Les animaux avec nous, nous avec les animaux


Texte inédit pour Ballast | Série « Luttes animales, luttes sociales »

Le sou­ci d’in­té­grer les ani­maux à l’en­semble des luttes ne date pas d’hier. À la fin du XIXe, le socia­liste Charles Gide par­lait des ani­maux comme d’une « classe de tra­vailleurs oubliés ». Quelques décen­nies plus tard, la fémi­niste bri­tan­nique Maud Joachim rap­por­tait que « les rangs des suf­fra­gettes mili­tantes [sont] prin­ci­pa­le­ment recru­tés par­mi les végé­ta­riens » — les fémi­nistes incar­cé­rées pour leur com­bat négo­ciaient dès lors « un régime végé­ta­rien spé­cial » avec les auto­ri­tés péni­ten­tiaires. Plus récem­ment, l’é­co­lo­giste Andreas Malm s’é­le­vait, après bien d’autres, contre « la ten­dance sys­té­mique du capi­ta­lisme à sou­mettre les ani­maux ». Les rela­tions sont tou­te­fois moins nom­breuses avec le mou­ve­ment anti­ra­ciste. La rai­son est aus­si simple que connue : la traite atlan­tique et la colo­ni­sa­tion se sont ample­ment construites sur l’i­dée de hié­rar­chie entre les humains et les espèces, ren­voyant les peuples non blancs à des « moins qu’­hu­mains » — donc à l’a­ni­ma­li­té. Dans un texte à la fois théo­rique et per­son­nel, l’é­cri­vaine et socio­logue Kaoutar Harchi revient sur l’his­toire de la dépré­cia­tion des ani­maux et, cor­ré­la­ti­ve­ment, l’as­ser­vis­se­ment et la subor­di­na­tion de cer­tains groupes humains.


[lire le pre­mier volet de notre série « Luttes ani­males, luttes sociales »]


Si j’ai tou­ché ce chien errant, ce ver de terre ram­pant, ce ham­ster dans sa cage. Si j’ai bien pen­sé à me laver les mains, à frot­ter la savon­nette tout par­tout. Si je ne vou­drais pas, encore une fois, recom­men­cer. Et m’assurer, ain­si, que mes doigts n’ont pas empor­té avec eux quelque sale­té, la sale­té des ani­maux, qu’à mon tour je dépo­se­rais sur les meubles du foyer fami­lial, sur les tables de tra­vail de l’école. La sale­té des ani­maux qui, par conta­mi­na­tion, devien­drait la mienne et celle de mon monde. Une unique fois on ne sem­bla pas craindre le contact et l’on me dit Touche-le, n’aie pas peur, allez, avance-toi et touche-le. C’était, si mon sou­ve­nir est bon, à l’entrée d’un zoo immense. Mes parents m’ont peut-être conduite jusque-là, ou des pro­fes­seurs, ou des édu­ca­teurs sociaux. Je ne sais plus. Je sais seule­ment que je finis bien par faire un pas, puis deux, puis trois, par tendre le bras, par me pen­cher vers l’avant et effleu­rer le plu­mage bleu et vert d’un paon fai­sant la roue. De cette scène, une pho­to­gra­phie fut prise. Et long­temps après, on me rap­pe­la ma chance. Quelle chance tu as de le tou­cher, c’est beau un paon.

Assurément.

Nous devrions tous et toutes nous deman­der où, dans notre vie, sont les ani­maux. Ou alors : où dans la vie des ani­maux, nous sommes. S’il m’est pos­sible de jouer, ici, de ces inter­ver­sions, c’est qu’entre les ani­maux et nous une rela­tion existe.

L’objet de ce texte est de faire état de cette rela­tion, d’en énon­cer les com­plexi­tés, les arti­cu­la­tions, et de mettre en évi­dence la néces­si­té, à gauche puis bien au-delà de la gauche, de ne perdre per­sonne. J’entends par là : ne lais­ser aucun indi­vi­du loin­tain de l’action, des théo­ries qui la sous-tendent et des espé­rances col­lec­tives qui la guident.

Oui, des indi­vi­dus, fussent-ils des bêtes.

Voir la domination animale, penser le suprémacisme humain

« Nous sommes natu­rel­le­ment por­tés à croire que les ani­maux ne sont que. Ils ne seraient qu’un pois­son, qu’un pigeon, qu’une fourmi. »

Nous sommes natu­rel­le­ment por­tés à croire que les ani­maux ne sont que. Ils ne seraient qu’un pois­son, qu’un pigeon, qu’une four­mi. Que serait à com­prendre au sens de : ils sont intrin­sè­que­ment dif­fé­rents, et si dif­fé­rents qu’ils nous sont indé­nia­ble­ment infé­rieurs, et si infé­rieurs que nous pou­vons légi­ti­me­ment pen­ser et faire d’eux des choses sans nous pré­oc­cu­per de ce que cela leur fait et, en retour, de ce que cela finit par nous faire et par faire à la Terre que, tous et toutes, nous habitons.

Cette pen­sée et ce faire, consti­tu­tifs d’un ensemble de repré­sen­ta­tions et de pra­tiques inté­rio­ri­sées au gré de nos expé­riences, sont le pro­duit ancien, com­plexe et conti­nû­ment actua­li­sé d’une pen­sée occi­den­tale qui a fon­dé tout son être — la rai­son moderne — sur le socle du dua­lisme culture/nature, entraî­nant dans son sillage l’opposition humain/animal. Nous serions, alors, la culture humaine parce qu’ils seraient la nature animale.

