Entretien inédit pour le site de Ballast
Dernier volet de notre rencontre. Dernier épisode, également, de notre semaine consacrée à l’écrivain de science-fiction. Le langage, la Technique, l’organisation de l’action et la construction de l’altérité, autant d’enjeux centraux abordés ces derniers jours ; parlons à présent de démocratie, de violence révolutionnaire, de revenu universel et de féminisme. Bonne lecture !
Dans La Zone du Dehors, il y a un regard critique sur la démocratie comme idéal politique ultime : quel est votre rapport à la démocratie ?
C’est très simple. On essaie de confondre démocratie et suffrage universel, de faire croire qu’à partir du moment où une majorité vote et chacun a droit à une voix, on est en démocratie. C’est une grosse forfaiture ! Badiou l’a très bien démontré. Le Comité invisible est également très pertinent sur ce sujet. Je songe toujours aux résistants durant la guerre : en France, on était à l’époque 40 millions et il y avait, en tout, en grattant partout, 2 millions de résistants un peu actifs. Donc un pour vingt. Aujourd’hui, la militance correspond exactement à la même chose : cela représente seulement 5 %. Pourtant, ces 5 % ont une beauté, une intensité qu’il faut respecter. Il y a des majorités silencieuses, des personnes qui n’ont pas d’avis, eh bien fuck ! Je préfère aller vers ce qui est vivant. Il me paraît normal d’accorder plus de poids à la petite minorité qui amène une dynamique vitale, de la laisser faire et agir. Tant qu’on s’en remet au vote, on bloque quasiment tout ce qui peut être intéressant. Ce côté extensif de la démocratie, un être, une voix, c’est une absurdité ; c’est le suffrage universel que je critique.
Mais, du coup, qu’est-ce que la démocratie pour vous ?
« Je songe toujours aux résistants : en France, on était à l’époque 40 millions et il y avait, en tout, en grattant partout, 2 millions de résistants un peu actifs. »
Je suis très attaché aux notions de vitalité et de vivant. J’ai toujours du mal même avec l’humanisme au sens strict, qui consiste à mettre l’humain au centre. L’humain relève aussi de choses extrêmement négatives : c’est une « maladie de peau de la Terre », comme disait Nietzsche… Le bon critère, pour moi, c’est le vivant : la vitalité, les forces vivantes, ce qui est dynamique, animal, végétal, ce qui est en vie dans les corps sociaux. La quantité ne m’intéresse pas. Face à un groupe de cent où il y en a soixante-dix qui pensent telle chose, je suis vraiment nietzschéen : je me demande de quelle façon ces 70-là sont réellement en vie. Ce qu’ils portent est-il de la vitalité ou simplement des volontés de conservation, de protection, de peur ? Posons-nous la question de savoir pourquoi les démocraties occidentales tendent toutes vers la droite. Pourquoi l’échiquier politique n’a-t-il pas cessé de dériver comme si on avait tiré le tapis vers la droite ? Les majorités statistiques tendent vers l’autoconservation et non vers la vitalité. Il faudrait tendre vers une démocratie qui respecterait les forces vives, ou qui leur donnerait la priorité. Mais ça ne passera pas par le vote. Il faut libérer les forces de vies partout où elles existent, partout où on les emprisonne et les anesthésie.
Dans un groupe qui s’auto-organise, n’y a-t-il pas un risque de perdre de l’énergie et du temps à se regarder le nombril, à admirer sa propre radicalité ?
La critique de l’entre-soi de Nuit Debout me fait marrer. Effectivement, on y trouve beaucoup d’étudiants de socio ou de philo qui sont les déclassés de la nouvelle génération, qui n’ont pas de place dans la société. Mais c’est heureux qu’il y ait cet entre-soi : il faut que le désir commun naisse. Quand tu côtoies les sphères des capitalistes, l’entre-soi est là, et il le faut ! (rires) Ceux qui débarquent sur la place ne se connaissent pas, la plupart du temps : il faut commencer par parler aux gens, par se reconnaître. C’est une étape absolument indispensable, qui ne m’inquiète pas du tout. Au contraire, on en manque peut-être encore un peu, pour être suffisamment denses, pour qu’on puisse vraiment se faire confiance. Si tu es sur une place comme à Nuit Debout et que tu dis « Allez, viens on va péter une banque », tu as intérêt à avoir confiance dans les mecs qui sont là ! Il faut créer cette confiance — ce qui prend du temps — avant que les choses ne se déploient.
