Entretien inédit pour le site de Ballast
Sous les voix dominantes de l’anthropologie, certaines dissonent, et à raison. Celle de Pierre Déléage en fait partie. Américaniste, spécialiste du chamanisme des Sharanahua du Pérou, il alterne depuis une dizaine d’années les ouvrages sur l’invention et la stabilisation d’une écriture, la traduction des traditions orales autochtones ou, désormais, la fabrique des théories et du savoir anthropologiques. Son dernier ouvrage, L’Autre-mental, exhume « une lignée souterraine d’anthropologues » et la met en regard avec des écrivains de science-fiction. Une façon de susciter l’invention au sein d’une discipline qui tend trop souvent, à ses yeux, à dissimuler les êtres et les peuples qu’elle questionne.
« Rendre la parole au chamane », ce n’est pas vraiment un programme de recherche révolutionnaire. C’est plutôt le minimum de ce que l’on peut attendre des anthropologues, et ils sont encore quelques-uns à bien le faire. Je ne dirais pas que je « dénonce » l’anthropologie d’Eduardo Viveiros de Castro : après tout, chacun est libre de faire ce qu’il veut. Je dirais plutôt que j’essaie de requalifier ou de réajuster son propos. Pour édifier sa théorie du perspectivisme amérindien1, Viveiros de Castro a bien sûr puisé son inspiration dans quelques mythes amazoniens. Mais il est tout aussi évident qu’il formule la théorie dans les termes, à partir des problèmes et avec les ressources de la philosophie telle qu’elle se construit et se transmet dans le monde universitaire. D’ailleurs jusqu’ici, tout va bien. Là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsque ce perspectivisme est présenté comme étant la philosophie des Indiens d’Amazonie. Pire encore, lorsqu’il est dit que c’est comme ça que pensent habituellement les Indiens d’Amazonie, comme si cette expression avait le moindre sens dans toute sa généralité.
« Beaucoup trop d’anthropologues, plutôt que de restituer avec minutie les paroles des Amérindiens, n’hésitent pas à mettre des énoncés philosophiques parisiens dans leur bouche. »
Je crois plutôt qu’un anthropologue commence, en effet, par rendre la parole aux chamanes, c’est-à-dire par être attentif aux subtilités de son discours, par prendre toutes les précautions nécessaires pour que ce discours puisse être réellement entendu. Et s’il a ensuite envie de monter en généralité, il lui faut toujours prendre garde à ne pas substituer sa parole à celle du chamane, à bien faire la part des choses entre ce qui vient de lui et ce qui vient des gens avec lesquels il a travaillé. Il lui faut absolument éviter de pratiquer une anthropologie ventriloque. Beaucoup trop d’anthropologues, aujourd’hui, plutôt que de restituer avec minutie les paroles des Amérindiens, de les recontextualiser, d’essayer de comprendre ce qu’elles veulent dire, n’hésitent pas à mettre des énoncés philosophiques parisiens dans leur bouche. Ça me choque profondément, c’est une sorte de colonisation mentale. C’est cet agacement qui m’a amené à retracer dans L’Autre-mental une petite généalogie d’anthropologues restreinte au XXe siècle (Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Worf, Carlos Castaneda), qui mène tout droit à Viveiros de Castro.
Nombre d’anthropologues qui sont venus — et viennent encore — de la philosophie usent d’un raisonnement spéculatif avant d’aller sur le terrain pour décrire ce qui s’y passe. L’origine du problème ne réside-t-elle pas là ?
