Un an après, raconter Sainte-Soline


Texte inédit | Ballast

Il y a tout juste un an, les images tour­naient en boucle sur les chaînes d’in­fo en conti­nu : au beau milieu du Poitou, des mil­liers de mani­fes­tants et de mani­fes­tantes ten­taient d’en­va­hir une méga­bas­sine, sym­bole de l’ac­ca­pa­re­ment de la res­source en eau par une mino­ri­té d’ex­ploi­tants agri­coles. Le dis­po­si­tif répres­sif mis en place pour les empê­cher d’at­teindre leur objec­tif était sans pré­cé­dent : 3 200 gen­darmes et poli­ciers, des héli­co­ptères et des véhi­cules blin­dés, ain­si qu’une véri­table cava­le­rie mon­tée sur des quads. 5 000 gre­nades tirées en deux heures — plus d’une toutes les deux secondes. Résultat : 200 per­sonnes bles­sées, dont 20 muti­lées. Et le ministre de l’Intérieur de se jus­ti­fier en recou­rant au qua­li­fi­ca­tif hon­teux d’« éco­ter­ro­risme ». Devant la « néces­si­té de faire un contre-récit », des socio­logues embar­qués dans les mani­fes­ta­tions ont consti­tué le col­lec­tif du Loriot afin de recueillir les mots, trop sou­vent igno­rés, de par­ti­ci­pants aux par­cours plus divers qu’on ne le croit. Ils publient aux édi­tions La Dispute un recueil d’en­tre­tiens et de témoi­gnages : Avoir 20 ans à Sainte-Soline. Nous nous sommes entre­te­nu avec trois d’entre elles et eux. 


Un an après, de quoi Sainte-Soline est deve­nu le nom ?

Hélène Stevens : Celui d’un mou­ve­ment éco­lo­giste et social qui a pris de l’am­pleur. Les acteurs col­lec­tifs qui ont appe­lé à la mani­fes­ta­tion de Sainte-Soline portent ces deux dimen­sions, sans les dis­tin­guer, mais en les arti­cu­lant. Cette arti­cu­la­tion, le nombre de manifestant·es, l’am­pleur de l’organisation et de la logis­tique der­rière la mani­fes­ta­tion et, aus­si, l’importance de la répres­sion poli­cière confèrent à Sainte-Soline une place à part.

Mathias Lenzi : On l’oublie par­fois nous-mêmes, mais mal­gré tout, le mot qui accom­pagne Sainte-Soline, c’est l’eau. À ce titre, ce qui s’est pas­sé est une « réus­site ». Malgré le récit média­tique domi­nant sur les vio­lences, on a aus­si par­lé de la façon dont on uti­lise l’eau, col­lec­ti­ve­ment ou non, et de l’agriculture. La ques­tion du par­tage de l’eau, ou de son absence, a été mise à l’a­gen­da, ce qui a contri­bué à la politiser.

Benoît Leroux : Je vou­drais reve­nir pour ma part sur le topo­nyme. À l’instar du Larzac, de Notre-Dame-des-Landes, Sainte-Soline va deve­nir le syno­nyme d’une lutte sym­bo­lique d’un conflit des usages autour de l’eau et des com­muns que repré­sente cette res­source. Le Larzac n’est aujourd’­hui plus seule­ment la région des Causses peu­plée par une pay­san­ne­rie vieillis­sante dans les années 1970, c’est deve­nu le sym­bole d’une lutte, de la résis­tance à un ordre éta­bli, à un camp mili­taire et à l’imposition ver­ti­cal d’une déci­sion sans concer­ta­tion ni consi­dé­ra­tion des habi­tants et des habi­tantes d’un ter­ri­toire. Sainte-Soline s’inscrit, à plus d’un titre, dans cette tra­jec­toire his­to­rique. On a vu à Sainte-Soline une cer­taine conti­nui­té, avec des « anciens com­bat­tants » qui étaient à Notre-Dame-des-Landes, au Larzac et qui sont venus avec leurs expé­riences et réper­toires d’actions.

Avec ce genre d’é­vé­ne­ment, l’ac­cent est sou­vent mis sur une forme de rup­ture : dans sa contri­bu­tion à votre ouvrage col­lec­tif, Corinne Morel Darleux parle d’ailleurs d’« un avant et un après Sainte-Soline », notam­ment pour les jeunes géné­ra­tions. Qu’en pen­sez-vous ?

