Entretien inédit pour le site de Ballast
Son premier livre retraçait son expérience d’aide-berger dans les Alpes et d’observateur dans le Chiapas mexicain, quartier général de la rébellion zapatiste. Son deuxième imaginait l’après-capitalisme, par la voie décroissante et libertaire. Son dernier, paru cette année aux éditions Écosociété, propose une critique des courants et des sensibilités « primitivistes » et hostiles à l’idée de « civilisation » — que l’on retrouve au sein de franges écologistes, anarchistes et féministes. Pierre Madelin, philosophe et traducteur, entre autres livres, de Zoopolis, s’attache donc à démêler ce qui relève à ses yeux des potentialités émancipatrices et des mystifications dommageables. Car, assure-t-il, si les sociétés pré-agricoles des chasseurs-cueilleurs ne connaissaient pas l’État ni le mode de production capitaliste, donc les méfaits que nous leur savons associés, elles n’ont pas été les sociétés de l’harmonie, de la parité, de l’égalité et de la non-violence que l’on dit parfois. Nous en discutons.
D’une certaine façon, oui. Quand j’ai lu Paul Shepard, l’un des principaux théoriciens du primitivisme, je me suis dit que la vie et l’organisation sociale des chasseurs-cueilleurs avaient du bon. Il y avait également des classiques comme Âge de pierre, âge d’abondance, de l’anthropologue Marshall Sahlins, qui semblaient corroborer cette vision quelque peu idyllique. Sans avoir jamais été primitiviste au sens strict, puisque je n’ai jamais cru qu’il soit possible de revenir à ce type de subsistance, je me suis dit que c’était peut-être avec la domestication que les choses avaient mal tourné. Je trouvais ça séduisant, sans vraiment connaître l’immense masse des travaux sur les chasseurs-cueilleurs — en anthropologie notamment. La curiosité suscitée par la lecture de Shepard m’a poussé à approfondir ; je suis alors tombé sur les livres de l’anthropologue Alain Testart, qui a consacré une grande partie de ses recherches à ces sociétés. Quand j’ai découvert cet auteur éblouissant d’intelligence et d’érudition, proposant une vision bien plus dure et bien moins idéologique des chasseurs-cueilleurs, j’ai commencé à remettre en cause les idées des penseurs primitivistes. Alors que ces derniers dépeignent les sociétés du paléolithique telles qu’ils voudraient qu’elles soient, la démarche d’un auteur comme Testart est infiniment plus honnête intellectuellement : elle nous invite à tirer des conclusions bien plus nuancées sur la réalité des rapports sociaux chez les chasseurs-cueilleurs.
Le but des anthropologues, des politistes et des philosophes que vous citez au début de votre livre — Shepard, Sahlins, James C. Scott — serait-il de valider par le passé des théories politiques actuelles ?
« Ce n’est pas un hasard si ces théories primitivistes s’affirment véritablement dans les années 1960–1970, au moment où l’on commence à assister à un reflux historique des perspectives émancipatrices. »
Il faudrait voir au cas par cas. Ce qui est en revanche certain, c’est qu’il existe aujourd’hui encore des débats passionnés au sein des milieux scientifiques sur la nature réelle des rapports sociaux au paléolithique et dans les groupes de chasseurs-cueilleurs en général. Pour ne prendre que l’exemple de la guerre, certains chercheurs (les « colombes ») pensent que ces groupes n’étaient pas belliqueux alors que d’autres (les « faucons ») pensent qu’ils l’étaient. Ces incertitudes sont autant de brèches dans lesquelles des auteurs comme Shepard, ou des groupes militants primitivistes ou anti-civilisation, peuvent s’engouffrer pour étayer leurs positions sans grande rigueur intellectuelle. Comment interpréter cette volonté de mythification ? Peut-être parce qu’à gauche, on a tendance à penser que si une chose a toujours existé, ou tout au moins si elle est déjà attestée dans un passé très lointain, elle ne pourra pas être abolie. Il devient alors vital de trouver chez nos ancêtres des exemples de sociétés non violentes, non hiérarchiques, non patriarcales, comme pour se prouver à soi-même que ces rapports de domination sont des constructions culturelles plus ou moins récentes — qui peuvent dès lors être déconstruites.
