion. L’auteur ne se contente pas de resi­tuer les coor­don­nées de l’é­poque : il existe, dit-il en conclu­sion, une « actua­li­té à l’u­to­pie » pro­po­sée en ces pages vieilles d’un demi-siècle. En res­sus­ci­ter l’es­prit, pour­suit Gresh, per­met­trait d’en finir avec les « vieux sché­mas » et de rou­vrir, face à l’a­par­theid ins­ti­tué par le régime israé­lien, « la voie révo­lu­tion­naire et huma­niste ». Le Fatah se posait en défen­seur d’une « Palestine pro­gres­siste, démo­cra­tique et non confes­sion­nelle ». La paix était pos­sible ; la coexis­tence entre les peuples et les reli­gions, aus­si. Le mou­ve­ment dénon­çait l’an­ti­sé­mi­tisme pré­sent dans le monde arabe et récu­sait « le désir de ven­geance ». Il fai­sait savoir qu’il atten­dait « avec impa­tience » l’ar­ri­vée « de mil­liers de Juifs » à ses côtés. Et le Fatah d’in­sis­ter : il faut « gagner les Juifs à sa cause par des actes et pas seule­ment par des mots ». Plaidant pour le réa­lisme et non pour quelque « rêve roman­tique », le mou­ve­ment avan­çait que la Palestine future — débar­ras­sée de la struc­ture éta­tique et raciste intro­duite en 1948 — inté­gre­ra l’en­semble des habi­tants dans une citoyen­ne­té éga­li­taire et laïque. Les Juifs du monde entier pour­ront à loi­sir s’ins­tal­ler en Palestine et voir l’un d’eux occu­per la pré­si­dence, une fois refer­mée la paren­thèse colo­niale — le sio­nisme. S’il s’a­git là d’une ébauche plus que d’un pro­gramme abou­ti — tout n’é­tait « pas encore tout à fait clair » —, elle ne s’a­vance pas moins comme « la seule solu­tion per­ma­nente qui appor­te­ra une paix durable et la jus­tice ». [E.C.]

Libertalia, 2021

Ne faites pas croire à des vic­toires faciles, d’Amílcar Cabral

L’Europe, sous les cou­leurs du Portugal, a pris pos­ses­sion du ter­ri­toire gui­néen en 1879. Amílcar Cabral naî­tra près d’un demi-siècle plus tard. Ingénieur agro­nome de for­ma­tion, il cofonde le PAIGC (Parti afri­cain pour l’in­dé­pen­dance de la Guinée et du Cap-Vert) en 1956 : l’o­rien­ta­tion est ouver­te­ment mar­xiste-léni­niste. L’Indochine s’est libé­rée de l’oc­cu­pa­tion fran­çaise ; l’Algérie s’y emploie. Sept ans plus tard, le jeune par­ti se lance au grand jour dans la lutte armée contre le pou­voir por­tu­gais, alors tenu par le dic­ta­teur pro-fran­quiste Salazar — depuis 1961, le PAIGC menait déjà des opé­ra­tions diverses de sabo­tage : faire sau­ter des ponts, cou­per des lignes de com­mu­ni­ca­tion, détruire des routes. La guerre de libé­ra­tion dure­ra onze ans. Elle coû­te­ra la vie à plus de deux mille membres de l’ar­mée d’oc­cu­pa­tion. Dans les années 1970, les édi­tions Maspero avaient publié deux recueils de textes de Cabral : les ouvrages sont épui­sés de longue date. Les édi­tions Premiers matins de novembre ont donc eu l’heu­reuse idée de remettre en cir­cu­la­tion une sélec­tion de dis­cours et de textes du lea­der révo­lu­tion­naire. L’occasion d’ap­pro­cher la pen­sée mécon­nue de celui qui pré­sen­tait les com­bat­tants indé­pen­dan­tistes comme des « mili­tants armés » et non des « mili­ta­ristes ». L’ambition est posée : « la liqui­da­tion totale de la domi­na­tion étran­gère sur nos patries afri­caines ». Reprenant à son compte l’i­dée léni­niste selon laquelle il ne sau­rait exis­ter de révo­lu­tion sans théo­rie révo­lu­tion­naire, Cabral se pro­po­ser notam­ment d’exa­mi­ner ou de réexa­mi­ner — dans les condi­tions géo­gra­phiques, his­to­riques et cultu­relles qui sont les siennes — cer­tains points de la doc­trine socia­liste domi­nante : la for­ma­tion des classes sociales, le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives ou encore le colo­nia­lisme et le néo­co­lo­nia­lisme. Amílcar Cabral est assas­si­né au mois de à Conakry, par des membres de son par­ti ; six mois plus tard, l’indépendance de la Guinée-Bissau est pro­cla­mée. [E.B.]