Je ne pense pas. Tout d’abord, c’est une situation très française. Pour des raisons historiques, l’anthropologie n’a qu’une place discrète à l’université et nombreux sont ceux qui, comme moi, ont commencé à l’étudier tardivement. Et parmi eux il y a en effet bon nombre de philosophes défroqués. De ce fait, les anthropologues français se sont intéressés, peut-être plus encore que d’autres, à des objets intellectuels : des traditions rituelles, des mythes, des cosmologies, etc. Ce n’est donc pas une mauvaise chose qu’ils disposent, pour les étudier, d’une formation de philosophe. Le problème est plutôt affaire de modestie et d’ethnographie. Les Français sont passés à côté du grand moment ethnographique américain du début du XXe siècle. Les membres de la première école de Franz Boas, des gens comme Truman Michelson, Edward Sapir ou Gladys Reichard étaient eux aussi fascinés par les modes de pensée des Amérindiens. Paul Radin, par exemple, a écrit un livre intitulé Primitive Man as Philosopher. Mais avant d’avancer des généralisations, ils se sont donnés comme tâche de transcrire des discours, d’éditer des textes, de rester le plus fidèle possible à la parole des Amérindiens, dans leur langue et en la contextualisant. Ces anthropologues se sont efforcés d’éditer des œuvres qui ne soient pas les leurs, mais bien celles des Amérindiens — des mythes, des descriptions de cérémonies, des autobiographies, etc. C’est un courant qui existe toujours, bien qu’il soit désormais minoritaire, dont Keith Basso était encore il y a peu l’un des représentants les plus intéressants — il n’a d’ailleurs été traduit que très récemment en français. C’est quelque chose qui a manqué et qui continue à manquer en France. Plutôt que de lecteurs de philosophes à la mode, nous avons besoin d’anthropologues qui connaissent la linguistique, élaborent des textes, assument le travail compliqué de transposition d’un discours oral en un texte traduit et écrit. Si ensuite on souhaite être créatif, on le fait un peu avant, un peu après, sur les côtés : on peut faire tout ce qu’on veut, mais on ne mélange pas. C’est précisément ce que je reproche aux anthropologues de la généalogie de L’Autre-mental. Certes ils ont été créatifs, mais il aurait fallu placer cette créativité ailleurs : pas dans la bouche des Amérindiens. Je suis très attaché à cette approche critique et j’essaie d’y convertir les étudiants ; pour le moment, de toute évidence, c’est un échec, mais je ne désespère pas !
[Jason deCaires Taylor]
Vous avez traduit la nouvelle d’un écrivain inuit. Comment passer d’une littérature orale à sa traduction écrite ?
Il y a quelques années j’ai publié un petit livre, Repartir de zéro, qui prend justement pour objet le problème de la transposition et de la traduction des traditions orales. Une revue parue dans les années 1970, Alcheringa, m’a particulièrement intéressé parce qu’elle a été une sorte de plateforme de discussion entre anthropologues et écrivains pour réfléchir à toutes les complexités, subtilités et impasses soulevées par les problèmes de la traduction. Les interrogations étaient avant tout d’ordre poétique — comment parvient-on à rendre un style oral dans un texte écrit ? Mais elles étaient aussi épistémologiques — qui est l’auteur de ces textes ? traduire ces textes n’est-ce pas leur ajouter un auteur ? Or ce sont précisément les questions que je m’étais posées lors de mon enquête ethnographique chez les Sharanahua d’Amazonie péruvienne. L’objectif de mon premier livre, Le Chant de l’anaconda, avait été de donner à lire leur tradition orale, c’est-à-dire des versions de leurs mythes et des chants de leurs chamanes. Mais pour cela, il fallait d’abord en passer par un travail de traduction très riche, philologique en quelque sorte, qui puisse acclimater une poétique orale à notre langue écrite. Il fallait aussi faire un pas en arrière et demander aux Sharanahua ce qu’eux-mêmes pensaient de leurs mythes et de leurs chants. Ne surtout pas leur imposer mes conceptions de l’auteur, du mythe ou du chamanisme, mais me mettre à l’écoute de ce que j’ai ensuite appelé leur épistémologie traditionnelle. C’est toujours comme ça que je conçois l’ethnographie des savoirs.
La tradition structuraliste française a longtemps dominé la pratique anthropologique en France, empêchant peut-être ainsi de s’ouvrir à de telles méthodes. Qu’en est-il de son actualité ?
