Pierre de Vallombreuse : « Il y a des photographes qui ont un discours néocolonialiste »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Paris, rive gauche de la Seine. Quelque part entre les tours d’une cité, un ate­lier tout en bois aux murs cou­verts de livres. Pierre de Vallombreuse, la cin­quan­taine, nous reçoit cha­leu­reu­se­ment. Auteur d’une petite dizaine d’ou­vrages, un temps repor­ter de guerre et secré­taire géné­ral de l’association Anthropologie et Photographie, l’homme a consa­cré l’es­sen­tiel de sa vie de pho­to­graphe et de mili­tant à relayer la cause des peuples autoch­tones. De l’Indonésie au Chiapas zapa­tiste, du Soudan aux Philippines, son œuvre s’at­tache à don­ner à voir l’exis­tence, et donc la lutte, de celles et ceux que les États-nations et la moder­ni­té capi­ta­liste condamne. Nous nous ins­tal­lons sur la ter­rasse ; le dic­ta­phone enregistre.


Comment se dit-on, un jour, qu’il faut cou­cher le monde sur pellicule ?

Par ma famille, j’ai eu la chance d’avoir côtoyé des gens assez inté­res­sants, dont Joseph Kessel. Petit, j’ai pas­sé des vacances et joué aux sol­dats avec lui. Il repré­sen­tait à mes yeux le grand témoin, l’aventurier, l’homme libre et talen­tueux : un immense souffle. La mai­son de mon père, dans le Pays basque, s’ap­pe­lait Bagheera — je ne connais­sais pas encore Le Livre de la jungle, j’avais un an. Ce pays est une terre autoch­tone : j’ai été sen­si­bi­li­sé à ça très jeune. Puis j’ai gran­di à Meudon, puis à Paris. C’était une famille bour­geoise ennuyeuse, à l’ex­cep­tion de mon père qui était un grand aven­tu­rier. Il a été mili­taire, SAS [Special Air Service] dans les Forces fran­çaises libres. Il a été le plus jeune para-com­man­do des Forces fran­çaises libres, à 16 ans, au sein du SAS, à se battre contre les nazis. Il s’é­tait enga­gé en tri­chant sur son âge ; il s’est fait prendre et a été ren­voyé à New York parce que ma grand-mère, amé­ri­caine, avait quit­té la France dans les années 1938–1939, sen­tant que ça allait deve­nir mau­vais. Là-bas, mon père et son frère ont fait des faux papiers puis sont allés au Canada se faire enrô­ler. Entretemps, ma grand-mère avait décou­vert le pot aux roses et a fait un pro­cès au géné­ral de Gaulle, en disant qu’il inci­tait les mineurs à quit­ter les États-Unis pour aller se battre en France ! Ils sont arri­vés à Londres par bateau, on les a réex­pé­diés à New York. Ils ont recom­men­cé, se sont éva­dés de leur col­lège, tou­jours avec des faux papiers, et quand mon père était devant l’officier recru­teur, celui-ci a dit : « Vous être trop jeunes, vous ne faites pas votre âge. » Mon père a répon­du : « Oui, c’est vrai, mais notre mère est pétai­niste. » « Ah, elle est pétai­niste ? D’accord, allez vous battre ! »

« Mon idéal, c’est même qu’il n’y ait pas d’ar­mées : elles sont l’é­chec de la condi­tion humaine, une réponse néga­tive à un problème. »

Ma grand-mère a bais­sé les bras et mon père a été embau­ché comme marin à Saint-Pierre-et-Miquelon sur une cor­vette — ça ne lui plai­sait pas. Il a gagné Londres et a ren­con­tré des Français qui mon­taient des com­man­dos de choc. À la fin de la guerre, il avait 18 ans et était un lieu­te­nant bar­dé de médailles. Il a été para­chu­té en Bretagne avant le débar­que­ment puis a été affec­té auprès des troupes amé­ri­caines comme inter­prète, car il était bilingue, tout en se bat­tant. Son père était lui aus­si une tête brû­lée — encore pire. Aviateur en 1914–18. Pendant la guerre d’Espagne, il a rejoint l’es­ca­drille España de Malraux puis a été résis­tant : il a donc fait trois guerres. Ce sont des figures impor­tantes pour moi, qui n’ont pas hési­té une seconde à défendre des idées bien qu’ils venaient d’un envi­ron­ne­ment bour­geois donc plus enclin à pro­té­ger leur confort. Entre Kessel le conteur d’a­ven­tures et mon père se bat­tant pour des idéaux, tous deux aven­tu­riers, le repor­tage pho­to­gra­phique en est la syn­thèse et s’est impo­sé à moi.