Quid du surgissement des contradictions, des luttes entre les différentes « forces de vie » ? On peut prendre l’exemple de l’opposition entre les black blocs (ou les « autonomes ») et une autre partie des militants inquiets de l’image qu’ils renvoient à travers les médias dominants…
Si tu commences à raisonner comme ça, tu ne fais rien. Je respecterai toujours les intensités. Les personnes au sein des black blocs portent la vie, même si cette vie passe par la colère, par la violence, à un moment donné. La force de vie qu’il y a là-dedans, il faut la respecter. Vouloir la limiter ou l’auto-limiter, l’arrêter au nom de la perception du public des mous, du public des neutres, n’est pas souhaitable. Respectons, libérons, laissons-les développer leurs choses. À mon sens, cette liberté s’arrête seulement s’ils en arrivent à bloquer des forces de vie, c’est-à-dire à tuer des gens.
Comme Action directe ?
« Les personnes au sein des black blocs portent la vie, même si cette vie passe par la colère, par la violence, à un moment donné. »
J’ai toujours eu du respect pour le courage dont a fait preuve Action directe à son époque, au sens où les actions étaient extrêmement ciblées, politiquement pensées — l’inverse d’un acte aveugle. Le terrorisme actuel, qui consiste à tuer des innocents, ne mérite aucun respect ; c’est politiquement ignoble et pitoyable, ça ruine non seulement les vies tuées et les proches détruits mais ça génère un climat sécuritaire étouffant qui renforce la droite dure dans les cœurs. Demain, n’importe quel taré peut entrer dans une école, tuer 50 personnes au nom d’une religion : qu’est-ce que ça va prouver, dire, sinon le plus absolu du nihilisme ? Par contre, viser des personnes dont les actes sont indiscutablement criminels pour les forces de vie d’une société, je trouve que ça peut avoir un sens. On manque en tout cas de mouvements qui arriveraient à frapper des décideurs militaires, politiques et capitalistes qui continuent à proroger leurs exactions dans une impunité absolue, et qui sont responsables de dizaine de morts par suicide, par implosion, quand ce n’est pas par barbouzerie. Sans évoquer le niveau écologique, toxique, médical : quand des décideurs parfaitement au courant des risques commercialisent des produits qui génèrent des cancers, des maladies dégénératives, des morts… La sérénité dont ils bénéficient est écœurante.
Revenons aux projets d’émancipation en cours. Quelle est votre position sur le revenu universel et le salaire à vie ?
On a fait un boulot sur la Biennale du travail avec des écrivains de SF, justement. Je suis à fond sur le revenu universel d’existence, c’est-à-dire inconditionnel, à vie. C’est l’une des solutions, l’un des motifs d’espoir. Je suis très surpris que cela vienne aussi vite dans le débat politique ; je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit question lors de l’élection présidentielle. Il existe la version de droite, qui est : « On va vous donner 500 euros et toutes vos allocs seront dedans, même vos retraites. » Évidemment, ce n’est pas cela que je défends. Le vrai revenu universel, tel que je le rêve, consiste à n’être plus dépendant de l’emploi pour avoir une vie décente. Nous ne sommes alors plus esclaves du travail et de tout ce que cela implique dans le régime capitaliste. Le nombre de personnes qui ont un travail libre, ce doit être 10 % de la population. Tout le reste est complètement aliéné dans des conditions de travail qui sont dégueulasses et honteuses, redondantes et tristes. Il faut décorréler — et ça va être très long, les notions de mérite et de rémunération. Dire qu’on peut avoir une rémunération sans la mériter par l’effort, mais parce que la société est suffisamment riche aujourd’hui pour tous nous payer. Et parce que l’on est le produit de 3 millions d’années d’existence de l’être humain et de développement technologique. On a hérité de cette capacité qu’a eu l’Homme de créer des choses qui nous permettent aujourd’hui, avec 5 % de la population active, de nourrir 100 % de la société. Acceptons que cette productivité existe, que la technologie est là et qu’elle nous permet aujourd’hui de rémunérer tout le monde sans qu’on ait besoin de travailler. Et que ceux qui veulent travailler continueront à le faire. Et qu’il existe également des travaux que l’on ne valorise jamais économiquement et qui sont extraordinaires, comme enseigner aux gamins, s’occuper de ses gosses à la maison, s’occuper de personnes âgées, faire des associations, écrire dans des magazines de vrais articles de fond alors qu’il y a pas de modèle économique pour les financer, etc.