« La jeu­nesse est sou­vent décriée, stig­ma­ti­sée — soit comme éco-anxieuse, soit comme trop radi­cale. Trop ou pas assez, donc, mais jamais comme il fau­drait. [Hélène Stevens] »

Hélène Stevens : Un texte du poli­tiste Bertrand Geay revient sur les luttes éco­lo­gistes qui ont mar­qué les trois der­nières décen­nies et ana­lyse ce que la mobi­li­sa­tion à Sainte-Soline a de nou­veau par rap­port aux pré­cé­dentes : elle coor­donne des formes d’action qu’on pour­rait qua­li­fier de radi­cale avec des formes d’action plus clas­siques, et arti­cule la ques­tion des luttes pour les biens com­muns avec celle de la lutte des classes. Si on a fait le choix de s’intéresser plus par­ti­cu­liè­re­ment aux jeunes pré­sents à Sainte-Soline, c’est parce qu’ils étaient nom­breux, qu’on les côtoie dans notre tra­vail d’enseignement et parce que, de façon géné­rale, la jeu­nesse est sou­vent décriée, stig­ma­ti­sée — soit comme éco-anxieuse, soit comme trop radi­cale. Trop ou pas assez, donc, mais jamais comme il fau­drait. On sou­hai­tait don­ner la parole à une frac­tion de ces jeunes-là, tout en ayant conscience des échanges inter­gé­né­ra­tion­nels, des trans­mis­sions qui inter­viennent dans ces moments-là. Chaque évé­ne­ment poli­tique a une his­toire propre, mais s’inscrit dans une forme de conti­nui­té avec des précédents.

Mathias Lenzi : Plusieurs enquêté·es nous ont par­lé de ces trans­mis­sions. Dans cer­tains entre­tiens qui n’ont pas été publiés, ils expliquent que leurs parents ou grands-parents ont par­ti­ci­pé à des luttes sociales ou éco­lo­gistes, les ont socia­li­sés à ces ques­tions, voire leur ont conseillé des tech­niques de pré­pa­ra­tion pour se confron­ter à la répres­sion poli­cière actuelle. Parfois, la trans­mis­sion se fait para­doxa­le­ment sur le mode de l’absence : beau­coup d’enquêté·es expriment un sen­ti­ment d’impuissance et, pour y pal­lier, res­sentent une forte envie de com­prendre, décou­vrir ou redé­cou­vrir cer­taines tech­niques agri­coles, cer­tains savoir-faire qui n’ont pas été transmis.

[Prise de parole avant le départ des campeurs et campeuses vers le point de ralliement des cortèges]

À rebours de l’i­mage mono­li­thique du mani­fes­tant ou de la mani­fes­tante, vous avez tenu à insis­ter sur l’hé­té­ro­gé­néi­té des par­ti­ci­pants. En cela, le pre­mier témoi­gnage est par­ti­cu­liè­re­ment aty­pique : une enfance pri­vi­lé­giée dans une famille de droite, jus­qu’au maraî­chage et à une mobi­li­sa­tion à Sainte-Soline…

Mathias Lenzi : On vou­lait vrai­ment mettre en lumière cette hété­ro­gé­néi­té. Dans ce pre­mier témoi­gnage, je ne suis pas sûr qu’on ait sou­hai­té insis­ter tant sur la tra­jec­toire sociale d’Anaëlle1 que sur son rap­port à l’agriculture. Elle a été maraî­chère, frap­pée direc­te­ment par la séche­resse et les usages de l’eau. Elle se retrouve liée, loca­le­ment, à des infra­struc­tures qui ont contri­bué à mettre en échec son installation.

Hélène Stevens : Notre point de départ était de don­ner la parole à des gens qui ont été réduits à des corps, soit sur l’offensive, soit sur la défen­sive et qui ont été pré­sen­tés par les médias uni­que­ment comme des « éco­ter­ro­ristes », des « ultra­gau­chistes », des « khmers verts ». On a assis­té à une forme de réduc­tion qui mas­quait une diver­si­té impor­tante. Il fal­lait don­ner accès à une parole qui montre les choses sous un jour beau­coup plus com­plexe. Le par­cours d’Annaëlle est inté­res­sant à ce titre : son échec, son regret de ne pas conti­nuer son acti­vi­té de maraî­chage coha­bite avec sa socia­li­sa­tion fami­liale dans un milieu pri­vi­lé­gié, intel­lec­tuel. Elle est contre la vio­lence mais elle est tout de même pré­sente à Sainte-Soline et ne se déso­li­da­rise pas des autres manifestant·es qui sont davan­tage prêts à un affrontement.