Vous n’a­vez pas opté pour la voie mili­taire. Le réa­li­sa­teur et repor­ter-pho­to­graphe Pierre Schoendoerffer aimait lui aus­si beau­coup Kessel, tout en étant caporal-chef…

J’aime beau­coup ses films. Ça se sent qu’il aime les mili­taires, qu’il a du res­pect pour eux. Moi je ne suis pas du tout fait pour l’ar­mée. Mon idéal, c’est même qu’il n’y ait pas d’ar­mées : elles sont l’é­chec de la condi­tion humaine, une réponse néga­tive à un pro­blème. On me rétorque « Oui, mais regarde, quand on t’a atta­qué, tu étais bien content » ; oui, mais je vais jus­qu’au fon­de­ment même : c’est un échec de l’hu­ma­ni­té qu’on ait besoin d’armées. Je suis insur­gé de nature : je n’ai donc pas fait l’ar­mée, à la grande décep­tion de mon père. Après la guerre, il a ache­té un avion de recon­nais­sance et a voya­gé en Asie, en Afrique. Il a eu des affaires d’infrastructures et un res­tau­rant-boîte de nuit au Laos. Il y a été conseiller du prince Souvanna Phouma au début de la guerre d’Indochine et orga­ni­sait les ren­contres de délé­ga­tions entre le Pathet Lao et la France. On pense qu’il était espion. Il a eu une banque au Maroc, une com­pa­gnie de trans­port au Brésil, a créé un jour­nal gaul­liste au Pays basque, a fon­dé des lépro­se­ries en Afrique et a eu des gale­ries de tableaux aux États-Unis et en France. Il était l’ami de Kessel, Cocteau, Ionesco — grâce à lui j’ai ren­con­tré Dalí. Il est mort il y a huit ans.

Il est un modèle pour vous ?

Sur cer­tains points. Bouger, prendre des risques, se réin­ven­ter, oser l’aventure. Mais humai­ne­ment, c’é­tait quel­qu’un de froid, très solitaire.

Enfant Yi, Sichuan, Chine, 1996

Et donc, la pho­to, com­ment arrive-t-elle ?

J’ai eu une enfance un peu pau­mée, pas très heu­reuse. J’avais envie de faire des choses mais j’étais asth­ma­tique, pas spor­tif. Je pas­sais par­fois une semaine par mois au lit. Donc je des­si­nais énor­mé­ment, je lisais les Tintin : ça m’a fait rêver ! Le voyage, l’aventure, le repor­ter. Puis Spirou, Astérix. Corto Maltese, ensuite. Je me disais que j’al­lais faire de la bande des­si­née. J’étais gen­ti­ment aso­cial, très timide. J’ai déci­dé de ne pas aller en Terminale et je suis entré dans une pré­pa d’a­te­liers d’art pour pré­pa­rer les grandes écoles — les Beaux-Arts ou les Arts-Déco, je ne savais pas. J’ai pas­sé trois ans en pré­pa, à m’amuser, puis j’ai arrê­té de zoner : je me suis enfer­mé pen­dant trois mois dans une chambre de bonne en bos­sant 15 à 18 heures par jour. J’ai eu l’examen des Arts-Déco, la meilleure école d’art de France. L’élite ! J’ai pris l’option illus­tra­tion et j’ai fait un peu de pho­to. Au bout d’un an — je devais avoir 22 ans en 1985 —, je me suis sen­ti mal : il fal­lait que je me net­toie les neu­rones, que je me secoue, que je fasse un grand voyage. J’avais tou­jours aimé la nature, la forêt… L’Amazonie, Bornéo… J’ai choi­si Bornéo.

L’Asie, donc.

