Capitalisme industriel et révoltes animales


Série « Luttes animales, luttes sociales »

Quand l’ex­ploi­ta­tion ani­male est objet de consi­dé­ra­tion, les ani­maux se voient géné­ra­le­ment décrits comme des vic­times — dignes de pitié ou seule­ment tri­bu­taires du sau­ve­tage humain. Moins comme des révol­tés. Les témoi­gnages et les récits ne manquent pour­tant pas : dans les cou­loirs des abat­toirs comme dans les cirques, bien des ani­maux essaient, comme ils peuvent, de se sous­traire aux ordres ou aux machines. Dans l’es­sai Révoltes ani­males, paru en avril der­nier aux édi­tions de cri­tique sociale Divergences, le phi­lo­sophe Fahim Amir tient jus­te­ment à rap­pe­ler la part que les ani­maux prennent dans la lutte menée contre leur asser­vis­se­ment. Contrecarrer leurs gestes aurait même été un des moteurs de l’in­dus­tria­li­sa­tion de l’é­le­vage et de l’a­bat­tage. Dans cet extrait que nous publions en guise de cin­quième volet, l’au­teur retrace l’his­toire ani­male et humaine de la com­mer­cia­li­sa­tion des cochons aux États-Unis : l’in­dus­trie ali­men­taire comme « labo­ra­toire uni­ver­sel de la moder­ni­té capi­ta­liste ».



Avant Chicago, Cincinnati fut le prin­ci­pal abat­toir et mar­ché de bétail des États-Unis1. La ville de Cincinnati, bâtie le long d’une voie navi­gable, et située au nord du pays, dans le Middle West, réunis­sait tous les ingré­dients per­met­tant la pre­mière grande sépa­ra­tion spa­tiale de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion de viande. Les rap­ports entre capi­tal, temps de rota­tion et repro­duc­tion bio­lo­gique y étaient davan­tage pris en compte qu’à toute autre époque de l’histoire : les ani­maux pou­vaient être abat­tus dès la fin de leur deuxième année de vie, une prouesse pour l’élevage. Alors que, jusqu’à cette époque, l’alternance d’étés abon­dants et de maigres hivers avait ryth­mé la vie et le tra­vail des humains et des ani­maux, la construc­tion de silos et le recours au foin ont pro­gres­si­ve­ment ali­gné les tem­po­ra­li­tés cycliques concrètes de la repro­duc­tion bio­lo­gique sur la chro­no­lo­gie linéaire abs­traite du régime d’accumulation capitaliste2.

À cette époque-là, les ani­maux eux-mêmes sont un peu dif­fé­rents. Les vaches ont de longues jambes et peuvent par­cou­rir de longues dis­tances — sans perte de poids consi­dé­rable, si on en prend soin. Les porcs, quant à eux, sont l’animal idéal des peu­ple­ments de colons, car ils mangent de tout, engraissent vite, et ont de nom­breux reje­tons. Ils passent néan­moins pour moins dociles et plus têtus que les bovins, et mai­grissent beau­coup lors des dépla­ce­ments, car ils sont courts sur pattes. Voilà pour­quoi nous connais­sons les cow-boys, mais non le pig-boy. Il n’était pas rare de coudre la pau­pière des porcs les plus carac­té­riels, car ils retrou­vaient alors leur socia­bi­li­té et sui­vaient mieux le reste du trou­peau. Ces par­ti­cu­la­ri­tés sont à l’origine de cer­taines habi­tudes cultu­relles, par exemple que le bœuf soit prin­ci­pa­le­ment consom­mé comme une viande fraîche, tan­dis que la viande de porc salée est condi­tion­née en vue d’une consom­ma­tion ulté­rieure, sous forme de sau­cisse, de lard ou de jambon3.

