Animalisme et écologie : une discussion critique


Entretien inédit pour Ballast | Série « Luttes animales, luttes sociales »

On a cou­tume d’as­so­cier éco­lo­gie et cause ani­male : rien n’est moins évident, en réa­li­té. Les dis­sen­sions entre les deux mou­ve­ments sont nom­breuses. Résumons : l’é­co­lo­gie consi­dère d’a­bord les éco­sys­tèmes, les rela­tions, les com­mu­nau­tés, les espèces et les habi­tats ; la cause ani­male consi­dère avant tout le droit à l’exis­tence et à la digni­té de chaque indi­vi­du ani­mal, qu’il appar­tienne au groupe Homo sapiens ou non. Cette diver­gence théo­rique se tra­duit, dans le camp anti­ca­pi­ta­liste, par des conflits concrets : la ques­tion de l’é­le­vage arrive au pre­mier plan. Si la cri­tique de l’a­gro-indus­trie et des atro­ci­tés qu’elle pro­voque fait consen­sus, de vastes pans du mou­ve­ment éco­lo­giste sou­tiennent tou­te­fois l’exis­tence des « petits éle­vages ». Une posi­tion inte­nable pour la majo­ri­té des ani­ma­listes : l’é­le­vage, en tant que tel, contri­bue de manière pour le moins signi­fi­ca­tive au dérè­gle­ment cli­ma­tique et, bien sûr, des­tine à l’a­bat­toir chaque ani­mal dont il fait com­merce. Le qua­trième volet de notre série « Luttes ani­males, luttes sociales » se sai­sit de ce débat. Le phi­lo­sophe Pierre Madelin (auteur, notam­ment, de l’es­sai éco­lo­giste Après le capi­ta­lisme) ques­tionne le mili­tant ani­ma­liste Jean-Marc Gancille, auteur de Carnage — Pour en finir avec l’an­thro­po­cen­trisme.


[lire le troi­sième volet de notre série « Luttes ani­males, luttes sociales »]


Pierre Madelin : Vous êtes végan et anti­spé­ciste. Et vous consi­dé­rez que l’abolition de l’élevage et la fin de la consom­ma­tion de pro­duits d’origine ani­male sont non seule­ment une néces­si­té éthique, mais qu’ils consti­tue­raient un des leviers les plus effi­caces pour lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et la des­truc­tion de la bio­di­ver­si­té. Pourquoi ?

Jean-Marc Gancille : Il n’est plus utile de rap­pe­ler ici l’ensemble des ravages et des dévas­ta­tions que causent l’élevage et la pêche : du réchauf­fe­ment cli­ma­tique à l’ex­ter­mi­na­tion du vivant, les faits sont éta­blis et les consé­quences connues. Cataclysmiques. Ce qui est moins connu, en revanche, compte-tenu des inté­rêts éco­no­miques colos­saux des filières concer­nées, c’est le poten­tiel de chan­ge­ment qu’occasionnerait l’abolition de ces pra­tiques. Concernant l’élevage, une méta-ana­lyse regrou­pant les résul­tats de 570 études por­tant sur 38 700 fermes répar­ties dans 119 pays a mon­tré qu’un scé­na­rio d’abandon de la consom­ma­tion de pro­duits ani­maux per­met­trait de réduire la sur­face ter­restre uti­li­sée pour pro­duire de la nour­ri­ture de 76 %, les émis­sions de gaz à effet de serre de l’alimentation de 49 %, l’acidification des terres de 50 %, l’eutrophisation de 49 % et la pénu­rie de pré­lè­ve­ment d’eau douce de 19 %. Plus récem­ment, une publi­ca­tion scien­ti­fique met­tait en évi­dence que l’arrêt pro­gres­sif de l’élevage, sur une période de quinze ans à par­tir d’aujourd’hui, condui­rait à neu­tra­li­ser le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sur la période 2030–2060. Pour ce qui est de la pêche, je ne connais pas d’étude équi­va­lente, mais à par­tir du moment où on a pris conscience que seule­ment 2 % des prises mon­diales de pois­sons sont liées à de la sub­sis­tance, on réa­lise que le reste sert des enjeux com­mer­ciaux et pro­voque l’effondrement sou­vent irré­mé­diable des popu­la­tions de ver­té­brés marins. Et comme dirait Paul Watson : « If oceans die, we die. »