« Je ne suis pas eth­no­logue, je n’étudie pas les gens avec qui je suis : je raconte des his­toires, je témoigne de la vie quotidienne. »

Sans doute parce que mon père était sou­vent allé au Laos. Je trouve un voyage de groupe pas cher, orga­ni­sé par un appren­ti eth­no­logue qui vou­lait finan­cer ses études. Je leur ai dit : « Je tiens à vous dire qu’une fois arri­vés au bout, je ne rentre pas avec vous, je trou­ve­rai le moyen de ren­trer seul. » Je n’avais pas eu le cou­rage de faire l’aller seul, je vou­lais apprendre, je n’étais pas si fou. Le pre­mier matin de ce voyage, on avait fait six ou sept heures de pirogue sur un large fleuve. Le len­de­main, je me suis réveillé vers 4 ou 5 heures du matin, l’aube se levait, il y avait de la brume sur le fleuve, une odeur incroyable, des oiseaux magni­fiques. Et puis là, le flash, une espèce d’orgasme total, je me suis dit : « C’est ça, ma vie. Ça va être ça, je vais faire de la pho­to. Et les his­toires, au lieu de les racon­ter séden­taire par le des­sin sur une table, je vais les vivre et les racon­ter en pho­to. L’aventure serait infi­nie et vécue. » C’est comme ça que je suis deve­nu photographe.

Tout le monde vous défi­nit comme « ethno-photographe »…

Même quand je dis aux gens que je ne le suis pas, ils vont l’écrire ! Je ne suis pas eth­no­logue, je n’étudie pas les gens avec qui je suis : je raconte des his­toires, je témoigne de la vie quo­ti­dienne. Je suis un repor­ter qui s’est spé­cia­li­sé sur les peuples autoch­tones. En ren­trant de mon pre­mier voyage, j’ai sélec­tion­né mes meilleures dia­pos et suis allé voir le maga­zine Terre sau­vage, qui venait de se lan­cer. Ils ne trou­vaient pas ça génial, il fal­lait que je tra­vaille davan­tage. J’ai alors dépo­sé un pro­jet pour la bourse de l’ONG La Guilde du Raid, que j’ai obte­nue. Je suis repar­ti à Bornéo en 1986. Au retour, Terre sau­vage, cette fois, me dit « OK, on publie ». Aux Arts-Déco plus tard, j’ai enten­du un jeune étu­diant anglais qui reve­nait des Philippines racon­ter y avoir vu des hommes qui vivaient dans des cavernes. Je me dis « Si ça existe, c’est pour moi ! ». Je pars avec ma pre­mière femme, Douja, on for­mait une vraie équipe. On est par­tis aux Philippines et on est arri­vés chez les Tau’t Batu [« hommes des rochers »], au sud de l’île de Palawan. Mais ce n’était pas la sai­son des pluies : ils ne vivent donc pas dans leurs cavernes. Je suis un peu déçu. Ils me disent y vivre en sep­tembre-octobre, période à laquelle je devais ren­trer… Je ne savais pas que ça allait deve­nir l’histoire de ma vie : j’en suis à mon 22e voyage là-bas — j’ai séjour­né plus de quatre ans chez eux. À la ren­trée, j’y suis donc retour­né. Un choc. Des heures de marche pour arri­ver dans la val­lée, la pluie, la boue. On est arri­vés aux falaises cal­caires. Ce sont des cavernes secrètes. Tout d’un coup, une immense caverne. Des gens, du feu, des pla­te­formes en bam­bou sur les­quelles on peut se repo­ser, un homme qui joue du gong. Je ris de manière presque béate et je me dis : « Là, je peux mou­rir tout de suite, j’ai tou­ché au sublime. »

Peuple Dani, Irian Jaya, Indonésie

Vous avez racon­té un jour qu’une per­sonne vous a fait arrê­ter à temps, vous fai­sant ain­si échap­per « au royaume des ombres ». À quoi res­sem­blaient ces ombres ?

Quand j’ai divor­cé, ça a été une période dif­fi­cile. C’est là que j’ai com­men­cé à faire des repor­tages de guerre. La gué­rilla papou, l’insurrection zapa­tiste au Chiapas, l’hécatombe au Sud Soudan, la Colombie. Je voyais des corps qui avaient été tor­tu­rés, en putré­fac­tion, des enfants brû­lés, des scènes d’horreur. En tant que pho­to­graphe de guerre, on vit des choses ter­ribles ; j’ai dû faire un choix. Se rendre sur des zones de guerre, c’est une vie hor­rible qu’on fait vivre aux per­sonnes qui par­tagent votre vie : ils ne savent pas si on va reve­nir, ni dans quel état psy­chique et phy­sique. Reporter de guerre, c’est mona­cal, il faut se dévouer à ça… ne l’in­fli­ger à personne.

Comme le fait le repor­ter éta­su­nien James Nachtwey ?

James Nachtwey, oui, est un exemple radical.