Je conclus ce livre avec une hypothèse : il me semble que ce n’est pas un hasard si ces théories primitivistes s’affirment véritablement dans les années 1960–1970 (Shepard, Sahlins, etc.), au moment où l’on commence à assister à un reflux historique des perspectives émancipatrices. Les régimes socialistes et communistes ont prouvé leur défaillance, ont engendré des crimes de masse, des désillusions. On a l’impression que l’immense espérance d’une société libre et émancipée, venue du XIXe siècle, s’effondre. À partir de là, il y a une sorte de rétroprojection de toutes les valeurs (abondance, temps libre, non-violence, liberté, égalité, démocratie directe, etc.) de la modernité socialiste, libertaire et autonome vers le passé. Comme si, leur réalisation dans un futur proche devenant improbable, on les renvoyait dans un passé lointain qui est, en quelque sorte, le reflet de leur inaccessibilité dans le présent. C’est ce que suggère le sociologue Zygmunt Bauman quand il parle de « rétrotopies » : les utopies cessent de se projeter dans le futur, mais deviennent des exaltations rétrotopiques de certains moments du passé.
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Quels seraient, alors, les potentiels futurs de théories telles que celles du primitivisme ?
Les primitivistes comme Shepard reconnaissent qu’on ne pourra pas recréer une société de chasseurs-cueilleurs, (d’autres le pensent, marginalement, comme l’anarcho-primitiviste John Zerzan). Certains disent qu’en cas d’effondrement massif de la société industrielle, suivi d’un effondrement démographique, il y a une possibilité qu’on en vienne à vivre comme des chasseurs-cueilleurs. Mais même ce scénario ne va pas sans poser problème. Outre le fait qu’un tel effondrement entraînerait des souffrances inouïes — épidémies, famines, crimes de masse — que l’on peut difficilement présenter comme désirables, il coïnciderait sans doute avec une détérioration considérable des conditions de la vie sur Terre. Par conséquent, les survivants du naufrage annoncé de la civilisation industrielle devraient s’adapter à une planète considérablement appauvrie dans sa diversité biologique, à un climat probablement surchauffé et à des sols, des rivières et des océans gravement pollués. Même en nombre réduit, la subsistance n’y serait sans doute pas une partie de plaisir. Enfin, il est peu probable que ces survivants, héritiers de sociétés profondément stratifiées — traversées par des inégalités de classe, de genre, de « race » — redécouvrent ou découvrent du jour au lendemain les vertus d’un égalitarisme radical…
Vous dites, comme pour votre précédent ouvrage Après le capitalisme, faire là un essai d’écologie politique. La question de l’écologie ne se posait pas comme telle dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs : quelle est la pertinence de cette catégorie ?
« Ce serait anachronique de dire que les chasseurs-cueilleurs étaient écologistes — c’est une question vraiment moderne qui émane de la destruction de la nature. »
Ce serait anachronique de dire que les chasseurs-cueilleurs étaient écologistes — c’est une question vraiment moderne qui émane de la destruction de la nature et de la réflexivité qui va avec, au XIXe siècle. Je ne pense pas qu’il y ait chez les chasseurs-cueilleurs une volonté consciente de traiter la nature ou les non-humains comme un ensemble d’entités à respecter, mais il y a de facto un soin apporté au milieu, notamment par une bonne gestion des ressources (pour utiliser un vocabulaire moderne) sur le plan cynégétique [relatif à la chasse, ndlr]… Et quoi de plus naturel, puisque ces sociétés dépendent de leur milieu pour vivre, manger, se vêtir ? Elles ont donc intérêt à se prémunir de ponctions trop importantes.
Mais j’aimerais qu’un anthropologue se lance un jour dans un travail de comparatisme, par exemple sur le traitement des animaux dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ou plus largement dans les sociétés que l’on appelait hier encore « primitives ». À la suite des travaux de Philippe Descola, on a l’impression qu’à partir du moment où une société attribue une intériorité à un non-humain, cette attribution d’un statut de personne sur le plan ontologique induit forcément l’attribution d’un statut de personne sur le plan moral ou éthique. Je ne crois pas que ça se passe comme ça. La plupart des sociétés qui avaient des esclaves ne les considéraient pas comme des choses d’un point de vue ontologique et ne niaient pas qu’ils soient dotés d’une intériorité. Pourtant, il y avait bel et bien un rapport de domination et d’instrumentalisation. J’ai lu que chez les Iroquois, le terme pour « chien » et « esclave » était le même. On peut s’interroger : portaient-ils vraiment en estime ces animaux, s’ils utilisaient pour les désigner le même terme que pour les êtres placés en bas de la hiérarchie sociale ? Il faudrait faire le travail de lire toutes les anciennes ethnographies et comprendre comment étaient traités réellement les animaux, et non seulement comment ils étaient appréhendés à un niveau ontologique.