« On nous impose de manière récur­rente l’image de jeunes très éner­vés, vio­lents, qui forment le black bloc, sans déli­vrer aucune infor­ma­tion sur leur tra­jec­toire. [Benoît Leroux] »

Benoît Leroux : La géné­ra­tion inves­tie dans ces mou­ve­ments de luttes éco­lo­giques et sociales tra­verse une période de trouble. Beaucoup des per­sonnes avec les­quelles on s’est entre­te­nu ont par­lé de la réforme des retraites, de l’assurance chô­mage, des mou­ve­ments qui ont été répri­més très dure­ment. On nous impose de manière récur­rente l’image de jeunes très éner­vés, vio­lents, qui forment le black bloc, sans déli­vrer aucune infor­ma­tion sur leur tra­jec­toire. Si on s’ap­puie sur les chiffres cités dans le texte de Florence Ihaddadene, 60 % des par­ti­ci­pants aux mobi­li­sa­tions cli­mat ont au moins un bac +5 et une majo­ri­té est issue des classes supé­rieures. On a cher­ché à mon­trer une varié­té de tra­jec­toires, c’est vrai. Néanmoins, ceux et celles qui sont enga­gés dans cette lutte ont un pro­fil très infor­mé, éduqué.

Malgré un ancrage loca­li­sé, rural, de la mani­fes­ta­tion, il n’y a donc pas de rup­ture socio­lo­gique par rap­port aux autres mobi­li­sa­tions éco­lo­gistes et sociales contem­po­raines ?

Hélène Stevens : C’est une ques­tion très inté­res­sante, mais ne dis­po­sons pas des maté­riaux suf­fi­sants pour y appor­ter une réponse solide. On a ren­con­tré, à quelques excep­tions près, des per­sonnes jeunes et moins jeunes qui ont plu­tôt un haut niveau d’études et viennent des classes moyennes et supé­rieures, des villes comme des milieux ruraux. Mais il y a tou­jours des biais et on n’a pas d’éléments sta­tis­tiques qui per­met­traient de confir­mer cette des­crip­tion. On peut faire l’hypothèse qu’on retrouve les mêmes carac­té­ris­tiques que dans d’autres mou­ve­ments, oui. Mais il y a aus­si des jeunes issus de milieux ruraux, plus popu­laires, qui étaient pré­sents. Les Soulèvements de la terre, Bassines non mer­ci et la Confédération pay­sanne attirent une popu­la­tion diver­si­fiée. L’entretien mené avec Eliott et Laura le montre : leurs condi­tions de vie sont très pré­caires, ils ne cor­res­pondent pas tout à fait à la des­crip­tion habi­tuelle des mili­tants écologistes.

[Le cortège « Outarde rose » en route vers la mégabassine]

Benoît Leroux : Une des carac­té­ris­tiques qu’on a pu per­ce­voir, non seule­ment grâce aux entre­tiens, mais aus­si en étant atten­tifs aux plaques d’immatriculation et en par­ti­ci­pant nous-mêmes aux mani­fes­ta­tions pré­cé­dentes contre les méga-bas­sines, c’est que c’est une lutte très loca­li­sée ter­ri­to­ria­le­ment. Les gens viennent à ces mani­fes­ta­tions parce qu’ils sont concer­nés en pre­mier lieu : ils habitent la val­lée du Clain, le Marais poi­te­vin, ils voient direc­te­ment des effets délé­tères sur leur envi­ron­ne­ment. C’est une don­née qui modi­fie aus­si la com­po­si­tion des mobi­li­sa­tions par rap­port à des zones urbaines, où les par­ti­ci­pants sont sur­dé­ter­mi­nés par la socio­lo­gie des grandes villes. On sait que dans les zones rurales, 60 % de la popu­la­tion est ouvrière ou employée. Il y a très vrai­sem­bla­ble­ment une plus grande repré­sen­ta­tion de ces der­nières caté­go­ries à Sainte-Soline.

Trouve-t-on des simi­li­tudes avec la socia­li­sa­tion des mili­tants auto­nomes, telle que le socio­logue Colin Robineau l’a ana­ly­sée dans Devenir révo­lu­tion­naire ?