D’exploitation en appro­pria­tion, d’asservissement en des­truc­tion, la longue his­toire du rap­port occi­den­tal à ce qui n’a pas visage humain a, par-delà le monde, tra­mé le sens d’une moder­ni­té recon­nue et recon­nais­sable à un éten­dard : l’assujettissement du domaine dit nature et, asso­cié non sans ambi­va­lence à celui-ci, du groupe dit faune. Je ne peux guère, ici, rendre compte de la mul­ti­pli­ci­té des débats scien­ti­fiques qui se sont sai­sis de la genèse du rap­port humain aux ani­maux, eux qui ont le tort, n’est-ce pas, de « port[er] museau et [de] ne différ[er] de nous que par un angle facial moins ouvert1 ». D’ailleurs, refaire l’histoire de ces êtres humains qui, ayant eu, un jour, besoin de man­ger et de se vêtir, se jetèrent sur tout ce qui beu­glait, bêlait ou glous­sait, n’est pas mon objet2. Bien au contraire, je sou­hai­te­rais atti­rer l’attention sur les struc­tures poli­tiques humaines d’animalisation des ani­maux. Au-delà de l’étonnement que l’expression peut sus­ci­ter, elle éclaire le deve­nir ani­mal d’êtres vivants qui, bien que dotés d’un sys­tème ner­veux, ouverts au res­sen­ti, éprou­vés par la souf­france et dotés d’une per­son­na­li­té propre, ont été exclus du cercle sec­taire de la conscience, de la mora­li­té, pri­vés de digni­té et, le cas échéant, de droits.

[Emitte Hych]

« Espèce ».

Le mot est à dire car il est (in)consciemment pen­sé ou, du moins, mobi­li­sé chaque fois qu’un ver­dict d’infériorisation des ani­maux est pro­non­cé du fait de leur non-appar­te­nance au règne humain. La déter­mi­na­tion bio­lo­gique n’est que secon­daire dans le concept d’espèce car c’est bien le tra­vail d’é­cha­fau­dage social et poli­tique le pro­dui­sant qui est pre­mier. En ce sens, le spé­cisme, dont nous devons, au tour­nant des années 1970, les pre­mières ana­lyses au psy­cho­logue amé­ri­cain Richard D. Ryder3 et au phi­lo­sophe aus­tra­lien Peter Singer4, se dif­fracte en une foul­ti­tude d’expressions par­lantes : « cen­trisme d’espèce », « supré­ma­cisme humain », « égoïsme de genre« 5. Venant à dési­gner une vaste idéo­lo­gie faite de l’arbitraire des cri­tères, le spé­cisme ordonne le monde selon une hié­rar­chi­sa­tion des rela­tions inter-espèces (l’Homo sapiens est supé­rieur à la bête) ain­si que des posi­tions intra-espèces (au lion, à l’âne, à l’anguille, au chien ou encore la sou­ris, selon l’époque et l’espace, des qua­li­tés inégales de noblesse et d’ignominie sont attri­buées). Au sein de nos socié­tés capi­ta­listes — qui tiennent oppor­tu­né­ment la nature pour chose natu­relle —, les rai­sons ins­tru­men­tales, meur­trières et d’ex­ploi­ta­tion, jus­ti­fiées par le pos­tu­lat que la vie humaine serait d’une plus grande valeur que la vie non humaine, sont carac­té­ris­tiques de la domi­na­tion spéciste.

La métaphore animale spéciste

Dans l’emprunt de ce che­min de réflexion, il me faut déjà mar­quer un temps d’arrêt et dire que ce « grand par­tage » qui dif­fé­ren­cie l’humanité de tout ce qui n’est pas elle, n’est, au vrai, pas un. Car ce grand par­tage porte, en son sein, de grands autres par­tages qui, livrant d’hier à aujourd’hui leur lot de souf­frances et d’injustices, importent tout autant que la matrice dont ils copro­cèdent. Pour en prendre la mesure, nul besoin de longues démons­tra­tions. Il suf­fit de s’en remettre à l’Histoire. De faire face à la consti­tu­tion colo­niale et escla­va­giste de l’Occident. Et de se deman­der : qui fut per­çu, jugé, recon­nu comme héri­tier d’attributs humains et trai­té en égal ? Qui fut per­çu, jugé, recon­nu comme acca­blé d’attributs ani­ma­liers et trai­té en inégal ? Pareille ques­tion, à peine for­mu­lée, convoque aus­si­tôt sa réponse : les femmes, les pro­lé­taires, les non Blancs, les mino­ri­tés sexuelles, les malades, eux qui n’étant ni homme, ni bour­geois, ni blanc, ni majo­ri­té sexuelle, ni bien-por­tant, ont été, par le viol, par l’usine, par le fouet et l’enfumage des grottes, par la per­sé­cu­tion et par l’enfermement, ani­ma­li­sés.

« Qui fut per­çu, jugé, recon­nu comme héri­tier d’attributs humains et trai­té en égal ? Qui fut per­çu, jugé, recon­nu comme acca­blé d’attributs ani­ma­liers et trai­té en inégal ? »

Ce pro­ces­sus poli­tique d’animalisation d’êtres humains jugés de moindre huma­ni­té — et faits membres titu­laires du groupe hété­ro­gène des sans âmes, des immo­raux et des sau­vages — révèle que la longue ligne qui isole la culture de la nature ne compte pas, au vrai, un seul check-point contrô­lant une unique iden­ti­té sociale mais plu­sieurs, qui en exa­minent de nom­breuses à la fois. Ainsi, la dis­tinc­tion moderne opé­rée par l’Occident entre les humains et les ani­maux recèle — au sens de ren­fer­mer secrè­te­ment mais aus­si de tra­fi­quer avec mal­veillance — le rap­port humain/humain qui induit une sépa­ra­tion des humains entre eux. Des huma­ni­sés et des ani­ma­li­sés. Et si le pre­mier groupe n’est jamais consti­tué que d’êtres à l’humanité plei­ne­ment consti­tuée et recon­nue, le second ras­semble tous ceux et toutes celles qui demeurent une fois les grands par­tages accom­plis. C’est ce que je nom­me­rais la mise en rési­dus du monde. Celle qui est à l’origine de l’existence des « sans-part » (ceux qui n’ont rien, comme dirait Jacques Rancière6) et de la part nulle du monde (celle qui n’est rien, comme il convient aus­si de dire).

