Texte paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (décembre 2020) | Série « Luttes animales, luttes sociales »
Si le mouvement socialiste historique a compté de nombreuses voix animalistes, force est de constater que l’une de ses branches, l’anarchisme, a témoigné d’un intérêt plus appuyé encore. De Louise Michel à la formation — ces dernières décennies — des principales organisations animalistes ou antispécistes, la pensée libertaire irrigue la cause animale. Son désir de mettre en évidence l’ensemble des processus sociaux de sujétion, de domination et de hiérarchisation n’y est pas pour rien. Ce texte raconte la création, dans les années 1910 et 20, de deux communautés végétaliennes dans l’Aisne puis l’Indre-et-Loire. À la tête de la première, une militante féministe, un ancien serrurier et un ancien tailleur de pierre. Il est pour eux question de rompre avec le capitalisme industriel et de refuser d’user de « sa force sur des êtres sensibles ». À la tête de la seconde, ce même serrurier : ne pas exploiter les animaux, c’était, disait-il, voir advenir « la Révolution immédiate ». Troisième volet de notre série « Luttes animales, luttes sociales ». ☰ Par Élie Marek et Elias Boisjean
[lire le deuxième volet de notre série « Luttes animales, luttes sociales »]
L’époque voulait la moustache fournie, recourbée vers les pointes. On dira même que c’était là l’une des marques de « l’homme de gauche ». Sa moustache, Louis Rimbault la portait drue, large certes, mais taillée nette aux commissures. En dessous, la mâchoire est forte ; de même le front, au-dessus.
On le voit pris de face, le regard dur et clair, veste noire et col fermé. De profil, le buste dense, le nez effilé. On le sait proche des illégalistes, ces jeunes gens lassés des petits emplois manuels qu’on leur octroie et formés sur le tas à la politique — ils volent de temps à autre, sabotent ce qui leur paraît incongru. C’est le temps de Bonnot et de sa bande effrayant la bourgeoisie parisienne, n’hésitant pas à tuer pour voler ou ne pas être pris après l’avoir fait. Le passage de Louis en préventive nous laissera les détails de son visage. L’accompagne dans les archives Marius Metge, libertaire tout autant, qui connaîtra le bagne et crèvera en Guyane. Une barbiche fournie lui enserre lèvres, nez et menton.
Louis, plus que Marius, laissa des traces, ou du moins, sa vie durant, s’y efforça. Aussi pourrait-on le voir torse nu parmi ses camarades de la colonie naturiste et végétalienne de Bascon, près de Château-Thierry, dans l’Aisne. On le verra plus sûrement prenant la pose, genou fléchi sur le fer d’une bêche, entouré de quelques compagnons et enfants, au-devant d’un corps de ferme et d’une dépendance tout à fait effondrée. Le cliché date de 1925 et la légende dit : « État de la Cité libre végétarienne Terre libérée. Œuvre de Régénération et de Libération individuelle. » Sont présents, outre Louis, sa compagne Clémence, Gabrielle Lallemand que l’on surnomme Gaby, sa fille Solange et Léonie Pierre, dite Ninette, jeune femme adoptée par le couple Rimbault dix ans plus tôt. Toutes et tous avec ferveur bêchent une terre qui doit leur donner de quoi survivre. Halte aux faux besoins, dit Louis dénonçant ses camarades consommant alcool, tabac, thé, café, viande, vinaigre, sucre raffiné et s’habillant plus qu’ils ne devraient. C’est par la réforme de soi qu’adviendra la Révolution, ajoute-t-il, suivant par là cette singulière incartade que forma au siècle passé une poignée d’anarchistes « individualistes » et farouchement végétaliens.
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Des caisses sur le dos, les flancs. Tout un bric-à-brac d’obus et de mitraille pour ceux qui s’en vont mourir pour ceux qui le leur ordonnent. Des hybrides à l’étymologie douteuse : sans doute est-ce assez pour les mépriser juste ce qu’il faut. Ça non, ils n’ont pas l’élan cabré du destrier de ce con de Consul un jour Empereur, ça non, David ne peint pas les mulets. Alors ils marchent tant et tant dans la boue et le sol troué, la caillasse et la neige, les fossés et les routes qui font des montées et des pentes. Autour d’eux, on parle allemand, français, anglais ou italien. Sans doute ça ne leur importe que peu. Il y a des camions sales, des hommes avec des gros sacs et d’autres avec des tissus rougis sur la face ou des qui appellent leur maman. Les mulets avancent en file, parfois. Lentement, toujours. Seul le soleil semble songer à eux, confiant ses ombres à chacun de leurs pas.