« Il fallait aussi faire un pas en arrière et demander aux Sharanahua ce qu’eux-mêmes pensaient de leurs mythes et de leurs chants. »
Pour autant que je sache, le structuralisme orthodoxe n’existe plus vraiment. Il s’est transformé en autre chose. Mais il est vrai qu’en France les anthropologues qui ont une ambition comparative demeurent très influencés par le structuralisme. Je crois que ce qu’ils ont retenu de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, c’est la pratique de la typologie et aussi l’idée que la typologie doit être fondée en raison, que la définition de bonnes catégories d’analyse est une fin en soi. C’est quelque chose qui vient du Totémisme aujourd’hui ou de La Pensée sauvage, mais pas vraiment des Mythologiques qui, elles, explosent tout cadre typologique et font ouvertement proliférer des chaînes d’association et d’opposition sémantiques étranges et pour tout dire souvent assez arbitraires2. Le structuralisme des Mythologiques, parfois un peu fantastique, est resté lettre morte. Aujourd’hui les successeurs de Lévi-Strauss — comme Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Emmanuel Désveaux, etc. — préfèrent établir des typologies fermées où les modes de pensée ou de relation des sociétés humaines se différencient les uns des autres en fonction d’un petit nombre de critères. C’est très utile, ça oriente la pensée. On ne peut pas commencer à réfléchir sans au moins quelques catégories. Mais ça ne devrait pas être le but ultime de l’anthropologie.
Pour ma part, j’ai l’impression de faire partie de la première génération, en France, qui non seulement n’est pas structuraliste, mais qui n’a pas même éprouvé le besoin de se positionner par rapport au structuralisme. Les bases théoriques à partir desquelles j’ai construit mes objets d’étude en ont été d’emblée très éloignées. Je crois que replacer l’apprentissage et la transmission des phénomènes culturels au cœur de l’anthropologie m’a permis de me passer de définitions rigoureuses du chamanisme, du rituel, de l’animisme, etc., de ne considérer ces catégories que comme des heuristiques qui certes orientent le regard, mais qui ne doivent pas trop nous préoccuper. Quand on se situe à ce niveau-là, quand on s’intéresse avant tout aux processus d’invention, de propagation, de stabilisation ou d’extinction des phénomènes culturels, alors les typologies apparaissent comme ce qu’elles sont : floues, éphémères, travaillées de l’intérieur par des micro-processus beaucoup plus fondamentaux.
[Jason deCaires Taylor]
Vous dites que le structuralisme des Mythologiques était « un peu fantastique ». N’y a‑t-il pas là une piste à explorer ?
Il y a aujourd’hui un défi : trouver une manière d’aborder les mythologies qui soit au moins aussi intéressante que la méthode structurale. La quantité de livres qui transcrivent les mythes de telle ou telle population amazonienne a décuplé depuis les Mythologiques. Or il n’existe aucune tentative d’abordage théorique de ce corpus gigantesque ! Il convient d’aller au-delà des problématiques de traduction dont nous avons parlé et qui ne sont qu’une première étape. Il faut se demander comment construire un objet anthropologique qui puisse rendre compte de ce torrent de récits mythiques. Et cet objet, on l’attend encore. C’est là probablement l’un des enjeux de l’anthropologie du futur : revenir à des objets considérés dorénavant comme un peu archaïques — n’importe quel étudiant à qui l’on parle de mythologie soupire et se dit « Oh non, encore de l’anthropologie coloniale ! » —, mais pour les reproblématiser. Il y a là un champ extraordinaire, qui ne doit plus simplement servir à vérifier que les Amazoniens sont animistes, ou perspectivistes : la mythologie va bien au-delà de ces schèmes d’une extrême généralité.