Benoît Leroux : Oui, il y a peut-être quelque chose d’assez proche de ce que Colin Robineau appelle un « habi­tus pola­ri­sé » : cha­cun d’entre nous peut être sen­si­bi­li­sé à une ques­tion au gré de ses expé­riences, sans que ses parents ne l’y aient consciem­ment socia­li­sé. Les struc­tures sociales nous tra­vaillent de l’in­té­rieur. Mais, pour en savoir plus, il nous fau­drait faire un tra­vail socio­lo­gique plus approfondi.

Ça n’é­tait pas le but de votre démarche. « À l’as­treinte du temps long de la recherche, nous avons pré­fé­ré ici le temps de l’ur­gence poli­tique » écri­vez-vous. Pour en rendre compte, vous mobi­li­sez une plu­ra­li­té de récits. Le terme est d’ailleurs omni­pré­sent. Pourquoi ? Et qu’en­ten­dez-vous par récit ?

« On ne vou­lait pas se lais­ser voler ce que nous avions vécu. Il y avait néces­si­té de faire un contre-récit. [Helène Stevens] »

Hélène Stevens : Au len­de­main de Sainte-Soline, racon­ter ce qui s’est pas­sé est appa­ru comme une néces­si­té. Le récit, c’est d’a­bord ici racon­ter, et se racon­ter, à plu­sieurs, ce qu’on a vécu. Les membres du col­lec­tif du Loriot étaient pré­sents à Sainte-Soline et, dès le len­de­main, on s’est retrou­vés avec 25 étu­diants qui y étaient éga­le­ment, qu’on connais­sait par le biais des mobi­li­sa­tions contre la réforme des retraites, pour échan­ger sur ce qu’on avait vécu. On res­sen­tait la néces­si­té de dire ce qu’on avait éprou­vé, parce qu’on était pas­sé par des états émo­tion­nels très contras­tés : des moments très gal­va­ni­sants et des moments de sidé­ra­tion, de peur, d’effroi face à un déchaî­ne­ment de vio­lence. Très rapi­de­ment, il a été ques­tion d’une autre forme de vio­lence, celle pro­ve­nant des médias domi­nants, de ce qui était dit immé­dia­te­ment de cette mani­fes­ta­tion, leur foca­li­sa­tion sur deux heures de vio­lence. On ne vou­lait pas se lais­ser voler ce que nous avions vécu, qui ne cor­res­pon­dait pas avec ce que les médias en disaient à ce moment-là. Il y avait donc néces­si­té de faire un contre-récit. On s’y est atte­lé avec nos méthodes socio­lo­giques. On a des outils pour racon­ter et faire racon­ter. On s’est appuyé sur une démarche de socio­lo­gie com­pré­hen­sive et une socio­lo­gie de la socia­li­sa­tion — d’où des récits de vie et des entre­tiens bio­gra­phiques avec des jeunes —, pour com­prendre les dis­po­si­tions sociales, gen­rées, poli­tiques, mili­tantes qui les ont conduits à se rendre à Sainte-Soline. Il s’agissait de com­prendre leurs par­cours, leurs nuances, leurs tiraille­ments par­fois et voir com­ment l’avenir pou­vait être ima­gi­né à la suite de ça. En ce sens, Sainte-Soline est non seule­ment un évé­ne­ment poli­tique, mais éga­le­ment un évé­ne­ment bio­gra­phique qui pour­rait inflé­chir des tra­jec­toires, d’une façon ou d’une autre.

Mathias Lenzi : Un récit sert aus­si à gar­der une trace. On ne vou­lait pas le faire à la pre­mière per­sonne. On aurait très bien pu écrire les choses en disant « j’y étais, j’ai vu ça », avec un regard de socio­logue, ce qui a par ailleurs été bien fait par Michel Kokoreff juste après la mani­fes­ta­tion. On a sou­hai­té faire autre chose. Quels outils avions-nous à notre dis­po­si­tion, que pou­vions-nous faire ? On a assez rapi­de­ment vou­lu mêler les points de vue, recou­per des vécus et les « fil­trer » par les récits de vie, les dis­po­si­tions, pour com­prendre à par­tir d’une « matrice » sociale commune.

Hélène Stevens : Oui, on vou­lait que ce récit soit col­lec­tif. Que la mul­ti­tude des voix pré­sentes dans ce livre — por­traits, entre­tiens, témoi­gnages de mili­tants, jour­na­listes, artistes, cher­cheurs en sciences sociales ou fon­da­men­tales — construise un récit com­mun, tout en pré­ser­vant les sin­gu­la­ri­tés des his­toires individuelles.