« En tant que pho­to­graphe de guerre, on vit des choses ter­ribles ; j’ai dû faire un choix. Se rendre sur des zones de guerre, c’est une vie hor­rible qu’on fait vivre aux autres. »

Un pho­to­graphe qui a cou­vert la guerre du Yémen nous a dit un jour : « La famille, on met ça de coté… »

Mais je ne vou­lais pas de ça. Cette rela­tion m’en a sor­ti, je dis tant mieux. Car j’aurais pu bas­cu­ler du côté des ombres. La Colombie a été mon der­nier repor­tage de guerre. J’ai pu y suivre les para­mi­li­taires d’extrême droite à visage décou­vert, les FARC, l’ELN et Íngrid Betancourt.

Revenons donc à la val­lée de l’île de Palawan…

Pendant 10 ans, j’y vais chaque année. Je vois la route se per­cer, je vois les mis­sion­naires arri­ver, l’administration, le tou­risme. Je vois tous ces bou­le­ver­se­ments et les scis­sions appa­raître. J’avais, ailleurs, tra­vaillé avec d’autres peuples autoch­tones : je savais com­bien on pou­vait les lami­ner. Cette val­lée, je l’adorais, je l’ai­mais plus que tout au monde, et elle allait être sac­ca­gée, vio­lée… Je n’ai pas eu le cou­rage d’as­sis­ter à ça, mais je suis allé pour elle dans le monde entier témoi­gner de la des­truc­tion des peuples autoch­tones. J’avais déjà été en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour dres­ser le constat de la situa­tion colo­niale là-bas, c’est-à-dire de la domi­na­tion indo­né­sienne : répres­sion, défo­res­ta­tion, tor­ture, assas­si­nats, dépla­ce­ments de population.

Faites-vous une dif­fé­rence entre une pho­to­gra­phie « eth­no­lo­gique » et une pho­to­gra­phie « artistique » ?

On peut être un artiste et faire de la pho­to eth­no­gra­phique. Irving Penn a fait de très belles pho­tos de masques au Dahomey ; Henri Cartier-Bresson a fait un tra­vail remar­quable sur les danses bali­naises. L’ethnographie, ça peut être très sec. Les eth­no­logues vont faire un docu­ment brut mais cer­tains d’entre eux ont la capa­ci­té d’ap­por­ter une forme inté­res­sante comme Pierre Verger. Un artiste peut, du reste, faire de très bons docu­men­taires eth­no­gra­phiques. L’un n’exclut pas l’autre.

Communauté maya au Chiapas, Mexique, 1998

Que vous apporte l’u­sage récur­rent du for­mat panoramique ?

On double l’espace, c’est très ludique et on voit comme au ciné­ma. On doit gérer 10 fois plus de choses. Il peut y avoir plein de détails ou au contraire être très épuré.

Vous conti­nuez la pra­tique de l’argentique ?

Non, j’ai arrê­té. J’ai tout de même gar­dé deux Xpan1, au cas où.

Comment votre regard a‑t-il été tou­ché par le pas­sage au numérique ?

« Le zoom : l’horreur ! Avec une optique fixe, c’est nous qui nous dépla­çons : on ne fait pas la même photo. »

Je me suis bien plan­té ! C’était un pas­sage dou­lou­reux. Je suis pas­sé à de gros boî­tiers avec auto­fo­cus et des zooms qui font tout à ma place. Je me suis un peu éga­ré, j’ai pro­duit peu de bonnes images pen­dant deux ans. Le zoom : l’horreur ! Avec une optique fixe, c’est nous qui nous dépla­çons : on ne fait pas la même photo.

Du coup, à qui sont des­ti­nées vos archives ethnologiques ?

J’aimerais trou­ver un musée pour les pré­ser­ver, qu’elles soient trans­mises gra­tui­te­ment et numérisées.

William Eugene Smith a fait ça : il a dépo­sé toutes ses archives à l’université d’Arizona, à Tucson, dans laquelle il enseignait.

C’est très bien, j’adore Eugene Smith. C’est un de mes pho­to­graphes pré­fé­rés aux cotés de Koudelka, Cartier-Bresson, Sergio Larrain, Bernard Plossu, Eugene Richard, Robert Frank, Diane Arbus, Josef Sudek et Pentti Sammallahti. Ils ont tous en com­mun une très grande liberté.

