Texte inédit | Ballast
Il y a tout juste un an, les images tournaient en boucle sur les chaînes d’info en continu : au beau milieu du Poitou, des milliers de manifestants et de manifestantes tentaient d’envahir une mégabassine, symbole de l’accaparement de la ressource en eau par une minorité d’exploitants agricoles. Le dispositif répressif mis en place pour les empêcher d’atteindre leur objectif était sans précédent : 3 200 gendarmes et policiers, des hélicoptères et des véhicules blindés, ainsi qu’une véritable cavalerie montée sur des quads. 5 000 grenades tirées en deux heures — plus d’une toutes les deux secondes. Résultat : 200 personnes blessées, dont 20 mutilées. Et le ministre de l’Intérieur de se justifier en recourant au qualificatif honteux d’« écoterrorisme ». Devant la « nécessité de faire un contre-récit », des sociologues embarqués dans les manifestations ont constitué le collectif du Loriot afin de recueillir les mots, trop souvent ignorés, de participants aux parcours plus divers qu’on ne le croit. Ils publient aux éditions La Dispute un recueil d’entretiens et de témoignages : Avoir 20 ans à Sainte-Soline. Nous nous sommes entretenu avec trois d’entre elles et eux.
Un an après, de quoi Sainte-Soline est devenu le nom ?
Hélène Stevens : Celui d’un mouvement écologiste et social qui a pris de l’ampleur. Les acteurs collectifs qui ont appelé à la manifestation de Sainte-Soline portent ces deux dimensions, sans les distinguer, mais en les articulant. Cette articulation, le nombre de manifestant·es, l’ampleur de l’organisation et de la logistique derrière la manifestation et, aussi, l’importance de la répression policière confèrent à Sainte-Soline une place à part.
Mathias Lenzi : On l’oublie parfois nous-mêmes, mais malgré tout, le mot qui accompagne Sainte-Soline, c’est l’eau. À ce titre, ce qui s’est passé est une « réussite ». Malgré le récit médiatique dominant sur les violences, on a aussi parlé de la façon dont on utilise l’eau, collectivement ou non, et de l’agriculture. La question du partage de l’eau, ou de son absence, a été mise à l’agenda, ce qui a contribué à la politiser.
Benoît Leroux : Je voudrais revenir pour ma part sur le toponyme. À l’instar du Larzac, de Notre-Dame-des-Landes, Sainte-Soline va devenir le synonyme d’une lutte symbolique d’un conflit des usages autour de l’eau et des communs que représente cette ressource. Le Larzac n’est aujourd’hui plus seulement la région des Causses peuplée par une paysannerie vieillissante dans les années 1970, c’est devenu le symbole d’une lutte, de la résistance à un ordre établi, à un camp militaire et à l’imposition vertical d’une décision sans concertation ni considération des habitants et des habitantes d’un territoire. Sainte-Soline s’inscrit, à plus d’un titre, dans cette trajectoire historique. On a vu à Sainte-Soline une certaine continuité, avec des « anciens combattants » qui étaient à Notre-Dame-des-Landes, au Larzac et qui sont venus avec leurs expériences et répertoires d’actions.
Avec ce genre d’événement, l’accent est souvent mis sur une forme de rupture : dans sa contribution à votre ouvrage collectif, Corinne Morel Darleux parle d’ailleurs d’« un avant et un après Sainte-Soline », notamment pour les jeunes générations. Qu’en pensez-vous ?
« La jeunesse est souvent décriée, stigmatisée — soit comme éco-anxieuse, soit comme trop radicale. Trop ou pas assez, donc, mais jamais comme il faudrait. [Hélène Stevens] »
Hélène Stevens : Un texte du politiste Bertrand Geay revient sur les luttes écologistes qui ont marqué les trois dernières décennies et analyse ce que la mobilisation à Sainte-Soline a de nouveau par rapport aux précédentes : elle coordonne des formes d’action qu’on pourrait qualifier de radicale avec des formes d’action plus classiques, et articule la question des luttes pour les biens communs avec celle de la lutte des classes. Si on a fait le choix de s’intéresser plus particulièrement aux jeunes présents à Sainte-Soline, c’est parce qu’ils étaient nombreux, qu’on les côtoie dans notre travail d’enseignement et parce que, de façon générale, la jeunesse est souvent décriée, stigmatisée — soit comme éco-anxieuse, soit comme trop radicale. Trop ou pas assez, donc, mais jamais comme il faudrait. On souhaitait donner la parole à une fraction de ces jeunes-là, tout en ayant conscience des échanges intergénérationnels, des transmissions qui interviennent dans ces moments-là. Chaque événement politique a une histoire propre, mais s’inscrit dans une forme de continuité avec des précédents.