Le spé­cisme arti­cule alors deux dimen­sions. La pre­mière dimen­sion, d’ordre maté­riel, est rela­tive à l’exploitation des ani­maux. Une exploi­ta­tion ins­crite dans le mou­ve­ment glo­bal d’affaiblissement des pos­si­bi­li­tés de régé­né­res­cence des matières ter­restres. La seconde dimen­sion, d’ordre sym­bo­lique, est rela­tive à l’imputation mas­sive des carac­té­ris­tiques onto­lo­giques dépré­cia­tives de l’animalité sur la frac­tion rési­duelle de l’humanité pour en jus­ti­fier a pos­te­rio­ri la domination.

À pro­pos de la méta­phore ani­male, je sou­hai­te­rais mar­quer un second temps d’arrêt. Et appro­fon­dir, de là, l’articulation des rap­ports sociaux de genre, de race, de classe et d’espèce — soit com­prendre ce que l’existence de cha­cun doit à l’existence de l’autre. Ce conglo­mé­rat de dettes, que les domi­na­tions ne cessent de contrac­ter dans un jeu inces­sant de recon­fi­gu­ra­tions contex­tuelles, trouve en la bien (re)nommée « inter­sec­tion­na­li­té » une pers­pec­tive per­ti­nente. À des fins de clar­té, je pro­pose de séquen­cer, en théo­rie, ce qui s’entremêle en pra­tique : le rap­port de genre d’une part, le rap­port de race d’autre part, et cela en les liant res­pec­ti­ve­ment à la ques­tion capi­ta­liste. L’ensemble est alors lu à l’aune de la méta­phore ani­male spéciste.

[Emitte Hych]

Les métaphores naturalistes du sexisme

La décen­nie 1970 est celle de l’émergence de la ques­tion éco­lo­gique. En 1972, parais­sait Limits to Growth, dit « Rapport Meadow », qui pré­co­ni­sait d’en finir avec la crois­sance. Puis écla­tait le pre­mier choc pétro­lier. Et le pré­sident Valéry Giscard d’Estaing d’engager la France vers le che­min de « l’indépendance éner­gé­tique » assu­rée par les cen­trales nucléaires. En mars 1978, le super­tan­ker Amoco Cadiz se met­tait à reje­ter dans les eaux du petit port bre­ton de Portsall des tonnes de pétrole léger et de fioul lourd, pro­vo­quant une marée noire annon­cia­trice de nom­breuses autres à venir. Dans ce contexte où les socié­tés civiles prennent conscience du péril ter­restre tan­dis que les auto­ri­tés publiques cherchent à l’endiguer, des groupes de recherche aux formes, aux ancrages et aux orien­ta­tions diverses tra­vaillent alors, ici et là, à refor­mu­ler la ques­tion éco­lo­gique en ques­tion pro­pre­ment poli­tique. De ces groupes, en France, a émer­gé la figure de Françoise d’Eaubonne.

« Électron libre7 », elle n’a eu de cesse d’embrasser les luttes d’émancipation : lutte anti­co­lo­niale pour l’indépendance de l’Algérie, lutte du Front homo­sexuel d’action révo­lu­tion­naire (FHAR), lutte du Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF), notam­ment. Cette dis­po­si­tion à la contes­ta­tion radi­cale et à sa théo­ri­sa­tion a conduit Françoise d’Eaubonne, ins­pi­rée par la pen­sée fémi­niste de Simone de Beauvoir et par celle, éco­lo­giste, de Serge Moscovici, à sug­gé­rer que « le rap­port de l’homme à la nature est plus que jamais celui de l’homme à la femme8 ». Et d’ajouter : « Il s’agit d’empêcher que ce rap­port de des­truc­tion se trans­forme aujourd’hui en celui d’assassinat9 ». De là, d’Eaubonne a for­mé le terme « éco­fé­mi­nisme » : une éten­due concep­tuelle et mili­tante pro­met­teuse. Pourtant, Le Féminisme ou la Mort, paru en 1974, sus­ci­ta peu l’intérêt des mou­ve­ments fémi­nistes fran­çais de la seconde vague. Une ren­contre aurait pu se pro­duire : elle a été man­quée et repous­sée à plus tard, ailleurs10. Bien que pos­sé­dant un foyer natio­nal attes­té, l’écoféminisme a ain­si été consi­dé­ré, jusqu’au tour­nant des années 1980/1990, à tra­vers son assise étasunienne.

« Il s’est alors agi de mettre en évi­dence que cette moder­ni­té favo­rise, avant et après tout, les inté­rêts des hommes. »

Entourée d’un groupe de chercheur·es de l’université de Canberra, la phi­lo­sophe fémi­niste et envi­ron­ne­men­tale aus­tra­lienne Val Plumwood a for­mu­lé à sa façon, à l’aube des années 1970, une cri­tique radi­cale des concep­tions occi­den­tales de la nature. Au cœur de ces cri­tiques trô­nait notam­ment la notion d’anthropocentrisme. Notion pour­voyeuse d’un ratio­na­lisme ins­tru­men­tal de pre­mier ordre, selon lequel chaque chose ne peut être et per­du­rer dans son être qu’à condi­tion de ser­vir, c’est-à-dire d’être pour. À tra­vers ses deux ouvrages majeurs (Feminism and the Mastery of Nature, publié en 1993, et Environmental Culture, en 2002), Val Plumwood a œuvré à élar­gir le cercle des griefs fémi­nistes contre la rai­son moderne. Relisant à nou­veaux frais Dialectique de la rai­son de Theodor Adorno et de Max Horkheimer, Plumwood s’est quelque peu détour­née de la cen­tra­li­té de la cri­tique alle­mande, amé­na­geant ain­si un espace ouvert à la consi­dé­ra­tion des aspects gen­rés de la moder­ni­té occi­den­tale. Il s’est alors agi de mettre en évi­dence que cette moder­ni­té favo­rise, avant et après tout, les inté­rêts des hommes. Taillée dans la pierre phal­lo­crate, celle-ci fait des femmes, et du fémi­nin plus géné­ra­le­ment, « les Autres de la rai­son ». Les sans rai­son, les dérai­son­nables, les irra­tion­nelles. Plus pré­ci­sé­ment, dans Dans l’œil du cro­co­dile, Plumwood en est venue à écrire : « À mes yeux, le dua­lisme humain/nature témoigne d’un échec de ma culture, de mon époque et de mon his­toire11 ». De ce dua­lisme dont émane de nom­breux autres — le tout pris dans une boucle de ren­for­ce­ment mutuel et conti­nu —, Plumwood a for­gé une cri­tique redou­table de la pen­sée huma­niste qui, en créant de toutes pièces et en contre­point le non-humain, satel­lise et infé­rio­rise ce der­nier ain­si que l’ensemble des carac­té­ris­tiques qui lui sont prê­tées (l’animalité, le cor­po­rel, le fémi­nin, l’émotionnel, etc). Mais, bien que forte, la voix de Val Plumwood eut quelque mal à por­ter au-delà des cercles étroits de l’académie.

