Combien de fois


Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (mai 2021)

Il y a deux jours, nous publiions un entre­tien avec l’é­cri­vain et poète Claro, auteur, à ce jour, d’une ving­taine de livres. Nous publions aujourd’­hui huit petits textes de sa com­po­si­tion, ini­tia­le­ment parus dans notre revue papier. Il y est ques­tion, pêle-mêle, d’une ferme et de Baudelaire, de piz­zas et de la popu­la­tion mon­diale, d’un wagon et de chaus­sures usées, d’un jour­nal algé­rien et d’un nom de fleur.


À côté de la plaque

La ferme, bien sûr, c’était pour l’aîné, et l’aîné lui aus­si sem­blait fait pour la ferme, per­sonne n’aurait eu l’idée de contes­ter le bien-fon­dé de cette pas­sa­tion, comme si les mots « bien-fon­dé » et « pas­sa­tion » eux-mêmes étaient des pierres des­ti­nées à les­ter le fils, le plus âgé, après le père. La ferme res­te­rait la ferme, on chan­ge­rait peut-être le papier peint dans la cui­sine, il fau­drait aus­si agran­dir, ou rac­cour­cir, dit l’aîné en s’essayant au rire, après l’apéro. Le notaire avait ri en vis­sant son sty­lo. Puis son tour était venu, et on lui avait remis un écrin. Ou plu­tôt une boîte, un boî­tier, quelque chose de plat et de car­ré, recou­vert d’un vieux feutre bor­deaux, qui s’ouvrait avec la décon­cer­tante décep­tion d’une ména­gère. Dedans, une plaque de verre, assez épaisse, et lourde, sur laquelle il cher­cha puis devi­na des zones plus sombres, une forme vague, angu­leuse, mais la lumière dans le bureau du notaire était chiche, il n’avait pas envie de sor­tir ses lunettes de son étui, il la remit en place, refer­ma le boî­tier — l’écrin usé.

De temps en temps, une fois par an, quand il avait envie de par­tir, ou de se pendre, ou de ne plus rien faire, de res­ter là, les mains sur les genoux comme des che­nets, il pre­nait sur lui et allait cher­cher la boîte, qu’il avait posée le pre­mier jour tout en haut du vais­se­lier et qui y avait sa place, celle des objets qu’on sait oubliés, mais pas per­dus. Il sor­tait la plaque, la fai­sait miroi­ter devant ses yeux, y voyait tou­jours la même chose : des taches, comme l’avancée d’un toit, la flaque d’une cour cou­pée par le soleil, peut-être une sil­houette, une brouette. Des taches, de toute façon. De toute façon des taches.

Son frère, il ne le voyait plus. Il pas­sait devant la ferme, ralen­tis­sait puis pre­nait le sen­tier qui menait à un champ qu’il savait pou­voir lon­ger afin de reve­nir à son point de départ, d’où ne plus jamais par­tir. Les années s’empilaient. Les années s’encrassaient. Il dut vendre à peu près tout, et apprendre à vivre de peu.

« Plus pour long­temps. » C’est comme ça qu’il avait com­pris les paroles du méde­cin. Un ami d’autrefois, qu’il ne recon­nut pas tout de suite tant sa voi­ture était neuve, solide, brillante, vint le voir sans pré­ve­nir, sans même savoir que « plus pour long­temps ». Lui était en train de regar­der la plaque. Il y voyait de nou­velles choses, moins tristes, mais plus défi­ni­tives. L’ami par­lait, com­men­tait, riait tout seul. Puis l’ami s’était tu. On aurait dit qu’il trem­blait. L’ami s’était alors levé, il avait deman­dé à regar­der la plaque, à l’interposer entre le soleil, qui allait dis­pa­raître, et son regard qui parais­sait enflam­mé. Puis vinrent, bre­douillées, confuses et comme irra­diées, les expli­ca­tions de l’ami. La plaque aux taches était un daguer­réo­type, elle était même signée, là, en bas, au dos, à l’encre pâle mais lisible — Niépce — et por­tait en outre une date : 15 décembre 1825. C’était, dit l’ami deve­nu artiste ou gale­riste, la toute pre­mière pho­to au monde. Le mot « ines­ti­mable » fut alors pro­non­cé. Son prix pos­sible aus­si, dans lequel on aurait pu faire tenir des dizaines de fermes, des cen­taines d’hectares — plu­sieurs vies en une.