Le fait est que nous éra­di­quons la faune sau­vage pour lui sub­sti­tuer du bétail ou ali­men­ter l’a­qua­cul­ture en acca­pa­rant tou­jours plus d’es­pace au détri­ment des autres espèces. Le « grand rem­pla­ce­ment » n’est en consé­quence pas celui qu’on croit : les trois quarts des oiseaux de cette pla­nète sont désor­mais de la volaille d’é­le­vage et deux tiers de tous les mam­mi­fères des ani­maux de rente, des­ti­nés à l’a­bat­toir. Les chiffres sont incom­men­su­rables : 67 mil­liards d’a­ni­maux ter­restres sont abat­tus chaque année, des mil­liards d’autres sont bra­con­nés en milieu sau­vage et entre 1 000 et 3 000 mil­liards de pois­sons sont extraits de l’o­céan tous les ans, affa­mant ain­si leurs pré­da­teurs natu­rels. Le comble, c’est qu’on sait per­ti­nem­ment que ces pro­téines ani­males ne sont aucu­ne­ment indis­pen­sables à une ali­men­ta­tion saine et équi­li­brée. Ces tue­ries de masse s’exercent sans aucune néces­si­té pour une immense majo­ri­té d’hu­mains. Elles sont le fait du pur plai­sir gus­ta­tif égoïste et se font dans une totale incon­sé­quence de leurs effets délé­tères sur la vita­li­té des éco­sys­tèmes dont nous dépendons.

« Valoriser l’élevage bio, pay­san et exten­sif est une vaste hypo­cri­sie, à presque tous les égards. »

Je cite­rais volon­tiers ici Falk Van Gaver, auteur anar­chiste et éco­lo­giste, qui disait récem­ment dans une inter­view ce que je pense aus­si pro­fon­dé­ment : « Je ne vois pas com­ment on peut être sérieu­se­ment éco­lo­giste aujourd’hui sans prô­ner non seule­ment l’abolition totale de l’élevage indus­triel et de la pêche indus­trielle, mais aus­si de la chasse, de la pêche et de l’élevage en géné­ral, ou du moins des res­tric­tions telles qu’elles confinent à leur qua­si dis­pa­ri­tion ou leur main­tien sur un mode excep­tion­nel et rare (pour cer­tains peuples dits autoch­tones, cer­taines popu­la­tions indi­gènes, nomades…, par exemple). Et on ne peut pas être sérieu­se­ment ani­ma­liste sans être non seule­ment végé­ta­rien, mais végé­ta­lien, végane, abo­li­tion­niste : pour l’abolition de l’exploitation, l’esclavage et l’abattage des ani­maux. C’est une ques­tion de prin­cipes, d’éthique, de morale, mais aujourd’hui c’est aus­si une ques­tion d’urgence éco­lo­gique : je ne vois pas com­ment on pour­ra faire la révo­lu­tion éco­lo­gique néces­saire sans qua­si abo­lir l’élevage, la pêche et la chasse… »

Pierre Madelin : Nombreux sont ceux qui — notam­ment dans le champ des éco­lo­gies poli­tiques anti­ca­pi­ta­listes et décrois­santes — estiment qu’il faut conti­nuer à consom­mer de la viande, en moindre quan­ti­té et de meilleure qua­li­té, en dés­in­dus­tria­li­sant l’élevage et en encou­ra­geant un éle­vage bio, pay­san et exten­sif. Pourquoi cette solu­tion n’est pas satis­fai­sante à vos yeux ?

Jean-Marc Gancille : Valoriser l’élevage bio, pay­san et exten­sif est une vaste hypo­cri­sie, à presque tous les égards. Écologiquement par­lant, c’est un non-sens : le bétail éle­vé en exten­sif émet plus de gaz à effet de serre non seule­ment parce que la diges­tion de l’herbe est plus métha­no­gène, mais éga­le­ment parce que la crois­sance de l’a­ni­mal est plus lente qu’en inten­sif — ce qui aug­mente les émis­sions par tête de bétail. Le fameux effet de sto­ckage des prai­ries cen­sé com­pen­ser cet état de fait est lui aus­si un leurre : en réa­li­té ces puits de car­bone com­pensent moins de 20 % de la fer­men­ta­tion enté­rique des rumi­nants qui y paissent. Enfin, pour ten­ter de légi­ti­mer mal­gré tout l’é­le­vage pay­san, cer­tains évoquent avec insis­tance « l’ex­tra­or­di­naire bio­di­ver­si­té com­mune des milieux ouverts », mais celle-ci ne sera jamais aus­si riche que celle des forêts qu’il aura mas­si­ve­ment contri­bué à détruire ! Socialement par­lant, dés­in­dus­tria­li­ser l’é­le­vage aura des consé­quences inverses aux idéaux de jus­tice sociale prô­nés par l’anticapitalisme. Car il n’y aura pas de « viande de qua­li­té » pour tout le monde, compte-tenu des espaces néces­saires, phy­si­que­ment indis­po­nibles, pour ser­vir toute la popu­la­tion. En consé­quence de quoi, la raré­fac­tion de cette gamme de viande ren­ché­ri­ra son coût de pro­duc­tion et ne la ren­dra acces­sible qu’aux plus riches.