Loin d’être exhaus­tifs, ces élé­ments sug­gèrent les méandres d’une pers­pec­tive éco­fé­mi­niste — sai­sie selon l’approche d’eaubonnienne et plum­woo­dienne12 — qui est allée à tra­vers le temps et les espaces, au gré de détours et de retours. Une ques­tion se pose alors : quelle rela­tion l’écoféminisme, ou les éco­fé­mi­nismes (comme il convien­drait désor­mais de dire), entre­tiennent-ils avec l’animalisme ? Une pre­mière réponse consis­te­rait a mini­ma à dire que tout éco­fé­mi­nisme ne plaide pas for­cé­ment pour la libé­ra­tion ani­male. Certains cou­rants peuvent bien, par exemple, se satis­faire du main­tien et de la pro­mo­tion des « petits éle­vages » ; d’autres, au contraire, per­çoivent en la condi­tion ani­male une forme de des­tin insou­te­nable et intègrent l’abolitionnisme à leur lutte, soit l’impératif d’abolir toute exploi­ta­tion des ani­maux par les êtres humains.

[Emitte Hych]

Les métaphores naturalistes du racisme

Le Loup et le musul­man — sous-titré J’en suis venu à pen­ser qu’on ne peut plus être anti­ra­ciste sans être éco­lo­giste, et inver­se­ment —, de l’anthropologue liba­no-aus­tra­lien Ghassan Hage, est un ouvrage pré­cieux qui expose ce que racisme et spé­cisme se font l’un l’autre. Hage entame sa réflexion en sou­te­nant que « la crise raciale, incar­née par l’islamophobie, et la crise éco­lo­gique ont des consé­quences l’une sur l’autre mais [qu’]elles sont aus­si, dans les faits, une seule et même crise, une crise inhé­rente au mode domi­nant d’habitation du monde que les domi­na­tions raciale et éco­lo­gique repro­duisent13 ». De là, il intro­duit la notion rela­tion­nelle d’« ingou­ver­ne­men­ta­bi­li­té ». Elle vise, d’une part le musul­man, l’Arabe, le migrant, que carac­té­rise le désir his­to­rique de les diri­ger et, d’autre part, les loups « [pou­vant] ava­ler nos grands-mères toutes crues, sans par­ler des plus jolies et des plus inno­centes de nos filles14 ». Par consé­quent, avance Hage, « cet Autre impos­sible à conte­nir15 » et à « inté­grer16 » a appe­lé une poli­tique spé­ci­fique : « la poli­tique du déchet ingou­ver­nable » pro­duite par le sys­tème capi­ta­liste d’exploitation et d’accumulation. Plus pré­ci­sé­ment, nous explique Hage, « le capi­ta­lisme à l’état sau­vage non seule­ment conquiert des ter­ri­toires et exploite des per­sonnes mais épuise éga­le­ment ce qu’il déli­mite comme étant la nature, du sol aux res­sources miné­rales et végé­tales17 ». Pareil dis­po­si­tif sup­pose alors une domes­ti­ca­tion géné­ra­li­sée, soit « cette lutte pour créer un monde dans lequel la prin­ci­pale qua­li­té de tout ce qui naît est d’exis­ter pour quelque chose18 ».

La pen­sée de Ghassan Hage place au cœur de cette lutte le lieu de ren­contre des domi­na­tions naturelle/animale et coloniale/raciale. L’anthropologue dis­cute les nom­breuses accep­tions que le terme « domes­ti­ca­tion » a pu connaître puis en pré­cise plus encore sa com­pré­hen­sion : « La domes­ti­ca­tion n’est pas seule­ment une sorte de confort, c’est un confort obte­nu par le biais de la domi­na­tion19 ». Et d’ajouter : « C’est dans le cadre de ce fan­tasme confor­table de contrôle d’extraction et d’exploitation gou­ver­ne­men­taux que l’on com­prend que la per­sonne visant à domi­ner et à uti­li­ser la nature afin de se sen­tir chez soi dans le monde, et la per­sonne sou­hai­tant racia­li­ser, domi­ner, contrô­ler l’autre musul­man afin de se sen­tir chez soi dans sa nation s’adonnent, à un niveau fon­da­men­tal, à une même pra­tique20 ». Le tour de force intel­lec­tuel réside là, dans le décen­tre­ment de la ques­tion morale, et avec elle la mar­gi­na­li­sa­tion du para­digme huma­niste, au pro­fit de la révé­la­tion « des habi­tus rela­tion­nels dis­cri­mi­na­toires21 ».

« La pen­sée de Ghassan Hage place au cœur de cette lutte le lieu de ren­contre des domi­na­tions naturelle/animale et coloniale/raciale. »

Dans son ouvrage de pre­mière impor­tance, Une éco­lo­gie déco­lo­niale — Penser l’écologie depuis le monde cari­béen, le phi­lo­sophe Malcom Ferdinand porte notam­ment son atten­tion sur la pen­sée envi­ron­ne­men­tale. Il note que la domi­na­tion subie par les ani­maux a sou­vent emprun­té la voie séman­tique de l’esclavage des popu­la­tions noires et, plus lar­ge­ment, de la traite négrière trans­at­lan­tique. « Les ani­maux sont pré­sen­tés comme des esclaves Noirs contem­po­rains22 ». Or, « peu s’enquièrent de l’autre sens, celui de l’animalisation des hommes et femmes Noirs en escla­vage, de leurs des­cen­dants et d’autres per­sonnes raci­sées23 ». Cette approche tend à lier la ques­tion raciale à la ques­tion ani­male par la mise en évi­dence, néces­sai­re­ment réci­proque, des pro­cé­dés sociaux et poli­tiques qui leur sont communs.