Mathias Lenzi : Plusieurs enquêté·es nous ont parlé de ces transmissions. Dans certains entretiens qui n’ont pas été publiés, ils expliquent que leurs parents ou grands-parents ont participé à des luttes sociales ou écologistes, les ont socialisés à ces questions, voire leur ont conseillé des techniques de préparation pour se confronter à la répression policière actuelle. Parfois, la transmission se fait paradoxalement sur le mode de l’absence : beaucoup d’enquêté·es expriment un sentiment d’impuissance et, pour y pallier, ressentent une forte envie de comprendre, découvrir ou redécouvrir certaines techniques agricoles, certains savoir-faire qui n’ont pas été transmis.
À rebours de l’image monolithique du manifestant ou de la manifestante, vous avez tenu à insister sur l’hétérogénéité des participants. En cela, le premier témoignage est particulièrement atypique : une enfance privilégiée dans une famille de droite, jusqu’au maraîchage et à une mobilisation à Sainte-Soline…
Mathias Lenzi : On voulait vraiment mettre en lumière cette hétérogénéité. Dans ce premier témoignage, je ne suis pas sûr qu’on ait souhaité insister tant sur la trajectoire sociale d’Anaëlle1 que sur son rapport à l’agriculture. Elle a été maraîchère, frappée directement par la sécheresse et les usages de l’eau. Elle se retrouve liée, localement, à des infrastructures qui ont contribué à mettre en échec son installation.
Hélène Stevens : Notre point de départ était de donner la parole à des gens qui ont été réduits à des corps, soit sur l’offensive, soit sur la défensive et qui ont été présentés par les médias uniquement comme des « écoterroristes », des « ultragauchistes », des « khmers verts ». On a assisté à une forme de réduction qui masquait une diversité importante. Il fallait donner accès à une parole qui montre les choses sous un jour beaucoup plus complexe. Le parcours d’Annaëlle est intéressant à ce titre : son échec, son regret de ne pas continuer son activité de maraîchage cohabite avec sa socialisation familiale dans un milieu privilégié, intellectuel. Elle est contre la violence mais elle est tout de même présente à Sainte-Soline et ne se désolidarise pas des autres manifestant·es qui sont davantage prêts à un affrontement.
« On nous impose de manière récurrente l’image de jeunes très énervés, violents, qui forment le black bloc, sans délivrer aucune information sur leur trajectoire. [Benoît Leroux] »
Benoît Leroux : La génération investie dans ces mouvements de luttes écologiques et sociales traverse une période de trouble. Beaucoup des personnes avec lesquelles on s’est entretenu ont parlé de la réforme des retraites, de l’assurance chômage, des mouvements qui ont été réprimés très durement. On nous impose de manière récurrente l’image de jeunes très énervés, violents, qui forment le black bloc, sans délivrer aucune information sur leur trajectoire. Si on s’appuie sur les chiffres cités dans le texte de Florence Ihaddadene, 60 % des participants aux mobilisations climat ont au moins un bac +5 et une majorité est issue des classes supérieures. On a cherché à montrer une variété de trajectoires, c’est vrai. Néanmoins, ceux et celles qui sont engagés dans cette lutte ont un profil très informé, éduqué.
Malgré un ancrage localisé, rural, de la manifestation, il n’y a donc pas de rupture sociologique par rapport aux autres mobilisations écologistes et sociales contemporaines ?
Hélène Stevens : C’est une question très intéressante, mais ne disposons pas des matériaux suffisants pour y apporter une réponse solide. On a rencontré, à quelques exceptions près, des personnes jeunes et moins jeunes qui ont plutôt un haut niveau d’études et viennent des classes moyennes et supérieures, des villes comme des milieux ruraux. Mais il y a toujours des biais et on n’a pas d’éléments statistiques qui permettraient de confirmer cette description. On peut faire l’hypothèse qu’on retrouve les mêmes caractéristiques que dans d’autres mouvements, oui. Mais il y a aussi des jeunes issus de milieux ruraux, plus populaires, qui étaient présents. Les Soulèvements de la terre, Bassines non merci et la Confédération paysanne attirent une population diversifiée. L’entretien mené avec Eliott et Laura le montre : leurs conditions de vie sont très précaires, ils ne correspondent pas tout à fait à la description habituelle des militants écologistes.