[Milton Avery]

Enfin, d’un point de vue éthique, valo­ri­ser l’é­le­vage pay­san est une aber­ra­tion. Tuer un ani­mal sans néces­si­té n’est pas un pro­blème indus­triel : c’est une injus­tice dou­blée de cruau­té qui s’exerce tout autant à l’échelle de petites exploi­ta­tions. Comment jus­ti­fier plus long­temps de s’approprier la vie d’autrui et de mas­sa­crer tant d’a­ni­maux sen­tients1 lors­qu’il est scien­ti­fi­que­ment éta­bli, une fois de plus, que leur chair ne nous est aucu­ne­ment indis­pen­sable et qu’il existe de mul­tiples alter­na­tives qui répondent à tous nos besoins nutri­tion­nels ? Alternatives végé­tales qui, par ailleurs, ont des ver­tus éco­lo­giques et sani­taires infi­ni­ment meilleures.

Pierre Madelin : Mais n’y a‑t-il pas un risque de trans­for­mer la ques­tion ani­male et ali­men­taire en fétiche ? De lais­ser croire qu’il suf­fi­rait d’arrêter de man­ger des pro­duits d’origine ani­male pour sau­ver le cli­mat et la pla­nète, sans néces­sai­re­ment en pas­ser par une remise en cause des dyna­miques du capi­ta­lisme et de la socié­té indus­trielle dans leur ensemble ?

Jean-Marc Gancille : Je me sens per­son­nel­le­ment tota­le­ment en phase avec l’i­dée que nous sommes confron­tés à un sys­tème d’oppression glo­bale qui fonc­tionne sur l’entre-exploi­ta­tion géné­ra­li­sée au pro­fit de quelques pri­vi­lé­giés. Et qu’il est de notre devoir de le com­battre. Mais je constate que les mou­ve­ments anti­ca­pi­ta­listes et anti-indus­triels ont ten­dance à exclure l’oppression ani­male de cette vision glo­bale de la domi­na­tion. Il sub­siste aujourd’­hui dans ces rangs une forte dose d’an­thro­po­cen­trisme qui borne l’at­ten­tion et le com­bat aux fron­tières de l’es­pèce, et relègue la cruau­té sys­té­mique qui s’exerce à l’en­contre des ani­maux au rang d’en­jeu secon­daire. Dans le meilleur des cas, la condi­tion ani­male est ins­tru­men­ta­li­sée pour dénon­cer l’a­gro­sys­tème et ses logiques indus­trielles — mais pas comme une injus­tice en soi, qu’il s’a­git de dénon­cer au même titre que celle que subissent les humains. Il en résulte une légi­ti­ma­tion en creux du supré­ma­cisme humain qui me semble aller à l’en­contre de tout pro­jet d’é­man­ci­pa­tion véri­ta­ble­ment crédible.

« Il sub­siste dans les rangs anti­ca­pi­ta­listes et anti-indus­triels une forte dose d’an­thro­po­cen­trisme qui borne l’at­ten­tion et le com­bat aux fron­tières de l’espèce. »

Comme l’a­vait com­pris Louise Michel en son temps, le spé­cisme et le capi­ta­lisme sont issus de la même matrice : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me sou­vienne l’horreur des tor­tures infli­gées aux bêtes. Depuis la gre­nouille que les pay­sans coupent en deux, lais­sant se traî­ner au soleil la moi­tié supé­rieure, les yeux hor­ri­ble­ment sor­tis, les bras trem­blants, cher­chant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au che­val qu’on fait épui­ser par les sang­sues ou fouiller par les cornes des tau­reaux, la bête subit, lamen­table, le sup­plice infli­gé par l’homme. Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est ram­pant devant les hommes qui le dominent. Des cruau­tés que l’on voit dans les cam­pagnes com­mettre sur les ani­maux, de l’aspect hor­rible de leur condi­tion, date avec ma pitié pour eux la com­pré­hen­sion des crimes de la force. C’est ain­si que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux ! »