Confronter l’histoire de la for­ma­tion escla­va­giste de l’Occident révèle l’intensité des dis­cours, des pra­tiques et des ordres cultu­rels qui se sont oppor­tu­né­ment empa­rés de la matière néga­tive ani­male pour mieux en impré­gner le corps et l’esprit d’hommes et de femmes dont il fal­lait bien, après tout, jus­ti­fier le rejet et le main­tien hors de l’humanité blanche. En ce sens, l’ani­ma­li­sa­tion des groupes noirs a consis­té en leur affu­ble­ment sym­bo­lique d’une appa­rence et d’un com­por­te­ment de bêtes afin de favo­ri­ser la croyance en leur appar­te­nance au monde bes­tial. La chasse, l’exhibition, l’enfermement et le meurtre24 appa­raissent alors, du sort réser­vé à Saartjie Baartman [plus sinis­tre­ment connue sous le nom de « Vénus hot­ten­tote », ndlr] à celui réser­vé à Adama Traoré, comme les formes para­dig­ma­tiques d’une rela­tion de vio­lence inouïe.

[Emitte Hych]

Les métaphores naturalistes du racisme genré

« Ni la race ni l’ethnicité ne sont neutres du point de vue du genre25 », écrit la socio­logue Philomena Essed. En ce sens, les groupes sociaux expo­sés au racisme et le subis­sant de plein fouet au sein des socié­tés occi­den­tales sont sai­sis — au sens de des­sai­sis d’eux-mêmes — à tra­vers les formes d’hétérosexualité qui leur sont prê­tées. La per­cep­tion et l’instrumentalisation de la sexua­li­té des per­sonnes raci­sées cris­tal­lisent alors l’articulation de la ques­tion raciale et de la ques­tion sexuelle. Ainsi, aux femmes arabes, asia­tiques, noires, latines sont attri­buées des tem­pé­ra­ments sexuels spé­ci­fiques et immuables. Définies comme oppres­sées, pas­sives, avides ou plei­ne­ment dis­po­nibles, les femmes non blanches subissent des trai­te­ments objec­ti­vants à tra­vers les­quels l’altérisation — soit la mise en déviance — de leur sexe s’étend à leur corps puis à l’ensemble de leur être26.

Dans un ouvrage essen­tiel, Et main­te­nant le pou­voir — Un hori­zon poli­tique afro­fé­mi­niste, l’essayiste et mili­tante Fania Noël illustre à tra­vers la « miso­gy­noir » (cette forme de négro­pho­bie qui vise les femmes noires) l’engendrement mutuel du genre et de la race. Analysant les moda­li­tés d’acquittement d’un homme pour­sui­vi pour un viol sur une mineure d’origine congo­laise âgée de 11 ans au moment des faits, et qui, par la suite, tom­be­ra enceinte, Fania Noël écrit : « Lors de l’audience, l’accusé est allé jusqu’à évo­quer la cha­leur afri­caine pour expli­quer son acte. Cela était pos­sible parce que Justine, tout comme l’accusé, sont Noir·es. Justine n’a pas l’innocence de l’enfance de son côté, d’ailleurs le fait qu’elle soit tom­bée enceinte ren­force les sté­réo­types sur l’hypersexualisation des jeunes filles Noires ». Et d’ajouter : « L’accusé, quant à lui, s’est sen­ti auto­ri­sé à mobi­li­ser l’imaginaire raciste et xéno­phobe, ren­voyant à un ensemble de mœurs débri­dées qui ne répondent pas à ce qui est accep­table en Occident. Comme la vic­time est une jeune fille Noire, l’affaire sort des cas clas­siques de vio­lences sexuelles sur mineur·e·s pour entrer dans le domaine de l’exotisation des sexua­li­tés27 ». Ce qui frappe alors est « l’impureté » raciale à tra­vers laquelle la jeune Justine a été per­çue et tenue, et cela en rai­son, prin­ci­pa­le­ment, du pré­ten­du non contrôle de sa sexua­li­té dont son agres­sion sexuelle attesterait.

« Les femmes raci­sées font l’objet, par la per­for­ma­ti­vi­té du lan­gage et de l’imagerie, d’une ani­ma­li­sa­tion à la fois ordi­naire et struc­tu­relle par­ti­cu­liè­re­ment marquée. »

Les dis­po­si­tifs caté­go­riels his­to­riques du sexisme et du racisme nous situent, nous, filles et femmes raci­sées, au creux d’une ornière inha­bi­table à laquelle nos socia­li­sa­tions28, vécues dès le plus jeune âge, n’ont eu de cesse, bon an mal an, de nous habi­tuer. N’allant jamais sans appa­reil de jus­ti­fi­ca­tion, les régimes de pou­voir de la race et du genre ont, au cours du temps, façon­né nombre de dis­cours. Des dis­cours qui cherchent moins à expli­ci­ter les motifs de la domi­na­tion qui nous éprouve, qu’à décla­rer que nous domi­ner n’est guère défen­du et nul­le­ment infa­mant. En ce sens, il importe de prendre la mesure de ce qu’une telle offre de vio­lence doit à ce préa­lable qu’est l’animalisation des filles et des femmes raci­sées. Notre animalisation.