« La viande d’animaux abat­tus à des cen­taines de kilo­mètres se vend à des prix infé­rieurs à celle d’animaux simi­laires abat­tus localement. »

Le pro­blème prin­ci­pal qui se pose désor­mais et que, sans inter­ven­tion humaine, le sort des ani­maux morts, comme celui de toute viande, est de deve­nir impropre à la consom­ma­tion, et donc impos­sible à vendre. Pour des rai­sons géo­gra­phiques, sociales et phy­sio­lo­giques, le début de l’hiver, époque où les ani­maux atteignent leur embon­point maxi­mal et où les voies navi­gables ces­se­ront bien­tôt d’être pra­ti­cables, donne lieu à un pic com­mer­cial et indus­triel. Sur le trans­port des ani­maux vivants et morts, [l’his­to­rien suisse] Giedion écrit : « La viande était soit trans­por­tée sur pied, soit expé­diée par bateau, salée en barils, le long du Mississippi. Plus tard, dans les années 1860, lorsque Chicago eut pris l’importance que l’on sait, les bêtes furent char­gées sur des camions de fret en direc­tion de l’Est ; fina­le­ment, au début des années 1880, naquit le sys­tème actuel des wagons fri­go­ri­fiques qui dis­tri­buent dans les divers centres urbains les car­casses habillées et prêtes à la consom­ma­tion. […] À par­tir de ce moment-là se déve­lop­pa la plus grosse indus­trie des États-Unis, si l’on consi­dère son chiffre d’affaires de 3,3 mil­liards de dol­lars en 1937 et sa pro­duc­tion de cin­quante mil­lions de livres de viande par jour4. »

Au début des années 1860, alors que le che­min de fer per­met désor­mais d’acheminer les bêtes, et que les entre­prises de pré­pa­ra­tion de viande suivent son déve­lop­pe­ment, Chicago com­mence à relé­guer Cincinnati dans l’ombre et devient la capi­tale mon­diale de la viande. En 1875, un nou­veau pro­cé­dé de conser­va­tion voit le jour, dans lequel de la viande com­pres­sée se pré­sente « sous l’aspect d’un bloc, sans une goutte de jus, par­fai­te­ment natu­relle et savou­reuse […] déjà cuite et prête à être cou­pée en tranches et consom­mée5 ». Commercialisés sous le nom de cor­ned beef, ces blocs de viande existent encore de nos jours. Désossée, condi­tion­née dans un micro-embal­lage stan­dar­di­sé, la viande en boîte per­met de divi­ser par trois son poids pour le trans­port par rap­port à la viande fraîche — soit un gain à peu près équi­valent à celui réa­li­sé par le trans­port de viande fraîche sur celui des bes­tiaux. Au début des années 1880, grâce aux wagons fri­go­ri­fiques, Chicago entre dans la troi­sième phase de son essor, et part à la conquête des mar­chés natio­naux et inter­na­tio­naux. La viande d’animaux abat­tus à des cen­taines de kilo­mètres se vend à des prix infé­rieurs à celle d’animaux simi­laires abat­tus loca­le­ment. Le bou­cher cesse d’être un arti­san pour deve­nir un com­mer­çant, et le sec­teur de la pré­pa­ra­tion de la viande accède au rang d’industrie mon­diale — la plus impor­tante de son époque.

[Takashi Shuji]

Dans l’Exchange Building de Chicago, on a d’abord fixé le cours mon­dial des céréales, puis la ville est deve­nue la pre­mière place de mar­ché au monde pour les ani­maux et les pro­duits issus de l’industrie ani­male. À cet endroit, un réseau d’un genre nou­veau est né des liens tis­sés entre les pro­duc­teurs de grain, les éle­veurs et les abat­toirs, contrô­lant le mou­ve­ment et la trans­for­ma­tion de la viande dans l’ensemble des États-Unis, et engen­drant un chan­ge­ment des habi­tudes de consom­ma­tion de mil­lions de per­sonnes par l’intermédiaire de l’organisation scien­ti­fique du tra­vail et de l’invention de la chaîne du froid. Une inter­pé­né­tra­tion pro­gres­sive de la ville et de la cam­pagne en a résul­té : les longues trans­hu­mances du bétail au Texas, les nou­veaux ranchs construits dans le Wyoming, les cat­tle towns du Kansas et les feed-lots de l’Illinois venaient de là. « Tous [ces espaces] sont reliés au sein d’un nou­veau pay­sage ani­ma­lier, domi­né à parts égales par l’économie et l’écologie. D’un point de vue abs­trait, il s’agit d’une cam­pagne, dont la logique du capi­tal a trans­for­mé la nature pre­mière en reliant des points très éloi­gnés dans l’espace, pour pro­duire une sym­biose pro­fonde et nou­velle entre l’espace bio­lo­gique et la tem­po­ra­li­té du mar­ché. […] La vie ani­male est redis­tri­buée bien au-delà de l’espace régio­nal, car les bêtes naissent en un lieu, sont éle­vées en un autre et mises à mort dans un troi­sième6. »