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Mais, pour en revenir au primitivisme, si je m’y suis intéressé, en dépit des désaccords majeurs qui m’y opposent, c’est notamment parce qu’il soulève deux questions très intéressantes.
Lesquelles ?
D’une part, celle des origines de la crise écologique. C’est une démarche généalogique importante dans toute pensée critique : s’intéresser aux causes, aux origines, aux points de rupture. Le primitivisme apporte la réponse de la domestication, qui me semble erronée, mais qui interroge à un niveau de profondeur historique et archéologique inédit. D’autre part, le primitivisme, à l’image de l’écologie sociale de Murray Bookchin, de l’écoféminisme ou de l’écologie décoloniale, s’interroge sur l’imbrication entre la domination du monde vivant et les hiérarchies internes à la société (de classe, de genre, de « race »). Il me semble important que cette interrogation sur les liens entre l’anthropocentrisme et les autres formes de domination soit au cœur de l’écologie politique.
L’anthropologue Heide Goettner-Abendorth, dans sa somme Les Sociétés matriarcales — Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, remet en cause ce « présupposé anthropologique » que serait la violence et le patriarcat. Elle fait montre d’un intérêt méthodologique pour le primitivisme, comme exercice de pensée, et remet dès lors en question l’origine de ces formes de domination…
« Cette naturalisation du social suscite des craintes bien compréhensibles puisque, historiquement, les rapports de domination ont souvent été légitimés par leur naturalisation. »
Je n’ai pas lu l’ouvrage de Goettner-Abendroth. Mais j’ai des a priori assez négatifs : après avoir lu de nombreux documents ethnographiques, les travaux de Testart ou encore la somme magistrale de l’anthropologue et économiste marxiste Christophe Darmangeat sur les origines de la domination masculine — Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était —, je n’arrive pas à comprendre que l’on puisse encore défendre l’idée d’un matriarcat originel. La domination masculine n’a certes pas été partout égale, et il y a pu avoir des sociétés plus égalitaires que d’autres dans ce domaine, mais il me semble qu’on déforme la réalité en tentant à tout prix de démontrer l’existence de sociétés matriarcales dans un lointain passé. Qu’on lise par exemple Aux confins de la terre, le récit de Lucas Bridges sur sa vie parmi les autochtones fuégiens, ou encore le témoignage extraordinaire d’Helena Valero, jeune femme capturée par les Yanomami dans les années 1940, avec lesquels elle a ensuite vécu 20 ans. Dans ces sociétés, et ce ne sont pas des cas exceptionnels, les femmes ne jouissent pas d’une position enviable : elles se font tabasser ou casser les jambes par leurs maris ; elles sont au cœur des enjeux de pouvoir et de la violence entre les groupes et les individus. En bref, elles sont bien souvent réduites au statut typiquement patriarcal de « corps pour autrui », pour reprendre l’expression heureuse de la sociologue Colette Guillaumin.
Mais repartons une nouvelle fois de notre interrogation : pourquoi cette question des origines est-elle à ce point chargée émotionnellement et politiquement ? Parce que l’on se dit que si un phénomène — le patriarcat ou la violence entre groupes — est là depuis toujours, ou en tout cas depuis fort longtemps, c’est qu’il est ancré dans une forme de nature, qu’il ne résulte donc pas exclusivement d’une construction sociale et historique. Or cette naturalisation du social suscite des craintes bien compréhensibles puisque, historiquement, les rapports de domination ont souvent été légitimés par leur naturalisation. Dans certains milieux écologistes radicaux, on se retrouve ainsi dans une situation à la limite de la schizophrénie épistémologique. D’un côté, on ne cesse de souligner qu’il faut aller au-delà du « Grand Partage » entre Nature et Culture, de ce dualisme constitutif, mais, d’un autre côté, on refuse toute naturalisation, même minime, prudente, fine, des rapports sociaux — surtout lorsqu’ils impliquent des formes de violence ou de domination. Et ce, donc, par crainte de voir ressurgir le spectre de leur légitimation.