Bien que des inflexions puissent, certes, être appor­tées, il appa­raît que ni l’approche éco­fé­mi­niste ni l’approche anti­ra­ciste de la ques­tion spé­ciste n’ont pris en charge, d’une manière pleine et entière, la com­plexi­té des caté­go­ries de domi­na­tion qui entament la sub­jec­ti­vi­té de toutes celles qui, femmes sans être blanches, sont non blanches sans être hommes. Or les femmes raci­sées font l’objet, par la per­for­ma­ti­vi­té du lan­gage et de l’imagerie, d’une ani­ma­li­sa­tion à la fois ordi­naire et struc­tu­relle par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée. Myriam Bahaffou, cher­cheuse en phi­lo­so­phie et en études de genre, note à ce pro­pos : « L’animalisation par le lan­gage achève (ou com­mence) l’intersection et per­met d’incorporer par là-même une dimen­sion ani­male à chaque femme ; si l’on étu­die cela dans une pers­pec­tive post­co­lo­niale, cela donne lieu à un exo­tisme non dis­si­mu­lé des femmes non blanches. Les femmes des Suds, notam­ment les Africaines, seraient plus sau­vages, les che­veux bou­clés ou cré­pus seraient syno­nymes d’une cer­taine fougue car, comme l’animal, ces femmes-là ne se laissent pas domp­ter. Elles consti­tuent un ter­ri­toire inédit pour l’homme blanc, comme si leur phy­sique était déjà un signe de résis­tance. Leur corps, à l’image de cet ima­gi­naire colo­nia­liste, est alors repré­sen­té comme abso­lu­ment exo­tique : la peau noire, les che­veux bou­clés, la chair, les seins, les fesses, le ventre, tout est à conqué­rir, tout semble plus natu­rel, si proche de la Terre et de l’animal. Les seins deviennent des mamelles, les che­veux une cri­nière, la femme ne fait plus qu’un avec l’animal29 ». La ten­ta­tion est grande de voir en les femmes raci­sées l’ultime ultime : asser­vies à leur sexe et à leur race, enne­mies dési­gnées du patriar­cat et de la supré­ma­tie blanche, elles incarnent cette jonc­tion extrême où « la » nature, non contente d’être dite une fois, se révè­le­rait deux fois.

[Emitte Hych]

Mettre fin au carnage

Les ani­maux non humains n’ont pas notre visage, notre corps, notre démarche et notre lan­gage. Plus encore, nous ne leur recon­nais­sons pas, à ce jour, de forme de révolte30. De ce fait, ces habitant·es de la Terre sont éprouvé·es. Et, parce que cela ne va pas de soi, cela doit comp­ter pour nous.

L’écoféminisme, les théo­ries déco­lo­niales de la race ain­si que les ana­lyses com­mu­nistes du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste consti­tuent des savoirs fon­da­men­taux qui trans­percent l’opacité de la domi­na­tion et nous per­mettent de lire en elle. Et ce que nous lisons, et sommes condam­nés à relire pour notre plus grande chance, l’institutrice et poé­tesse Louise Michel l’écrivait déjà dans ses Mémoires, en 1886 : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me sou­vienne l’horreur des tor­tures infli­gées aux bêtes. Depuis la gre­nouille que les pay­sans coupent en deux, lais­sant se traî­ner au soleil la moi­tié supé­rieure, les yeux hor­ri­ble­ment sor­tis, les bras trem­blants cher­chant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au che­val qu’on fait épui­ser par les sang­sues ou fouiller par les cornes des tau­reaux, la bête subit, lamen­table, le sup­plice infli­gé par l’homme. Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est ram­pant devant les hommes qui le dominent. […] C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la cou­vée jusqu’aux nids humains déci­més par la guerre. […] Et le cœur de la bête est comme le cœur humain, son cer­veau est comme le cer­veau humain, sus­cep­tible de sen­tir et de com­prendre. » Cette rela­tion dont Louise Michel s’est sai­sie, il y a plus de cent trente ans, à tra­vers la juste expres­sion « tout va ensemble », fait écho aux élans révo­lu­tion­naires de luttes contem­po­raines qui cherchent, et par­viennent, à embras­ser tout être qui souffre sans dis­tinc­tion aucune d’apparence.

Pourtant, l’articulation maté­rielle des luttes n’a pas tou­jours revê­tu l’air tran­quille de sa théo­ri­sa­tion. Car si c’est est une chose de pen­ser l’abstraction des alliances poli­tiques, de sup­pu­ter les argu­ments de leur future négo­cia­tion, ne serait-ce que pour l’action ponc­tuelle et ciblée, c’en est une autre de les réa­li­ser — la lutte exis­tant au-dehors mais exis­tant, aus­si, au-dedans. Comme le recon­naît volon­tiers la mili­tante fémi­niste et anti­ra­ciste Dalila Awada, « il y a effec­ti­ve­ment de la réti­cence à inté­grer ces deux luttes [anti­ra­cisme et anti­spé­cisme] ensemble ». Il est, en effet, arri­vé à cer­taines frac­tions du mou­ve­ment ani­ma­liste de faire preuve de racisme ; et il est arri­vé à cer­taines frac­tions du mou­ve­ment anti­ra­ciste de relé­guer l’antispécisme à l’état de lutte seconde, pour ne pas dire secon­daire. Loin de moi l’idée de ren­voyer ces deux frac­tions de mou­ve­ments dos à dos. Tout un cha­cun mesure sa res­pon­sa­bi­li­té propre et les effets iné­luc­tables qui s’en­suivent. Cela dit, et il impor­tait de le dire, notre regard doit se por­ter davan­tage sur les autres frac­tions de mou­ve­ments, qui, sans for­cé­ment prô­ner la coa­li­tion des com­bats, ne la dénigre pas. Plus encore, notre regard doit s’attarder sur ces frac­tions de frac­tions de mou­ve­ments qui, déjà, défendent la rela­tion­na­li­té des causes et n’attendent que d’être rejoints. La coa­li­tion, le rap­pro­che­ment, ne sont pas à mes yeux des syno­nymes de la bien connue conver­gence des luttes : il n’est pas tant ques­tion de che­mi­ner, un soir, vers un même lieu déter­mi­né à l’avance — et par qui ? — que de faire rai­son­ner, là où nous sommes déjà, les voix com­bat­tives qui, elles, n’y sont pas encore. Prendre part aux luttes éman­ci­pa­trices implique cette forme de res­pon­sa­bi­li­té : se savoir ne pas pou­voir lut­ter sur tous les fronts à la fois et œuvrer, bon gré mal gré, à faire exis­ter, sur son front à soi, les autres luttes. C’est prendre part en pre­nant sa part.