La com­bi­nai­son du fri­go­ri­fique et du che­min de fer éman­cipe les abat­toirs de leur envi­ron­ne­ment immé­diat. Les bêtes n’ont plus besoin d’être trans­por­tées vivantes sur des bateaux avant d’être abat­tues et démem­brées dans de petites struc­tures, en ordre dis­per­sé. Désormais, une seule et unique indus­trie génère du pro­fit de bout en bout, en éle­vant les ani­maux, en les ache­tant, en les met­tant à mort, en les démem­brant et en les expé­diant vers de loin­taines bou­che­ries, qui n’assurent plus que les fini­tions et le com­merce de détail. N’acheminer que les par­ties lucra­tives des ani­maux au lieu de leurs corps entiers réduit les coûts du trans­port et mini­mise les pertes dues aux ani­maux eux-mêmes. Cela évite de perdre du capi­tal en rai­son des coups de cha­leur dont ils sont vic­times, et éli­mine les baisses de pro­fit dues à leurs refus de s’alimenter. Cela pré­vient aus­si les bles­sures qu’ils s’infligent par­fois dans l’opération. « Que la viande soit de l’argent, telle semble être la nou­velle équa­tion7. » C’est ain­si que la prin­ci­pale plaque tour­nante pour l’échange phy­sique des ani­maux a fini par deve­nir le pre­mier abat­toir du monde. La pro­duc­tion de viande, jusque-là locale et décen­tra­li­sée, devient l’industrie la plus cen­tra­li­sée et la plus inter­na­tio­nale qui soit. Les plis­se­ments tem­po­rels et géo­gra­phiques de l’espace de la pro­duc­tion et de la repro­duc­tion bio­lo­gique s’effacent dans les dimen­sions lisses d’une pro­duc­tion mar­chande pla­cée sous le signe de la techno-science.

« Les rési­dus ani­maux géné­ra­le­ment consi­dé­rés comme des déchets sont désor­mais trans­for­més sur place en colle, en sain­doux, en bou­gies, en savons et en brosses. »

Toutefois, le taux de pro­fit ne s’élève pas en rai­son de l’efficacité accrue de la pro­duc­tion ani­male elle-même, mais plu­tôt grâce à son uti­li­té annexe. Des sous-pro­duits, négli­geables quand l’abattage a lieu en ordre dis­per­sé, peuvent être com­mer­cia­li­sés avec pro­fit une fois dis­po­nibles en quan­ti­té impor­tante au même endroit. En étu­diant les livres de compte du magnat de la viande Philip Armour, William Cronon par­vient au résul­tat sui­vant : « Selon Armour, un bœuf de 1260 livres, ache­té 40,95 US$ à Chicago, donne 710 livres de viande de bœuf cuite. Vendue à New York au prix moyen de 5.8 US $ la livre, cette viande ne rap­porte que 38,17 US $ — une perte sèche avant même déduc­tion des coûts de pro­duc­tion et de trans­port. Ce n’est que par la vente des sous-pro­duits que les indus­triels de la viande font de cette tran­sac­tion défi­ci­taire une opé­ra­tion lucrative8. »

