Tanguy Martin : « La FNSEA entretient la fiction d’un monde agricole uniforme »


Entretien inédit | Ballast

Fin 2023, une action orches­trée par les syn­di­cats majo­ri­taires d’ex­ploi­tants agri­coles fait momen­ta­né­ment remon­ter la crise qui frappe le sec­teur dans la hié­rar­chie des pré­oc­cu­pa­tions média­tiques. « On marche sur la tête », clament les repré­sen­tants syn­di­caux, condam­nant pêle-mêle les retards de paie­ment des aides euro­péennes, les normes envi­ron­ne­men­tales, la concur­rence due au libre-échange. Deux mois plus tard, la mobi­li­sa­tion change de forme et s’é­tend pour venir por­ter des reven­di­ca­tions hété­ro­gènes jus­qu’aux abords de Paris, à grand ren­fort de blo­cages rou­tiers. Depuis, et mal­gré une pre­mière salve d’an­nonces gou­ver­ne­men­tales, le mou­ve­ment se pour­suit. Quelle place pour les forces de gauche en son sein ? Nous en dis­cu­tons avec Tanguy Martin, auteur aux édi­tions Syllepse de Cultiver les com­muns et membre du col­lec­tif Reprise de terres.


« Les forces vives à même de faire fonc­tion­ner les ins­ti­tu­tions agri­coles […] sont de plus en plus faibles et de moins en moins repré­sen­ta­tives » écri­viez-vous dans Cultiver les com­muns. À l’aune de la mobi­li­sa­tion inédite qui a mar­qué le mois de jan­vier et se pour­suit, cette affir­ma­tion vous semble-t-elle tou­jours d’actualité ?

Oui. Une pre­mière chose, fac­tuelle : la popu­la­tion agri­cole baisse. On estime qu’elle repré­sen­tait un peu plus de 30 % de la popu­la­tion totale à la fin de la Seconde Guerre mon­diale. Aujourd’hui, les exploi­tants, les gens qui sont agri­cul­teurs sta­tu­tai­re­ment, c’est 1,9 %, des actifs — aux­quels s’a­joutent ceux, un peu plus nom­breux, qui tra­vaillent la terre, les ouvriers agri­coles, etc. Le vivier qui va pou­voir sié­ger dans toutes sortes d’ins­ti­tu­tions agri­coles, en pre­mier lieu les chambres d’a­gri­cul­ture, mais aus­si les Safer [Sociétés d’a­mé­na­ge­ment fon­cier et d’é­ta­blis­se­ment rural, ndlr], est donc de plus en plus faible. Et, dans ces ins­ti­tu­tions, le syn­di­ca­lisme agri­cole a un tra­vail de repré­sen­ta­tion assez large. La deuxième chose, c’est l’é­vo­lu­tion des élec­tions pro­fes­sion­nelles, qui donnent accès, entre autres, aux chambres d’a­gri­cul­ture. Le taux de par­ti­ci­pa­tion, même s’il était juste en des­sous des 50 % lors de la der­nière élec­tion en 2019 — ce qui ferait pâlir n’im­porte quelle autre élec­tion pro­fes­sion­nelle, est de plus en plus bas. À titre de com­pa­rai­son, le pré­sident ou la pré­si­dente du MEDEF n’est élu qu’a­vec des taux de par­ti­ci­pa­tion en des­sous de 15 %. La FNSEA reste plus repré­sen­ta­tive que ça, mais le devient de moins en moins et perd donc en légi­ti­mi­té. D’autant qu’un cer­tain nombre de per­sonnes qui se syn­diquent à la FNSEA le font davan­tage par clien­té­lisme et népo­tisme, parce qu’ils estiment qu’en ayant la carte, ils béné­fi­cie­ront de ser­vices syn­di­caux ou de déci­sions favo­rables dans cer­taines ins­tances. Ils ne viennent pas for­cé­ment en adhé­rant plei­ne­ment au dis­cours de la FNSEA.

Existe-t-il un écart entre les reven­di­ca­tions por­tées par la FNSEA, aux­quelles a répon­du le gou­ver­ne­ment, et des sou­haits éma­nant des per­sonnes que ce syn­di­cat majo­ri­taire est cen­sé représenter ?

C’est très dur d’a­na­ly­ser un mou­ve­ment social à chaud. On en est encore aux conjec­tures et aux hypo­thèses, les his­to­riens feront leur tra­vail. Mais il me semble que le mou­ve­ment part de reven­di­ca­tions assez pré­cises sur des ques­tions de reve­nus, venant notam­ment de viti­cul­teurs dans le sud de la France. C’est quelque chose d’as­sez spon­ta­né qui n’est pas ini­tié par les syn­di­cats. Une mul­ti­tude de choses se sont agré­gées, avec l’am­pli­fi­ca­tion du mou­ve­ment en France, les conver­gences avec d’autres mou­ve­ments euro­péens et, sur­tout, de la colère sociale. Mais les reven­di­ca­tions ne se situent cer­tai­ne­ment pas toutes au même plan. Je ne pense pas qu’il était très stra­té­gique pour la FNSEA que ce mou­ve­ment arrive à ce moment-là mais, comme la Coordination rurale, ils ont embrayé des­sus. Il y a un très bon livre de Gilles Luneau sur la FNSEA, La Forteresse agri­cole, qui montre que sa force réside dans sa capa­ci­té à mettre ses troupes en ordre, avec une très grosse dis­ci­pline. Cette capa­ci­té, en plus de celle des agri­cul­teurs à mani­fes­ter de manière spec­ta­cu­laire, per­met de faire très vite mon­ter la sauce et donne la pos­si­bi­li­té au syn­di­cat de se faire entendre. D’autant qu’il en a l’habitude : il a des relais au minis­tère et, de manière beau­coup moins visible, des cour­roies de trans­mis­sion avec le gou­ver­ne­ment. Nous l’a­vons vu en 2023 : lors d’une séquence de pré­pa­ra­tion d’une loi d’o­rien­ta­tion agri­cole, la FNSEA a été très lar­ge­ment à la baguette. C’est là que je trouve que le trai­te­ment média­tique n’est pas du tout à la hau­teur : la FNSEA est cores­pon­sable de la situa­tion actuelle, et ce depuis 70 ans ! Et pour­tant ses diri­geants arrivent à capi­ta­li­ser là-dessus.