Il y a une pro­fonde contra­dic­tion à vou­loir com­battre le sys­tème de domi­na­tion actuel sans s’attaquer au spé­cisme qui en est l’expression la plus cruelle, la plus vio­lente, la plus meur­trière et la plus des­truc­trice des condi­tions d’ha­bi­ta­bi­li­té de cette pla­nète. Pourtant, cette inco­hé­rence demeure. Et l’agro-industrie en pro­fite à plein. Tous les argu­ments pro-viande, y com­pris ceux en faveur d’un petit éle­vage pré­ten­du­ment « ver­tueux », contri­buent en réa­li­té à confor­ter l’infrastructure capi­ta­liste néces­saire à toute forme d’élevage : publi­ci­té, anti­bio­tiques, zoo­tech­nie, entre­pôts, camions, abat­toirs, usines de trans­for­ma­tion, chambres froides, han­gars de dis­tri­bu­tion… Plus per­ni­cieux : les mul­ti­na­tio­nales de l’a­gro-ali­men­taire excellent dans l’art de détour­ner à leur pro­fit l’i­mage d’un éle­vage pay­san — et d’une pêche arti­sa­nale, d’ailleurs — que beau­coup d’é­co­los plus ou moins radi­caux per­sistent à mythi­fier. C’est le paravent idéal pour jus­ti­fier une consom­ma­tion de pro­téines ani­males dont pas grand monde n’est au final scru­pu­leux de la pro­ve­nance. Chacun s’ar­range plus ou moins hon­nê­te­ment avec l’in­tra­ça­bi­li­té de ces pro­téines, ce qui per­met de main­te­nir ses habi­tudes égoïstes. Ainsi se bana­lise dans la socié­té l’i­ma­gi­naire ver­tueux d’un flexi­ta­risme cen­sé s’o­rien­ter vers l’é­le­vage pay­san, mais qui per­met, en réa­li­té, de main­te­nir à la fois un haut niveau de pro­duc­tion indus­trielle de viande et de géné­rer de nou­velles oppor­tu­ni­tés com­mer­ciales de sub­sti­tuts de viande boos­tées par la mau­vaise conscience car­niste2. Car c’est un fait : l’es­sen­tiel de ces pro­duits vise les omni­vores, de l’a­veu même des indus­triels. Les véganes, eux, n’ont aucune envie de retrou­ver dans leur assiette l’apparence d’une viande ou d’un pois­son qu’ils ont déci­dé de ban­nir de leur alimentation.

[Milton Avery]

Il y a fort à parier qu’à défaut d’un dis­cours cohé­rent sur l’inutilité des pro­téines ani­males, les anti­ca­pi­ta­listes fini­ront par contri­buer à faire adve­nir leur pire cau­che­mar : la viande de culture. Face à l’in­sou­te­na­bi­li­té éco­lo­gique mani­feste et au dilemme éthique de l’é­le­vage et de la pêche sous toutes leurs formes, ils ver­ront s’installer les régle­men­ta­tions libé­rales sou­te­nant les pro­duits de syn­thèse des start-ups de la food-tech ayant la saveur et le goût de la viande qu’ils ché­rissent, sans la phase d’abattage que per­sonne ne peut défendre et avec le faible impact envi­ron­ne­men­tal qu’ils revendiquent.

Pierre Madelin : Permettez-moi d’insister. Même si l’antispécisme est per­ti­nent d’un point de vue éthique, le régime ali­men­taire qu’il implique est-il pos­sible hors du cadre d’une orga­ni­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée, soit pré­ci­sé­ment celle d’une socié­té qui détruit les condi­tions d’habitabilité de la Terre ? Pour le dire de façon moins abs­traite : dans de nom­breuses régions du monde, pour pou­voir béné­fi­cier d’une ali­men­ta­tion végane saine et diver­si­fiée, ne fau­drait-il pas faire venir des ingré­dients en pro­ve­nance des quatre coins de la pla­nète et mobi­li­ser pour cela des infra­struc­tures et des flux de mar­chan­dises dont le carac­tère éco­cide n’est plus à démon­trer ? Autrement dit, une ali­men­ta­tion végane mon­dia­li­sée serait-elle plus ver­tueuse qu’une ali­men­ta­tion omni­vore entiè­re­ment reterritorialisée ?