Alors qu’à Cincinnati, le jam­bon, l’épaule, le filet et le lard des cochons sont pré­le­vés sur la car­casse, avant que les autres par­ties de l’animal ne soient jetées dans l’Ohio, la logique s’inverse à Chicago : les rési­dus ani­maux géné­ra­le­ment consi­dé­rés comme des déchets sont désor­mais trans­for­més sur place en colle, en sain­doux, en bou­gies, en savons et en brosses, avant de reve­nir à l’entreprise comme un tout sous la forme des taux de rendement9. Même au prix de beau­coup d’efforts, un seul ani­mal repré­sente une petite source de pro­fit, et la meilleure viande qui soit, prise iso­lé­ment, se ven­drait à perte. C’est la trans­for­ma­tion de toutes les com­po­santes pos­sibles, jusqu’ici seule­ment envi­sa­gées comme des déchets, jointe à la démul­ti­pli­ca­tion ver­ti­gi­neuse des volumes dis­po­nibles, qui trans­forme les magnats de la viande de Chicago en mil­lion­naires. Il est amu­sant de noter que la feuille de route sou­vent invo­quée pour réduire le gas­pillage dans la socié­té de masse — la réuti­li­sa­tion métho­dique de chaque par­tie ani­male à l’instar des socié­tés indi­gènes vivant à petite échelle — s’avère après réflexion conforme à la logique de l’industrie capi­ta­liste elle-même, qui depuis ses ori­gines fonde sa ren­ta­bi­li­té sur des pro­duits déri­vés issus de la trans­for­ma­tion mas­sive de déchets de la production.

[Takashi Shuji]

Naissance de la chaîne de montage

Le gou­lot d’étranglement du début de l’hiver, moment de l’année où les ani­maux sont le plus gras et peuvent encore être trans­por­tés par voie flu­viale après avoir été abat­tus, conduit très tôt à d’importants efforts pour aug­men­ter la rapi­di­té et l’efficacité de la mise à mort et du démem­bre­ment dans la ville de Cincinnati. À par­tir de 1850, l’abattage et le démem­bre­ment ont lieu dans un seul et même édi­fice : « Toutes les autres consi­dé­ra­tions étaient subor­don­nées à la ques­tion : com­ment main­te­nir une chaîne de pro­duc­tion continue10 ? »

Dans aucun autre domaine, on ne compte autant de ten­ta­tives d’optimisation que celles visant à « incor­po­rer le porc vivant à la chaîne de pro­duc­tion11 ». Un encom­bre­ment à ce stade peut para­ly­ser l’ensemble du cycle de pro­duc­tion. La fièvre s’empare donc des inven­teurs et des bri­co­leurs, dont le but est désor­mais de par­ve­nir à méca­ni­ser l’abattage et le démem­bre­ment des ani­maux. Giedion sou­ligne le nombre éle­vé des dépôts de bre­vet entre le milieu des années 1860 et le début des années 1880. La plu­part des pro­po­si­tions visent à faci­li­ter l’abattage et l’ouverture du corps des bêtes au moyen de machines capables de sai­sir, de sou­le­ver et de dépe­cer plus effi­ca­ce­ment, mais échouent spec­ta­cu­lai­re­ment. Aux yeux de Giedion, elles évoquent des « ins­tru­ments de tor­ture du Moyen Âge », qui ne passent pas l’épreuve pra­tique dans l’abattage industriel.

« L’intelligence des ingé­nieurs, capable de sim­pli­fier les pro­ces­sus de sai­sie et de levage au moyen de plans incli­nés, est mise en échec par l’intelligence des animaux. »

Giedion ne cesse de se deman­der pour­quoi la méca­ni­sa­tion inté­grale a réus­si pour le filage et le tis­sage des fibres tex­tiles, la cuis­son du pain et la mou­ture du blé, mais échoue quand il s’agit de viande. Ce n’est pas faute « d’ambition ni d’inventivité », mais parce que s’y oppose « une sub­stance orga­nique com­plexe, avec toutes ses contin­gences, sa struc­ture chan­geante et faci­le­ment vul­né­rable, [qui] n’a rien de com­mun avec un mor­ceau de fer amorphe11 ». Dans Construire en France, construire en fer, construire en béton12, Giedion avait célé­bré quelques années plus tôt le XIXe siècle, son archi­tec­ture, sa sta­tique et ses construc­tions, et pro­mu l’ingénieur au rang de nou­veau héros, auquel l’invention d’un voca­bu­laire inédit des pro­fon­deurs esthé­tiques était due. Les choses se pré­sentent très dif­fé­rem­ment pour ce qui est de la place des ani­maux dans la pro­duc­tion. Giedion avoue en effet sans ambages que « dans cette lutte, l’ingénieur ne l’a pas empor­té13 ». À la ques­tion de savoir qui a mis le héros du XIXe siècle à genoux, Giedion répond l’animal vivant, sui­vi de près par l’animal mort.