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Le « Grand Partage » dualiste chassé par la porte revient ainsi par la fenêtre, puisque l’on part du principe que l’on peut expliquer l’organisation des sociétés en passant sous silence des millions d’années d’évolution dans les sociétés de primates, d’hominoïdes, d’hominidés et enfin dans les différentes espèces du genre homo. Or comment peut-on raisonnablement affirmer que les contraintes phylogénétiques ou écologiques qui se sont exercées au cours de cette longue histoire n’ont eu aucune influence sur l’émergence de certains comportements, qu’ils soient coopératifs ou hiérarchiques ? Le plus déroutant dans tout ça, c’est sans doute que ces approches qui refusent d’invoquer la moindre explication naturaliste des phénomènes sociaux reposent finalement sur une conception déterministe de la nature et de l’évolution typique du « Grand Partage », entre Nature (sphère de la nécessité) et Culture (sphère de la liberté). On se dit que si c’est là depuis toujours, on ne peut y échapper : pour un militant, c’est déprimant. Or ce n’est pas le cas. Ce n’est pas parce qu’un phénomène est ancien et ancré dans une forme de naturalité qu’il est impossible de s’en affranchir. Si l’on adoptait une vision plus souple, moins fixiste, moins déterministe de la nature, on ne serait pas confronté à ce type d’aberrations intellectuelles.
On retombe sur ce que dit Shepard dans Retour aux sources du Pléistocène. Il évoque cette difficulté à penser la perspective évolutive pour les sociétés humaines et l’écueil que représente le déterminisme.
« Ce n’est pas parce qu’un phénomène est ancien et ancré dans une forme de naturalité qu’il est impossible de s’en affranchir. »
Shepard reconnaît l’ancrage évolutif des rapports sociaux, et sur ce point je suis d’accord avec lui, mais il tend à se focaliser sur les aspects les plus positifs de cet ancrage, ceux qui correspondent le mieux à sa conception libertaire et égalitariste de la nature et de la société, et à en minimiser systématiquement les moins agréables : la violence, la hiérarchie, etc. S’il est évident que la coopération et la bienveillance renvoient à un héritage évolutif, comme le disait déjà Kropotkine, qui est très lu dans les milieux anarchistes aujourd’hui, pourquoi nier systématiquement l’ancrage évolutif des aspects moins reluisants de l’espèce humaine ? Pourquoi refuser d’admettre que la violence et la hiérarchie puissent aussi s’inscrire dans une histoire « naturelle » ?
Vous posez que les théoriciens du primitivisme fétichisent la nature sauvage, comme la raison capitaliste la marchandise. Est-ce cet aspect qui vous a amené à discuter, dans un second temps, la notion de wilderness [« nature sauvage »], ou bien y êtes-vous venu par ailleurs ?
Au niveau personnel, ce serait plutôt l’inverse. J’ai été très marqué par la tradition écologiste anglo-saxonne, et notamment par la question de la nature sauvage, d’abord parce que j’étais moi-même un amateur de ce genre d’espaces. Puis j’ai découvert petit à petit les critiques qui ont été adressées au culte de la nature sauvage : le racisme environnemental, le colonialisme vert, etc. C’est à travers cet intérêt pour les questions relatives à la wilderness que j’ai découvert les écrits primitivistes, et notamment ceux de Shepard, il y a une dizaine d’années. Ceux-ci m’ont ensuite incité à m’intéresser aux recherches anthropologiques portant sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les origines des inégalités, les hiérarchies sociales, etc. Si mon livre commence par aborder les aspects anthropologiques du primitivisme avant de se pencher sur la question de la nature sauvage, dans mon itinéraire personnel, c’est plutôt l’inverse qui a eu lieu.
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Dans les travaux de Descola, la dévaluation du terme « nature » est omniprésente. Baptiste Morizot ne veut plus l’employer, tandis que la philosophe Virginie Maris souhaite, par provocation ou par conviction, le remettre en avant. Vous, qu’en faites-vous ?