Jean-Marc Gancille : Je ne vois vrai­ment pas en quoi le régime végé­ta­lien néces­si­te­rait la mobi­li­sa­tion d’une orga­ni­sa­tion indus­trielle mon­diale. Ces repré­sen­ta­tions sont patiem­ment façon­nées par les contemp­teurs de l’antispécisme et par l’industrie de la viande elle-même, qui usent des ficelles les plus men­son­gères qui soient pour dia­bo­li­ser les véganes — en les cari­ca­tu­rant en « idiots utiles du capi­ta­lisme indus­triel » qui ne pour­raient pas se pas­ser de pro­duits ultra-trans­for­més et sur-embal­lés. Le pire, c’est que ça marche. Je ne vou­drais pas prendre mon cas pour une géné­ra­li­té mais soyons concrets : je suis végé­ta­rien depuis six ans et végé­ta­lien depuis près de deux ans et je n’ai jamais ache­té de pro­duits indus­triels végé­taux éma­nant de mul­ti­na­tio­nales ou de start-ups de l’agrobusiness. Jamais. Je vais au mar­ché, j’y trouve des fruits et légumes — pas assez bio à mon goût, mais on n’est pas gâtés à La Réunion sur ce plan — et de l’épicerie dans les super­mar­chés du coin. J’ai quelques fruits d’appoint dans mon jar­din, on fait notre tem­peh [ali­ment fabri­qué à par­tir de fèves de soya fer­men­tées, ndlr], notre tofu arti­sa­nal de temps en temps… Et pour ceux qui m’i­ma­gi­ne­raient famé­lique, je viens de faire un bilan san­guin : zéro carences de quoi que ce soit et je pra­tique du sport assez inten­si­ve­ment (rug­by, trail, nata­tion…). Bref ! La situa­tion n’est pro­ba­ble­ment pas la même sous toutes les lati­tudes et avec toutes les orga­ni­sa­tions poli­tiques du globe. Mais quand bien même il fau­drait faire venir cer­taines den­rées inac­ces­sibles loca­le­ment de plus loin, étant don­né que la part du trans­port a une contri­bu­tion minime sur l’im­pact d’un pro­duit (la part du trans­port dans l’é­mis­sion car­bone d’un pro­duit repré­sente envi­ron 5 % du total), la plu­part des pro­duits végé­taux impor­tés pol­luent moins que les pro­duits ani­maux locaux sur l’ensemble de leur cycle de vie. Le mieux, de très loin, reste de man­ger des pro­duits végé­taux locaux comme les len­tilles ou le blé. Simple, basique.

Pierre Madelin : Quid de cette autre objec­tion de plus en plus cou­rante : l’abolition pure et simple de l’élevage, même si elle entraî­ne­rait sans doute de nom­breux béné­fices éco­lo­giques, nous condam­ne­rait mal­heu­reu­se­ment à un modèle agri­cole dépen­dant des intrants issus des com­bus­tibles fos­siles — car il ne serait pas pos­sible de se pas­ser de ceux-ci en même temps que des intrants d’origine ani­male. Peut-on sérieu­se­ment envi­sa­ger à court terme de se pas­ser des fer­ti­li­sants orga­niques issus de l’élevage ? 

« On dia­bo­lise les véganes en les cari­ca­tu­rant en idiots utiles du capi­ta­lisme indus­triel qui ne pour­raient pas se pas­ser de pro­duits ultra-trans­for­més et sur-emballés. »

Jean-Marc Gancille : Un peu d’agronomie pour com­men­cer. En réa­li­té, l’azote excré­tée par les ani­maux pro­vient à la base des ali­ments qu’ils ont ingé­rés. À ma connais­sance, une vache est un ani­mal hété­ro­trophe qui ne « pro­duit » pas d’azote tout seul. Il faut bien com­prendre que c’est un flux de recy­clage. Il n’y a que deux sources d’entrées dans l’agrosystème : la fixa­tion sym­bio­tique3 et les engrais azo­tés. Les autres flux ne sont que des flux de recir­cu­la­tion, que ce soit l’azote appor­té par le fumier, le com­post ou les rési­dus de culture. Au tout départ, cet azote pro­vient des plantes qui l’ont absor­bé soit par la fixa­tion miné­rale, soit par la fixa­tion sym­bio­tique. Donc si on veut réduire les engrais azo­tés, la ques­tion est de rem­pla­cer une source pri­maire d’azote par une autre source pri­maire d’azote. C’est donc le sujet de la fixa­tion sym­bio­tique qui pose direc­te­ment la ques­tion de la sur­face en légu­mi­neuse à déve­lop­per. Si on n’augmente pas la fixa­tion sym­bio­tique, on ne fonc­tionne qu’avec des flux de recir­cu­la­tion, or il y a des déper­di­tions impor­tantes (au mini­mum 10 % chaque année).