Raymond Depardon a dit un jour, à pro­pos de l’eth­no­logue Jean Rouch : « Il a chan­gé notre regard sur l’Afrique, il nous a fait sor­tir du colo­nia­lisme et du post-colo­nia­lisme, s’il n’avait pas été là, nous serions tou­jours englués dans la culpa­bi­li­té. » Mais le réa­li­sa­teur séné­ga­lais Ousmane Sembène a pro­tes­té : « Vous nous obser­vez comme des insectes. »

Je pense que son tra­vail a évo­lué. Si on prend ses pre­miers docu­men­taires, comme La Chasse au lion à l’arc, c’est effec­ti­ve­ment tout un style, une époque : et oui, il y a un côté insecte. On observe des gens. Jean Rouch a été for­mé dans les années 1920 et 1930, il a été ingé­nieur des Ponts et Chaussées en Afrique : aus­si socia­liste qu’il pou­vait être, voire com­mu­niste, il res­tait empreint de ça. Mais il a chan­gé. Il a fait des docu­men­taires purs et durs, des fic­tions où il aborde l’Afrique contem­po­raine de son époque. J’ai eu le pri­vi­lège de rece­voir son ensei­gne­ment. Un être de pas­sion, rare et généreux.

Baptême mennonite, peuple Lengua, Boqueron, Paraguay, 2001

Comment se pose la ques­tion de la légi­ti­mi­té du pho­to­graphe occi­den­tal dans un contexte eth­no­gra­phique ? Les gens n’i­ma­ginent pas spon­ta­né­ment des pho­to­graphes maliens ou togo­lais venir suivre la pay­san­ne­rie fran­çaise pen­dant des semaines…

Tout le monde est légi­time s’il est hon­nête. On peut même être naïf avec hon­nê­te­té. C’est aus­si une affaire de com­plé­men­ta­ri­té des regards, d’échange. Le temps va arri­ver où j’espère, plus d’étrangers vien­dront nous obser­ver. J’attends cela avec curio­si­té, ça nous manque.

Dans votre livre Y a‑t-il une lune chez toi ?, vous écri­vez : « Les pho­to­graphes sont res­pon­sables des images qu’ils pro­duisent et du témoi­gnage qu’ils portent. Utiliser les pho­tos de peuples dému­nis à des fins pure­ment com­mer­ciales est une déna­tu­ra­tion de leur mes­sage, une exploi­ta­tion une tra­hi­son, un viol. Les pho­to­graphes en cause ne sont pas néces­sai­re­ment mécon­nus ou décriés, ils ne sont pas non plus les plus pauvres, la tra­hi­son peut les cou­vrir de gloire. »

« Les pre­miers regards qu’on a jetés sur eux, c’é­taient des regards de mis­sion­naires, d’officiers colo­niaux. Dans le plus pur esprit colonialiste. »

Si on parle de l’ethnophotographie, de la façon dont les peuples ont été repré­sen­tés, les pho­to­graphes sont res­pon­sables, oui. Les pre­miers regards qu’on a jetés sur eux, c’é­taient des regards de mis­sion­naires, d’officiers colo­niaux. Dans le plus pur esprit colo­nia­liste. Il y a encore des pho­to­graphes contem­po­rains qui ont un dis­cours néo­co­lo­nia­liste : ils regardent des « sau­vages », des gens très naïfs, exo­tiques. Sebastião Salgado dit : « J’ai vu des gens très inno­cents, j’ai beau­coup appris de leur inno­cence. » Mais il n’y a pas de peuple inno­cent ! Il aurait dû lire Claude Lévi-Strauss. « Leur inno­cence », c’est très infan­ti­li­sant. Qu’est-ce qui se cache der­nière ce mot ? De grands enfants. Donc une supé­rio­ri­té, une légi­ti­ma­tion de son regard. On conti­nue alors à relé­guer ces gens, à les cari­ca­tu­rer en disant qu’ils ne sont qu’une dif­fé­rence exo­tique. Ces peuples sont en dan­ger, en souf­france, et on les ren­voie à des rôles d’insectes, oui. « Regardez la jolie cou­leur de ces papillons. » Ils ne sont pas meilleurs, c’est faux : en le disant, on nie leur huma­ni­té. Et comme ces peuples sont en lutte pour la recon­nais­sance de leur inté­gri­té et de leurs terres, les repré­sen­ter comme des enfants réduits à leur seul exo­tisme édul­core les crimes dont ils sont vic­times et y participe.

Vous ne les idéa­li­sez pas, dans vos reportages. 