Pourquoi la ques­tion fon­cière, cen­trale dans votre livre ain­si que pour Terre de Liens pour qui vous tra­vaillez, est-elle absente des récentes mobilisations ?

« Nous sommes dans un sys­tème agri­cole qui arrive au bout d’un cycle. »

Attention, la terre n’est pas le seul ou le plus impor­tant des sujets : on ne peut sor­tir la terre, seule, des logiques capi­ta­listes. Mais si la ques­tion fon­cière n’a pas été abor­dée, c’est d’a­bord parce que ces mobi­li­sa­tions par­taient essen­tiel­le­ment de la ques­tion des reve­nus. Ensuite, je pense que la FNSEA n’a pas inté­rêt à en par­ler parce que c’est, au fond, un des révé­la­teurs des inéga­li­tés fon­da­men­tales dans l’a­gri­cul­ture. Arnaud Rousseau, le pré­sident de la FNSEA, est vrai­ment une cari­ca­ture du gros agri­cul­teur bien assis, bien rému­né­ré, qui a du capi­tal et de la terre. On est loin de l’i­mage du petit pay­san dans son champ. Mais, mal­gré tout, il arrive à agré­ger der­rière lui une bonne par­tie des forces vives de l’a­gri­cul­ture, et donc à faire pas­ser ses mots d’ordre. Au bout du compte, si on regarde les annonces de Gabriel Attal du 1er février der­nier, à part les déblo­cages de tré­so­re­rie, il y a très peu de choses qui vont jouer sur le reve­nu. Et tout ça a été uti­li­sé pour sup­pri­mer les quelques mesures éco­lo­giques — peu satis­fai­santes — qui étaient en place. La FNSEA entre­tient la fic­tion d’un monde agri­cole uni­forme. La réa­li­té c’est qu’il est tra­ver­sé par des ques­tions de classe. Si Arnaud Rousseau pos­sède une ferme de 700 hec­tares, soit dix fois plus que la taille moyenne des fermes en France, ça veut dire qu’il a pris des hec­tares à d’autres fermes, à d’autres agri­cul­teurs. Cette oppres­sion interne à l’a­gri­cul­ture est com­plè­te­ment effa­cée, mas­quée, et le trai­te­ment média­tique par­ti­cipe plei­ne­ment de cette fic­tion d’une espèce d’u­ni­té pay­sanne-agri­cole, qui remonte au moins à la fin du XIXe siècle. Les mondes agri­coles étaient pour­tant déjà très hété­ro­gènes à l’é­poque, avec des hié­rar­chies très par­ti­cu­lières, qui dis­tin­guaient entre les labou­reurs, les culti­va­teurs, les manœu­vriers, etc. Cette uni­té fac­tice d’un monde agri­cole a encore été très opé­rante dans ce mou­ve­ment social.

Le dis­cours de Gabriel Attal qui a accom­pa­gné les mesures pro­po­sées par le gou­ver­ne­ment se fait effec­ti­ve­ment l’écho de cette fic­tion : « L’exception agri­cole fran­çaise […] c’est assu­mer d’ai­der notre agri­cul­ture comme peu d’autres sec­teurs en France. [C]e n’est pas une ques­tion de bud­get, mais de fier­té et d’i­den­ti­té. »

Derrière l’identité pro­fes­sion­nelle exal­tée par Attal, il est bien ques­tion de modèle éco­no­mique et de modèle d’ex­pan­sion. Ça nous ren­voie à l’épopée de la moder­ni­sa­tion agri­cole qui débute à la fin de la Seconde Guerre mon­diale. La main invi­sible du mar­ché n’ar­rive pas à faire entrer l’a­gri­cul­ture fran­çaise dans le capi­ta­lisme alors qu’il se déve­loppe dans d’autres sec­teurs d’ac­ti­vi­té. C’est donc la main très visible de l’État qui s’en charge. Il y a une volon­té affi­chée d’at­teindre la sécu­ri­té ali­men­taire de la France, objec­tif qui sera réa­li­sé en moins de 15 ans. L’activité agri­cole pro­duit peu de valeur ajou­tée, ce n’est pas une acti­vi­té où on peut faire beau­coup de pro­fit. Le capi­ta­lisme ne peut pas faire flo­rès direc­te­ment dans la pro­duc­tion. Par contre c’est une acti­vi­té qui s’in­sère dans des chaînes de valeur qui, elles, peuvent pro­duire énor­mé­ment d’argent et de plus-value : d’un côté dans l’agro-fourniture (trac­teurs, semences, engrais, pes­ti­cides et her­bi­cides), de l’autre dans la trans­for­ma­tion ali­men­taire et la grande et moyenne dis­tri­bu­tion. L’agriculture est donc un pivot dans la cir­cu­la­tion du capi­tal entre l’amont et l’aval. Et c’est le para­digme de l’État néo­li­bé­ral qui orga­nise la pos­si­bi­li­té d’ac­cu­mu­ler du capi­tal avec des aides publiques. Même si nous avons un gou­ver­ne­ment assez décom­plexé, Attal ne peut pas l’as­su­mer fron­ta­le­ment. Cette ques­tion d’i­den­ti­té, elle per­met de per­pé­tuer la mythi­fi­ca­tion de l’unité du monde agri­cole. Mais der­rière, il y a des ques­tions de pognon, d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, et de muta­tions. Nous sommes dans un sys­tème agri­cole qui arrive au bout d’un cycle.