Benoît Leroux : Une des caractéristiques qu’on a pu percevoir, non seulement grâce aux entretiens, mais aussi en étant attentifs aux plaques d’immatriculation et en participant nous-mêmes aux manifestations précédentes contre les méga-bassines, c’est que c’est une lutte très localisée territorialement. Les gens viennent à ces manifestations parce qu’ils sont concernés en premier lieu : ils habitent la vallée du Clain, le Marais poitevin, ils voient directement des effets délétères sur leur environnement. C’est une donnée qui modifie aussi la composition des mobilisations par rapport à des zones urbaines, où les participants sont surdéterminés par la sociologie des grandes villes. On sait que dans les zones rurales, 60 % de la population est ouvrière ou employée. Il y a très vraisemblablement une plus grande représentation de ces dernières catégories à Sainte-Soline.
Trouve-t-on des similitudes avec la socialisation des militants autonomes, telle que le sociologue Colin Robineau l’a analysée dans Devenir révolutionnaire ?
Benoît Leroux : Oui, il y a peut-être quelque chose d’assez proche de ce que Colin Robineau appelle un « habitus polarisé » : chacun d’entre nous peut être sensibilisé à une question au gré de ses expériences, sans que ses parents ne l’y aient consciemment socialisé. Les structures sociales nous travaillent de l’intérieur. Mais, pour en savoir plus, il nous faudrait faire un travail sociologique plus approfondi.
Ça n’était pas le but de votre démarche. « À l’astreinte du temps long de la recherche, nous avons préféré ici le temps de l’urgence politique » écrivez-vous. Pour en rendre compte, vous mobilisez une pluralité de récits. Le terme est d’ailleurs omniprésent. Pourquoi ? Et qu’entendez-vous par récit ?
« On ne voulait pas se laisser voler ce que nous avions vécu. Il y avait nécessité de faire un contre-récit. [Helène Stevens] »
Hélène Stevens : Au lendemain de Sainte-Soline, raconter ce qui s’est passé est apparu comme une nécessité. Le récit, c’est d’abord ici raconter, et se raconter, à plusieurs, ce qu’on a vécu. Les membres du collectif du Loriot étaient présents à Sainte-Soline et, dès le lendemain, on s’est retrouvés avec 25 étudiants qui y étaient également, qu’on connaissait par le biais des mobilisations contre la réforme des retraites, pour échanger sur ce qu’on avait vécu. On ressentait la nécessité de dire ce qu’on avait éprouvé, parce qu’on était passé par des états émotionnels très contrastés : des moments très galvanisants et des moments de sidération, de peur, d’effroi face à un déchaînement de violence. Très rapidement, il a été question d’une autre forme de violence, celle provenant des médias dominants, de ce qui était dit immédiatement de cette manifestation, leur focalisation sur deux heures de violence. On ne voulait pas se laisser voler ce que nous avions vécu, qui ne correspondait pas avec ce que les médias en disaient à ce moment-là. Il y avait donc nécessité de faire un contre-récit. On s’y est attelé avec nos méthodes sociologiques. On a des outils pour raconter et faire raconter. On s’est appuyé sur une démarche de sociologie compréhensive et une sociologie de la socialisation — d’où des récits de vie et des entretiens biographiques avec des jeunes —, pour comprendre les dispositions sociales, genrées, politiques, militantes qui les ont conduits à se rendre à Sainte-Soline. Il s’agissait de comprendre leurs parcours, leurs nuances, leurs tiraillements parfois et voir comment l’avenir pouvait être imaginé à la suite de ça. En ce sens, Sainte-Soline est non seulement un événement politique, mais également un événement biographique qui pourrait infléchir des trajectoires, d’une façon ou d’une autre.
Mathias Lenzi : Un récit sert aussi à garder une trace. On ne voulait pas le faire à la première personne. On aurait très bien pu écrire les choses en disant « j’y étais, j’ai vu ça », avec un regard de sociologue, ce qui a par ailleurs été bien fait par Michel Kokoreff juste après la manifestation. On a souhaité faire autre chose. Quels outils avions-nous à notre disposition, que pouvions-nous faire ? On a assez rapidement voulu mêler les points de vue, recouper des vécus et les « filtrer » par les récits de vie, les dispositions, pour comprendre à partir d’une « matrice » sociale commune.