Il reprit la plaque des mains de l’ami et la regar­da une der­nière fois. Là où il aurait dû dis­tin­guer, même en rêve, la cour d’une demeure dijon­naise, il ne voyait que la forme hexa­go­nale et éti­rée de ce qui, au mieux, aurait pu pas­ser pour un cer­cueil. Le blanc de la cour, décou­pée irré­gu­liè­re­ment, évo­quait quant à lui un tis­su tom­bé, à peine den­te­lé. Il ne man­quait à ce tableau défunt que l’ombre de son frère pour par­faire le cauchemar.

Plus vieux que

Sa pre­mière pen­sée, au réveil, après une nuit tout en évi­te­ments et cahots : moins une pen­sée d’ailleurs qu’un constat, issu d’un cal­cul incon­gru : il était désor­mais plus vieux que Baudelaire. Le café, bien qu’amer et brû­lant, ne par­vint pas à chas­ser cette idée qui cher­chait à s’imbriquer dura­ble­ment dans sa conscience, mais en quel endroit et dans quel but, aus­si­tôt son appé­tit cou­pé il retour­na se cou­cher. Indifférent à la poé­sie pour ce qu’il en savait, ayant sans doute rete­nu les dates de nais­sance et de mort du poète à son insu, dans son enfance ou celle de son fils au détour d’un devoir, il dut se livrer à une arith­mé­tique som­maire pour se voir confir­mer ce que le rêve lui avait légué. Mort à qua­rante-neuf ans, Baudelaire. Il en avait, lui, six de plus. Mais alors que les chiffres auraient dû se replier sur eux-mêmes et le lais­ser en marge de leur fausse énigme, il s’offrit le luxe un peu oisif de déve­lop­per cette révé­la­tion sans éclat.

Il se rele­va, alla dans le salon, prit une chaise et s’assit devant le mur nu où aurait dû pal­pi­ter l’écran de la télé­vi­sion qu’il avait jeté la semaine pré­cé­dente. Le mur l’aiderait à pen­ser, à se concen­trer, comme autre­fois, seul, face à un autre mur, à la faveur d’une puni­tion, au fond de la classe. Il atten­dit ain­si dix bonnes minutes, retour­nant la pen­sée dans sa tête comme une salade dans un bol — c’est du moins l’image qui lui vint à l’esprit, et qui l’empêcha de par­ve­nir à la moindre conclusion.

Il chas­sa l’image, esso­rant la salade puis la mâchant feuille à feuille. Une inter­ro­ga­tion, alors, s’insinua : était-il pos­sible d’être plus âgé qu’un mort, fût-il poète ? Si je suis plus vieux qu’un cadavre aujourd’hui inté­gra­le­ment décom­po­sé, suis-je encore vivant ? Il y avait der­rière tout ça, il le sen­tit, une logique d’un genre inquié­tant. Plus vieux qu’un mort. C’était dif­fé­rent que d’être vivant. Ça n’empêchait pas d’être vivant, sans doute, mais c’était dif­fé­rent. Il lui man­quait un élé­ment pour que les pièces se mettent en place. Pour que le mes­sage de la nuit livre son sens.

Il envi­sa­gea de se lever, d’aller ouvrir un livre de Baudelaire, mais il eut l’impression que ce serait tri­cher. Peut-être pre­nait-il le pro­blème par le mau­vais bout ? Il se dit alors que Baudelaire, bien que mort, conti­nuait de vieillir, à sa façon ; que, dans sa tombe, il conti­nuait, néces­sai­re­ment. Le pro­ces­sus de décom­po­si­tion n’était, après tout, que l’accélération d’un phé­no­mène qui devait com­men­cer à la nais­sance, voire avant. Mais Baudelaire ne le rat­tra­pe­rait pas. Il serait tou­jours plus vieux que le poète, même si Baudelaire avait été encore en vie. Baudelaire serait tou­jours plus jeune que lui. Pour aller contre ça, il aurait fal­lu que lui meure plus tôt, disons à l’adolescence. S’il était mort à dix-sept ans, d’une mala­die, ou d’un acci­dent, alors jamais Baudelaire n’aurait été, même mort, plus jeune que lui. Et peut-être Baudelaire s’était-il réveillé un matin, har­ce­lé par une pen­sée simi­laire, une de ces pen­sées qui non seule­ment ne mènent à rien, mais égarent, dis­persent, troublent, et finissent, au fil des ans, par vous miner, vous ronger.