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[Pilipili Mulongoy]
Il faut bien naître un jour quelque part : alors c’est à Tours, le 9 du mois d’avril 1877, que Louis Rimbault s’est acquitté de cette drôle d’affaire.
Sa mère est couturière, elle se nomme Rechaussat. De son père adoptif, Charles, il apprend l’art des clés et des serrures, hérite du nom. Mais de son alcoolisme il ne veut pas ; sur sa table ne siègent ni le rouge sec de Touraine, qu’on dit de Bourgueil, de Meslan ou de Chinon, ni la prune, la pomme ou la poire qui font cette gnôle âcre sortant goutte à goutte de l’alambic. D’ailleurs la Loire et ses vins s’éloignent : c’est à Paris que la famille s’installe bientôt.
À la tôle il s’attèle, puis à tout ce sur quoi ses mains, pour travailler, peuvent se poser. On dit qu’il fut trimardeur avant de s’enfuir de l’hôtel-restaurant qui l’employait, la main non plus sur un outil mais dans celle d’une jeune femme au ventre plus rond qu’avant. C’est la fille des patrons, Clémence ; ce sera plus tard sa femme. Vient l’ouverture d’une quincaillerie, puis les menus chantiers comme serrurier : un peu d’artisan, un rien de boutiquier. Pas de ceux qui peuplent Mort à crédit, Parisiens des passages où la vie est « plus infect[e] qu’un dedans de prison » ; on le croit plus humble, moins vorace et peut-être est-ce en raison de cette douceur qu’il abandonne le magasin pour la vie publique. Durant quatre ans il se fait politicien. C’est qu’il croit encore en l’élection et se reconnaît « rad-soc » — du Parti radical des Gambetta, des Daladier et des Mendès-France. C’est à Livry, bientôt Livry-Gargan, commune pavillonnaire de la Seine, qu’entre l’an quatre et l’an huit de 1900, Louis siège au conseil municipal. On ne sait ce qu’il y vit, ce qu’il y dit ; tout juste peut-on l’imaginer promener son ardeur, son regard et sa personne dans une bourgade que l’urbanisation bouleverse — une banlieue toute célinienne, encore, celle où officie le médecin Bardamu —, avant de s’en retourner vers un hôtel de ville aujourd’hui détruit ou à la façade ravalée.
De vote, toutefois, il n’est bientôt plus question. Il s’agit désormais de s’abstenir. Et le mouton noir n’est pas seul en son troupeau : des sept ou huit enfants de la famille, c’est selon, plusieurs se déclarent à un moment de leur vie anarchistes. Et c’est plus jeune que soi qui entraîne : Marceau, plume éphémère de l’hebdomadaire de Libertad, l’anarchie, dix-neuf ans alors, introduit Louis dans les cercles individualistes au cours de l’année 1908. S’y trouvent le susnommé Libertad, André Lorulot, puis Rirette Maîtrejean et Victor Kibaltchiche, qu’on appellera plus tard Victor Serge. Dans les causeries et les feuilles insurgées, on discute de la libre disposition de soi, de son corps et de sa pensée, de nudité et d’un amour sans entraves, de l’émancipation non plus par le travail, mais tout bonnement de ce dernier. Se glissent enfin quelques annonces : dans le Libertaire, on lit qu’à Vaux, dans l’Aisne, et à Aiglemont, dans les Ardennes, hommes et femmes font l’expérience d’un communisme réel. Certains louent l’audace des pionniers ; d’autres s’en prennent aux meneurs — Georges Butaud dans un cas, Henry Fortuné dans l’autre — ou au principe même du retrait. Parmi les anarchistes, l’expérience à tous ne convient pas. Qu’on se souvienne les mots de Reclus, père barbu au front fort, lui aussi : « Dans notre plan d’existence et de lutte, ce n’est pas la petite chapelle des compagnons qui nous intéresse, c’est le monde entier. »
Il ne s’y trompait pas, car de chapelles il sera question : bien des Naturiens — mais la chose est exagérée tant ils sont peu — exaltent un état préhistorique où l’humain était chasseur et mangeait de la viande crue. Ceux-là sont Gravelle, Beylie ou Zisly, ils débattent depuis dix ans déjà d’une régénération de leurs contemporains par le retour au naturel. Butaud et sa compagne Sophie Zaïkowska, eux, ne mangent pas la chair des animaux, ni les produits de ces derniers — un point discuté qui suscite et suscitera nombre de querelles. À partager une pitance dissemblable trois fois par jour, on y revient nécessairement.