J’ai vu par­tout, dans chaque socié­té, la vio­lence, la cupi­di­té, la véna­li­té, la tra­hi­son : bref, ce sont des êtres humains. Il n’y a pas d’humanité meilleure que d’autres, seule­ment des socié­tés plus agréables, rien de plus. Il faut lire, je me répète, Lévi-Strauss.

Comment le grand public peut-il s’y retrou­ver, face à des images exposées ? 

Malheureusement, le tra­vail « exo­tique » fait rêver les gens. Paul Nizan, dans Aden Arabie, un chef d’œuvre, disait cette phrase si juste : « Les autres conti­nents four­nis­saient quelques-uns des mondes ima­gi­naires que tous les hommes inven­taient dans la nuit pour oublier les véri­tés de leur pur­ga­toire et déco­rer d’illusions leur indi­gence et leur écra­se­ment. » C’est ça, on te vend du rêve, tu crois que c’est beau ailleurs pour te faire oublier que ta vie ici n’est pas géniale. On est dans l’artifice, la dupe­rie ; on n’est pas dans la conscien­ti­sa­tion. Travailler sur l’altérité, c’est un com­bat. Si on est pour l’altérité, il faut aller jusqu’au bout. Sinon, c’est l’é­mis­sion « En terre incon­nue » : ils font croire qu’ils sont tou­jours bien reçus, que les gens les adorent, que tout le monde pleure quand ils s’en vont. Mais non, ils ont été super bien payés ! Pour la tri­bu qui les a accueillis, c’est le jack­pot. Tout est faux, le public est manipulé.

Vous êtes très cri­tique sur les repor­ters pres­sés et les tou­ristes qui abordent ces peuples.

C’est le « pri­mi­tive busi­ness ». Ces gens les font se désha­biller, poser, alors qu’ils vivent en short toute l’an­née avec des télé­phones por­tables — mais on ne veut pas les voir comme ça. Au début, c’étaient les mis­sion­naires qui jus­ti­fiaient leur mis­sion ; ensuite, c’étaient les colons qui jus­ti­fiaient l’accaparement des terres ; aujourd’­hui, on est avec des pho­to­graphes super­fi­ciels ou des émis­sions de télé qui font de l’argent. On est dans la pré­da­tion éco­no­mique, la réduc­tion à l’exotisme.

Jeune fille abandonnée sur les routes du Jharakan, Inde, 2005

Vous ven­dez vous-même vos repor­tages à des maga­zines et des gale­ries : on pour­rait dire que c’est aus­si du business… 

C’est vrai, on pour­rait le dire… J’ai par­fois bien gagné ma vie, par­fois très mal. Au final, je n’au­rais pas tou­ché beau­coup d’argent. Je peux seule­ment vous dire que je n’ai jamais réduit les gens que je pho­to­gra­phiais. Au début, lors des années Géo, pen­dant six ou sept ans, j’ai fait de l’ethno-couleur grand public : le rituel, la chasse, la pêche, des pay­sages. J’avais à l’o­ri­gine une for­ma­tion que je qua­li­fie­rais de « naïve » — on par­lait de Jean Rouch… Puis j’ai sai­si la réa­li­té et la com­plexi­té et j’ai fait du poli­tique. Je peux faire quelques pho­tos de rituels, pour mon­trer l’identité de ces per­sonnes, mais je ne vais pas m’arrêter à ça. Je tra­vaille sur leurs luttes, leurs évo­lu­tions dans un monde qui les rat­trape, les exac­tions qu’ils subissent, les guerres, les désastres éco­lo­giques, l’emprise des missionnaires…

« Politique », dites-vous. Militant ? 

Oui, mili­tant, je le reven­dique. Je me suis impli­qué, je défends le res­pect de la diver­si­té, le droit à la dif­fé­rence, des prin­cipes de jus­tice. Défendre la cause autoch­tone, c’est aus­si ma propre cause, indi­rec­te­ment ; si on est favo­rable à l’altérité et qu’on sait que la dif­fé­rence est un des élé­ments fon­da­men­taux de la vie humaine, si on res­pecte les droits des cultures et des terres, on défend des valeurs qui me concernent éga­le­ment direc­te­ment. On est tous reliés.

Vous mobi­li­sez sou­vent Lévi-Strauss, on l’a vu, mais aus­si Hannah Arendt, Nizan et Edgar Morin. Comment leur pen­sée tra­vaille-t-elle votre pra­tique photographique ?