[La tête de cortège de « l’Outarde Rose »]

Si vous dites avoir vou­lu « mettre en avant un récit qui ne réduise pas Sainte-Soline à la vio­lence », vous notez éga­le­ment que c’est « un point nodal », qui inter­vient au centre exact de trois jours de mobi­li­sa­tion, a conden­sé les com­men­taires et occupe une place majeure dans les témoi­gnages recueillis. En tant que socio­logues et par­ti­ci­pants, com­ment trai­ter cette vio­lence ?

Mathias Lenzi : On a été for­més dans une tra­di­tion socio­lo­gique ins­pi­rée par Pierre Bourdieu, où la vio­lence tient une place cen­trale. Le monde social est intrin­sè­que­ment violent, la plu­part du temps de façon sym­bo­lique. Certains mou­ve­ments sociaux et, sur­tout, la répres­sion poli­cière, la font rejaillir. Tous les enquêté·es parlent des médics, des bles­sés et des lacry­mos qu’il faut éteindre : ça montre bien, quelle que soit leur posi­tion, une expé­rience par­ta­gée de la répres­sion poli­cière. Dans d’autres mou­ve­ments sociaux, les stra­té­gies du main­tien de l’ordre ont pu se cen­trer sur cer­tains groupes plu­tôt que d’autres, ce qui a pro­vo­qué une forme de déso­li­da­ri­sa­tion. Là, tout le monde a été tou­ché. Il y a eu un tel sen­ti­ment d’in­jus­tice qu’il n’y a pas eu de déso­li­da­ri­sa­tion. Et aus­si, la vio­lence a été si impor­tante que les stra­té­gies mili­tantes ont été obli­gées de com­po­ser avec, d’où tout ce qui a été mis en place avec les groupes affi­ni­taires, la prise en charge du soin en amont… Bourdieu parle d’une loi de conser­va­tion de la vio­lence : on emma­ga­sine la vio­lence quand on y est confron­té et elle rejaillit néces­sai­re­ment d’une manière ou d’une autre. Il y a diverses façons de prendre en charge les effets de la vio­lence, on doit faire avec. Je n’ai aucun mal à par­ler de la vio­lence, parce que c’est un élé­ment qui carac­té­rise le monde social. On essaye d’é­vi­ter de ne par­ler que de ça, mais c’est néan­moins cen­tral dans notre analyse.

Benoît Leroux : Que fait-on de cette vio­lence ? On a ten­té de la carac­té­ri­ser, de la nom­mer, parce qu’on ne peut pas faire autre­ment : tout le monde en parle ! Que ce soient les enquêté·es, sur les pla­teaux télé ou dans les salons… On a essayé de faire com­prendre que cette vio­lence avait été incor­po­rée, vécue dans la chair des manifestant·es. Et, contrai­re­ment à ce qu’en dit la doxa média­tique, cette vio­lence a été pré­pa­rée, diri­gée par le minis­tère de l’Intérieur et la pré­fète de dépar­te­ment. Si on ana­lyse la situa­tion topo­gra­phique, c’est-à-dire la manière dont la bas­sine était pro­té­gée par les forces de l’ordre, il était évident que ça allait conduire à des scènes d’ex­trême vio­lence. Marcelle, membre des Soulèvements de la Terre, le dit bien dans le livre : la vio­lence a été éle­vée à ce niveau en rai­son de choix poli­tiques assu­més par notre gou­ver­ne­ment actuel. Notre contre-récit montre en creux que les prin­ci­pales vic­times de cette vio­lence sont les manifestant·es qui l’ont vécue dans leur chair. La res­pon­sa­bi­li­té pre­mière est celle du pou­voir, même s’il y a aus­si des manifestant·es qui viennent pour en découdre. Tout dis­po­si­tif qui confond le main­tien de l’ordre avec la répres­sion des forces popu­laires, cri­tiques et démo­cra­tiques, conduit à un dur­cis­se­ment de ces mani­fes­ta­tions, ce qu’on déplore par ailleurs.

Aucun contre-récit ne pour­rait être livré sans témoins. « Quand j’en­tends le point de vue des médias, ce qu’ils racontent, j’ai l’im­pres­sion de ne pas y être allé » dit Mathis, 18 ans. Et, plus loin, il confie « l’im­pos­si­bi­li­té de racon­ter vrai­ment ». Qu’a chan­gé pour vous le fait de par­ta­ger l’ex­pé­rience de vos enquêté·es ?