« Se savoir ne pas pou­voir lut­ter sur tous les fronts à la fois et œuvrer, bon gré mal gré, à faire exis­ter, sur son front à soi, les autres luttes. »

À cet égard, le tra­vail d’inspiration afro-futu­riste conduit par les mili­tantes et phi­lo­sophes Aph et Syl Ko à tra­vers l’ouvrage Aphro-ism — Essays on Pop Culture, Feminism, and Black Veganism from Two Sisters, publié en 2017 et encore non tra­duit en langue fran­çaise, mérite toute notre atten­tion. Les deux autrices appré­hendent la caté­go­rie « ani­mal » en tant que caté­go­rie colo­niale dépré­cia­tive, soit une caté­go­rie dont la fonc­tion est de pro­duire un type de savoir néga­tif géné­ra­teur de per­cep­tions et d’appréciations, pro­duc­teur de dis­tinc­tions et de hié­rar­chi­sa­tions. Plus pré­ci­sé­ment, note Aph Ko, « le terme ani­mal est une caté­go­rie dans laquelle nous ran­geons cer­tains corps lorsque nous vou­lons jus­ti­fier la vio­lence à leur égard ». Par effet rela­tion­nel, la caté­go­rie « humain » — que nous avons tant inté­rio­ri­sée — serait, elle aus­si, une caté­go­rie colo­niale à fonc­tion mélio­ra­tive, au sein de laquelle cer­tains corps ont été pla­cés pour jus­ti­fier le soin et la pro­tec­tion qui leur étaient dus et appor­tés. En ce sens, le dua­lisme animal/humain est la matrice fon­da­men­tale sans laquelle les domi­na­tions patriar­cale, raciale et de classe ne se dif­frac­te­raient pas avec la vio­lence que nous ne leur connais­sons que trop bien.

Défaire un monde injuste et le refaire plus jus­te­ment nous engage à tendre vers l’abolition de la classe, de la race et du genre. Et de nos vœux, nous ne devons appe­ler qu’à la recons­truc­tion et au main­tien d’un unique niveau : celui de l’égalité. J’entends bien que ce pour­rait n’être là que des mots d’ordre, pour ne pas dire que des mots. Or je crois que, sous la pres­sion d’un néo­li­bé­ra­lisme cor­rom­pant les pra­tiques poli­tiques de résis­tance et au sein de démo­cra­ties ten­dant vers l’illibéralisme, ces mots ne font pas que dire : ces mots, tout d’abord, parlent. Et ils parlent de nous. De notre vaillance col­lec­tive, de nos espé­rances com­munes, de nos familles poli­tiques que rien n’a jamais su, ni ne sau­rait, un jour, bri­ser. Plus encore, ces mots ne font pas que dire, ne font pas que par­ler, ils font aus­si. Ils ont le pou­voir d’armer tou­jours plus de consciences qui iront, à leur tour, en armer d’autres. Car le nombre compte. Notre quan­ti­té est notre qualité.

[Emitte Hych]

Si nous refu­sons alors ce monde d’hommes et de femmes, de Blancs et de non Blancs, de bour­geois et de pro­lé­taires, com­ment ne pas reje­ter, dans le même mou­ve­ment, ce monde d’humains et d’animaux ? Plus encore, si nous réfu­tons la domi­na­tion de genre, de classe, de race, com­ment conti­nuer à admettre la domi­na­tion d’espèce ? Comment ne pas vou­loir rendre nos reven­di­ca­tions aus­si pro­fondes que sont pro­fondes les oppres­sions his­to­ri­que­ment subies par nous tous, nous toutes ? Comment nous rêver libres si les ani­maux, eux, ne le sont pas ? Comment être humain si cette huma­ni­té est le corol­laire de l’animalité ? Et si nous ces­sons de nous défi­nir comme com­mu­nau­té humaine — qui ne sait dis­tri­buer l’humanité qu’avec par­ci­mo­nie et jalou­sie —, que devien­drons-nous alors ?

Une com­mu­nau­té éco­lo­gique. Simplement.

En intro­duc­tion de son ouvrage, Malcom Ferdinand s’interroge : « Comment faire monde entre les humains, avec les non-humains sur Terre31 ? » Je répon­drais, pour conclure cette réflexion, qu’il s’agirait d’intégrer les pre­miers dans le monde des seconds et les seconds dans le monde des pre­miers. Ce par­tage égal condui­rait à appré­hen­der éco­lo­gi­que­ment l’identité humaine — soit à la refondre — et à consi­dé­rer éthi­que­ment l’identité non humaine — soit à la fon­der32.

« Les ani­maux avec nous, nous avec les ani­maux, c’est une autre his­toire qui aurait pu s’écrire, une autre rela­tion s’établir. »

Si deve­nir ani­mal il y a eu, un autre deve­nir aurait pu adve­nir. Car les ani­maux n’étaient pas pré­des­ti­nés à être ani­maux, et à le demeu­rer. J’entends par là que leur condi­tion sur Terre, dans les airs ou sous les eaux, aurait pu les conduire à faire d’autres expé­riences que celles de la chasse à cour, à la glu, que l’expérience de la pêche au cha­lut. L’expérience fon­da­men­tale d’être tra­qués, cap­tu­rés, par­qués, tués, man­gés. Les ani­maux avec nous, nous avec les ani­maux, c’est une autre his­toire qui aurait pu s’écrire, une autre rela­tion s’établir. Je sais, pour­tant, la force requise pour par­ve­nir à s’élever au-des­sus des hori­zons bou­chés de la domi­na­tion et entre­voir, ne serait-ce que par le bout de la lor­gnette, le champ des pos­sibles — qui, je veux le croire, demeure ouvert, bien qu’étroit. Et cela appelle une droi­ture de l’échine. Notre manière à nous de tenir ensemble — tout ce qui va ensemble.