[29 janvier 2024, Argenteuil, blocage de l'autoroute A15 par une cinquantaine d'agriculteurs | NnoMan]

En quoi ?

Il y a de moins en moins d’ac­tifs agri­coles au total, mais de plus en plus de sala­riés agri­coles. On assiste donc, depuis une dizaine d’années, à une forme de pro­lé­ta­ri­sa­tion de l’a­gri­cul­ture, de nor­ma­li­sa­tion du sala­riat dans l’a­gri­cul­ture. Effectivement, cette ten­dance pose une ques­tion d’i­den­ti­té pro­fes­sion­nelle. Qu’est-ce qu’un agri­cul­teur dans la socié­té ? Cette ques­tion, Attal n’en a rien à faire. Et d’ailleurs je pense qu’il ne s’est jamais posé la ques­tion avant ces der­nières semaines.

La loi d’o­rien­ta­tion qui devait être pré­sen­tée par le ministre de l’Agriculture en jan­vier était jus­te­ment cen­sée pro­po­ser des mesures pour pal­lier ce pro­blème de renou­vel­le­ment des géné­ra­tions dans les mondes agri­coles. Or cet aspect s’a­vère com­plè­te­ment absent de l’en­semble des mesures annoncées.

Pour qui s’in­té­resse un peu à l’a­gri­cul­ture, ça n’est pas si éton­nant, puisque c’est un pro­ces­sus assez long, qui a com­men­cé en 2022. Les agri­cul­teurs savaient que le gou­ver­ne­ment pré­voyait d’agir là-des­sus dans les pro­chains mois, sur des bases qui conviennent plu­tôt à la FNSEA, sans être bien sûr à la hau­teur de l’enjeu. Nombre d’agriculteurs font beau­coup d’heures, sans pou­voir beau­coup se payer. Par ailleurs, les retraites agri­coles res­tent très faibles.Tout ça vient per­cu­ter indi­rec­te­ment la ques­tion du renou­vel­le­ment des géné­ra­tions. C’est, en un sens, l’i­mage que donne l’a­gri­cul­ture d’elle-même. Il y a une crise du modèle agri­cole à transmettre.

Et quelle image la loi d’o­rien­ta­tion en pré­pa­ra­tion donne-t-elle ?

On va encore plus confier aux chambres d’a­gri­cul­ture le soin de s’oc­cu­per de l’ac­com­pa­gne­ment à l’ins­tal­la­tion des agri­cul­teurs. C’est-à-dire qu’on va don­ner la res­pon­sa­bi­li­té à ceux qui n’ont pas su convaincre leurs enfants de s’ins­tal­ler de convaincre les autres de bien vou­loir venir. Ça ne peut pas mar­cher ! L’État n’est pas en mesure d’en­vi­sa­ger de tra­vailler de façon plus plu­ra­liste sur cette ques­tion et on est en droit de se deman­der s’il a réel­le­ment la volon­té d’a­gir sur le renou­vel­le­ment des géné­ra­tions, au-delà de la com­mu­ni­ca­tion. Il faut aus­si prendre en compte les effets de la concen­tra­tion fon­cière : il y a beau­coup d’a­gri­cul­teurs qui cherchent à man­ger la ferme du voi­sin plu­tôt que de per­mettre à quel­qu’un d’autre de s’ins­tal­ler. Tous ces élé­ments s’a­grègent et conduisent à une dimi­nu­tion du nombre d’agriculteurs.

Les poli­tiques publiques agri­coles actuelles seraient-elles dans une forme de conti­nui­té avec ce que les socio­logues Pierre Bitoun et Yves Dupont ont décrit dans Le Sacrifice des pay­sans comme un « eth­no­cide » tout au long du XXe siècle ?

« Les rup­tures néces­saires ne sont pas acces­sibles au gou­ver­ne­ment actuel étant don­né les bases poli­tiques qui sont les siennes. Ça ne rentre tout sim­ple­ment pas dans son cadre de pensée. »

Ça n’est pas une ques­tion facile. On s’at­taque à un monu­ment de la socio­lo­gie rurale fran­çaise. Sans cri­ti­quer le fond du tra­vail de Bitoun et Dupont, ce qui est loin de mes com­pé­tences, je trouve que la for­mu­la­tion d’ethnocide dans le débat actuel ren­force le nar­ra­tif de l’unité d’une pay­san­ne­rie mil­lé­naire. Or l’a­gri­cul­ture n’a ces­sé d’é­vo­luer. C’est pour­quoi je ne l’utilise pas. Néanmoins il est évident qu’il y a eu quelque chose d’ex­trê­me­ment violent. Dès la fin du XIXe siècle, il y a eu besoin de libé­rer des bras pour l’in­dus­trie, puis pour le ter­tiaire afin, comme je l’ai dit, de faire entrer l’a­gri­cul­ture au sein du capi­ta­lisme, d’en aug­men­ter la pro­duc­ti­vi­té avec plus de méca­ni­sa­tion et plus de chi­mie. Tout ça pilo­té depuis le som­met de l’État qui gère de simples variables. Les effets col­la­té­raux sont hor­ribles. Pour reve­nir au pré­sent, j’ai le sou­ve­nir de dis­cus­sions avec des membres de cabi­nets minis­té­riels qui se deman­daient si, fina­le­ment, c’é­tait si grave de faire la tran­si­tion agroé­co­lo­gique avec peu de fermes et de pay­sans. Ce sont des gens qui tra­vaillent sur des tableaux Excel. Il y a chez eux une néga­tion totale des vies humaines, des cultures et des vil­lages, qui passent par pertes et profits.