Tous les essais qui ont été faits dans pleins de pays aboutissent au fait que les gens travaillent davantage, au sens où le travail correspond à l’activité. Mais ils ne travaillent plus sur de la merde… Ils s’occupent des autres, développent la culture. Ce n’est que du bonheur, du positif. Cela coupe cette espèce d’angoisse et de peur qu’ont les gens de ne pas avoir de revenu, qui n’osent pas créer d’entreprises, d’activités, d’associations… Partout où existe le revenu universel, les gens osent davantage. Quand on dit « Vous n’êtes pas risquophile »… Tu sais tous ces putains de bourgeois, tous ces putains de libéraux qui ont plein de fric, qui ont des matelas de fric comme ça, qui peuvent monter une boîte du jour au lendemain, ils prennent zéro risque ! Ils parlent de risques mais les mecs n’ont jamais su ce qu’était un risque ! Le vrai risque, c’est le mec au RSA qui va monter sa pizzeria. Lui peut tout perdre ! On peut arriver à une libération de la société ou, du moins, à une ouverture beaucoup plus grande avec ce revenu minimum que tout le monde mérite. Ceux qui veulent continuer à être dans la compétition économique, qu’ils le fassent ; ceux qui veulent gagner un maximum de blé et bien qu’ils le fassent ! Mais les autres, qui sont plus intelligents, qui ont un savoir-vivre, qui sont épicuriens, qui se contentent de peu et qui vivent à fond avec le peu qu’ils ont, qu’ils aient le revenu universel. La société sera bien plus joyeuse qu’elle ne l’est.
Un tel fonctionnement ne risque-t-il pas de créer un système à deux vitesses ?
« Le contrat de travail ne sert qu’à acter et sédentariser le rapport de forces défavorable au salarié. »
Les deux vitesses sont déjà là… Justement, elles deviendront intéressantes. Ceux qui sont dans la deuxième vitesse, et qui estiment que 800 euros par mois leur suffit, se disant « Je vais faire des petites activités complémentaires au besoin, mais je suis suffisamment riche intérieurement et dans mon rapport humain : ce qui m’intéresse n’est pas de consommer ou d’acheter des choses mais d’avoir une vie féconde, fertile et liée aux autres », ceux-là pourront le faire sans être esclaves du système capitaliste actuel qui t’oblige à mendier pour avoir un job, à te coucher par terre et à ramper pour pouvoir le garder. C’est ça, la vérité des rapports économiques. Je lisais un article sur le revenu universel dans Le 1, où le mec disait, en gros : « Un chèque ne créé pas de solidarité sociale ; ce qui en crée, c’est un contrat de travail. » Mais ces mecs-là n’ont jamais bossé ! En tout cas jamais au bas de l’échelle. Il n’y a rien de plus inégalitaire et de moins solidaire qu’un contrat de travail. C’est un contrat d’exploitation — on légalise juridiquement ton exploitation. C’est pareil dans l’écriture. Il y a plein de contrats que j’ai signés : je me suis fait archi-niquer parce que tu cèdes tous tes droits à quelqu’un qui peut faire ce qu’il veut de ton œuvre, que tu as mis trois ans à écrire ! Je suis en train de me battre pour racheter des droits que j’ai perdus sur une liquidation. Le contrat ne sert qu’à acter et sédentariser le rapport de forces défavorable au salarié. Foucault l’avait dit. Avec la loi derrière toi, tu peux aliéner comme tu veux un salarié.
Mais, avec le revenu universel, le rapport social et économique est-il réellement changé vis-à-vis du capital ? Le capitalisme est-il réellement mis en danger ?
Il est extrêmement mis en danger. Ce que va faire le capitalisme est d’essayer de mettre ce revenu suffisamment bas pour que la dépendance au travail demeure. Entre 500 et 800 euros par mois, l’écart est fondamental dans le dispositif. La droite est favorable à un revenu de base de 500 euros : c’est le seuil de pauvreté, à partir duquel les gens ne pourront pas vivre correctement sans mendier un travail, sans se battre face à 500 personnes à chaque demande d’emploi pour aller gratter un pauvre SMIC dans des conditions dégueulasses. Il y a un seuil très important à partir duquel tu n’es plus esclave ; si tu as 800-900 euros, tu peux commencer à vivre. Cette mesure peut très bien plaire à la droite, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, selon le niveau que tu atteins. Il y a également d’autres enjeux : le donne-t-on à tout le monde ? Sous conditions de ressources ?… Je suis convaincu que c’est une vraie solution d’émancipation et qu’il va falloir se battre pour ça. Il faut des marchés-tests, il faut prouver que ça marche sur une ville, un village, une commune, un pays. Ils ont essayé en Finlande. C’est comme ça qu’on arrivera à faire avancer l’idée — il ne faut pas la mettre en place d’un seul coup, ni se battre aussitôt pour la France entière. Il faut faire des trous dans la trame avant de la déchirer.