L’intelligence des ingé­nieurs, capable de sim­pli­fier les pro­ces­sus de sai­sie et de levage au moyen de plans incli­nés, est mise en échec par l’intelligence des ani­maux : « Mais les ani­maux, méfiants, pou­vaient très bien refu­ser de mon­ter sur le plan incli­né. Ils pou­vaient aus­si refu­ser de se lais­ser conduire dans le cou­loir11. » Puisque pra­ti­que­ment tous les essais d’abattage et de démem­bre­ment méca­nique des car­casses de porc se soldent par un échec, on reporte les efforts sur le per­fec­tion­ne­ment du cycle de tra­vail humain. À Cincinnati, un rail mobile sus­pen­du au pla­fond est uti­li­sé pour la pre­mière fois afin de faire avan­cer les porcs à tra­vers les dif­fé­rentes phases du cycle d’abattage en se ser­vant de leur propre poids, et le modèle de la chaîne de pro­duc­tion voit ain­si le jour autour de 1870. Mais, comme Cincinnati « aurait eu honte, au début, de devoir sa richesse à l’industrie du porc », la seule preuve illus­trée retrou­vée par Giedion de la nais­sance de la chaîne de mon­tage, vouée à deve­nir une tech­no­lo­gie phare au XXe siècle, serait « une pein­ture pano­ra­mique envoyée par les fabri­cants de viande de Cincinnati à l’exposition uni­ver­selle de Vienne en 1873. […] Elle décrit l’abattage des porcs à tous les stades, de la cap­ture de la bête jusqu’à la fonte du lard. […] Si l’on défi­nit [la chaîne de mon­tage] comme une méthode de tra­vail dans laquelle l’objet est auto­ma­ti­que­ment trans­por­té d’une opé­ra­tion à l’autre, c’est bien ici que se situe son ori­gine14 ».

[Takashi Shuji]

Alors que, dans les années 1850, on tue et démembre envi­ron 20 000 porcs chaque année à Chicago, Cincinnati assure le trai­te­ment d’environ 330 000 spé­ci­mens. Les pro­grès du déve­lop­pe­ment du che­min de fer, l’interruption des échanges com­mer­ciaux suite au déclen­che­ment de la Guerre civile, et l’adoption de la chaîne de désas­sem­blage (disas­sem­bly line en anglais) scellent le des­tin de Cincinnati. Dans les années 1870, Chicago assure déjà l’abattage et la pré­pa­ra­tion d’un mil­lion de cochons par an. C’est la nou­velle « Porcopolis15 ».

Pour Giedion, l’invention de la chaîne de mon­tage dans les abat­toirs de Cincinnati est une réponse à la résistance des corps vivants et aux formes de la sub­jec­ti­vi­té ani­male dans la méca­ni­sa­tion indus­trielle. À pro­pos d’un phé­no­mène com­pa­rable, les éva­sions des ani­maux hors des abat­toirs, Markus Kurth [homme poli­tique éco­lo­giste alle­mand, ndlr] fait la remarque sui­vante : « Dans de tels cas, la résis­tance n’est pas com­prise comme une résis­tance inten­tion­nelle vis-à-vis de cer­taines normes, mais plu­tôt comme quelque chose que le corps fait — un impon­dé­rable qui résulte des failles ou des contra­dic­tions du pou­voir, de ses erreurs d’application16. »

Les porcs d’outre-tombe

« Aucune machine n’était capable d’abattre et de démem­brer un ani­mal qui se déro­bait à la nor­ma­li­sa­tion — il fal­lait néces­sai­re­ment les yeux et les mains de l’être humain pour cela. »