Vous définissez l’anthropologue du XXe siècle comme tour à tour — ou tout à la fois — l’idiot, l’élu et le sceptique. Vous ajoutez à ces trois figures celle typique de ces dernières années, « le diplomate cosmique » qui, dites-vous, « ne peut s’empêcher de soumettre la pensée d’autrui […] à une perpétuelle recolonisation », là où son projet annoncé est tout à fait opposé…
« Rien d’étonnant à ce que l’on trouve tant d’anarchistes chez les anthropologues. Il faut donc qu’une multitude d’approches puissent se développer librement. »
J’ai pris l’expression « diplomate cosmique » à Eduardo Kohn, qui est un des représentants de ce courant d’anthropologues. Je ne suis d’ailleurs pas certain de bien savoir ce qu’il veut dire par là. Pour moi les diplomates sont des gens qui habitent les beaux quartiers des grandes métropoles et qui adorent parler à la place des autres. Quant à l’adjectif « cosmique », j’imagine qu’il lui permet d’insister sur l’ultime décentrement de la discipline, sur la perte par l’anthropos de sa centralité. Mais alors on ne s’intéresse plus trop à ce que disent les humains. On ne se demande plus ce que les Indiens d’Amazonie pensent de la manière de penser des forêts. On se demande seulement comment pensent les forêts. On fait sauter les guillemets et l’énonciateur de tel ou tel énoncé disparaît, en l’occurrence ici les Amérindiens. Je crois qu’il faut alors avoir l’honnêteté de se présenter comme philosophe ou même, comme je le propose dans L’Autre-mental, comme écrivain de science-fiction. Il y a beaucoup de diplomates cosmiques dans la littérature de science-fiction. Mais ce n’est plus de l’anthropologie. Or il faut que subsiste un espace où la parole des Indiens soit présentée pour elle-même et non pour une finalité exogène, quelle qu’elle soit. Et si l’on transforme les discours des Amérindiens en autre chose, il faut dire qu’on le fait.
Ce courant de l’anthropologie est le plus médiatisé en ce moment, ce qui peut brouiller sa réception et simplifier ses conclusions…
Déjà, c’est très bien que beaucoup de choses différentes se passent. Il ne faut surtout pas chercher à faire intervenir la police épistémologique, on n’en a pas besoin. Si l’anthropologie a une vertu, c’est quand même sa méfiance vis-à-vis de l’universalité des lois, des institutions, des traditions. Rien d’étonnant à ce que l’on trouve tant d’anarchistes chez les anthropologues. Il faut donc qu’une multitude d’approches puissent se développer librement.
L’une d’elles se retrouve dans de nouvelles formes littéraires. Dans Croire aux fauves, par exemple, Nastassja Martin use de formules brèves et poétiques, au risque, parfois, de schématiser la pensée des peuples concernés — en l’occurrence ici les Évènes du Kamtchatka…
Mon point de vue sur ce livre — que j’ai beaucoup aimé — est qu’il s’agit de l’intensification maximale d’une expérience personnelle. La narratrice engage son corps et sa pensée dans l’expérience la plus forte possible, une rencontre avec un ours. C’est quand même extraordinaire. Ensuite, qu’on soit en accord avec ce corps ou avec cette pensée, ce n’est pas en soi un problème ! Je dois dire que ma conception de l’anthropologie est très éloignée de celle de Nastassja Martin : j’aime les voyages immobiles et quand je pars en Amazonie, c’est pour passer l’essentiel de mon temps dans un hamac à écouter les histoires que les gens veulent bien me raconter. Je ne suis clairement pas un héros tragique. Et puis je reste comme vous dubitatif sur la pensée animiste un peu immédiate qu’elle attribue aux Évènes. Mais ce qu’elle fait de cet animisme, fantasmé ou non, sa mise en récit, est impressionnant et émouvant. Je crois, avec Dan Sperber, que chaque ethnographe devrait repenser le genre ethnographique, comme chaque vrai romancier repense le roman.
[Jason deCaires Taylor]
Être convaincu par la forme de pensée étudiée, jusqu’à s’en réclamer — Jean Malaurie nous avait dit avoir été « presque animiste » à une époque de sa vie, Philippe Descola a plus récemment affirmé l’être « un peu » avec les oiseaux — n’est-il pas néanmoins problématique ?