Éditions Premiers matins de novembre, 2021

Le Suicide et le chant — Poésie popu­laire des femmes pash­tounes, de Sayd Bahodine Majrouh

Alors que les Talibans font de nou­veau peser la chape de plomb de leur ultra-conser­va­tisme sur l’Afghanistan, les femmes afghanes sont les pre­mières cibles de la répres­sion. À ce drame s’a­joute l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de leur oppres­sion par les réac­tion­naires occi­den­taux afin de jus­ti­fier, ici, leurs poli­tiques racistes. Mais quand donc écou­te­ra-t-on enfin la voix des femmes ? Jusqu’à son trouble assas­si­nat en 1988 lors de son exil au Pakistan, le poète et homme d’État Sayd Bahodine Majrouh recueillait des mor­ceaux de poé­sie popu­laire chez les femmes pash­tounes. À tra­vers les lan­days, poèmes en deux vers libres, ces der­nières racontent leur labeur quo­ti­dien et leurs amours, leurs peines et leurs joies. Sans oublier l’exil. Surtout, dans ce rare espace de liber­té qu’on leur laisse, les femmes pash­tounes cultivent la révolte et la contes­ta­tion de l’ordre patriar­cal éta­bli — l’autre pos­si­bi­li­té de le défier étant le sui­cide, tabou dans la socié­té. Leurs mots sont sans pitié contre le mari impo­sé : « Le petit affreux ne veut pas mou­rir de sa propre fièvre / J’ai déci­dé demain de l’en­ter­rer vivant ». Parfois même elles retournent contre lui les valeurs de l’hon­neur pour l’en­voyer se faire tuer. Mais pour celui — ou ceux — qu’elles aiment secrè­te­ment, les vers se font pas­sion­nés : « Prends moi dans tes bras, serre-moi / Après seule­ment tu pour­ras te lier à mes cuisses de velours. » Et pas ques­tion de se mor­fondre : « Va-t’en mon ami, et bon voyage ! Tu n’é­tais qu’un de mes amants, j’en retrouve cent ». Elles exaltent éga­le­ment le cou­rage et la défense du pays : « Mes sœurs nouez vos voiles comme des cein­tures / Prenez des fusils et par­tez pour le champ de bataille ». Nulle fai­blesse n’est accep­tée : « Que peux-tu faire d’autre sinon te battre ? / Soumis, tu ne serais plus que l’es­clave d’un esclave ». Le deuil et l’exil ne sont jamais loin dans les lan­days. « Dieu ne laisse pas mou­rir une femme en exil ! Avec son der­nier souffle elle oublie­rait Ton nom pour ne plus pen­ser qu’à sa terre natale ». [L.]