Lucile Leclair nous par­lait, dans ce sens, d’une ten­dance allant vers une agri­cul­ture euro­péenne sans agri­cul­teurs. La Confédération pay­sanne, par­mi d’autres, réclame au contraire des mesures pour encou­ra­ger de nom­breuses ins­tal­la­tions pour atteindre un mil­lion d’a­gri­cul­teurs d’i­ci dix ans.

Avec le col­lec­tif Nourrir, c’est une cin­quan­taine d’or­ga­ni­sa­tions pay­sannes, éco­lo­gistes, citoyennes, de soli­da­ri­té locale ou inter­na­tio­nale, de consom­ma­tion alter­na­tive qui défendent cette idée qu’il fau­drait un mil­lion de pay­sans, quant nous en sommes à moins de la moi­tié aujourd’­hui. Les cama­rades de l’Atelier Paysan ajoutent que pour, en plus, tra­vailler tran­quille­ment, il en fau­drait dix mil­lions. Il s’a­git donc de défendre un tout autre modèle de socié­té, envi­sa­ger l’ac­ti­vi­té agri­cole comme une acti­vi­té à forte inten­si­té de main-d’œuvre, avec des gens auto­nomes dans leur tra­vail, qui ne cherchent pas à tout prix la média­tion de la tech­no­lo­gie dans leurs actions. L’idée n’é­tant évi­dem­ment pas de reve­nir à des tra­vaux ultra pénibles, avec des gens bri­sés à 50 ans parce qu’ils ont por­té des charges lourdes toute leur vie. Les rup­tures néces­saires ne sont pas acces­sibles au gou­ver­ne­ment actuel étant don­né les bases poli­tiques qui sont les siennes. Ça ne rentre tout sim­ple­ment pas dans son cadre de pen­sée. Le pro­blème de renou­ve­ler les géné­ra­tions agri­coles est posé par le minis­tère de l’agriculture, mais les solu­tions qu’il pro­pose sont tel­le­ment anec­do­tiques et tel­le­ment inef­fi­caces qu’on peut dou­ter du fait que le ministre ait vrai­ment envie que ça change.

[29 janvier 2024, Argenteuil, blocage de l'autoroute A15 par une cinquantaine d'agriculteurs | NnoMan]

La mobi­li­sa­tion a été orien­tée autour du reve­nu, mais aus­si des normes, notam­ment envi­ron­ne­men­tales. Résultats : les normes ont été réduites et 150 mil­lions d’eu­ros ont été déblo­qués en urgence. Est-ce une réponse satisfaisante ?

On revient à la ques­tion de la classe. Je pense que ce qui a été mal com­pris, notam­ment dans les milieux de gauche radi­cale, c’est qu’il s’a­git cette fois d’un mou­ve­ment social de patrons, ou de gens qui se per­çoivent comme des patrons. Un agri­cul­teur est un tra­vailleur indé­pen­dant, il peut sala­rier quelques per­sonnes et être un exploi­teur capi­ta­liste au sens pre­mier du terme. Mais glo­ba­le­ment, la plu­part ne sala­rient pas tant que ça. Leur reve­nu est mixte. Il vient à la fois de leur tra­vail et du capi­tal qu’ils ont accu­mu­lé, ou que la banque leur laisse accu­mu­ler. Difficile alors de choi­sir sa place dans la lutte des classes !

C’est-à-dire ?

Est-ce que je vais me com­por­ter comme un patron, est-ce que je vais me com­por­ter comme un tra­vailleur ? À la suite des mou­ve­ments sociaux des pay­sans des années 1970 et de la pro­po­si­tion de Bernard Lambert dans Les Paysans dans la lutte des classes, la Confédération pay­sanne s’est très clai­re­ment posi­tion­née du côté des tra­vailleurs. Mais ça n’est pas facile de choi­sir de se mettre du côté des oppri­més quand on peut éven­tuel­le­ment être du côté des gagnants. D’un point de vue objec­tif, il y a une grande majo­ri­té des gens qui sont sta­tu­tai­re­ment des res­pon­sables d’ex­ploi­ta­tion mais qui, vu les reve­nus qu’ils se tirent, et même s’ils pos­sèdent beau­coup de capi­tal pro­fes­sion­nel, sont plu­tôt du côté des oppri­més. Ce ne sont pas des tra­vailleurs exploi­tés pour et par le sala­riat mais, pour reprendre les grandes caté­go­ries de Marx, ils le sont par le capi­tal. Les capi­ta­listes extraient de la valeur de leur travail.

C’est pour cette rai­son que, plu­tôt que de s’en prendre aux struc­tures socio-éco­no­miques qui les ont conduits dans cette situa­tion, les agri­cul­teurs actuel­le­ment mobi­li­sés visent les ins­ti­tu­tions publiques ou para-publiques ?

« La ques­tion du posi­tion­ne­ment de l’a­gri­cul­ture dans la lutte des classes n’a pas été posée. »

Parmi les fameuses normes qu’il fau­drait faire sau­ter, la Coordination rurale cible aus­si des normes du droit du tra­vail. Ils sont allés détruire ou incen­dier des bâti­ments publics. Tout un tas de lieux où sont employés soit des fonc­tion­naires, soit des agents d’ins­ti­tu­tions para-publiques, dont on nie le tra­vail et qui ne sont pas défen­dus par les diri­geants de ces admi­nis­tra­tions. La ques­tion du posi­tion­ne­ment de l’a­gri­cul­ture dans la lutte des classes n’a pas été posée ces der­nières semaines. Est-ce que les agri­cul­teurs qui se mobi­lisent sont des tra­vailleurs oppri­més face à leurs oppres­seurs, c’est-à-dire ici l’agroalimentaire et l’agro-fourniture indus­trielles ? Ça n’est pas ce qu’ils reven­diquent. Eux reven­diquent un cadre admi­nis­tra­tif qui va leur per­mettre d’ac­cu­mu­ler du capi­tal et d’être les gagnants dans cette grande com­pé­ti­tion, tout en occul­tant le fait qu’il y aura aus­si for­cé­ment des perdants.