En quelques années on per­drait l’essentiel de l’azote appor­té par les déjec­tions de l’élevage. Si on ne com­pense pas ces pertes, on dimi­nue la pro­duc­tion agri­cole. Si on ne veut pas com­pen­ser ces pertes par des engrais azo­tés, il faut donc déve­lop­per les légu­mi­neuses. Si on fait le cal­cul, on constate que si on veut mas­si­fier l’agriculture bio­lo­gique, la fumure ani­male ne peut four­nir qu’une par­tie seule­ment des apports d’azote. Il faut de toute façon des exploi­ta­tions d’agriculture bio­lo­gique sans éle­vage qui intègrent beau­coup de légu­mi­neuses. Par ailleurs, si on tient abso­lu­ment aux fer­ti­li­sants orga­niques, je n’y vois pas d’inconvénient. Des rumi­nants libres et réen­sau­va­gés, qu’on ne mas­sa­cre­rait pas comme bon nous semble, ne s’opposeraient pas selon moi à ce qu’on leur pique de temps en temps leurs excré­ments. Question d’organisation.

[Milton Avery]

Pierre Madelin : En quoi l’arrêt de la consom­ma­tion de viande serait un enjeu éco­lo­gique plus impor­tant que la dénu­mé­ri­sa­tion ou le renon­ce­ment à la voi­ture indi­vi­duelle, pour ne prendre que ces exemples ?

Jean-Marc Gancille : Déjà parce que l’élevage est le prin­ci­pal poste d’émissions de gaz à effet de serre pla­né­taires toutes sources confon­dues. Le chiffre de 14,5 % des émis­sions totales avan­cé par la FAO [Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture] et régu­liè­re­ment repris par les médias se base sur des don­nées anciennes. Il est de plus en plus remis en ques­tion par de nom­breux cher­cheurs, qui pensent que l’im­pact de l’é­le­vage aujourd’­hui est lar­ge­ment supé­rieur (jusqu’à 87 % d’a­près Climate Healers, en pas­sant par 51 % d’a­près le Worldwatch Institute). Le prin­ci­pal pro­blème des esti­ma­tions de la FAO est le manque de prise en compte du poten­tiel sto­ckage de car­bone qu’on aurait en aban­don­nant l’é­le­vage (envi­ron 750 giga­tonnes sur trente ans), ain­si qu’un pou­voir de réchauf­fe­ment glo­bal du méthane à cent ans. Ces esti­ma­tions sous-estiment de manière majeure l’im­pact de l’é­le­vage. Mais indé­pen­dam­ment de ces cal­culs d’experts sur le poids rela­tif des éner­gies fos­siles ver­sus l’élevage dans la res­pon­sa­bi­li­té du péril cli­ma­tique, le véri­table enjeu est à mes yeux dans notre capa­ci­té à ne plus dépendre de l’un ou l’autre de ces pro­blèmes. Et là, l’avantage est lar­ge­ment et incon­tes­ta­ble­ment à l’arrêt de la viande.

Je m’explique. Nous sommes tous englués jus­qu’au cou dans les éner­gies fos­siles. La sou­ve­rai­ne­té des nations, l’ef­fi­ca­ci­té des entre­prises, le confort et la san­té des indi­vi­dus en dépendent. Tout le sys­tème est bâti sur leur dis­po­ni­bi­li­té et leur abon­dance. Tout se tient. Au niveau indi­vi­duel, se pas­ser de smart­phone ou d’ordinateur, vivre sans voi­ture, refu­ser les tech­no­lo­gies modernes de soin, etc., a des consé­quences majeures sur l’ef­fi­ca­ci­té pro­fes­sion­nelle, les liens sociaux, la san­té et les reve­nus que l’accès à l’éner­gie condi­tionne inva­ria­ble­ment. Vouloir s’af­fran­chir d’une vie à haute inten­si­té éner­gé­tique — qu’implique notre mode de vie occi­den­tal — sup­pose une mar­gi­na­li­té que peu de gens sont prêts à assu­mer. Dans les ZAD, sûre­ment, mais ailleurs ? Les efforts indi­vi­duels se résument le plus sou­vent à des gestes sym­bo­liques sans grands effets.