Aucune machine n’était capable d’abattre et de démem­brer un ani­mal qui se déro­bait à la nor­ma­li­sa­tion — il fal­lait néces­sai­re­ment les yeux et les mains de l’être humain pour cela. Aussi se concen­tra-t-on sur le cycle du tra­vail lui-même, afin d’obtenir l’intégration du corps de l’animal dans le pro­ces­sus de sa dés­in­té­gra­tion mas­sive. Le tra­vail arti­sa­nal humain impos­sible à méca­ni­ser, une fois divi­sé en une suite d’opérations par­cel­laires dis­tri­buées le long d’une chaîne en dépla­ce­ment conti­nu, devenait une machine hau­te­ment per­for­mante. Tandis que la sub­jec­ti­vi­té et le corps des bêtes reje­taient la méca­ni­sa­tion, les humains qui tra­vaillaient à cet endroit s’organisaient pour fonc­tion­ner comme les par­ties d’une grande machine sociale : « Mort, le porc refuse encore de se sou­mettre à la machine. Les machines à rabo­ter le fer, réglées à un millième de mil­li­mètres, furent construites dès 1850. Par contre, jusqu’à aujourd’hui, per­sonne n’a réus­si à inven­ter une machine capable de sépa­rer les jam­bons de la car­casse. Nous avons affaire ici à une sub­stance organique, tou­jours chan­geante, tou­jours dif­fé­rente, qui rend impos­sible le tra­vail des lames rota­tives. Les opé­ra­tions essen­tielles d’abattage et d’habillage en série doivent donc se faire à la main. La seule façon d’accélérer le pro­ces­sus était d’éliminer la perte de temps entra chaque opé­ra­tion, et de réduire l’énergie dépen­sée par l’ouvrier dans la mani­pu­la­tion des car­casses lourdes. On les fit donc avan­cer de façon conti­nue, sus­pen­dues à une chaîne sans fin, à vingt-quatre pouces d’intervalle les unes des autres et pas­ser devant une ran­gée d’ouvriers, cha­cun exé­cu­tant debout, une seule opé­ra­tion. C’est ici qu’il faut situer l’origine de la chaîne de mon­tage17. »

Avant Cincinnati et Chicago, trois à quatre per­sonnes suf­fi­saient à tuer et démem­brer un cochon en l’espace de cinq heures. Désormais, 160 indi­vi­dus assurent cha­cun une tâche spé­ci­fique le long de la chaîne de désas­sem­blage, et le tra­jet du cochon à tra­vers cet abat­toir ver­ti­cal ne prend plus qu’une frac­tion du temps néces­saire aupa­ra­vant. Pourtant, la chaîne de pro­duc­tion conti­nue ne déploya toute son effi­ca­ci­té que dans la troi­sième des quatre étapes de l’abattage. Comme s’il décri­vait une pièce de théâtre, Giedion choi­sit le terme « d’acte » pour évo­quer le pro­ces­sus de mise à mort. Le troi­sième acte « entre en jeu dès que la car­casse, un jam­bier pas­sé dans les pattes pos­té­rieures, est accro­chée au rail aérien où, tirée par la chaîne sans fin, elle attend d’être ouverte, pra­ti­que­ment déca­pi­tée, évis­cé­rée, ins­pec­tée, fen­due en deux et estam­pillée. C’était la seule phase de l’abattage qui per­mît l’application du prin­cipe de la pro­duc­tion en conti­nu. L’abattage pro­pre­ment dit ain­si que le net­toyage ne pou­vaient se faire uni­que­ment à l’aide de machines, pas plus d’ailleurs que la qua­trième phase, celle de l’habillage et du décou­page défi­ni­tifs de la car­casse après son séjour dans la chambre de refroi­dis­se­ment18 ».