La Confédération pay­sanne n’a pas immé­dia­te­ment réagi. Des syn­di­cats, comme la CGT ou Solidaires, puis les Soulèvements de la terre, ont appe­lé à rejoindre le mou­ve­ment, mais seule­ment après plu­sieurs semaines de mobi­li­sa­tion. Pourquoi ?

Le posi­tion­ne­ment de la Confédération pay­sanne était extrê­me­ment com­pli­qué, mais ils ont, je trouve, bien géré la séquence. La reven­di­ca­tion sur les reve­nus est juste et il existe des cadres admi­nis­tra­tifs qui per­met­traient d’a­van­cer sur ce front. Il faut rap­pe­ler ici que la FNSEA était fina­le­ment très contente de la der­nière réforme de la poli­tique agri­cole com­mune qui était qua­si­ment une conti­nua­tion de la PAC pré­cé­dente. Le ver­se­ment des primes était déjà pro­por­tion­nel aux sur­faces des exploi­ta­tions et res­tait presque aveugle aux besoins de tran­si­tion éco­lo­gique, comme à ceux d’une pro­duc­tion répon­dant aux attentes de la socié­té en matière d’a­li­men­ta­tion. La Confédération pay­sanne et d’autres orga­ni­sa­tions dénon­çaient déjà le fait que les pro­blèmes de reve­nus ne seraient pas réso­lu de cette manière et affir­maient que la condi­tion pour deman­der aux gens de mettre en place une tran­si­tion agroé­co­lo­gique était qu’ils soient sou­te­nus. C’est vrai qu’il y a des gens qui bossent beau­coup pour pas grand-chose, et à qui on demande de faire des efforts sur l’é­co­lo­gie sans leur en don­ner les moyens. Mais ce qui est vrai éga­le­ment, c’est que la FNSEA et le gou­ver­ne­ment sont entiè­re­ment res­pon­sables de cette situa­tion. C’est drôle de les voir venir au che­vet des agri­cul­teurs ensuite. Ce qui est dom­mage, je trouve, c’est qu’il est très dif­fi­cile d’in­ter­ro­ger publi­que­ment cette responsabilité. 

[29 janvier 2024, Argenteuil, blocage de l'autoroute A15 par une cinquantaine d'agriculteurs | NnoMan]

On com­prend donc pour­quoi les Jeunes agri­cul­teurs (JA) et la FNSEA ont appe­lé à mettre fin à la mobi­li­sa­tion, afin de la conti­nuer dans les cabi­nets minis­té­riels, tan­dis que la Confédération pay­sanne veut la pour­suivre sur le terrain. 

Comme la Confédération pay­sanne veut faire entendre sa voix sur les ques­tions de reve­nus et de libre-échange, elle ne peut pas res­ter impas­sible. Cela étant, toute la dif­fi­cul­té consiste à trou­ver un moyen de faire remon­ter ces sujets sans ser­vir la soupe à la FNSEA, sans par­ti­ci­per un rap­port de force dont la FNSEA pour­rait tirer pro­fit. C’est la ligne de crête que la Confédération pay­sanne a plu­tôt bien tenue, même si nous sommes dans une de ces séquences très dif­fi­ciles à gérer.

Le col­lec­tif Reprise de terres auquel vous par­ti­ci­pez appelle depuis plu­sieurs années dans ses textes à consti­tuer des coa­li­tions larges en faveur d’une réap­pro­pria­tion du fon­cier agri­cole et fores­tier ain­si que des zones natu­relles. Est-il per­ti­nent de cher­cher des alliances avec ce mouvement ?

Il faut tou­jours essayer. La Confédération pay­sanne et les Soulèvements de la Terre ont eu rai­son d’ap­pe­ler à des coa­li­tions. Cela étant, les rares per­sonnes que je connais qui se sont ren­dues sur des blo­cages coor­ga­ni­sés par la FNSEA, les JA et la Coordination rurale se sont fait rem­bar­rer parce qu’elles n’étaient pas des agri­cul­teurs : c’é­tait très cor­po­ra­tiste ! Sur les ques­tions sociales et éco­lo­giques, il y aura for­cé­ment des moments de bas­cule — même si on ne peut pré­dire quand ils auront lieu. Par contre, on peut tendre la main, même si ça peut par­fois paraître inef­fi­cace, parce que cette main ten­due sera peut-être accep­tée un jour. Andreas Malm dit qu’à plus 6 degrés, cela devien­dra moins incon­gru pour beau­coup de gens de sabo­ter un pipe­line… Ce n’é­tait pas encore le moment, mais on n’est jamais à l’a­bri d’une sur­prise. C’est donc une bonne chose de le faire dans la séquence actuelle, sans naï­ve­té ni roman­tisme. Ce sont des mou­ve­ments sociaux, certes, mais avec quand même majo­ri­tai­re­ment un éthos de droite assez mar­qué sur un tas de ques­tions. Il faut insis­ter aus­si sur le fait qu’il y a une vraie souf­france, à laquelle per­sonne ne devrait res­ter insen­sible. En revanche, c’est une chose de dire que les agri­cul­teurs souffrent, c’en est une autre d’af­fir­mer que, pour cette rai­son, il faut les auto­ri­ser à détruire les rares haies et bos­quets qui res­tent encore sur leurs exploi­ta­tions, afin d’y pro­duire quelques tonnes sup­plé­men­taires de viande ou de céréales.