*

Ce jour-là, après avoir été pho­to­gra­phiée aux côtés du grand paon majes­tueux, je me sou­viens que nous sommes par­tis visi­ter d’autres ani­maux : singes, élé­phants, girafes. Ils nous entou­raient de leur pré­sence trou­blante ou peut-être est-ce nous qui fai­sions le tour d’enclos au sein des­quels les ani­maux, eux-mêmes, tour­naient. Ça, au vrai, je ne sais plus. Mais ce que je sais, c’est ce mal que nous, les enfants, éprou­vions à res­pec­ter le tra­cé des por­tillons, des bar­rières, des cloi­sons, les mar­quages au sol, les dis­tances de sécu­ri­té. Tout ce qui, en somme, nous sépa­rait des bêtes et nous pro­té­geait d’elles. À moins que ce ne soit elles qui étaient pro­té­gées de nous. Ça, qui peut le savoir ? Ce que je garde en mémoire, c’est ce désir pres­sant de nous rap­pro­cher des ani­maux, de glis­ser nos doigts à tra­vers le grillage et de les nour­rir. Mais, à chaque ten­ta­tive, les parents gron­daient les enfants, quand ce ne sont pas les tra­vailleurs et tra­vailleuses du zoo qui s’en char­geaient. C’en était alors fini de cette sor­tie. Nous ne sommes plus jamais allés au zoo.


[lire le troi­sième volet | « Tout ce qui vit »]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Emitte Hych


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  1. Élisée Reclus, Lettre à Richard Heath, 1884.[]
  2. Martin Chartrand, Jean Duhaime, « L’homme et l’animal. Sélection biblio­gra­phique », Théologiques, vol. 10, 2002.[]
  3. Richard D. Ryder, « Speciesism Again : the ori­gi­nal lea­flet ? », Critical Society, n° 2, 2010.[]
  4. Peter Singer, La Libération ani­male, Petite biblio­thèque Payot, 2012.[]
  5. Val Plumwood, Réanimer la nature, PUF, 2020.[]
  6. Jacques Rancière, La Nuit des pro­lé­taires — Archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981.[]
  7. Caroline Goldblum, « Françoise d’Eaubonne, à l’origine de la pen­sée éco­fé­mi­niste », L’Homme & la Société, vol. 203–204, 2017, p. 193.[]
  8. Anne-Lise Gandon, « L’écoféminisme : une pen­sée fémi­niste de la nature et de la socié­té », Recherches fémi­nistes, vol. 22, 2009.[]
  9. Françoise d’Eaubonne, Écologie/Féminisme. Révolution ou muta­tion, Éditions ATP, 1978.[]
  10. Émilie Hache, Isabelle Cambourakis, « (Re)découvrir l’écoféminisme », Contretemps ; Reclaim — Recueil de textes éco­fé­mi­nistes, choi­sis et pré­sen­tés par Émilie Hache, Cambourakis, 2016.[]
  11. Val Plumwood, Dans l’œil du cro­co­dile — L’humanité comme proie, Wildproject, 2021, p. 38–39.[]
  12. Layla Raïd, « Val Plumwood : la voix dif­fé­rente de l’écoféminisme », Cahiers du genre, vol. 59, 2015.[]
  13. Ghassan Hage, Le Loup et le musul­man — J’en suis venu à pen­ser qu’on ne peut plus être anti­ra­ciste sans être éco­lo­gique, et inver­se­ment, Wildproject, 2017, p. 22–23.[]
  14. Ibid., p. 36–37.[]
  15. Ibid., p. 39.[]
  16. Ibid., p. 42.[]
  17. Ibid., p. 59.[]
  18. Ibid., p. 76.[]
  19. Ibid., p. 84.[]
  20. Ibid., p. 85.[]
  21. Ibid., p. 134.[]
  22. Malcom Ferdinand, Une éco­lo­gie déco­lo­niale — Penser l’écologie depuis le monde cari­béen, Seuil, 2019, p. 358.[]
  23. Ibid.[]
  24. Ibid., p. 361–366.[]
  25. Philomena Essed, « Racisme et pré­fé­rence pour l’identique : du clo­nage cultu­rel dans la vie quo­ti­dienne », Actuel Marx, n° 38, 2005, p. 104, trad. Brigitte Marrec.[]
  26. Elsa Dorlin, La Matrice de la race — Généalogie sexuelle et colo­niale de la Nation fran­çaise, La Découverte, 2006.[]
  27. Fania Noël, Et main­te­nant le pou­voir — Un hori­zon poli­tique afro­fé­mi­niste, Cambourakis, 2022, p. 42–43.[]
  28. Muriel Darmon, La Socialisation, Armand Colin, 2010.[]
  29. Myriam Bahaffou, « Les plai­sirs de la chair. Le véga­nisme éclai­ré comme renou­veau radi­cal du fémi­nisme moderne », mémoire de recherche, uni­ver­si­té Paris VIII, 2018, p. 66.[]
  30. Frédéric Côté-Boudreau, « Les ani­maux luttent aus­si », Ballast, n° 8, 2019.[]
  31. Malcom Ferdinand, op. cit., p. 42.[]
  32. Val Plumwood, « Les ani­maux et l’écologie, pour une meilleure entente », dans Dans l’œil du cro­co­dile — L’humanité comme proie, op. cit.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinc­tion de masse et inéga­li­tés sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jérôme Segal : « Qui sont les ani­maux ? », avril 2020
☰ Lire notre article « L’écoféminisme : qu’est-ce donc ? », Game of Hearth, mars 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019
☰ Lire notre article « Féminisme et cause ani­male », Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure, jan­vier 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Sue Donaldson et Will Kymlicka : « Zoopolis — Penser une socié­té sans exploi­ta­tion ani­male », octobre 2018


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Kaoutar Harchi

Chercheure, sociologue et écrivaine. Après l'essai Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne (2016), elle est l'autrice du récit Comme nous existons (2021).

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