Il y a effectivement aujourd’hui des débats lexicaux sur ce concept. Certains voudraient s’en débarrasser parce qu’ils l’associent au « Grand Partage », où la nature serait une sphère ontologique radicalement distincte de la sphère humaine. Je ne sais pas si ces débats lexicaux sont les plus importants à avoir à l’heure actuelle. La nature est un terme polysémique, qui n’est pas intrinsèquement lié à des perspectives dualistes ou réductionnistes. Je trouve que s’en priver relève un peu de la coquetterie intellectuelle. La plupart des gens vont continuer à aller se « promener dans la nature », à « aimer la nature », sans mettre en branle une ontologie particulière, ni des antagonismes particuliers. L’usage naïf du terme va désormais plutôt dans le sens d’une reconnaissance des liens et des continuités. Ce débat lexical et conceptuel présente un intérêt philosophique. Mais il faut selon moi éviter de l’importer en écologie politique, déjà suffisamment clivée sur de nombreux sujets. Pour ceux qui n’ont pas de formation philosophique, ça brouille les pistes, ça ressemble à une querelle sur le sexe des anges.
Vous posez la question de la conservation de ces milieux préservés mais non vierges, et dites que « de même que l’idée de nature sauvage n’est pas intrinsèquement dualiste, les logiques de protection de cette nature sauvage ne s’inscrivent pas forcément dans des pratiques néocoloniales ». On a tendance à avancer le contraire. À quelles initiatives ou des pratiques de conservation pensez-vous ?
« Comment conserver sans passer par l’État, la patrimonialisation ou le marketing territorial, qui est l’une des fonctions des zones de protection ? »
Je n’ai pas trop d’idées là-dessus. Il y aurait des exemples, notamment dans les pratiques de conservation bien réelles faites main dans la main avec des populations indigènes, même si, dans de nombreux pays, les pratiques de colonialisme vert continuent de faire-valoir la mise en réserve et la mise en parc qui marginalise les populations rurales ou indigènes. Il y a aussi des populations indigènes qui pratiquent de facto des formes de conservation autogérées, où il y a une volonté claire, réfléchie, consciente et explicite de protéger, de conserver la richesse biologique et écologique de leurs territoires. Il y a pléthore de travaux en géographie et en anthropologie sur ces sujets. Dans son dernier livre, Raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot donne l’exemple des « réserves de vie sauvage » telles que sont en train de les concevoir l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS), notamment dans le Vercors, et qui sont assez intéressantes en matière d’une conservation allant dans ce sens — même si un détracteur disait récemment dans un reportage du Monde que l’ASPAS faisait dans la Drôme ce que les colonisateurs avaient fait en Australie. Je ne suis pas sur place, mais ça me paraît exagéré. Ce qui est certain, c’est que d’un point de vue théorique, la proposition de Morizot est très riche : il essaie d’aller au-delà de la dichotomie conservation/exploitation, territoires surprotégés/territoires sacrifiés, pour penser une forme de rayonnement — des zones de libre évolution irrigueraient de leur vitalité biologique une périphérie d’usage dans laquelle le lien à la terre cesserait de s’inscrire dans une logique industrielle ou productiviste, et qui pourrait de ce fait s’harmoniser avec les zones de libre évolution. Voilà qui ouvre la porte à des formes de conservation non-dualistes et non-coloniales.
Qui se feraient aussi hors du système étatique ? Vous vous demandez dans Faut-il en finir avec la civilisation ?, sans y répondre, ce que pourraient être des réserves naturelles autogérées…
Il existe en anglais un livre très original intitulé The Conservation Revolution, qui essaie de penser une forme conviviale de la conservation, en s’inspirant notamment des travaux d’Ivan Illich. C’est une vraie question parce que la conservation, jusqu’à présent, dès lors qu’elle ne s’inscrit pas dans les pratiques paysannes ou indigènes, est une institution bureaucratique et étatique. Comment conserver sans passer par l’État, la patrimonialisation ou le marketing territorial, qui est l’une des fonctions des zones de protection ? La prolifération des Parcs naturels régionaux, non contraignants en termes de conservation, sont des labels pour vendre du terroir, des paysages : voici un exemple de ce marketing. La traduction en français de ce livre, si elle a lieu, permettra peut-être d’ouvrir la question.
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Vous mettez en avant des figures individuelles telles que les ermites et les anachorètes de diverses sociétés, qui feraient sécession ou déserteraient un monde trop industrialisé. Pourquoi promouvoir ces figures, par définition engagées dans une entreprise individuelle ?