Quand on passe beaucoup de temps chez des gens, on finit par vivre des choses très proches de ce qu’ils vivent. Heureusement qu’on finit par rêver un peu comme eux ! Le contraire serait effrayant. J’aurais tendance à atténuer plutôt qu’à accentuer cette extériorité parfois présentée comme radicale. D’ailleurs dans vos deux citations, il y a « presque » et « un peu » : j’imagine que Malaurie et Descola seraient donc d’accord avec moi. Plus généralement, je ne crois pas que le mode de pensée des Sharanahua d’Amazonie, si tant est qu’il existe en dehors de ce qui sédimente dans des mythes et des chants, dans des discours institués, soit d’une différence plus radicale que celui, par exemple, d’un écrivain comme Philip K. Dick. La stupéfaction que j’éprouve en traduisant un chant chamanique compliqué, aux implications métaphysiques étranges, n’est finalement pas différente en nature de celle que je ressens en lisant une nouvelle de Philip K. Dick ou un dialogue de Giordano Bruno. Tout ça ne me paraît être qu’une question de degré. Essentialiser une forme de pensée, ce que j’appelle un « autre-mental », et prétendre s’y convertir me semble assez artificiel et contribue à une image héroïque de l’anthropologue en tant que maître de la pensée d’autrui — ce qui ne me convient pas.
Vous présentez K. Dick comme ayant plus de rigueur scientifique que certains anthropologues, aux premiers rangs desquels Viveiros de Castro. Ne vous attendez-vous pas à une levée de boucliers de la part du monde académique ?
« Anthropologues et écrivains de science-fiction essaient de rendre compte de ce qui les a stupéfiés, de rendre ces bizarreries plus intuitives, plus compréhensibles. »
Le monde académique fera bien ce qu’il veut ! Plus sérieusement, je pense qu’il y a au moins deux aspects qui rapprochent les anthropologues des écrivains de science-fiction. Le premier, c’est que les uns comme les autres s’intéressent aux échelles les plus vastes possibles. La machine de H. G. Wells permet de voyager 800 000 ans dans le futur. Un écrivain comme Olaf Stapledon pense ses histoires en milliards d’années. Il faut une perspective de quelques millions d’années pour commencer à intéresser un auteur de science-fiction. Même chose du point de vue spatial, l’unité minimale c’est la planète. Il y a là une forme d’hubris intellectuelle qui définit également bien l’ambition des anthropologues, cette manière de concevoir les humains comme des fourmis et de se placer d’emblée aux échelles comparatives les plus larges.
Le second aspect ne concerne peut-être qu’un sous-ensemble d’anthropologues et d’écrivains, parmi lesquels Philip K. Dick me semble très représentatif. C’est la recherche d’une sorte de stupéfaction, la quête perpétuellement recommencée d’idées bizarres et de pratiques étranges — quitte à montrer qu’en fait, c’était beaucoup moins étrange qu’on ne le pensait. Anthropologues et écrivains de science-fiction essaient de rendre compte, cette fois à un niveau microscopique, de ce qui les a stupéfiés, de rendre ces bizarreries plus intuitives, plus compréhensibles, et une fois satisfaits ils recommencent tout le processus avec d’autres idées étranges, sautant continuellement d’un objet à un autre. Philip K. Dick est le spécialiste de ce genre de choses. Il y a toute une métaphysique délirante dans son œuvre, mise en récit plutôt qu’argumentée — j’essaie dans mon livre de la décortiquer, le plus simplement et clairement possible. Mais beaucoup d’autres auteurs de science-fiction, ceux que je préfère et que je mentionne dans un exercice de name dropping3, sont eux aussi à la recherche de ces expériences de pensée, de cette stupéfaction mentale. Il y a donc comme un lien secret. Ou alors ce n’est qu’une de mes particularités autobiographiques — dans ce cas, je vous ai donné ma définition de l’anthropologue…
[Jason deCaires Taylor]
Vous présentez d’ailleurs dans ce livre la fiction, voire la science-fiction, comme un moteur puissant de la créativité anthropologique — qui risque toutefois de tomber dans le n’importe quoi à tout moment… Comment parvenir à l’exploiter ?