« Contrairement à ce qu’en dit la doxa média­tique, cette vio­lence a été pré­pa­rée, diri­gée par le minis­tère de l’Intérieur et la pré­fète de dépar­te­ment. [Benoît Leroux] »

Hélène Stevens : Ça nous a per­mis un rap­port de confiance, qui a faci­li­té les échanges. On avait le sen­ti­ment d’a­voir vécu cet évé­ne­ment mar­quant ensemble. Comme si dire : « J’étais à Sainte-Soline », suf­fi­sait. Sans avoir besoin de s’ex­pli­quer d’a­van­tage. On a par­ta­gé la joie, la déter­mi­na­tion, la colère et une répres­sion poli­cière à laquelle on pou­vait s’at­tendre, mais pas d’une telle ampleur, ni avec cette volon­té d’é­cra­se­ment de l’ex­pres­sion démo­cra­tique. Cette expé­rience com­mune nous a aus­si per­mis de par­ta­ger des choses impli­cites et plus concrètes. On était tous et toutes dans une énorme plaine et on a essayé de retrou­ver qui était où, avec qui, pour faire quoi. On a aus­si essayé d’ex­pli­ci­ter des lieux, des moments, des temps sin­gu­liers. Tout le monde témoigne d’ailleurs d’un rap­port au temps com­plè­te­ment dilué. Le rap­port de la Ligue des droits de l’Homme a été pré­cieux pour retrou­ver des élé­ments tem­po­rels. Tout le monde se sou­vient de son arri­vée autour de la bas­sine, puis de la trêve. Mais, entre les deux, c’est comme si le temps n’a­vait plus de mar­queur. On a cher­ché à objec­ti­ver, à avoir une des­crip­tion la plus fine pos­sible, sur un ter­rain d’é­change suf­fi­sam­ment com­mun pour être dans la compréhension.

Mathias Lenzi : Je pense que les entre­tiens qu’on a pu réa­li­ser ont fait rejaillir, en creux, la manière dont cha­cun reven­dique sa pré­sence à Sainte-Soline. On a mon­tré des dif­fé­rences de genre, cer­tains hommes reven­di­quant la par­ti­ci­pa­tion comme une sorte d’é­ten­dard. On ne l’au­rait peut-être pas si bien per­çu si on n’a­vait pas été là, parce qu’on est pris aus­si dans ces méca­nismes. On nous demande sou­vent si l’en­ga­ge­ment mili­tant tronque la pos­ture socio­lo­gique : une large lit­té­ra­ture montre que c’est pos­sible, avec des avan­tages, des incon­vé­nients… Les objets socio­lo­giques sont d’emblée poli­tiques, par­fois poli­ti­sés ou, au contraire, dépo­li­ti­sés — ce qu’il faut dès lors montrer.

[À l'assaut de la « forteresse »]

Est-ce que cette démarche était, pour vous, inédite ? Et est-ce qu’elle induit une rup­ture dans votre tra­jec­toire de cher­cheuse et de chercheurs ?

Hélène Stevens : Je suis socio­logue du tra­vail. Ça fait plus de 25 ans que je docu­mente les trans­for­ma­tions du tra­vail et que j’ob­serve un monde qui ne va pas très bien et cause de nom­breuses souf­frances, qui s’ex­pliquent pas la pré­ca­ri­sa­tion de l’emploi, l’in­ten­si­fi­ca­tion du tra­vail, un mana­ge­ment qui fra­gi­lise et met en concur­rence les sala­riés. J’ai tou­jours essayé de rendre acces­sible mon acti­vi­té de recherche par dif­fé­rents canaux asso­cia­tifs, poli­tiques ou syn­di­caux. Dans ce pro­jet autour de Sainte-Soline, je me suis sen­tie à ma place, en tant que socio­logue et en tant que mili­tante. J’ai eu l’im­pres­sion de réunir deux par­ties que les injonc­tions ins­ti­tu­tion­nelles et pro­fes­sion­nelles amènent à dis­tin­guer, au nom de l’u­sage qu’on fait de la notion de neu­tra­li­té axio­lo­gique2. Le constat que les ser­vices publics et, par­mi eux, ceux d’en­sei­gne­ment et de recherche, sont à ce point mal­trai­tés mal­gré les pro­tes­ta­tions des per­son­nels et étu­diants des uni­ver­si­tés, fait que j’ose plus, aujourd’­hui, prendre cette posi­tion d’in­ter­mé­diaire entre le scien­ti­fique et le politique.