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On ne compte plus les cages ni les caisses qu’on a pris soin de percer. Les engins roulent, les fantassins marchent, les chiens suivent ceux qu’ils n’auraient pas eu l’idée de suivre si les loups en eux donnaient un peu plus de voix. On les entasse. On somme leurs ailes de ne pas s’étendre. Dehors, ça crie. Des voix de mâles et de métal, des machines et des sons si durs que la fumée qui leur succède ne saurait couvrir. Ils bougent la tête. Ils lancent leurs yeux à travers les barreaux et les trous. Il leur arrive de vomir quand la fumée ou les gaz obstruent leurs becs. Ils ne savent rien de la Patrie, d’Odessa ou des chanceliers au poil argent. Tout juste savent-ils, bientôt lâchés dans le vent, qu’il leur faudra livrer les messages qu’ils portent à leur cou au creux d’un petit tube. Un fort est tombé, ici. L’armée a gagné l’Ouest, là. Et nombre d’entre les pigeons reviendront pour repartir encore : domestiqués, qu’on dit.
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[Pilipili Mulongoy]
C’est à Bascon, à quelques 800 mètres de Vaux, que Louis et Clémence découvrent la sévère frugalité qu’ils adoptent dès lors. Louis dira du lieu qu’il s’agit là de la première école de pratique végétarienne qui fut fondée. Georges et Sophie y auraient donné l’essor d’un nouvel idéal de libération humaine, s’étendant à la bête qu’on ne sacrifiera ni n’attellera. Mais Georges est irascible, et Sophie, pour vivre, confectionne des fleurs en plastique. À Louis revient la bêche, celle sur laquelle il a le pied posé, sur le cliché de 1925, celle qu’il préfère au soc de l’araire et de la charrue, bien qu’elle lui entaille le talon. L’homme creuse la terre pour une année seulement.
À Bascon comme à Vaux le partage est la seule règle d’une laïque et perpétuelle communion. De Louis on retiendra une singulière hostie, soit une recette au nom de ce lieu. À merveille la « Basconnaise » illustre le principe de l’infinie variété alimentaire. L’accumulation des ingrédients le prouve : elle sera composée de toutes verdures potagères, de racines crues, ces dernières nettoyées à la brosse à main dans l’eau courante, accompagnées de radis rose et de salsifis, de légumes secs, haricots et autres fèves, de toutes les variétés de choux crus, d’amandes et de blé trempés dans l’eau froide, ces deux aliments, alliés au reste faisant de la Basconnaise un met complet, de soutien et de force. À Bascon néanmoins, Clémence et Louis ne restent guère. C’est à la ville qu’ils retournent, convaincus des bienfaits d’un crudivorisme scientifique et militant.
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Une balle s’est perdue dans sa patte pour lui en ravir l’usage : alors il file dans les tranchées fort des trois qu’il lui reste. La nuit, il glisse son pelage blanc dans le noir d’un abri allemand. Certains des siens s’approchent pour une caresse, peut-être un peu de chaleur. Alors les soldats se surprennent à sourire. Un qui n’a plus de gras et qu’un peu de peau miaule à l’entrée d’une étable effondrée par le temps ou les tirs hâtifs. Un sergent dompte le sauvage de ce qu’il convient de lait. Sur les parapets, un félin lèche son poil non sans soin. Un autre s’est habitué aux armes du camp qu’il a élu pour des raisons qui ne doivent qu’assez peu aux tracés des nations. Un autre encore fait des ronrons au retour d’un sous-lieutenant aimant (ils doivent être « l’innocence » toute incarnée, ces animaux qu’on ne mange pas). On raconte même que, Boches comme bouffeurs de grenouilles, leur feu parfois se tait quand, soudain, surgit un joli mignon chat dans la mire ennemie.
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Ils échouent aux Pavillons-sous-Bois, à deux pas de Livry. Tandis qu’à Romainville, tout près plus à l’Est, se poursuit autour de l’anarchie et sous forme potagère la geste communautaire de l’Aisne, Louis fonde avec quelques-uns son propre « milieu libre ». Aux clés et aux serrures il retourne, dans un atelier qui occupe ses mains. Végétariens et végétaliens s’affrontent sous ce même toit, dans cette même fabrique ; bien vite les trajectoires s’éloignent. C’est aussi le moment de Bonnot, et les compagnons des Pavillons ne sont pas des derniers à être inquiétés : de Louis à cette époque une historienne écrit : « Il commet quelques escroqueries à l’assurance mais l’illégalisme n’est pour lui qu’un pis-aller. » Point de crime ni de vol, mais la prison tout de même, car on ne sait jamais, croit-on dans les préfectures et commissariats. Tandis que Louis simule la folie pour mettre fin à sa préventive, on dit que Lénine enfourche une bicyclette pour, depuis Paris, visiter Bascon et ce qu’il reste de la colonie.