Il faut commencer par évacuer le problème de la différence entre fiction et réalité. Une fois dit qu’il faut éviter les glissements épistémiques entre les deux, à savoir qu’il faut être clair sur le statut de ce que l’on raconte, tout est possible et les relations entre fiction et science restent en grande partie à explorer. Pour mon compte, ça s’est fait de deux manières. La première s’inscrit dans la continuité de mes travaux sur l’épistémologie traditionnelle, c’est-à-dire sur ce que les sociétés de tradition orale pensent de leurs savoirs, du mode adéquat de leur transmission, de la nature de leurs auteurs, de leur valeur de vérité, etc. Cette problématique m’a conduit à travailler avec des Amérindiens qui étaient ou voulaient être les auteurs de leurs propres livres, comme Mataliwa Kulijaman ou Alfonso García Téllez. Mon rôle se limitait à les accompagner dans cet accès à la position d’auteur, processus fascinant mais aussi nourri par toutes sortes de conflits et de relations de pouvoir compliquées à démêler. Peu à peu, j’en suis venu à me poser à moi-même cette question de « l’auctorialité », comme disent les chercheurs en littérature, c’est-à-dire des liens entre autorité et position d’auteur. Dans un moment un peu pessimiste et dépressif, cette question m’a conduit à écrire Lettres mortes où je mets en scène, par le biais d’une série de portraits, les apories du savoir anthropologique, toujours issu d’une société et d’une culture dominantes.
Certains de vos articles et ouvrages récents partent eux aussi de matériaux biographiques : une pratique peu commune. Pourquoi ce choix ?
« Expliciter sa position d’auteur, en explorer les soubassements, c’est fondamental, en particulier quand des rapports de domination aigus sont en jeu. »
C’est une histoire de positionnement. C’est quelque chose par quoi devraient passer tous les anthropologues, au moins depuis les travaux de Jeanne Favret-Saada. Dans les premiers chapitres de Les Mots, la mort, les sorts, elle construit avec une grande rigueur un point de vue, un positionnement à la fois théorique et politique qui s’intègre à sa démonstration et définit en même temps un objet de recherche. Expliciter sa position d’auteur, en explorer les soubassements, c’est fondamental, en particulier quand des rapports de domination aigus sont en jeu. C’est d’ailleurs un excellent remède contre l’anthropologie ventriloque. Les anthropologues se prêtent à ce jeu-là, mais la plupart du temps de manière anecdotique : en début, en fin d’ouvrage ou dans ses marges. Ou alors — c’est l’horreur — ils écrivent des traités pour stipuler quelles sont les règles de la méthode ethnographique (ce sont souvent ceux-là qui finissent par diriger les institutions). Je sentais bien que l’explicitation de ma position d’auteur était nécessaire, mais je ne voulais pas la réduire à l’anecdote ni commettre un traité dogmatique. M’investir dans des personnages conceptuels, dans des sortes de médiateurs, a représenté pour moi une solution à ce problème — de là ces biographies qui n’en sont pas vraiment, qui sont une manière indirecte de circonscrire, à un moment donné, un problème et de ménager les conditions d’une position d’auteur. D’où le missionnaire Émile Petitot dans La Folie arctique, d’où le Bororo Tiago Marques Aipoburéu, d’où le personnage de roman Pierre Darriand, d’où l’écrivain anthropologue Robert H. Barlow. Tous m’ont permis d’aborder les problèmes théoriques, politiques et même esthétiques qui m’intéressaient de la manière la plus concrète et narrative qui soit, sans dogmatisme ni prosélytisme.