Il se leva de la chaise et s’approcha len­te­ment de la fenêtre ouverte.

Note de chevet

Il ne savait jouer d’aucun ins­tru­ment. Mais il ache­ta un pia­no — sans avoir jamais pris de leçon. Il renon­ça à s’inscrire au conser­va­toire. N’alla pas aux concerts. Attendit des mois avant de sou­le­ver le cou­vercle noir. Il tapait sur les touches pen­dant des heures. Se prit pour un pro­dige en riant. Y pas­sa des heures, inlas­sable. Tenta d’improviser un mor­ceau conti­nu. Chantait. Le prit pour confi­dent. L’insultait : pia­no pour­ri, pia­no ché­ri. S’y meur­trit les pha­langes. Lui lécha les touches. Fit des gammes sata­niques. Désespérait, insis­tait. S’y met­tait à deux heures du matin, avec fer­veur. Découvrit Glenn Gould, reprit des ber­ceuses. (Fut ven­deur de piz­za pen­dant trois mois.) Il le récla­mait dans son som­meil. Se prit les doigts de la main droite dans la por­tière d’un taxi. Il rêvait de moins en moins : pia­no ché­ri, pia­no pour­ri. (Enterra ses parents à deux semaines de dis­tance.) Il en jouait désor­mais jour et nuit, même de loin. Sut qu’il ne sau­rait jamais, ni en jouer ni ne pas en jouer. Prit de plus en plus de médi­ca­ments. Joua sans jouer jusqu’à l’épuisement. Arracha les touches les unes après les autres. Se cou­cha sur les cordes, capot ouvert. Y fit ses nuits. Entendit tout. N’y com­prit rien. Pleura. Pleurait. Plainte pâle du pia­no — chut.

N+ 1

Il avait lu dans un maga­zine ceci : si plus de la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale — autre­ment dit : n+ 1 — fer­mait au même moment les yeux et niait la réa­li­té, cette der­nière ces­se­rait alors d’exister, puisque la phi­lo­so­phie nous apprend qu’elle est le fruit de nos sens. Il avait com­pris, aus­si, qu’une telle chose ne se pro­dui­rait pas, mais qu’étant pos­sible, elle n’en était pas moins conce­vable. Il recher­cha long­temps le maga­zine où était expo­sée cette idée. Il inter­ro­gea sa femme, ses enfants, même l’employée de mai­son. Personne ne voyait de quel maga­zine il vou­lait par­ler. Il fit des recherches sur Internet, mais il était dif­fi­cile, appa­rem­ment, de syn­thé­ti­ser sa demande avec des mots-clés.

La moi­tié +1. Et s’il était, pré­ci­sé­ment, et très concrè­te­ment, lui, ce « +1 » ? S’il lui suf­fi­sait, main­te­nant, là, dans la cui­sine, de fer­mer les yeux et de nier la réa­li­té de la réa­li­té ? Les chances pour que la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale fasse la même chose que lui au même moment étaient minces, certes, mais il avait éga­le­ment lu que les pro­ba­bi­li­tés, fon­da­men­ta­le­ment, étaient tou­jours de une sur deux, puisqu’à chaque relance de la sta­tis­tique — il n’était pas très sûr des termes —, on repar­tait de zéro. N + 1. Une chance sur deux, donc, s’il avait rai­son, pour que tout cesse. Là. Maintenant. Ou à un autre moment. N’importe quel moment. Un moment sur deux. Réalité, puis : non-réa­li­té. Fermer les yeux, se concen­trer. Nier. Il aurait tant aimé retrou­ver ce maga­zine. Celui qui par­lait de la néga­tion de la réa­li­té et aus­si celui qui expo­sait le fonc­tion­ne­ment des pro­ba­bi­li­tés. Mais le maga­zine qui expo­sait cette idée à la fois simple et incroyable, était introu­vable, à croire qu’il n’avait jamais exis­té. Ou n’existait que dans son ima­gi­na­tion. Si tant est que lui-même fût réel.