Gallimard, 1994

L’Ensauvagement du capi­tal, de Ludivine Bantigny

Depuis le début des années 2010, un terme a fait tache d’huile en France : « ensau­va­ge­ment ». De l’ex­trême droite au macro­nisme, on le convoque pour dési­gner l’aug­men­ta­tion des vio­lences quo­ti­diennes : une aug­men­ta­tion que ce spectre idéo­lo­gique rat­tache aux poli­tiques d’im­mi­gra­tion. Darmanin le mobi­li­sait ain­si à l’é­té 2020 — pour la plus grande joie du syn­di­cat de poli­ciers Synergie-Officiers, « satis­fait » que le ministre « reprenne [sa] séman­tique ». Dans ce texte bref, vif et acé­ré, l’his­to­rienne Ludivine Bantigny entend le reco­der. Le resi­gni­fier depuis ce qu’Aimé Césaire avan­çait en 1950, dans son fameux Discours sur le colo­nia­lisme : « Il y a le poi­son ins­til­lé dans les veines de l’Europe, et le pro­grès lent, mais sûr, de l’ensau­va­ge­ment du conti­nent. » Autrement dit : la déci­vi­li­sa­tion que le sup­po­sé « civi­li­sa­teur » subit en répan­dant ses « lumières » par les moyens que cha­cun connaît. L’impérialisme, avan­çait le lea­der indé­pen­dan­tiste Amílcar Cabral, est du « capi­tal en action ». Et c’est pré­ci­sé­ment de capi­ta­lisme dont il est ques­tion tout au long de cette soixan­taine de pages. Bantigny n’en refait pas l’his­toire. Pas plus qu’elle ne revient sur les moda­li­tés éco­no­miques de ce mode de pro­duc­tion. Elle se contente, dans une langue plus lit­té­raire qu’a­ca­dé­mique, de tison­ner les braises — et les sen­ti­ments peut-être épars, inar­ti­cu­lés, du lec­teur ordi­naire — puis d’es­quis­ser un hori­zon. Balayant d’un revers de la main à la fois sen­sible et sour­cé les accu­sa­tions de « tota­li­ta­risme » visant qui­conque ne consent pas au cour des choses, le livre défend rien de moins la nécessi­té d’une nou­velle révo­lu­tion. Le peuple fran­çais a abat­tu l’Ancien Régime ; reste à abattre le régime de l’argent-maître. Sans têtes cou­pées, « cette fois », tient-elle à pré­ci­ser. Et à la condi­tion de se fédé­rer, d’en finir avec les que­relles de clans. Voilà qui pour­rait s’ap­pe­ler « le com­mu­nisme », indique Bantigny après Frédéric Lordon et Bernard Friot. Ou autre­ment si, déci­dé­ment, le mot est par trop lourd à rele­ver — car est là l’es­sen­tiel : la vie bonne. [L.T.]

Seuil, 2022

Pour saluer Melville, de Jean Giono

Melville. Un auteur qu’« on ne peut clas­ser qu’à son nom » et que Giono salua par deux fois. D’abord, en fai­sant don de plu­sieurs années de sa vie pour pro­po­ser une tra­duc­tion de Moby Dick — d’au­cuns par­le­raient de réécri­ture — entre­prise aux côtés d’un cer­tain Joan Smith et du poète, peintre et éter­nel ami Lucien Jacques. Ensuite, par la pré­face qu’il accep­ta après plu­sieurs relances de rédi­ger. Dire de celle-ci qu’elle est aty­pique est s’a­van­cer de peu. Ce pour­rait être une vul­gaire notice bio­gra­phique — des dates, le père et la mère, un ou deux trau­ma­tismes, puis les remer­cie­ments. Mais Giono en fit une his­toire autant qu’un hom­mage. Et l’o­céan y occupe tout l’es­pace. D’abord, Melville en rêve. Il habite New York et vit sous la férule d’une géni­trice fine tré­so­rière — savoir vendre et comp­ter, voi­là ce qui importe. Les eaux sont proches, oui, mais vives seule­ment dans l’es­prit de l’en­fant. Bien vite le voi­ci qui embarque ; ces mêmes eaux lui paraissent alors bien déce­vantes. Des ren­contres le mettent tou­te­fois sur le che­min du livre qu’on a dit — ain­si de ce capi­taine de wha­ler qui pêche la baleine « avec des gifles et des coups de pied au cul ». Tandis qu’il découvre les ports et les cou­rants du monde qu’il par­court, Melville publie quelques récits. Le suc­cès est là — les aven­tures sont il est vrai attrayantes. Mais ça n’est pas assez. Il y aura plus : ce sera Moby Dick. Et c’est dans les terres de la Grande-Bretagne que le roman trouve son ori­gine. À terre, car autant que les vagues « le fumier de che­val est un grand poète ». Tout sou­dain, Melville devient Herman. Il s’en­nuie à Londres quelques jours, quitte la ville pour une autre et par­tage son voyage avec une femme aux yeux « cou­leur de tabac avec des reflets verts ». Le récit s’emporte — est-ce de Melville ou Giono dont il est alors ques­tion, on ne sait plus. C’est en 1849. Quelques jours hal­lu­ci­nés. Puis Herman rentre aux États-Unis. Il achète une ferme, s’y ins­talle et s’y sent bien. Deux ans plus tard, Moby Dick est publié et la lit­té­ra­ture s’en voit trans­for­mée. [R.B.]