Il y a aussi cette manière d’écrire différente en fonction des anthropologues dont vous faites le portrait : un récit, une chronique, un dialogue, un collage de textes théoriques et ethnographiques…
Oui, ça c’est la deuxième voie d’exploration de la fiction que j’ai ouverte. L’anthropologie a toujours affaire d’une manière ou d’une autre au récit, à la narration, mais elle a peut-être un peu laissé de côté cet aspect, devenu académique et ennuyeux. C’est assez triste. Une partie de mon travail consiste donc à rappeler que la littérature au XXe siècle a inventé un grand nombre de formes d’expression différentes et à demander s’il n’est pas temps que les sciences sociales s’en emparent, à leur manière, pour répondre à leurs propres problèmes. Dans L’Autre-mental, ça a pris une tournure quasiment expérimentale. Je voulais contourner le mode strictement argumentatif pour approcher au plus près, sans leur faire violence, les philosophies un peu fabuleuses de chacun des anthropologues portraiturés. À partir de là, pour aborder la pensée de Lucien Lévy-Bruhl, il m’a paru intéressant de reconstruire, dans un style très classique, sa psychogéographie4 — celle d’un notable parisien du XVIe arrondissement, avec le parc de Bagatelles comme horizon et la rêvasserie comme méthode. Pour Benjamin Lee Whorf, j’ai employé une écriture qui diffractait complètement la temporalité, fidèle en cela à la philosophie de l’événement qu’il impute à la langue des Indiens Hopi. La restitution de ses arguments est donc séquencée par des chronologies où le temps paraît éparpillé, comme dans certaines œuvres d’Alan Moore. Pour Carlos Castaneda, j’ai mis en place une sorte d’anthropologie dialogique, un peu folle, un peu pop, un peu sixties, qui commence par une anecdote trouvée dans un article publié par le magazine Penthouse ! Pour Viveiros de Castro, c’était plus difficile : on n’écrit pas à propos des vivants comme on écrit à propos des morts. J’ai opté, sobrement, pour un montage parallèle qui fasse apparaître un contraste net entre les paroles des Amérindiens, citées avec exactitude, et les libertés théoriques — souvent fascinantes je le répète — que prend Viveiros de Castro. L’enjeu stylistique a été de trouver à chaque fois la forme d’expression la plus adaptée à un certain type de pensée, ou du moins à la manière dont je voulais le présenter.
[Jason deCaires Taylor]
Le récit, vous l’avez mentionné, a été très employé en anthropologie, au risque de se standardiser — la collection Terre Humaine en forme l’archétype : Tristes tropiques, Les Derniers rois de Thulé, Les Lances du crépuscule… Est-ce que cette forme peut se réinventer ou faut-il l’oublier pour se tourner vers de l’expérimentation ?
Tout est possible ! Mais Terre Humaine me semble quand même appartenir au passé. Je fais partie des anthropologues qui, avant même de le devenir, n’aimaient pas Tristes tropiques, simplement en raison de son style. J’ai appris depuis à domestiquer ce genre de livre et à lui trouver beaucoup d’intérêt, mais du point de vue formel ça m’exaspère toujours autant — et d’une certaine manière, je crois que tout le XXe siècle a été exaspéré par ce type de littérature surplombante et édifiante… C’est étonnant d’ailleurs de la part de Lévi-Strauss, dont le premier texte fut une recension du Voyage au bout de la nuit de Céline, qu’il considérait comme un manifeste libérateur ! Cela dit, Terre Humaine a représenté pendant longtemps une échappatoire pour les anthropologues qui se sentaient frustrés par des débouchés éditoriaux trop contraints : l’article scientifique d’une vingtaine de pages, très formaté, et la monographie le plus souvent issue d’une thèse, ça ne suffit pas. Pendant longtemps je me suis moi aussi débattu avec le problème de ce que l’on peut faire avec un texte qui n’est ni un article, ni un livre, mais qui doit nécessairement compter une centaine de pages pour exposer correctement à la fois les données empiriques et l’argumentation théorique. La Croix et les hiéroglyphes ou Le Geste et l’écriture, par exemple, ne sont pas vraiment des livres, ce sont avant tout des articles trop longs pour les revues d’aujourd’hui. C’est pourquoi, en désespoir de cause, j’ai fini par m’autopublier en créant un blog, Trop tard, trop tôt. Ce fut une émancipation extraordinaire. Lettres mortes est entièrement issu de cette expérience. Aucune contrainte de format, mais surtout aucun horizon d’attente, aucun censeur virtuel penché par-dessus mon épaule. Il fallait ce contexte, cet affranchissement, pour que la problématique de la fiction puisse prendre forme. Et puis c’était aussi en continuité avec mon engagement pour le libre accès à l’information.