À bonne distance

Assis dans le com­par­ti­ment, il croit ou veut dor­mir, les mains liées autour d’un livre, les pieds à plat sur le gron­de­ment du sol. Son esprit aspire à s’ouvrir et se fer­mer alter­na­ti­ve­ment, autour d’une idée ou d’une image, sans heurt. Il est un peu las, c’est le soir, et ren­trer chez lui va prendre du temps. Mais quelque chose l’empêche d’arriver jusqu’à lui-même. Une odeur, qui bien­tôt lui donne la nau­sée. Il ouvre les yeux. Devant lui, debout mais absent, un type gratte ses che­veux-ronces, le pan­ta­lon large comme un tronc, béant aus­si. La puan­teur l’entoure, le pré­cède, l’annule presque. L’homme qui n’aspire qu’à ren­trer chez lui met à pro­fit l’arrêt sui­vant pour chan­ger de wagon. Pour chan­ger d’air et de conte­nance. Il trouve aus­si­tôt une place libre, s’assoit et, presque, rêve. Mais l’odeur est reve­nue, d’autant plus dis­tincte qu’il la recon­naît à pré­sent. Il rouvre les yeux, per­plexe. Le type aux che­veux-ronces est là, tout près de lui, à mar­mon­ner ou chan­ton­ner, à faus­se­ment dan­ser d’un pied sur l’autre. L’homme qui vou­drait bien rêver, som­no­ler, se lève sans réflé­chir, s’approche des portes du wagon, attend l’arrêt sui­vant, des­cend, fait plu­sieurs mètres sur la gauche, monte deux wagons plus loin à l’instant où les portes, sourdes, tentent de guillo­ti­ner les retar­da­taires. Il n’y a pas de place, pas encore, tout le monde a plan­té ses coudes dans l’espace de l’autre. Alors il attend, ados­sé aux portes don­nant sur la voie et le vide. Une musique ténue, exfil­trée d’écouteurs voi­sins, d’une autre tête, l’aide à se ber­cer. Soudain, ça le reprend. Cette nau­sée. Ce défi. Le type est de nou­veau là, tou­jours aus­si vaseux, plus écœu­rant que jamais. N’en pou­vant plus, l’homme qui aime­rait s’éloigner de la par­tie comme du tout s’approche du clo­chard et lui demande, d’un ton plain­tif, sciem­ment humain, pour­quoi l’autre le har­cèle ain­si. « Vous sen­tez si bon », dit le cras­seux. Le fait est que l’homme qui rentre chez lui a dis­pu­té, avant de prendre le métro, une par­tie de squash avec une sorte d’ami, ensuite de quoi il s’est lon­gue­ment lavé, allant même jusqu’à mas­ser ses membres éprou­vés avec une crème par­fu­mée, croit-il, à l’eucalyptus. Oui, il sent bon, c’est vrai. Pourquoi ne sui­vrait-on pas une odeur agréable, de même qu’on en fuit une qui indis­pose ? Il com­prend très bien. Ne change plus de wagon. Jusqu’au ter­mi­nus. Il ne des­cend même pas. Il attend. Il sait qu’il ne peut se fuir lui-même, qu’il n’a pas de rai­son de se fuir lui-même. Du moins, pas encore.