Une critique revient parfois, surtout de la part de lectrices : il y a du sexisme dans certains de vos écrits. Comment le percevez-vous ? À quand un Damasio ouvertement féministe ?
Ces critiques sont légitimes si l’on oublie que La Zone du dehors a été écrite quand j’avais 22 ans, à une époque où mon expérience humaine et sentimentale des femmes était encore très modeste. Alors oui, ça reste un livre d’hétéro un peu immature où je ne me sentais pas capable de porter valablement des personnages autres que masculins et de le faire bien. Boule de Chat, dans La Zone, est un beau personnage, lumineux et vivant, mais ça reste un personnage fantasmé, un peu extérieur au Bosquet, le rêve d’un post-ado de 22 ans — même s’il y a dans le livre un passage féministe que j’aime beaucoup sur la tyrannie de la beauté. Je trouve que La Horde du Contrevent marque un vrai changement, avec deux forts personnages féminins, Oroshi et Aoi, que j’ai vraiment réussi à habiter de l’intérieur, à déployer : des personnages réellement moteurs dans le récit. C’est une fierté, pour moi. Ceux qui n’écrivent pas croient que porter en soi le personnage d’un autre sexe est facile, ne présente pas de difficulté particulière et qu’écrire en privilégiant des personnages masculins quand on est un homme hétéro est une beauferie : c’est juste de la probité, le plus souvent, l’envie de ne pas tricher, de ne pas réfracter un ressenti qu’on n’aurait pas réellement éprouvé. Avec l’âge, ma perception intime s’est féminisée. D’abord parce que je suis en couple depuis dix ans avec une militante féministe, mais aussi parce que mes deux enfants sont des filles et que je perçois avec plus d’ampleur et de finesse les enjeux qui peuvent les traverser.
Après, je reste assez critique avec cette espèce de police de la pensée genrée que je peux entendre parfois. Pourquoi ne pas me reprocher aussi de ne pas mettre assez de Noirs dans mes livres, ou assez d’Arabes, ou assez de Juifs, ou de ne pas porter les enjeux queers ou LGBT, ou de ne pas avoir un héros gay ou trans ? Un roman n’a pas vocation à être un tract ou un manuel de bien-pensance à l’usage des gauchistes éthiquement corrects. J’écris ce que je peux écrire. Ce que je sens authentique en moi, que je peux toucher et cerner. Je n’ai pas d’expérience trans, je ne suis pas une femme, je ne suis pas né au Zaïre ni à Gaza ; j’écris dès lors d’où je suis, du milieu de cet Occident capitaliste petit-bourgeois qui m’a fait : j’essaie d’en démonter les murs et l’horreur tranquille. Et j’essaie d’être aussi ouvert que possible aux enjeux des autres, de les porter quand je peux, d’assumer mes responsabilités politiques d’écrivain quand je peux y parvenir avec probité. Les critiques féministes sont justifiées si l’on espère de moi des livres qui sachent restituer avec profondeur leurs enjeux. Aujourd’hui, je n’en suis pas encore capable, même si Les Furtifs s’appuient sur des personnages féminins que je pense forts, originaux et forts. J’ai l’impression d’être un peu moins con qu’avant, un peu plus conscient. Je pars de loin, d’un père machiste, d’une éducation patriarcale très classique. J’ai fait un énorme chemin depuis, plus méritoire que beaucoup d’autres, je crois, mais ça reste certainement insuffisant politiquement, bien sûr. Mon ambition est que les femmes que je pose soient réellement motrices dans le récit et décisives dans le combat, qu’en les voyant agir et vivre on puisse sentir qu’elles ne sont pas des projections, qu’on s’y identifie comme à une force de vie. Oroshi réussit ça, Aoi aussi, Saskia et Sahar dans Les Furtifs également, il me semble. Donc soyez patients, et soyez bienveillants !
Lire « L’archipel des Calabs » et « Demain commence aujourd’hui » : deux nouvelles inédites de l’auteur.
Visuel de couverture : http://www.phonophore.fr
Toutes les photographies d’Alain Damasio sont de Cyrille Choupas, pour Ballast.
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