Mathias Lenzi : J’ai 28 ans, j’é­tais à Sainte-Soline : j’au­rais pu faire par­tie des enquêté·es. Je me suis plei­ne­ment iden­ti­fié à cer­tains de leurs ques­tion­ne­ments. Je n’ai pas la même tra­jec­toire pro­fes­sion­nelles qu’Hélène — je n’ai pas fait de thèse, n’ai pas débu­té une car­rière. Ces évé­ne­ments inter­viennent à un moment de ma tra­jec­toire où je me sens à la juste place pour y par­ti­ci­per. Comme l’ont dit pas mal d’enquêté·es, on ne peut plus attendre. Il faut qu’on agisse. À quoi bon vivre pour attendre un len­de­main qui n’ad­vien­dra sûre­ment pas si on ne fait rien ? Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les ambi­va­lences, les tiraille­ments, les doutes… Par ailleurs, je crois vrai­ment à l’u­ti­li­té de la socio­lo­gie pour nous aider à com­prendre et décrire clai­re­ment ce qu’il s’est pas­sé, ce qui nous est arri­vé. On ne pour­ra pas faire l’é­co­no­mie des sciences sociales pour chan­ger de socié­té. La Terre, elle, ne dis­pa­raî­tra pas, tan­dis que l’es­pèce humaine et le vivant, eux, courent ce risque. Il faut donc y aller — quels que soient les coups et les coûts.

« Je crois vrai­ment à l’u­ti­li­té de la socio­lo­gie pour nous aider à com­prendre et décrire clai­re­ment ce qu’il s’est pas­sé. On ne pour­ra pas faire l’é­co­no­mie des sciences sociales pour chan­ger de socié­té. [Mathias Lenzi] »

Hélène Stevens : Mathias rap­pe­lait notre affi­ni­té avec la socio­lo­gie de Bourdieu. On fait un cer­tain nombre de choses pour en par­ta­ger les apports de son tra­vail avec le plus grand nombre. Aujourd’hui, une néces­si­té impé­rieuse s’im­pose tant sur les ques­tions cli­ma­tiques que sociales et éco­no­miques. On est en per­ma­nence sou­mis à des réformes qui dégradent nos condi­tions de tra­vail, réduisent nos pro­tec­tions sociales et nous obligent à la réduc­tion de tout hori­zon col­lec­tif viable et enviable. Il n’est pas de très bon ton, dans le monde aca­dé­mique, de se mobi­li­ser. Ce livre nous per­met d’af­fir­mer nos désac­cords de façon beau­coup plus assumée.

La mobi­li­sa­tion a Sainte-Soline s’est ins­crite dans un grand moment de conflic­tua­li­té sociale, qui trans­pa­raît dans plu­sieurs textes et entre­tiens — cer­tains men­tionnent la réforme des retraites, d’autres les révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel…

Hélène Stevens : En est-on sor­ti ? Je pense au tra­vail de l’his­to­rienne Michèle Riot-Sarcey qui, notam­ment dans Le Procès de la liber­té, parle des résur­gences des mémoires révo­lu­tion­naires, de la Commune ou, si on revient à Sainte-Soline, du Larzac. Des moments où le peuple fait preuve d’une capa­ci­té d’ex­pres­sion, de sou­lè­ve­ment, de révolte. Je ne dis pas que Sainte-Soline est la Révolution fran­çaise bien sûr ! Mais c’est arri­vé dans un moment majeur d’ex­pres­sion d’une colère sociale, où la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites a embra­sé, au sens propre, un cer­tain nombre de villes, peu de temps avant que les révoltes après la mort de Nahel en fassent de même. Il y a plu­sieurs luttes sociales, anti­ra­cistes, éco­lo­giques avec les­quelles on ima­gine des jonc­tions pos­sibles. C’est moins évident pour les mou­ve­ments anti­ra­cistes et éco­lo­gistes, même si cer­tains ou cer­taines y contri­buent en liant luttes anti­co­lo­niales et envi­ron­ne­men­tales, à l’ins­tar de Françoise Vergès, qui a écrit un texte pour notre ouvrage. À dif­fé­rents endroits, de jan­vier à juin 2023, le pays a été en ébul­li­tion pour expri­mer le désir d’un autre monde et le refus de celui qu’on nous impose aujourd’­hui. Je crois que cette séquence a pu sus­ci­ter de l’es­poir, qui par­ti­cipe d’une his­toire sou­ter­raine qui peut rejaillir.