Le secret du médical

Il était sor­ti du cabi­net du méde­cin presque à recu­lons, comme devant une som­mi­té ou une menace, les yeux bais­sés, presque atti­rés par le bout éli­mé de ses chaus­sures. Élimé : son corps l’était aus­si, s’il en croyait l’oncologue dis­tin­gué. Mais dis­tin­gué : non, plus aucun de ses organes, plus pour très long­temps. Qu’allait-il dire aux siens, qui l’avaient tou­jours cru d’une san­té de fer, impropre à se déro­ber à ses obli­ga­tions ; à ses col­lègues, qui le savaient dou­ce­ment cor­véable, et pré­ve­nant ; à ses parents, qui devaient leur lon­gé­vi­té à un carac­tère aca­riâtre et un solide entraî­ne­ment ? aux com­mer­çants, qui comp­taient sur sa régu­la­ri­té ? Aucun trai­te­ment ne lui était pres­crit, à vrai dire, puisque ses jours étaient comp­tés, comme des mou­tons, avant de s’endormir pour de bon. Du moins était-ce là ce qu’il avait cru com­prendre, car les mots uti­li­sés par le méde­cin demeu­raient, à la sem­blance de ces hari­cots dont on n’est pas sûr de sou­hai­ter la ger­mi­na­tion, enve­lop­pés dans un coton humide, sor­tis des grosses lèvres moites de l’homme de science, de l’homme du can­cer géné­ra­li­sé. C’est alors qu’il, en mor­tel pré­coce, se rap­pe­la cette chose fon­da­men­tale qu’était le secret médi­cal, et non seule­ment se le rap­pe­la mais jugea qu’il ne pou­vait seul échoir au pra­ti­cien, et que lui-même se devait d’en obser­ver les règles strictes. Il ne tra­hi­rait pas son corps. Il ne dirait rien. À per­sonne. Il décli­ne­rait certes, et ses carences le ren­draient sus­pect aux admi­ra­teurs de la san­té, mais il n’en démor­drait pas, il pré­fé­rait encore pas­ser pour un simu­la­teur, un fai­néant, un hypo­con­driaque 2.0 que d’avouer que le crabe en pin­çait pour lui en chaque point de son ana­to­mie. Ce serait son der­nier baroud d’honneur. Le secret médi­cal. Le res­pect de cette loi d’airain ferait de lui l’égal d’un doc­teur. Il sen­tait presque son cos­tume min­cir et blan­chir, deve­nir blouse. Son ouïe deve­nait sté­tho­sco­pique. Ses yeux diag­nos­ti­quaient le monde qui s’éloignait. Il per­ce­vait, tout bas, les clairs bat­te­ments des cœurs alen­tour, le fluide écou­le­ment des sucs dans les esto­macs, le doux menuet de la res­pi­ra­tion que l’effort relance à inter­valles régu­liers. Et plus il pour­ris­sait de l’intérieur, plus on le cri­ti­quait, se moquait de lui, le bous­cu­lait presque. Et plus il per­ce­vait, com­pre­nait, pen­sait. Sa mort pro­chaine était deve­nue un pur point de vue. Le tes­ta­ment qu’il rédi­gea res­sem­blait davan­tage à une ordon­nance. Et le secret médi­cal l’emporta dans la mort avec son long cor­tège de médisance.

Le génie des langues

Il n’y avait pas fait atten­tion en écou­tant la radio, ce matin-là. Mais une fois dans le métro, assis à côté d’un couple qui par­lait une langue étran­gère à la sienne, la chose devint vite une évi­dence. Il com­pre­nait tout. Il igno­rait si l’homme et la femme par­laient espa­gnol ou por­tu­gais, mais leurs phrases s’allongeaient, lim­pides, sur la page de son esprit. Une fois au tra­vail, il se connec­ta sur divers sites étran­gers, russes, chi­nois, wolofs. Tout était trans­pa­rent. Écrite, par­lée, aucune langue obs­cure. Le midi, pour sa pause déjeu­ner, il vou­lut fran­chir une autre étape. Il se ren­dit dans un petit boui-boui pakis­ta­nais et com­man­da, en paki, un plat dont le nom lui parut pro­met­teur. Le ser­veur mar­mon­na quelques mots dont il sai­sit jusqu’à la moindre inflexion. Entre le res­tau et son bureau, dans la rue, les voix avaient ces­sé de modu­ler leur diver­si­té pour com­po­ser un ruis­sel­le­ment inin­ter­rom­pu de pro­pos plus ou moins inté­res­sants. Il eut du mal à se concen­trer cette après-midi-là, occu­pé à pen­ser en ara­méen, en japo­nais, en fin­nois, ébloui jusqu’au ver­tige par la faci­li­té avec laquelle les langues se par­ta­geaient son esprit. Pourtant, il déci­da de s’attarder après le départ de ses col­lègues afin de dis­cu­ter avec l’homme de ménage mau­ri­ta­nien, dont le dia­lecte ne lui posa aucun pro­blème. Il n’avait pas envie de ren­trer chez lui, pas tout de suite, aus­si se pro­me­na-t-il au gré des conver­sa­tions, ren­sei­gnant un Lituanien qui sem­blait per­du, plai­san­tant avec des Chinois. Il put enfin savoir de quoi par­laient les chan­sons anglaises qui sor­taient des bou­tiques. Il ache­ta même un jour­nal algé­rien, dans lequel il repé­ra quelques coquilles. Puis il son­gea que sa femme allait s’inquiéter. Quand il pous­sa la porte de chez lui, elle était là, sur le cana­pé, en train de fumer, ses traits usés par une inquié­tude qui aus­si­tôt se chan­gea en une sorte de rage rete­nue. Elle se leva et se plan­ta devant lui, trem­blante. Puis sa bouche s’ouvrit et elle lui par­la sans s’arrêter, d’un débit apeu­ré, pen­dant d’interminables minutes, enchaî­nant des ques­tions qui n’en étaient plus à peine for­mu­lées. Il la regar­dait sans rien dire, par­fai­te­ment bou­le­ver­sé, ne sachant s’il était deve­nu sourd ou stu­pide, tel­le­ment il ne com­pre­nait pas un traître mot de ce qu’elle racontait.