« Les efforts indi­vi­duels se résument le plus sou­vent à des gestes sym­bo­liques sans grands effets. »

Dans cette matrice qui nous tient tous, il n’y a fina­le­ment pas de moyen plus puis­sant pour avoir véri­ta­ble­ment un impact éco­lo­gique et éthique posi­tif que de ne plus man­ger d’a­ni­maux. Renoncer défi­ni­ti­ve­ment à ces pro­téines, deux à trois fois par jour et 365 jours par an, n’aura aucun effet sur notre tra­vail, nos rela­tions sociales, nos condi­tions de vie, notre san­té, notre citoyen­ne­té au quo­ti­dien, mais ça réduit de façon abso­lu­ment colos­sale notre empreinte cli­mat et bio­di­ver­si­té, indé­pen­dam­ment de toute consi­dé­ra­tion liée aux éner­gies fos­siles. C’est simple, fai­sable du jour au len­de­main, sans aucun inves­tis­se­ment pécu­niaire, sans rien perdre de son confort de vie. Et cerise sur le gâteau : ça épar­gne­ra chaque année des mil­liers de mil­liards d’a­ni­maux inno­cents qui aime­raient bien qu’on les prenne pour autre chose que des calo­ries (inutiles). 

Pierre Madelin : Il me semble que vous êtes favo­rable à des poli­tiques de conser­va­tion de la nature qui lais­se­raient une place au réen­sau­va­ge­ment et à la libre évo­lu­tion. Pourriez-vous reve­nir sur ces formes de pro­tec­tion et nous dire en quoi, là aus­si, un régime ali­men­taire végan vous semble indis­pen­sable pour les mettre en place ?

Jean-Marc Gancille : On se rend dif­fi­ci­le­ment compte des sur­faces gigan­tesques qu’accapare l’élevage au plan mon­dial. Avec 40 mil­lions de km2, celui-ci occupe pour­tant bien 27 % des terres émer­gées contre 1 % pour les zones construites (villes et les infra­struc­tures). C’est plus que les forêts (26 %), les terres sté­riles (déserts, plaines salées et roches : 19 %) et les gla­ciers (10 %). L’élevage occupe 40 % des terres culti­vables dites arables, qui pour­raient aisé­ment être recon­ver­ties au pro­fit des cultures végé­tales pour l’alimentation humaine. Pour le reste ce sont 1,3 mil­liard d’hectares qu’on pour­rait libé­rer de l’élevage, soit 10 % des terres émer­gées, pour les rendre aux ani­maux sau­vages de dif­fé­rentes façons : réen­sau­va­ge­ment, libre évo­lu­tion, sanctuaires…

[Milton Avery]

Pierre Madelin : En tant qu’écologiste, quel regard por­tez-vous sur le cou­rant anti­spé­ciste RWAS, qui consi­dère que non seule­ment les humains doivent ces­ser de consom­mer des pro­duits d’origine ani­male, mais qu’ils doivent inter­ve­nir acti­ve­ment dans la nature pour pro­té­ger les proies de leurs prédateurs ?

Jean-Marc Gancille : C’est un cou­rant ultra-mino­ri­taire, lui-même divi­sé en de mul­tiples sen­si­bi­li­tés plus ou moins radi­cales, dont cer­taines sont assez déli­rantes. À ce stade, ce ne sont que des expé­riences de pen­sée éma­nant de cher­cheurs se récla­mant de la phi­lo­so­phie morale qui s’interrogent sur les mesures qui pour­raient être prises dans la nature pour pré­ve­nir et limi­ter la souf­france des ani­maux sau­vages. Ces réflexions res­tent extrê­me­ment théo­riques. Et pour cause : la com­plexi­té des éco­sys­tèmes empêche de déter­mi­ner si une inter­ven­tion serait béné­fique une fois tenu compte de tous ses effets poten­tiels. Personne ne s’y aven­ture. Le risque d’agir comme des appren­tis sor­ciers me semble bien réel. Pour autant, il existe une grande ambi­va­lence dans notre rela­tion aux ani­maux et on aurait tort de s’interdire de réflé­chir aux moyens de réduire la souf­france consé­cu­tive à nos com­por­te­ments et à intro­duire plus de cohé­rence dans nos agis­se­ments. Dans mon domaine d’activité, par exemple, je suis tou­jours stu­pé­fait de voir des acti­vistes et des scien­ti­fiques poin­ter du doigt les ravages de la pêche sur les céta­cés tout en conti­nuant à consom­mer du pois­son pro­ve­nant des pêche­ries qu’ils dénoncent. Autre exemple : chaque échouage de mam­mi­fère marin à La Réunion sus­cite inva­ria­ble­ment une grande émo­tion et la popu­la­tion dans son immense majo­ri­té appelle à tout mettre en œuvre pour sau­ver l’animal en dif­fi­cul­té… en fer­mant les yeux sur les mil­liers d’animaux qui dans le même temps passent par l’a­bat­toir à quelques kilo­mètres de là. Y aurait-il une dif­fé­rence de valeur entre la vie d’une truie et celle d’une baleine ? Moralement et scien­ti­fi­que­ment, aucune. Totale schizophrénie.