« Il y a des juges, il y a beau­coup de pro­cès, les gens sont condam­nés, mais tout est dans la parole : il n’y a pas de police. »

Ce sont des gens qui vous guident pour votre vie entière. Hannah Arendt, dans son ana­lyse sur les sys­tèmes tota­li­taires, com­mence avec le colo­nia­lisme, colo­nia­lisme qui va pré­pa­rer les États tota­li­taires. Lévi-Strauss, pour la curio­si­té et la com­plexi­té de la vie, la grande culture. Comme Edgar Morin, ce sont de grands jouis­seurs de l’exis­tence, ils sont inté­res­sés par tout. Morin relie. Ce sont des sen­ti­nelles, des gens qui m’ont don­né des voies pour vivre. Nizan c’est la révolte, l’indignation pure.

Vous qua­li­fiez la tri­bu de Palawan de « doux anar­chistes ». Leur fonc­tion­ne­ment pour­rait-il, plus lar­ge­ment, faire office d’ins­pi­ra­tion politique ?

Ils livrent en tout cas un modèle auquel je suis sen­sible. Très peu de hié­rar­chie, pas de chef — mais un conseiller. Il dis­pose de pou­voir mais il n’a que celui de la parole ; il peut dire « Faites ça », mais si quel­qu’un ne le veut pas, per­sonne ne pour­ra le for­cer. Il n’y a pas de pou­voir de coer­ci­tion. Il y a des juges, il y a beau­coup de pro­cès, les gens sont condam­nés, mais tout est dans la parole : il n’y a pas de police. Lorsque que quel­qu’un est condam­né — payer une amende par des pou­lets ou du riz —, le prin­ci­pal a été fait. C’est une jus­tice de l’énonciation : ça été dit, enten­du et débat­tu par tout le monde. S’il n’exécute pas sa peine, per­sonne ne va le for­cer. Par contre, il va s’i­so­ler, on n’aura plus confiance, il se mar­gi­na­li­se­ra. Cette tri­bu est non-vio­lente. Ça ne veut pas dire qu’elle soit dénuée de vio­lence, mais elle est réduite au maxi­mum. L’autodérision et l’humour y sont pra­ti­qués avec pas­sion. Ça fait mal à l’ego, très mal vu chez ce peuple. Il y a quelques socié­tés dans le monde qui fonc­tionnent ain­si et ce sont géné­ra­le­ment des socié­tés de chasseurs-cueilleurs.

De la qua­ran­taine de tri­bus que vous avez rencontrées…

… c’est la seule où j’irai, si je devais vivre dans une socié­té. Les Palawan sont très sou­dés tout en étant très indé­pen­dants. Chacun dans son coin, pas de vil­lage, ils n’aiment pas ça. Chacun va se visi­ter, il y a des alliances, des familles qui vont se mettre ensemble pen­dant deux, trois ou quatre ans. En plus d’être paci­fiques, ils sont dotés d’un sens de l’hu­mour assez redou­table, l’au­to­dé­ri­sion y est pra­ti­quée avec un but : lut­ter contre l’e­go, source de conflit. On y rit beaucoup.

Sur la route de la Soule, Pays Basque, 2007

Vous êtes vous-même anarchiste ? 

Non. Il y a des choses que j’aime dans cette pen­sée, bien sûr, mais en matière de violence…

Il y a tout un cou­rant anar­chiste non-violent ! 

Oui, je sais. Les Palawan en sont un exemple non théo­rique, très agréable et doux.

Vous tra­vaillez en ce moment aux États-Unis. Vous pou­vez nous en dire davantage ?

« Travailler sur ces pro­blé­ma­tiques sous Trump, lui qui a ravi­vé le racisme, est très moti­vant. Les supré­ma­cistes sont à l’aise avec lui. »