Madame P.

Mais pour lui, la plus grande énigme, c’était la dis­cré­tion entou­rant l’épouse de l’écrivain. Oui, force était de recon­naître qu’on savait, lui en tout cas, lui sur­tout sans doute, fort peu de choses sur la femme de Marcel Proust. Le peu d’éléments bio­gra­phiques qu’il avait gla­nés concer­nant l’auteur de La Recherche ne lui avait rien appris d’intéressant sur cette per­sonne for­cé­ment dévouée, néces­sai­re­ment atten­tive. Quelle avait été la part de son impli­ca­tion, lisait-elle chaque nou­velle ver­sion, l’assistait-elle dans ses crises d’asthme, lui avait-il mon­tré Balbec, aimait-elle Vermeer, tout cela res­tait encore mys­té­rieux, même s’il savait que l’homme et l’œuvre sont deux choses dif­fé­rentes, par­fois étanches, du moins au regard de la pos­té­ri­té. Il ne savait même pas, tant les infor­ma­tions dont il béné­fi­ciait étaient chiches, si elle avait sur­vé­cu à son mari, à quel âge elle était décé­dée. Pourtant, quelque chose lui disait que c’était Proust le veuf. À le lire et le relire, il sen­tait de moins en moins confu­sé­ment que ce der­nier écri­vait en veuf, en veuf pas­sé et pré­sent. En veuf futur. Il y avait dans sa prose quelque chose d’inconsolé, qui ne trom­pait pas. De là, sans doute, le sen­ti­ment qu’on avait, en le lisant, d’assister à une for­mi­dable démons­tra­tion de pudeur. À chaque page, en effet, on sen­tait, lui sur­tout, com­bien Proust fai­sait montre d’une rete­nue constante, s’interdisant de jamais évo­quer le sou­ve­nir de son épouse, de Madame Proust, n’osant même pas la nom­mer, encore moins la décrire, y faire ne serait-ce qu’une allu­sion. Comment s’appelait-elle, d’ailleurs ? L’avait-il seule­ment su ? Aubépine ? Un nom de fleur, sûre­ment. Il se pro­mit d’aller voir un jour sa tombe — Combray ne pou­vait être loin. Et pour­tant, plus il lisait La Recherche, plus il sen­tait Madame Proust pré­sente un peu par­tout, elle sem­blait lui faire signe der­rière Albertine, Odette, même der­rière Swann ou Charlus, comme si Proust, dans son immense et dou­lou­reux veu­vage, avait tenu à faire de chaque per­son­nage de La Recherche, même des hommes, le dépo­si­taire frag­men­taire de sa mémoire.


Toutes les illus­tra­tions sont de Mathieu Pauget.


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Claro

Né en 1962 à Paris, Claro est écrivain, traducteur et éditeur associé aux éditions Inculte. Il a récemment publié La Maison indigène (2020) aux éditions Actes sud.

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