À la fin de L’Autre-mental, vous mettez en scène un professeur d’anthropologie donnant une conférence délirante devant un auditoire se vidant peu à peu, dans une forme proche de la science-fiction : peut-on imaginer une telle expérimentation dépouillée de tout appareil théorique, comme c’est le cas ici ?
« Les théories des anthropologues ne sont pas si importantes : c’est souvent amusant, parfois intéressant, mais probablement très périssable. »
Tout d’abord il faut dire que ce professeur Challenger, c’est moi, poussé à un degré d’intensité et de délire un peu extrême. J’exprime à travers lui ma façon de conceptualiser l’anthropologie et son objet, c’est-à-dire la transmission des savoirs, à partir d’une approche en termes de populations de discours plutôt que de catégories de pensée. C’est la théorie qui sous-tend tous mes travaux sur les traditions orales, sur l’origine de l’écriture, sur les mouvements prophétiques, qui sous-tend mon livre Inventer l’écriture par exemple. Donc, quelque part, je prends ça relativement au sérieux. Mais c’est aussi pour moi une manière de dire que les théories des anthropologues ne sont pas si importantes : c’est souvent amusant, parfois intéressant, mais probablement très périssable. Ça a en général le défaut d’être très contraignant pour les disciples ou les générations à venir, les obligeant à se positionner vis-à-vis d’elles ou — pire encore — à les répéter. Alors il faudrait s’en moquer un peu et leur donner leur vrai statut : des notions permettant à un moment donné d’offrir un nouveau point de vue sur les phénomènes culturels et sociaux, mais qui n’ont en réalité pas grand-chose de scientifique, même en prenant en compte toute la diversité des sciences. Et puis, dernière chose, la conférence du professeur Challenger c’est probablement une façon de m’emparer des passages obligés de la science-fiction : le savant fou, le lent processus de décorporation, la recherche de visions sublimes, etc. Je réactive ainsi, à la fin du livre, son ressort principal qui consiste peut-être moins à recadrer les fabulations de quelques anthropologues imaginatifs qu’à explorer une sensibilité commune aux anthropologues et aux écrivains de science-fiction.
Illustrations de bannière et de vignette : Jason deCaires Taylor | www.underwatersculpture.com
- Le perspectivisme est une catégorie généralisant la manière dont les peuples autochtones d’Amérique du Sud et les autres êtres vivants résidant avec eux percevraient le monde. Le perspectivisme est pensé comme symétriquement opposé à l’ontologie occidentale dominante : si dans celle-ci le corps a des propriétés partagées avec tous les êtres tandis que l’intériorité (la conscience, l’âme) est strictement humaine, le perspectivisme implique que tous les êtres vivants, ou presque, ont en partage une même intériorité qui s’exprime différemment selon leurs corps propres. Humains et animaux seraient tous des personnes ayant les mêmes besoins et rituels, exprimés différemment en raison de leurs diverses enveloppes corporelles. Cette notion n’est toutefois pas autonome chez Viveiros de Castro, et s’accompagne d’un « multinaturalisme ontologique », symétriquement opposé au multiculturalisme occidental.↑
- Les Mythologiques est une œuvre en quatre volumes (1964–1971) dans laquelle Claude Lévi-Strauss a élaboré son approche structurale des mythes. La Pensée sauvage (1962) aborde pour sa part l’universalité de la connaissance humaine, tandis que Le Totémisme aujourd’hui (1962) entend redéfinir le totémisme et, dans le même temps, les phénomènes qui y étaient jusqu’alors rapportés.↑
- « [L]a littérature de Howard P. Lovecraft, Franz Kafka, Edogawa Ranpo, Jorge Luis Borges, Christopher Priest, Steven Millhauser, Marc-Antoine Mathieu, Brian Evenson, ou encore d’Alfred Bester, Philip K. Dick, Willliam S. Burroughs, James G. Ballard, Alan Moore, Greg Egan et de quelques autres. »↑
- Notion introduite par Guy Debord et les Situationnistes, que le premier définissait comme « l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur les émotions et le comportement des individus ».↑
REBONDS
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