Hélène Stevens : Oui, on voulait que ce récit soit collectif. Que la multitude des voix présentes dans ce livre — portraits, entretiens, témoignages de militants, journalistes, artistes, chercheurs en sciences sociales ou fondamentales — construise un récit commun, tout en préservant les singularités des histoires individuelles.
Si vous dites avoir voulu « mettre en avant un récit qui ne réduise pas Sainte-Soline à la violence », vous notez également que c’est « un point nodal », qui intervient au centre exact de trois jours de mobilisation, a condensé les commentaires et occupe une place majeure dans les témoignages recueillis. En tant que sociologues et participants, comment traiter cette violence ?
Mathias Lenzi : On a été formés dans une tradition sociologique inspirée par Pierre Bourdieu, où la violence tient une place centrale. Le monde social est intrinsèquement violent, la plupart du temps de façon symbolique. Certains mouvements sociaux et, surtout, la répression policière, la font rejaillir. Tous les enquêté·es parlent des médics, des blessés et des lacrymos qu’il faut éteindre : ça montre bien, quelle que soit leur position, une expérience partagée de la répression policière. Dans d’autres mouvements sociaux, les stratégies du maintien de l’ordre ont pu se centrer sur certains groupes plutôt que d’autres, ce qui a provoqué une forme de désolidarisation. Là, tout le monde a été touché. Il y a eu un tel sentiment d’injustice qu’il n’y a pas eu de désolidarisation. Et aussi, la violence a été si importante que les stratégies militantes ont été obligées de composer avec, d’où tout ce qui a été mis en place avec les groupes affinitaires, la prise en charge du soin en amont… Bourdieu parle d’une loi de conservation de la violence : on emmagasine la violence quand on y est confronté et elle rejaillit nécessairement d’une manière ou d’une autre. Il y a diverses façons de prendre en charge les effets de la violence, on doit faire avec. Je n’ai aucun mal à parler de la violence, parce que c’est un élément qui caractérise le monde social. On essaye d’éviter de ne parler que de ça, mais c’est néanmoins central dans notre analyse.
Benoît Leroux : Que fait-on de cette violence ? On a tenté de la caractériser, de la nommer, parce qu’on ne peut pas faire autrement : tout le monde en parle ! Que ce soient les enquêté·es, sur les plateaux télé ou dans les salons… On a essayé de faire comprendre que cette violence avait été incorporée, vécue dans la chair des manifestant·es. Et, contrairement à ce qu’en dit la doxa médiatique, cette violence a été préparée, dirigée par le ministère de l’Intérieur et la préfète de département. Si on analyse la situation topographique, c’est-à-dire la manière dont la bassine était protégée par les forces de l’ordre, il était évident que ça allait conduire à des scènes d’extrême violence. Marcelle, membre des Soulèvements de la Terre, le dit bien dans le livre : la violence a été élevée à ce niveau en raison de choix politiques assumés par notre gouvernement actuel. Notre contre-récit montre en creux que les principales victimes de cette violence sont les manifestant·es qui l’ont vécue dans leur chair. La responsabilité première est celle du pouvoir, même s’il y a aussi des manifestant·es qui viennent pour en découdre. Tout dispositif qui confond le maintien de l’ordre avec la répression des forces populaires, critiques et démocratiques, conduit à un durcissement de ces manifestations, ce qu’on déplore par ailleurs.
Aucun contre-récit ne pourrait être livré sans témoins. « Quand j’entends le point de vue des médias, ce qu’ils racontent, j’ai l’impression de ne pas y être allé » dit Mathis, 18 ans. Et, plus loin, il confie « l’impossibilité de raconter vraiment ». Qu’a changé pour vous le fait de partager l’expérience de vos enquêté·es ?
« Contrairement à ce qu’en dit la doxa médiatique, cette violence a été préparée, dirigée par le ministère de l’Intérieur et la préfète de département. [Benoît Leroux] »
Hélène Stevens : Ça nous a permis un rapport de confiance, qui a facilité les échanges. On avait le sentiment d’avoir vécu cet événement marquant ensemble. Comme si dire : « J’étais à Sainte-Soline », suffisait. Sans avoir besoin de s’expliquer d’avantage. On a partagé la joie, la détermination, la colère et une répression policière à laquelle on pouvait s’attendre, mais pas d’une telle ampleur, ni avec cette volonté d’écrasement de l’expression démocratique. Cette expérience commune nous a aussi permis de partager des choses implicites et plus concrètes. On était tous et toutes dans une énorme plaine et on a essayé de retrouver qui était où, avec qui, pour faire quoi. On a aussi essayé d’expliciter des lieux, des moments, des temps singuliers. Tout le monde témoigne d’ailleurs d’un rapport au temps complètement dilué. Le rapport de la Ligue des droits de l’Homme a été précieux pour retrouver des éléments temporels. Tout le monde se souvient de son arrivée autour de la bassine, puis de la trêve. Mais, entre les deux, c’est comme si le temps n’avait plus de marqueur. On a cherché à objectiver, à avoir une description la plus fine possible, sur un terrain d’échange suffisamment commun pour être dans la compréhension.