Un mou­ve­ment cor­po­ra­tiste, donc, qui contraste avec des coa­li­tions larges qui se sont consti­tuées en oppo­si­tion, par exemple, aux méga-bassines…

« C’est une chose de dire que les agri­cul­teurs souffrent, c’en est une autre d’af­fir­mer que, pour cette rai­son, il faut les auto­ri­ser à détruire les rares haies et bos­quets qui res­tent encore sur leurs exploitations. »

Nous en reve­nons encore à la ques­tion de la classe et des reve­nus. La FNSEA parle de tra­vail, mais cette notion est tou­jours poly­sé­mique. Il faut s’en méfier. Une émis­sion de France Inter qui par­lait du reve­nu des agri­cul­teurs, annon­çait des chiffres qui ont fait bon­dir des audi­teurs : 50 000 euros de reve­nu annuel moyen en 2022. Mais, pre­miè­re­ment, c’est une moyenne qui gomme de grandes inéga­li­tés et, deuxiè­me­ment, le reve­nu d’un agri­cul­teur, ça n’est pas un salaire, c’est dif­fi­ci­le­ment com­pa­rable. La FNSEA — en ça mal­heu­reu­se­ment sui­vie par de nom­breux agri­cul­teurs — ne dit pas « il faut rému­né­rer mon tra­vail », mais « lais­sez-moi être le chef d’une entre­prise flo­ris­sante qui accu­mule du capi­tal ». Ce n’est pas exac­te­ment la même chose. D’ailleurs, on pro­pose aujourd’­hui aux agri­cul­teurs de poser des pan­neaux pho­to­vol­taïques dans leurs champs et d’être rému­né­rés par les opé­ra­teurs. Puisque votre tra­vail ne paie pas, on va trans­for­mer votre reve­nu en de la rente ! La PAC qui est dis­tri­buée depuis le début des années 2000 à pro­por­tion de la sur­face des terres des fermes est déjà une rente : vous avez accu­mu­lé tant de terres, vous aurez tant d’eu­ros. C’est com­plè­te­ment décon­nec­té du tra­vail et de la pro­duc­tion. Ce n’est pas ano­din : on donne des aides à pro­por­tion des hec­tares, mais pour quel tra­vail ? quelle qua­li­té de tra­vail ? Peu importe : nous allons vous payer, en sui­vant un cal­cul abstrait.

Vous évo­quez dans Cultiver les com­muns la place que peut avoir l’a­gri­cul­ture pour la pro­tec­tion des milieux — la conser­va­tion de zones humides notam­ment. Vous faites une dis­tinc­tion entre le fait de don­ner une sub­ven­tion ou rétri­buer des agri­cul­teurs parce qu’une zone humide se trou­ve­rait sur leur ter­rain, et le fait de les recon­naître comme des tra­vailleurs qui par­ti­cipent aus­si à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. En somme, des acteurs à part entière de cette pro­tec­tion. Cette dis­tinc­tion, pri­mor­diale, semble peu audible…

L’économiste Jean-Marie Harribey part de la théo­rie de la valeur de Marx pour dire qu’ef­fec­ti­ve­ment, la plu­part du temps, la valeur d’u­sage est sanc­tion­née sur un mar­ché par une valeur d’é­change, une valeur éco­no­mique. Donc l’ins­ti­tu­tion sociale qui sanc­tionne la valeur moné­taire des biens et ser­vices, c’est le mar­ché. Pourtant, un fonc­tion­naire touche un salaire et pro­duit de la valeur éco­no­mique, puisque celle-ci est rétri­buée en argent. Ce n’est pas quelque chose de para­site pour l’é­co­no­mie capi­ta­liste en soi, c’est une part très impor­tante du PIB. Simplement, il y a d’autres manières de sanc­tion­ner la valeur que le mar­ché. Ici, en l’oc­cur­rence, c’est un sys­tème admi­nis­tra­tif, public, qui peut d’ailleurs être for­te­ment cri­ti­qué, mais qui per­met de dire que la valeur de ce qui est pro­duit par un fonc­tion­naire vaut tant et donc qu’il gagne tant. Si on tire le fil de ce côté-là, en envi­sa­geant une sor­tie du capi­ta­lisme vers un monde où on pour­rait encore échan­ger des biens contre de l’argent sur des mar­chés, on pour­rait ima­gi­ner que le tra­vail des pay­sans, qui four­nit des biens et des ser­vices publics, soit rému­né­ré par la col­lec­ti­vi­té à la hau­teur de ce qui est néces­saire pour vivre digne­ment de l’agriculture.

[31 janvier 2024, Rungis, tentative de blocage du marché de Rungis | NnoMan]

Mais pas à la manière d’une rente ?

Non ! Prenons l’exemple d’un marais. C’est un milieu riche en bio­di­ver­si­té et un éco­sys­tème très anthro­pi­sé, qui tient, entre autres, par l’ac­tion des humains. On ne va pas payer la valeur des ser­vices éco­lo­giques ren­dus par la « nature ». Cela n’a pas de sens. Par contre, il peut y avoir matière à rému­né­rer les humains qui font par­tie de cet éco­sys­tème, dans le cadre d’une éco­no­mie humaine, d’une rela­tion sociale humaine, en recon­nais­sant que le tra­vail qu’ils four­nissent béné­fi­cie aux humains et à l’é­co­sys­tème — admettre en somme que les humains qui vivent dans cet éco­sys­tème vont rému­né­rer les tra­vailleurs qui en prennent soin. Ce type de réflexion marche pour l’agriculture, mais vaut aus­si pour d’autres sec­teurs de la socié­té. Je pense que les mou­ve­ments sociaux ont inté­rêt à s’emparer de ça. Le dis­cours sous-jacent aux aides dis­tri­buées pour com­pen­ser les manques à gagner, comme les aides envi­ron­ne­men­tales de la PAC, ren­force l’i­dée selon laquelle l’écologie va contre l’économie.