[Les « médics » en action]

Mathias Lenzi : On s’est centré·es, dans le livre, sur les jeunes par­ti­ci­pants à Sainte-Soline, parce qu’a­près deux ans de confi­ne­ment lar­vé, ils n’a­vaient pas eu de socia­li­sa­tion poli­tique directe, par le biais de mani­fes­ta­tions, de blo­cages… Pour beau­coup, c’é­tait les pre­miers moments de joie col­lec­tive et d’es­poir, qui ont été fra­cas­sés par la vio­lence, ce qui explique la détresse de cer­tains et de cer­taines. D’autant plus lors­qu’ils ont été confron­tés à des réac­tions néga­tives de la part de ceux qu’on appelle, en socio­lo­gie, des « autruis signi­fi­ca­tifs », leurs frères et sœurs, leurs parents, leurs col­lègues, qui contri­buent à la construc­tion de l’i­den­ti­té d’un indi­vi­du et qui, par­fois, redoublent la vio­lence. On peut assez vite pas­ser outre les pla­teaux de chaînes d’in­for­ma­tion en conti­nu. Mais quand ça vient de sa famille, de ses amis, ça marque beau­coup plus. Pourtant, ce qui res­sort du livre, c’est mal­gré tout une volon­té de continuer.

« Je vois mal com­ment ça pour­rait s’ar­rê­ter » conclut d’ailleurs une enquê­tée. Qu’en pensez-vous ?

Hélène Stevens : C’est dif­fi­cile de faire un pro­nos­tic. Ce qu’on peut dire néan­moins, c’est que quelque chose est en construc­tion. Contrairement à ce qu’es­pé­rait le ministre de l’Intérieur, la répres­sion n’a pas décou­ra­gé les par­ti­ci­pants à pour­suivre. Tous les témoins qu’on a ren­con­trés font part de leur déter­mi­na­tion à pour­suivre. Est-ce que c’est un effet de dis­cours, d’au­to-convic­tion, la volon­té de ne pas s’a­vouer vain­cu ? On ver­ra. Néanmoins, la déter­mi­na­tion est là. Les images de vio­lence ont aus­si cer­tai­ne­ment pro­duit en par­tie l’ef­fet escomp­té et d’autres per­sonnes auront peur de se rendre à des mani­fes­ta­tions, de sur­croît si elles concernent l’ac­ca­pa­re­ment de terres ou d’un bien com­mun comme l’eau. On a sur­tout été mar­qués par les élé­ments d’une socia­li­sa­tion poli­tique en train de se faire. Sur place, les par­ti­ci­pants étaient dans des situa­tions d’ap­pren­tis­sage, au contact de la répres­sion poli­cière en amont comme en aval : com­ment enfouit-on des palets de lacry­mo ? com­ment se pro­tège-t-on ? com­ment approche-t-on le dan­ger ? com­ment prend-on soin des autres et de soi-même ? com­ment orga­nise-t-on une mani­fes­ta­tion ? com­ment monte-t-on une can­tine pour nour­rir des mil­liers de per­sonnes ? etc. C’est une des choses qu’on a cher­ché à com­prendre avec ces ren­contres : dans quelle mesure des moments de socia­li­sa­tion vont per­du­rer dans le temps ? Ce sont des moments forts. Et pour s’en convaincre, j’in­vite tous les gens qui n’ont pas le moral à rejoindre des col­lec­tifs, peu importe que ce soient des col­lec­tifs fémi­nistes, de col­leuses, des col­lec­tifs syn­di­caux ou contre les méga-bassines !


Photographies de ban­nière et de vignette : tirées d’Avoir 20 ans à Sainte-Soline, La Dispute, 2024


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  1. Les pré­noms des enquêté·es ont été chan­gés [ndlr].[]
  2. Posture métho­do­lo­gique pro­po­sée par Max Weber dans Le Savant et le poli­tique. Weber sti­pule que si le socio­logue tra­vaille sur des objets struc­tu­rés par des valeurs, il doit les ana­ly­ser sans tou­te­fois por­ter un juge­ment nor­ma­tif sur ces valeurs [ndlr].[]

REBONDS

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