Mathias Lenzi : Je pense que les entretiens qu’on a pu réaliser ont fait rejaillir, en creux, la manière dont chacun revendique sa présence à Sainte-Soline. On a montré des différences de genre, certains hommes revendiquant la participation comme une sorte d’étendard. On ne l’aurait peut-être pas si bien perçu si on n’avait pas été là, parce qu’on est pris aussi dans ces mécanismes. On nous demande souvent si l’engagement militant tronque la posture sociologique : une large littérature montre que c’est possible, avec des avantages, des inconvénients… Les objets sociologiques sont d’emblée politiques, parfois politisés ou, au contraire, dépolitisés — ce qu’il faut dès lors montrer.
Est-ce que cette démarche était, pour vous, inédite ? Et est-ce qu’elle induit une rupture dans votre trajectoire de chercheuse et de chercheurs ?
Hélène Stevens : Je suis sociologue du travail. Ça fait plus de 25 ans que je documente les transformations du travail et que j’observe un monde qui ne va pas très bien et cause de nombreuses souffrances, qui s’expliquent pas la précarisation de l’emploi, l’intensification du travail, un management qui fragilise et met en concurrence les salariés. J’ai toujours essayé de rendre accessible mon activité de recherche par différents canaux associatifs, politiques ou syndicaux. Dans ce projet autour de Sainte-Soline, je me suis sentie à ma place, en tant que sociologue et en tant que militante. J’ai eu l’impression de réunir deux parties que les injonctions institutionnelles et professionnelles amènent à distinguer, au nom de l’usage qu’on fait de la notion de neutralité axiologique2. Le constat que les services publics et, parmi eux, ceux d’enseignement et de recherche, sont à ce point maltraités malgré les protestations des personnels et étudiants des universités, fait que j’ose plus, aujourd’hui, prendre cette position d’intermédiaire entre le scientifique et le politique.
Mathias Lenzi : J’ai 28 ans, j’étais à Sainte-Soline : j’aurais pu faire partie des enquêté·es. Je me suis pleinement identifié à certains de leurs questionnements. Je n’ai pas la même trajectoire professionnelles qu’Hélène — je n’ai pas fait de thèse, n’ai pas débuté une carrière. Ces événements interviennent à un moment de ma trajectoire où je me sens à la juste place pour y participer. Comme l’ont dit pas mal d’enquêté·es, on ne peut plus attendre. Il faut qu’on agisse. À quoi bon vivre pour attendre un lendemain qui n’adviendra sûrement pas si on ne fait rien ? Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les ambivalences, les tiraillements, les doutes… Par ailleurs, je crois vraiment à l’utilité de la sociologie pour nous aider à comprendre et décrire clairement ce qu’il s’est passé, ce qui nous est arrivé. On ne pourra pas faire l’économie des sciences sociales pour changer de société. La Terre, elle, ne disparaîtra pas, tandis que l’espèce humaine et le vivant, eux, courent ce risque. Il faut donc y aller — quels que soient les coups et les coûts.
« Je crois vraiment à l’utilité de la sociologie pour nous aider à comprendre et décrire clairement ce qu’il s’est passé. On ne pourra pas faire l’économie des sciences sociales pour changer de société. [Mathias Lenzi] »
Hélène Stevens : Mathias rappelait notre affinité avec la sociologie de Bourdieu. On fait un certain nombre de choses pour en partager les apports de son travail avec le plus grand nombre. Aujourd’hui, une nécessité impérieuse s’impose tant sur les questions climatiques que sociales et économiques. On est en permanence soumis à des réformes qui dégradent nos conditions de travail, réduisent nos protections sociales et nous obligent à la réduction de tout horizon collectif viable et enviable. Il n’est pas de très bon ton, dans le monde académique, de se mobiliser. Ce livre nous permet d’affirmer nos désaccords de façon beaucoup plus assumée.