C’est aus­si ce que semble avoir enté­ri­né les débats sus­ci­tés par la mobi­li­sa­tion agricole…

C’est une vision déli­rante de la socié­té ! Ça laisse croire qu’on pour­rait tota­le­ment s’abstraire de toute consi­dé­ra­tion éco­lo­gique. On dit par­fois de l’écologie qu’elle est « puni­tive » lors­qu’elle conduit à l’in­ter­dic­tion de telle ou telle pra­tique. Mais l’écologie puni­tive, n’est-ce pas plu­tôt conti­nuer à faire comme si de rien n’était et devoir imman­qua­ble­ment faire face aux grandes séche­resses ? En plus de rému­né­rer le tra­vail envi­ron­ne­men­tal des agri­cul­teurs, on pour­rait les sub­ven­tion­ner, les aider à chan­ger de sys­tème de pro­duc­tion. C’est une ques­tion d’in­ves­tis­se­ment. À court terme — on n’est pas sor­tis du capi­ta­lisme, et on est tou­jours dans la Ve République — ça pour­rait être inté­res­sant de pro­po­ser des aides flé­chées pour les gens qui ne sont pas en capa­ci­té de réa­li­ser, aujourd’­hui, ce tra­vail d’en­tre­tien éco­lo­gique, mais qui aime­raient pou­voir le faire à dans un ave­nir proche. Il faut leur tendre la main éco­no­mi­que­ment, pour qu’ils puissent par­ve­nir à un stade où ils seraient en mesure de réa­li­ser un tra­vail éco­lo­gique méri­tant rémunération.

La plu­part des obser­va­teurs s’ac­cordent sur le fait que l’é­co­lo­gie a été la grande per­dante de cette séquence. Qu’en pensez-vous ?

« Voilà où on en est dans ce débat : tech­no-solu­tion­nisme ou pas, capi­ta­lisme vert ou pas. »

Tous les acteurs qui inter­viennent dans le débat public et qui veulent gar­der du pou­voir au sein de ce débat sont obli­gés de par­ler d’en­vi­ron­ne­ment. Ils ne peuvent pas s’en abs­traire. Dans les dis­cours, nous n’assistons pas à un affron­te­ment entre éco­los et anti-éco­los, mais entre dif­fé­rentes visions de l’en­vi­ron­ne­ment. C’est quelque chose qui se cris­tal­lise aujourd’­hui mais qui existe depuis les années 1970. Avec, en fili­grane, la ques­tion de savoir si la tech­no­lo­gie va nous sau­ver ou s’il fau­dra faire confiance à nos yeux et à nos mains pour faire cer­taines choses. Un exemple me fait bon­dir : on entend que pour inter­dire le gly­pho­sate, il fau­drait trou­ver une molé­cule de sub­sti­tu­tion. Mais il n’y aura pas de molé­cule chi­mique ayant les mêmes effets que le gly­pho­sate sans pol­lu­tion. Le pro­blème du gly­pho­sate, c’est qu’il tue tout. Mais l’in­té­rêt du gly­pho­sate, c’est aus­si qu’il tue tout ! Voilà où on en est dans ce débat : tech­no-solu­tion­nisme ou pas, capi­ta­lisme vert ou pas. La poli­tique agri­cole a embar­qué les agri­cul­teurs dans le grand récit de la moder­ni­sa­tion et ceux qui res­tent sont très majo­ri­tai­re­ment ceux qui adhèrent à ce récit. Les autres ont été évin­cés. Il y a très cer­tai­ne­ment des cen­taines de mil­liers de gens à la cam­pagne, à la retraite ou en mai­son de retraite, qui pour­raient racon­ter une autre his­toire de l’a­gri­cul­ture. Mais les rares gagnants de cette his­toire-là, ceux qui res­tent seuls sur leur île déserte, puis­qu’il n’y a plus de haies, plus d’oi­seaux, ont bai­gné dans ce récit. Voilà où réside toute la difficulté.

Il y aurait donc une sorte de contre-his­toire de la moder­ni­sa­tion agri­cole à élaborer ?

Absolument. Il y a certes une ques­tion éco­no­mique et tech­nique, mais il y a aus­si une ques­tion de récits à construire, pour racon­ter autant le pas­sé que l’avenir agri­cole. Malheureusement, aujourd’­hui, on ne peut que consta­ter que ceux que nous pro­po­sons ne sont pas attrac­tifs pour les gagnants de la moder­ni­sa­tion agri­cole. Mais l’en­jeu majeur est-il de convaincre les agri­cul­teurs actuels de chan­ger sur le champ et d’en­ga­ger une tran­si­tion ? La plu­part d’entre eux seront par­tis à la retraite dans 10 ou 20 ans. Ce qu’il fau­drait peut-être avant tout, c’est tra­vailler au renou­vel­le­ment des géné­ra­tions en ins­tal­lant les bonnes per­sonnes et les bonnes pra­tiques. Même si, bien enten­du, il faut ten­ter de convaincre tout le monde. Il ne fau­drait pas que les gens qui arrivent aujourd’­hui dans l’a­gri­cul­ture accusent la géné­ra­tion pré­cé­dente n’a­voir fait que des erreurs — ils auront cer­tai­ne­ment des choses à apprendre d’elle. Il faut arri­ver à éla­bo­rer un récit plu­ra­liste dans lequel tout le monde pour­rait se retrou­ver, un récit qui per­met­trait de poser les bonnes ques­tions : qu’est-ce que la socié­té attend des pro­duc­teurs ? qu’est-ce que les pro­duc­teurs attendent de la socié­té ? com­ment tout cela s’ar­ti­cule, fonc­tionne et dans quel éco­sys­tème ? pour quel pro­jet de socié­té ? Si le pro­jet c’est de per­mettre à Intermarché de dire : « on lutte vrai­ment contre la vie chère », je pense qu’on n’embarquera pas grand monde…