Gallimard, 2020 [1941]

Ne pas mou­rir comme des chiens, de Mamoste Dîn

Un des­sin hybride, mêlant les cou­leurs des encres et du crayon au noir et blanc de la gra­vure, se déploie sur une cen­taine de pages pour nous faire entrer dans une his­toire qui, elle aus­si, a deux visages. Dans le camp auto­gé­ré de Lavrio, en Grèce, vivent et s’organisent des exilé·es kurdes soutenu·es par le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK) ; au même moment, dans la France de 2018, les gilets jaunes se battent dans la rue pour la jus­tice sociale. C’est de ces deux situa­tions poli­tiques que pro­viennent les per­son­nages prin­ci­paux, Judith et Bijîșk, qui trouvent en l’un et l’autre un sem­blable désir de liber­té et de jus­tice. Dans cette bande des­si­née qui est la pre­mière publi­ca­tion papier des édi­tions Plagiat — dont l’intégralité du cata­logue est dis­po­nible gra­tui­te­ment en ligne —, Mamoste Dîn explore ce que peut signi­fier, humai­ne­ment comme poli­ti­que­ment, une ren­contre qui a sa beau­té, mais aus­si ses limites. On entre­voit ain­si la vie au camp de Lavrio, véri­table espace de « recom­po­si­tions poli­tiques » sur le sol euro­péen, où, « à par­tir de 1981, les réfu­giés turcs et kurdes membres d’organisations révo­lu­tion­naires et qui tran­sitent par la Grèce se retrouvent à devoir coha­bi­ter ». Trois règles élé­men­taires y ont cours, devant garan­tir la bonne coexis­tence des résident·es et militant·es de pas­sage : il est inter­dit d’y pos­sé­der des armes et d’y consom­mer des drogues ; il faut par­ti­ci­per à l’organisation col­lec­tive pour y vivre ; les rela­tions amou­reuses y sont pros­crites. On se doute bien, cepen­dant, qu’embrasser la cause révo­lu­tion­naire et tom­ber en amour ne s’excluent pas à tous les coups… Neuf cha­pitres des­sinent un va-et-vient entre la France et la Grèce, lais­sant entre­voir des moti­va­tions, des espoirs, des colères et des déter­mi­na­tions, comme autant de préa­lables à la construc­tion d’une action col­lec­tive dont la vio­lence n’est pas, ou plu­tôt ne doit pas être exclue, d’autant plus que « si [on] se bat, c’est pour ce [qu’on] aime ». [L.M.] 

Éditions Plagiat, 2021

Certifié conforme — Histoires de Diyarbakır, de Murat Özyaşar

L’auteur a quelque chose comme 40 ans. Il est né au Kurdistan du Nord (c’est-à-dire, offi­ciel­le­ment, en Turquie) ; plus pré­ci­sé­ment, dans la ville d’Amed (c’est-à-dire, offi­ciel­le­ment, Diyarbakır). La « capi­tale » du Kurdistan turc — « illé­gale », pré­cise aus­si­tôt l’é­cri­vain. Son pre­mier ouvrage a paru en 2008 ; celui-ci est son troi­sième, publié à Istanbul onze ans plus tard. On doit sa tra­duc­tion à la jeune mai­son d’é­di­tion fran­çaise Kontr, spé­cia­li­sée en lit­té­ra­ture turque et kurde. L’ouvrage ras­semble neuf textes, com­po­sés entre 2015 et 2016. Ils s’ancrent dans une séquence poli­tique pour le moins déter­mi­nante de l’his­toire récente de la région : tan­dis que se struc­ture en Syrie la révo­lu­tion confé­dé­ra­liste démo­cra­tique du Rojava, le PKK se sou­lève de l’autre côté de la fron­tière, en 2015, dans l’es­poir d’en­traî­ner le Kurdistan turc vers l’au­to­ges­tion sociale et poli­tique. Ankara écra­se­ra la révolte. Quelques mois plus tard, une ten­ta­tive de coup d’État mili­taire a lieu dans la nuit du 15 au [V.C.]

Kontr, 2020


Photographie de ban­nière : Willy Ronis


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REBONDS

Cartouches 72, jan­vier 2022
Cartouches 71, décembre 2021
Cartouches 70, novembre 2021
Cartouches 69, octobre 2021
Cartouches 68, sep­tembre 2021

Ballast

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