La guerre passe. Les anarchistes se déchirent : les plumes de seize d’entre eux écorchent les plus pacifistes et soutiennent l’Entente. Il y a là Kropotkine et le vieux Jean Grave. De tous, le lustre en prend un coup. Louis Rimbault prend sa part dans les affrontements : il est mécanicien chez les frères Licot dans le XXe arrondissement de Paris, avant d’être réformé à quelques mois de l’armistice. Puis à la tôle, comme avant aux clés et aux serrures, il retourne. Sa verve l’emporte mais ne satisfait pas le petit patronat. Parmi les métallos, il hausse la voix plus encore, et se retrouve de nouveau élu comme secrétaire d’un comité de grève — par les camarades cette fois. Peut-être profite-t-il de ses soirées d’alors pour, seul ou avec Clémence, prêter l’oreille aux conférences régulières qu’assurent Georges et Sophie de passage dans la capitale. Il adhère à la Fédération anarchiste et publie dans le Libertaire les détails des Conseils ouvriers syndiqués qu’il souhaite généraliser parmi les travailleurs. Il entend concurrencer la CGT et celle-ci, partant, se méfie de l’homme — autant que l’éléphant se méfie de l’abeille, songe-t-on.
À l’alimentation il revient, cependant, et peu à peu à elle seule il se dédie.
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Les soldats pouffent et les chiens détalent, blessés par les pelles et les râteaux que les premiers ont lancés sur eux. Un terrier tremble de peur. Un bâtard errant demeure sur ses gardes. Dans le no man’s land, ils vont et viennent, efflanqués et galeux : leur camp, c’est d’abord affaire de rogatons. Corniauds, racés, réquisitionnés, domptés, hirsutes, tendant leurs muscles sous l’effort, fichant le museau dans les poubelles, gémissant quand le ciel prend rebelote la couleur des Enfers, livrant des grenades et des cartouches. Les sangles écorchent le poil, la pierre blesse sous les pattes. Au collier de l’un, les hommes griffonnent les batailles menées. Une meute clairsemée traverse les forêts pleine d’embûches. On abat les indociles. On caresse les méritants. On dit sale chien puis on dit bonchienchien. Ce brave Rousseau l’a juré : jamais l’animal ne saura ce que c’est que mourir (mais Rousseau n’a jamais pris des obus sur la gueule). Ce brave Kant l’a juré : l’Homme compte parmi ses droits celui de tuer les animaux (mais Kant n’a vu le monde qu’à Königsberg). Un chien pisse dans la pluie noire ou les larmes.
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[Pilipili Mulongoy]
« Terre Libérée ».
Point de départ et de chute.
L’hiver 1923–1924 voit arriver à Luynes, non loin de Tours, les fondateurs de la Cité végétarienne imaginée par Louis. Ils s’établissent dessus les alluvions de la Loire, près d’une pinède et de pièces d’eau multiples, sur dix hectares d’une terre fertile déposée là par le fleuve. On cultive la vigne, non pour le vin mais pour le fruit ; on récolte des pommes, des poires, des noix et autres coques. L’alambic est remisé : c’est à des jus frais et sucrés que l’on pense. Le dimanche, des repas préparés par Gaby, cuisinière de son état, sont partagés avec voisins et visiteurs. C’est qu’ils se pressent pour voir de leurs yeux l’expérience. Le Néo-Naturien se fait l’écho de cet enthousiasme : Louis y dresse d’élogieux bilans, et raconte, forçant le trait, les péripéties quotidiennes du lieu. Aussi est-ce grâce à son audace, lit-on, que la main brisée il put sur lui-même pratiquer une opération sauvage, avant de partir en pleine fièvre gagner une clinique parisienne pour s’y faire soigner. Qu’on se soit lassé du bougre ou qu’un mot trop fort ait semé la grogne, Georges et Sophie coupent peu à peu les ponts avec « Terre Libérée », à moins que le contraire ne soit autrement vrai.