La mobilisation a Sainte-Soline s’est inscrite dans un grand moment de conflictualité sociale, qui transparaît dans plusieurs textes et entretiens — certains mentionnent la réforme des retraites, d’autres les révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel…
Hélène Stevens : En est-on sorti ? Je pense au travail de l’historienne Michèle Riot-Sarcey qui, notamment dans Le Procès de la liberté, parle des résurgences des mémoires révolutionnaires, de la Commune ou, si on revient à Sainte-Soline, du Larzac. Des moments où le peuple fait preuve d’une capacité d’expression, de soulèvement, de révolte. Je ne dis pas que Sainte-Soline est la Révolution française bien sûr ! Mais c’est arrivé dans un moment majeur d’expression d’une colère sociale, où la mobilisation contre la réforme des retraites a embrasé, au sens propre, un certain nombre de villes, peu de temps avant que les révoltes après la mort de Nahel en fassent de même. Il y a plusieurs luttes sociales, antiracistes, écologiques avec lesquelles on imagine des jonctions possibles. C’est moins évident pour les mouvements antiracistes et écologistes, même si certains ou certaines y contribuent en liant luttes anticoloniales et environnementales, à l’instar de Françoise Vergès, qui a écrit un texte pour notre ouvrage. À différents endroits, de janvier à juin 2023, le pays a été en ébullition pour exprimer le désir d’un autre monde et le refus de celui qu’on nous impose aujourd’hui. Je crois que cette séquence a pu susciter de l’espoir, qui participe d’une histoire souterraine qui peut rejaillir.
Mathias Lenzi : On s’est centré·es, dans le livre, sur les jeunes participants à Sainte-Soline, parce qu’après deux ans de confinement larvé, ils n’avaient pas eu de socialisation politique directe, par le biais de manifestations, de blocages… Pour beaucoup, c’était les premiers moments de joie collective et d’espoir, qui ont été fracassés par la violence, ce qui explique la détresse de certains et de certaines. D’autant plus lorsqu’ils ont été confrontés à des réactions négatives de la part de ceux qu’on appelle, en sociologie, des « autruis significatifs », leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs collègues, qui contribuent à la construction de l’identité d’un individu et qui, parfois, redoublent la violence. On peut assez vite passer outre les plateaux de chaînes d’information en continu. Mais quand ça vient de sa famille, de ses amis, ça marque beaucoup plus. Pourtant, ce qui ressort du livre, c’est malgré tout une volonté de continuer.
« Je vois mal comment ça pourrait s’arrêter » conclut d’ailleurs une enquêtée. Qu’en pensez-vous ?
Hélène Stevens : C’est difficile de faire un pronostic. Ce qu’on peut dire néanmoins, c’est que quelque chose est en construction. Contrairement à ce qu’espérait le ministre de l’Intérieur, la répression n’a pas découragé les participants à poursuivre. Tous les témoins qu’on a rencontrés font part de leur détermination à poursuivre. Est-ce que c’est un effet de discours, d’auto-conviction, la volonté de ne pas s’avouer vaincu ? On verra. Néanmoins, la détermination est là. Les images de violence ont aussi certainement produit en partie l’effet escompté et d’autres personnes auront peur de se rendre à des manifestations, de surcroît si elles concernent l’accaparement de terres ou d’un bien commun comme l’eau. On a surtout été marqués par les éléments d’une socialisation politique en train de se faire. Sur place, les participants étaient dans des situations d’apprentissage, au contact de la répression policière en amont comme en aval : comment enfouit-on des palets de lacrymo ? comment se protège-t-on ? comment approche-t-on le danger ? comment prend-on soin des autres et de soi-même ? comment organise-t-on une manifestation ? comment monte-t-on une cantine pour nourrir des milliers de personnes ? etc. C’est une des choses qu’on a cherché à comprendre avec ces rencontres : dans quelle mesure des moments de socialisation vont perdurer dans le temps ? Ce sont des moments forts. Et pour s’en convaincre, j’invite tous les gens qui n’ont pas le moral à rejoindre des collectifs, peu importe que ce soient des collectifs féministes, de colleuses, des collectifs syndicaux ou contre les méga-bassines !
Photographies de bannière et de vignette : tirées d’Avoir 20 ans à Sainte-Soline, La Dispute, 2024
- Les prénoms des enquêté·es ont été changés [ndlr].[↩]
- Posture méthodologique proposée par Max Weber dans Le Savant et le politique. Weber stipule que si le sociologue travaille sur des objets structurés par des valeurs, il doit les analyser sans toutefois porter un jugement normatif sur ces valeurs [ndlr].[↩]
REBONDS
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