[Takashi Shuji]

Giedion fait remar­quer que l’un des rares bre­vets à avoir pas­sé le test pra­tique était un dis­po­si­tif visant à mani­pu­ler l’enveloppe cor­po­relle des porcs afin d’en enle­ver les soies : « Et ce n’est pas un hasard si cette opé­ra­tion concerne l’extérieur du corps et non l’intérieur. Elle consiste à enle­ver méca­ni­que­ment les poils et les soies de la car­casse assou­plie par son pas­sage dans la cuve à échau­der. Cette tâche s’effectue à l’aide d’une grande machine à raser, conçue pour débar­ras­ser le corps entier de ses poils le plus rapi­de­ment pos­sible19. » Après avoir mis les ingé­nieurs en échec par leur intel­li­gence et leur socia­bi­li­té, les porcs offrent encore à la méca­ni­sa­tion l’obstacle de leurs entrailles raf­fi­nées, que les appa­reils écrasent et rendent impropres à la vente.

Les porcs font de la résis­tance, même d’outre-tombe.


[lire le sixième et der­nier volet | « Féminisme socia­liste et libé­ra­tion animale »]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Takashi Shuji


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  1. Pour un sur­vol du déve­lop­pe­ment de l’abattage indus­triel aux États-Unis 
    avant et après Cincinnati et Chicago, voir Amy J. Fitzgerald, « A Social History of the Slaughterhouse. From Inception to Contemporary Implications », Human Ecology Review, vol. 17, n° 1, 2010, p. 58–69.
  2. Marco d’Eramo, « Das Schwein und der Wolkenkratzer » dans Chicago, eine Geschichte unse­rer Zukunft, Munich, Antje Kunstmann, 1996.
  3. Dominic A. Pacyga, Slaughterhouse. Chicago’s Union Stock Yards and the World it Made, Chicago University Press, 2015, p. 30–61.
  4. Siegfried Giedion, La méca­ni­sa­tion au pou­voir. Contribution à l’histoire ano­nyme, Paris, Centre Georges Pompidou, « Centre de créa­tion indus­trielle », 1980, [1948], p. 195.
  5. Ibid., p. 205.
  6. William Cronon, Nature’s Metropolis. Chicago and the Great West, New York, Norton, 1991, p. 224.
  7. Michael Malay, « Modes of Production, Modes of Seeing : Creaturely Suffering in Upton Sinclairs The Jungle » dans Dominik Ohrem, American Beasts. Perspectives on Animals, Animality and U.S. Culture, 1776–1920, Berlin, Neofelis, 2017, p. 123–149.
  8. William Cronon, op. cit., p. 251.
  9. Nicole Shukin, Animal Capital. Rendering Life in Biopolitical Times, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2009, p. 68.
  10. Siegfried Giedion, op. cit., p. 199.
  11. Ibid., p. 212.
  12. Siegfried Giedion, Construire en France, construire en fer, construire en béton, La Villette, 2000 [1928].
  13. Siegfried Giedion, op. cit., p. 211.
  14. Ibid., p. 99.
  15. Dominic A. Pacyga, op. cit., p. 66. Sur le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’abattage indus­triel aux États-Unis, voir Dawn Coppin, « Foucauldian Hog Futures », Sociological Quarterly, vol. 44, n° 4, 2003, pp. 597–616. Joel Novek, « Pigs and People. Sociological Perspectives on the Discipline of Nonhuman Animals in Intensive Confinement », Society & Animals, vol. 13, n° 3, 2005, pp. 221–244. Stephen Thierman, « Apparatuses of Animality. Foucault Goes to a Slaughterhouse », Foucault Studies, n° 9, 2010, pp. 89–110.
  16. Markus Kurth, « Ausbruch aus dem Schlachthof. Momente der Irritation in der indus­triel­len Tierproduktion durch tier­liche Agency » dans Sven Wirth et al. (dir.), Das Handeln der Tiere. Tierliche Agency im Fokus der Human-Animal Studies, Bielefeld, Transcript, 2016, pp. 179–209.
  17. Siegfried Giedion, op. cit., p. 98.
  18. Ibid.
  19. Ibid., p. 214.

REBONDS

☰ Lire notre article « Combattre la chasse à courre », Yanna Rival et Élie Marel, décembre 2021
☰ Lire notre article « Élisée Reclus : les ani­maux, ces autres exploi­tés », Roméo Bondon, décembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Marc Gancille : « Sixième extinc­tion de masse et inéga­li­tés sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Jérôme Segal : « Qui sont les ani­maux ? », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019


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Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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