S’il a les mains écorchées par l’outil, Louis s’abîme plus encore dans la propagande. Il dénonce les gourmets, noceurs, pervertis et ivrognes, s’en prend aux mangeurs de cadavres, carnivores et autres nécrophages. La liste des aliments proscrits — poisons et faux besoins — n’a de fin. Car Louis en est certain, les végétaux suffisent pour vivre. Aux insatisfaits de l’estomac, il rétorque avec un mépris tout médical : ils croient avoir faim alors qu’en réalité ils ont froid. La satiété que procure la viande ne serait qu’illusion, sitôt chassée par le manque une fois le morceau ingéré. Et Louis de se perdre en arguties et détails physiologiques : amylase et catalase ; thrombose, phlébite et embolie ; ferments glycolytiques et protéolytiques ; cholémie, hyperchlorurie et oxalurie. Et cette fichue albumine, enfin, fichue car peuplant plus de pages que les frères de chair et d’os que sont chats, chamois et chevaux, martres, mulots, musaraignes et moutons, vipères, vaches et veaux, vanneaux, visons, vautours et varans. C’est par un lent et raisonné règlement du sens commun que la Révolution — y pense-t-il encore seulement ? — doit selon Louis survenir. Qu’on ose copier sa salade et une controverse éclate : la « Niçoise » de Sophie ne serait qu’un pastiche de sa « Basconnaise ». Gaby prend parti pour la seconde ; la tension, consommée, s’affaisse en un mou dénouement. Les uns et les autres, pour l’heure, n’échangent plus.
D’aucuns racontent que les tirs n’entament pas leur tranquillité. Mais cette vache n’en pourrit pas moins chaque jour toujours plus — le vent, aux jours puissants, emporte dans ses plis la carcasse par morceaux. Cette autre-là s’est vue fauchée dans sa course droit vers le ravin et les soldats affamés dépècent sa carne dans l’ombre des cours. Le lait chaud fait de la mousse dans les seaux, les mugissements montent des étables à l’entour. Des troupeaux sont venus de l’autre rive de l’Atlantique, wagons, bateaux, wagons, entrepôts, divisions. Les bêtes ont des kystes, on les abat à la chaîne aux arrières des armées. Maillet sur le front, couteau fiché dans la gorge des veaux, un bœuf est pendu à un arbre. Les bouchers officient comme les soldats officient : il faut bien tuer. L’herbe fut verte avant que le sang et les mouches ne brouillent jusqu’à ce souvenir. Et sur l’herbe rouge et noire d’insectes, les hommes s’engueulent, se jettent des mots, des chiffres et puis des tripes.
L’année 1926, la tuberculose emporte Clémence, le souvenir de sa main et de son ventre rond. Les remplace Gaby, que l’épithète « camarade » accompagne dans un texte signé de son nom — Gaby, l’épithète et rien de plus, car d’elle il n’y a rien ou presque que nous sachions.
Et d’une poutre sur laquelle il se tient en équilibre Louis tombe. Il aurait été poussé par un élève qu’il instruisait à la charpente, dont la présence en ce lieu étonne : un Russe blanc, fasciste et mystique. Louis a alors 55 ans, perd l’usage de ses jambes et ne se déplace plus qu’à la force de ses bras. Gaby le quittant quitte aussi la colonie, sa fille avec elle ; le voilà seul qui s’agite avec difficulté auprès de Léonie, cette dernière soignant l’infirme, qui la prend pour femme après l’avoir choisie comme fille. Il n’oublie pas de s’en justifier, car si le mariage est une institution bourgeoise, c’est aussi une formalité de prudente garantie contre l’exaction des hommes et de leurs lois.
L’offensive de 1940 leur livre quelques réfugiés dont il faut prendre soin. L’Occupation les laisse de nouveau esseulés. La fin de la guerre tout autant, sinon quelques étranges venues. Gandhi enverra des émissaires visiter « Terre Libérée » et Louis leur répondra : La vraie non-coopération aux forces d’oppression ne peut être efficace que par le moyen du végétalisme, qui fait qu’un homme n’a plus besoin de rien ou presque, qui fait qu’un capitalisme ne trouve plus assez de ressources d’exploitation. Qu’en dirent les visiteurs ? On ne le sait. Un fameux dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français clôt ainsi l’entrée qu’elle dédie à notre homme, qui s’éteint au faîte de la décennie : « Louis Rimbault vécut les dernières années de sa vie dans la misère, dans des bâtiments qui menaçaient ruine, et ostracisé par les paysans des environs qui n’aimaient guère ce couple marginal. »
On n’oserait fin plus juste.
[lire le quatrième volet | « Animalisme et écologie : une discussion critique »]
Illustration de bannière : Pilipili Mulongoy
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