Ils constituent davantage des modèles éthiques que politiques. J’ai toujours été attiré par des positions plus individualistes, qui sont peut-être des impasses, mais qui offrent des formes de réflexion. J’aime beaucoup la tradition de l’anarchisme individualiste, l’idée qu’aucune société ne peut offrir à l’individu le plein épanouissement de ses potentialités, qu’il y aura toujours des « en-dehors », des « en-marge », des « à‑côté », pour reprendre les belles formules d’Émile Armand. Même dans une société libre et égalitaire autant qu’une société puisse l’être — et dont on est loin ! —, il y aura toujours une forme d’antagonisme entre la personne et la société, une normativité contraignante de cette dernière. Il y aura donc toujours des individus en rupture de ban, des sécessionnistes. C’est important à mes yeux de rendre hommage à cette possibilité, à ce type d’individus, qui s’est incarné dans des figures différentes selon les époques et le type de société. Ce furent par exemple, autrefois, au Japon et en Chine, les moines ou les ermites taoïstes et zen. À l’époque moderne, ce seraient des vagabonds, des beatniks, des gens qui partent, simplement. C’est évident que ce n’est pas un modèle politique de société, mais ce genre de rupture m’attire. C’est important de maintenir des possibilités de libertés qui ne soient pas sociales, qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans un cadre collectif, ne serait-ce que temporairement, afin que l’individu puisse sortir du groupe, échapper à sa pression liberticide. Je rapporte ça à la question de la nature sauvage parce qu’historiquement, à chaque fois que la question de la fuite ou de la sortie a existé, elle s’est tournée vers les déserts, les forêts, les montagnes. C’est une liberté personnelle, intérieure, mais qui n’existe que par des espaces qui peuvent l’accueillir, même si, bien souvent, c’est un privilège de classe de pouvoir faire ça.
Dans un pays comme la France, où il y a peu d’espaces qu’on pourrait qualifier de « sauvages », à part peut-être dans les zones cœur des Parcs nationaux, peu ou pas habitées et limitées dans leurs usages, ces possibilités-là sont quasiment absentes, non ?
« À chaque fois que la question de la fuite ou de la sortie a existé, elle s’est tournée vers les déserts, les forêts, les montagnes. »
Il n’y a pas en France de grands espaces sauvages comme il peut en exister sur d’autres continents, il est vrai. Mais sous des formes plus réduites, ces espaces existent néanmoins dans les régions de haute montagne, à condition de se souvenir que sauvage ne veut pas nécessairement dire vierge, et qu’un espace peut être qualifié comme tel même en présence de pastoralisme ou de tourisme. Dans de nombreuses vallées alpines ou pyrénéennes, on voit bien que ce ne sont pas les humains et leurs activités qui dominent la morphologie et les rythmes du paysages. Il existe donc, même dans notre pays, des possibilités réelles de « désertion », au moins temporaires — ce dont j’ai témoigné dans mon premier livre, Carnets d’estive, où j’ai relaté mes étés passés en alpage en qualité d’aide-berger. La première fois que je suis parti en alpage, à 19 ans, la motivation était d’aller dans des lieux comme ceux-là. Je lisais à l’époque beaucoup de choses sur le taoïsme, la poésie chinoise, les ermites japonais… J’avais envie d’aller vivre dans une cabane en montagne, dans une quête poétique de l’espace et du silence, loin de tout, dans des lieux sans électricité ni bruits de moteur, accessibles uniquement à pied. Nombre de bergers et d’aide-bergers sont attirés par ces métiers non seulement parce qu’ils leur permettent de gagner de l’argent et de travailler avec des animaux, mais aussi en raison de la beauté et de l’intensité poétique qu’ils rendent possible. Ça véhicule des ressentis qu’on n’a pas toujours la possibilité de justifier théoriquement de façon rigoureuse. Tout comme le fait que, devant un paysage de campagne, même lorsqu’il est beau et agréable, on peut avoir l’impression d’étouffer s’il y a beaucoup de marques d’anthropisation. Comme s’il y avait une tristesse des espaces quadrillés et surdéterminés par les activités humaines, même lorsque celles-ci sont relativement harmonieuses. Cette attirance pour les espaces sauvages, pour des lieux qui jouissent encore d’une forme d’autonomie, est sans doute également le miroir d’un goût pour l’aventure, pour l’étonnement, pour le mystère et la surprise.