[29 janvier 2024, Argenteuil, blocage de l'autoroute A15 par une cinquantaine d'agriculteurs | NnoMan]

Vous men­tion­nez la mul­ti­pli­ca­tion des usages et des pra­tiques agro­no­miques comme une piste de résistance…

Si on tire le fil de l’é­co­no­mie poli­tique mar­xiste, un des effets du capi­ta­lisme, c’est de tout sub­sti­tuer par de l’argent, de tout rendre équi­valent et de tout sim­pli­fier. Ce n’est pas facile de prendre un éco­sys­tème com­plexe et de dire : on va le faire ren­trer dans un modèle où chaque élé­ment de l’a­gro­sys­tème sera échan­geable contre de l’argent et du capi­tal. L’économie capi­ta­liste trans­forme maté­riel­le­ment le champ. Il devient un simple sub­strat, un sol avec trois indi­ca­teurs chi­miques — azote (N), potas­sium (K), phos­phore (P) —, une pro­fon­deur, un taux de matière orga­nique, un PH mesu­rant l’acidité du sol, rien de plus. Ce réduc­tion­nisme opé­ré par le capi­ta­lisme consti­tue l’un des points de lutte les plus impor­tants. Même si ça peut paraître sim­pliste, par­tout où on réus­si­ra à mul­ti­plier les usages et les fonc­tions accueillis par la terre, par­tout où on par­vien­dra à rendre les choses un peu plus com­plexes, le capi­tal aura plus de mal à s’im­mis­cer. On pour­ra retrou­ver et créer d’autres mondes. Bien enten­du, ce n’est pas le seul moyen de sor­tir du capi­ta­lisme. Il ne faut pas oublier la ques­tion du rap­port de force, qu’on peine aujourd’­hui à mettre en place. C’est un angle mort à tra­vailler. Même si nous pou­vons ima­gi­ner des alliances, on a du mal à voir encore com­ment elles pour­ront faire bas­cu­ler les choses. Reste qu’un des axes de résis­tance pos­sibles consiste à dire que l’a­groé­co­lo­gie est com­plexe et qu’il faut assu­mer et recon­naître cette com­plexi­té. Ce qui en retour signi­fie qu’il faut res­ter humble, accep­ter qu’on ne maî­trise pas tout et qu’on ne connaît pas tout. En bref, envi­sa­ger une agri­cul­ture post-capitaliste. 

Toute la ques­tion reste de savoir com­ment chan­ger d’é­chelle, de pas­ser d’i­ni­tia­tives exem­plaires mais mar­gi­nales, à des trans­for­ma­tions globales.

Nous sommes d’ac­cord. Simplement, il n’y a pas de solu­tion miracle. Pour ma part, je pars des tra­vaux du socio­logue amé­ri­cain Erik Olin Wright, qui a for­gé le concept d’ »uto­pies réelles » et envi­sage d’é­ro­der le capi­ta­lisme. Ou de ceux de David Graeber qui disait qu’au XVe siècle les gens ne se ren­daient pas compte que c’é­tait le début du capi­ta­lisme, et donc que peut-être nous non plus nous ne nous ren­dons pas compte qu’autre chose est à l’œuvre aujourd’­hui. Les chan­ge­ments his­to­riques ne se font pas qu’à tra­vers des épi­sodes insur­rec­tion­nels, même si, évi­dem­ment, ça pré­ci­pite les choses. Il faut avoir une cer­taine humi­li­té par rap­port à notre posi­tion dans l’his­toire. Aujourd’hui, en France, il existe dans la ges­tion admi­nis­tra­tive des terres des lois et des ins­ti­tu­tions qui sont, si ce n’est anti­ca­pi­ta­listes, du moins a‑capitalistes, au sens où elles ne suivent pas sim­ple­ment la logique de l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal et du mar­ché. Est-ce qu’on peut s’en sai­sir et les sub­ver­tir pour construire l’é­tape d’a­près ? Une étape qui ne serait peut-être pas com­plè­te­ment post-capi­ta­liste, mais au moins en rup­ture radi­cale avec ce qui se passe aujourd’­hui, un peu à la manière de la sécu en 1946. L’idée n’est pas de se dire que la sécu, c’é­tait la sor­tie du capi­ta­lisme ; c’est sim­ple­ment d’af­fir­mer que c’é­tait assez ins­pi­rant pour envi­sa­ger la marche sui­vante. Effectivement, si on ne fait que des AMAP [Associations pour le main­tien d’une agri­cul­ture pay­sanne, ndlr] et des paniers soli­daires, ça ne va pas suf­fire à chan­ger le sys­tème ali­men­taire. Néanmoins, ça laisse pré­sa­ger d’autres façons d’en­vi­sa­ger le monde, d’autres façons de man­ger : il faut les pré­ser­ver, mais sans s’en satis­faire. C’est par un tel aller-retour entre la pra­tique actuelle et l’ho­ri­zon idéal que l’on peut aujourd’­hui ima­gi­ner rompre avec le capi­ta­lisme, et avec toute cette méga-machine indus­trielle qui nous détruit, nous et les éco­sys­tèmes aux­quels on appartient.


Photographie de ban­nière : NnoMan


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