Je tra­vaille en Oregon, c’est là où se trouve mon cœur. J’ai tou­jours été bou­le­ver­sé par les films et les livres qui parlent de l’esclavagisme, des lyn­chages, du racisme, de la ségré­ga­tion… Je tra­vaille sur une école qui a été créée par quatre femmes afro-amé­ri­caines pour don­ner une édu­ca­tion de qua­li­té aux enfants vic­times du racisme sys­té­mique qui imprègne la socié­té amé­ri­caine, qu’il soit racial ou social — noirs, lati­nos, amé­rin­diens ou blancs pauvres. Dans cette école on les valo­rise, on leur apprend à vivre ensemble. L’Oregon, Portland, ça a une image très ten­dance, cool, l’herbe est léga­li­sée, il y a des hip­pies, c’est très éco­lo. Portland est la ville la moins vio­lente des États-Unis. L’Oregon, c’est un État de pion­niers, de bûche­rons, his­to­ri­que­ment oppo­sé à l’esclavagisme dans sa consti­tu­tion. Mais pas par huma­nisme, plu­tôt par purisme. Car qui dit esclaves dit Noirs… et ils n’en vou­laient pas ! En Oregon, c’est seule­ment en 1925 que les Noirs ont eu le droit de s’installer. C’est une his­toire encore cachée. Ça fait un an et demi que j’ai com­men­cé ce pro­jet. Au départ, je suis allé voir une des fon­da­trices pour faire des por­traits des enfants. Trois semaines après, je ne l’a­vais pas vrai­ment convain­cue… Alors j’ai pro­po­sé de for­mer les enfants au pho­to­jour­na­lisme, de docu­men­ter la vie de l’école et de publier un jour­nal de manière béné­vole. Là, les fon­da­trices m’ont dit : c’est quand vous vou­lez. J’ai déjà pas­sé six mois là-bas. J’ai deux cours chaque semaine. Je ne me dou­tais pas de l’importance, de l’intensité d’une classe, des drames et des joies. C’est extrê­me­ment inté­res­sant. L’éducation, c’est fon­da­men­tal. Travailler sur ces pro­blé­ma­tiques sous Trump, lui qui a ravi­vé le racisme, est très moti­vant. Les supré­ma­cistes sont à l’aise avec lui, ça devient plus violent, plus ten­du. Ce pro­jet, c’est dans la filia­tion de ce que j’ai fait.

Vous avez un pro­jet paral­lèle aux Philippines, n’est-ce pas ?

Cela fait 30 ans que je suis cette val­lée. Autrefois iso­lés, la Vallée et ses habi­tants ont vu le monde exté­rieur s’in­vi­ter dans leur vie, créant de pro­fonds bou­le­ver­se­ments. Ils sont en dan­ger ! Des com­pa­gnies agri­coles veulent faire main basse sur ces terres pour y plan­ter du pal­mier à huile en enfrei­gnant la loi. Ces plan­ta­tions menacent l’équilibre éco­lo­gique de l’île de Palawan, la plus pré­ser­vée des Philippines. Certains habi­tants très inquiets, pensent à fuir loin dans les mon­tagnes. Face à cela, le Musée natio­nal des Philippines et moi avons déci­dé de mon­ter un pro­jet de pro­tec­tion de la Vallée. Il sera com­po­sé de dif­fé­rentes actions. D’une part le musée, ins­ti­tu­tion très res­pec­tée, condui­ra des mis­sions d’études eth­no­gra­phiques affir­mant sa pré­sence dans la région. Les spé­cu­la­teurs auront alors moins de faci­li­té pour mener leurs pré­da­tions dans le silence. Je vais éga­le­ment for­mer pen­dant cinq ans des Tau’t Batu à la pho­to pour qu’ils deviennent à leur tour les eth­no­graphes et repor­ters de leur vie. Le fruit du tra­vail pro­duit par les cher­cheurs du musée, par les Tau’t Batu eux-mêmes et par moi sera mon­tré au Musée natio­nal des Philippines et deux livres vien­dront conclure ce pro­jet en 2023, tout cela avec l’aide de soutiens2. Des publi­ca­tions dans la presse, des confé­rences, l’ac­com­pa­gne­ront pen­dant toutes ces années. J’espère que cette visi­bi­li­té natio­nale et à l’étranger pro­tè­ge­ra la val­lée. On me demande sou­vent si mon tra­vail de pho­to­re­por­ter a chan­gé quelque chose un jour. Jusqu’à aujourd’­hui, la réponse était non. Mais si j’arrive à par­ti­ci­per à la pro­tec­tion de la Vallée, ce sera ma plus belle réa­li­sa­tion. Là, c’est pos­sible. Mes pho­tos vont pou­voir chan­ger quelque chose.


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  1. Appareil pho­to télé­mé­trique au for­mat pano­ra­mique.
  2. Notamment avec l’ambassade de France aux Philippines, Canon France et par­ti­cu­liè­re­ment M. Jacques Rocher, fidèle sou­tien du tra­vail Pierre de Vallombreuse depuis de nom­breuses années.

REBONDS

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