Vous parliez d’anarchisme individualiste. Quelle place faites-vous aux Naturiens, ces militants et militantes libertaires qui en sont issus et auxquels se réfère, par exemple, le fondateur du blog Le Partage, Nicolas Casaux ?
Les Naturiens sont un peu les ancêtres des primitivistes. Leurs présupposés anthropologiques sont contestables, mais il y a des choses intéressantes dans ce courant. Ce qui m’attire chez eux et ce en quoi je me reconnais, c’est une forme de tension entre un désir de retraite, une volonté de se soustraire au monde — un privilège et une impasse, puisqu’on est toujours rattrapé par le monde — et la nécessité de s’engager. C’est un va et vient constant, que je ressens personnellement. Les Naturiens ont cherché à obtenir ce qu’ils ne pouvaient obtenir à large échelle et à échéance brève par une soustraction individuelle et micro-communautaire. Mais ils n’ont pas été les seuls dans cette démarche ! Que l’on pense par exemple à un merveilleux auteur comme Georges Navel, que je viens de découvrir. Issu d’un milieu prolétaire, confronté très durement au travail en usine et à la tristesse du monde industriel, il a trouvé un exutoire au sentiment d’oppression qu’il éprouvait en devenant trimard puis paysan : il nous a légué certaines des plus belles pages de la littérature française sur le rapport à la nature.
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Sans être moi-même ouvrier ni avoir jamais été confronté au monde industriel et urbain dans ce qu’il a de plus violent et dur, j’ai pu éprouver des sentiments similaires dans mon adolescence. Ils m’ont conduit à vouloir « déserter », au moins temporairement : les montagnes m’ont alors tendu les bras et ont accueilli ce désir. Enfin, je dirais que ce n’est pas toujours à l’aune de son ampleur ou de son efficacité politique immédiate qu’il faut juger un courant de pensée ou un groupe militant. Extrêmement marginaux en leur temps, les Naturiens n’en ont pas moins constitué une minorité active qui a contribué à diffuser des questions qui sont devenues importantes avec le temps. Pensons au végétarisme et au rapport aux animaux. Aujourd’hui, c’est un grand débat de société, juridique, médiatique, académique, alors qu’il était à l’origine cantonnée à des milieux marginaux et souvent moqués.
Les tensions et divergences entre écologistes et antispécistes sont réelles. Dans l’ouvrage Zoopolis, que vous avez traduit en français, les auteurs estiment que des alliances sont non seulement souhaitables, mais possibles. Sous quelles conditions pourraient-elles se réaliser ?
Il faudrait déjà que les différents milieux qui portent la question animale sur le devant de la scène politique et médiatique arrêtent de se mépriser et de s’invectiver les uns les autres. Que les antispécistes arrêtent de traiter les petits éleveurs qui inscrivent leur métier dans une perspective d’écologie politique comme des « assassins ». Que les environnementalistes cessent de considérer les individus animaux comme de simples variables d’ajustement dans la gestion des espèces et des écosystèmes, qu’ils reconnaissent qu’il s’agit d’êtres singuliers dont la vie a une valeur en elle-même. Différents auteurs comme Pierre Rigaux ou Jean-Marc Gancille, que vous avez d’ailleurs interviewés, essaient de réfléchir et de travailler en ce sens. Bref, il faudrait que tous les acteurs de la question animale — industriels mis à part, bien sûr, avec lesquelles il n’y a à mon sens aucun dialogue souhaitable ni possible — admettent que chacune des forces en présence — éleveurs paysans, naturalistes et antispécistes — apportent des éclairages intéressants qui gagneraient à être perçus comme complémentaires, et non seulement antagonistes. Au niveau militant, la lutte contre l’élevage industriel, ou contre l’élevage extensif latifundiaire dans les régions tropicales, devrait cristalliser des alliances. Objectivement, les petits éleveurs, les écologistes, les antispécistes — et bien d’autres acteurs dans la santé publique, par exemple — ont tous intérêt à mettre un terme à cette monstruosité absolue qu’est l’élevage industriel. Une fois celui-ci aboli, on se demandera s’il faut aller plus loin et quels types de relations nous pourrions établir avec les animaux.
Illustration de bannière : Sarah Wickings | sarahwickings.com
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