Les sciences de la conser­va­tion elles-mêmes méprisent aus­si très sou­vent les inté­rêts des ani­maux au nom de « la sau­ve­garde de la bio­di­ver­si­té ». Les plans de pré­ser­va­tion in situ — au sein des milieux natu­rels — néces­sitent régu­liè­re­ment de cap­tu­rer, trans­por­ter, sté­ri­li­ser, pié­ger, empoi­son­ner ou abattre des ani­maux appar­te­nant à des popu­la­tions jugées sur­abon­dantes, non indi­gènes, enva­his­santes ou nui­sibles, au mépris de la souf­france infli­gée, et quand bien même ces stra­té­gies montrent clai­re­ment leurs limites.​Tant qu’on regar­de­ra le monde avec des lunettes uni­que­ment tein­tées d’é­co­lo­gie et de bio­lo­gie, on ver­ra « la nature » comme un éco­sys­tème pré­ten­du­ment équi­li­bré par l’in­té­rêt des espèces qui y évo­luent, dans lequel il est légi­time de pré­le­ver celle-ci au pro­fit de telle autre, en com­pen­sant ici et régé­né­rant là, selon une comp­ta­bi­li­té froide et arbi­traire qui n’a éven­tuel­le­ment de sens que pour les humains qui la déter­minent. On voit bien aujourd’hui l’é­chec total de cette vision.

La seule vision qui puisse désor­mais enrayer l’ef­fon­dre­ment de la bio­di­ver­si­té est de consi­dé­rer les espèces pour ce qu’elles sont. Non plus des agré­gats d’in­di­vi­dus ano­nymes mais des col­lec­tifs de per­sonnes sen­sibles et conscientes ayant autant légi­ti­mi­té que les humains à vivre leur vie, dont la dégra­da­tion des habi­tats et le mas­sacre des popu­la­tions par la chasse, la pêche, le tra­fic et l’é­le­vage contre­viennent aux inté­rêts fon­da­men­taux de tous les êtres vivants sur cette pla­nète. Sans éco­lo­gie anti­spé­ciste, sans conser­va­tion com­pas­sion­nelle, sans modes de vie débar­ras­sés de l’ex­ploi­ta­tion ani­male, sans consi­dé­ra­tion réelle pour les ani­maux non-humains, il n’y aura pas d’en­raye­ment de ce déclin inin­ter­rom­pu du « vivant » — qui fini­ra par nous emporter.


[lire le cin­quième volet | « Capitalisme indus­triel et révoltes animales »]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Milton Avery


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  1. Pour un être vivant, capa­ci­té à res­sen­tir les émo­tions, la dou­leur ou le bien-être, et à per­ce­voir de façon sub­jec­tive son envi­ron­ne­ment et ses expé­riences de vie.[]
  2. Le car­nisme désigne une idéo­lo­gie qui jus­ti­fie la consom­ma­tion de chair ani­male par les humains.[]
  3. Phénomène bio­lo­gique dû à des bac­té­ries (Rhizobium) vivant en sym­biose sur les racines des légu­mi­neuses, ayant pour consé­quence la trans­for­ma­tion de l’azote de l’air en azote orga­nique uti­li­sable par la plante.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec l’Atelier Paysan : « Aller vers une socia­li­sa­tion de l’alimentation », mai 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Madelin : « Il existe des pos­si­bi­li­tés réelles de déser­tion », décembre 2020
☰ Lire les bonnes feuilles « Élisée Reclus : les ani­maux, ces autres exploi­tés », Roméo Bondon, décembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinc­tion de masse et inéga­li­tés sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jérôme Segal : « Qui sont les ani­maux ? », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019


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