S’organiser pour l’autonomie alimentaire [1/2]


Texte inédit | Ballast | Série « Agriculture paysanne »

L’agriculture indus­trielle a trans­formé nombre de pay­sans en opé­ra­teurs, dépen­dants des machines, des cir­cuits com­mer­ciaux, du mar­ché des semences et des engrais. Quelles alter­na­tives ima­gi­ner et mettre en place ? Nous retrou­vons l’association Triptolème dans le dépar­te­ment du Morbihan, en Bretagne. Fondée par un groupe de pay­sans membres du Réseau Semences Paysannes, elle défend la sau­ve­garde de savoir-faire liés à la semence et au tra­vail de la terre. Qu’il s’agisse de micro-acti­vi­té ou de plu­ri-acti­vi­té agri­cole, arti­sa­nale ou cultu­relle, ses par­ti­ci­pants tra­vaillent, par la mise en réseau, à rompre l’isolement, à faci­li­ter les échanges et à construire des soli­da­ri­tés locales. Depuis la pro­duc­tion des semences jusqu’à la vente du pain, c’est l’autonomie ali­men­taire qui est visée. Nous avons sui­vi leur for­ma­tion dédiée à de futurs bou­lan­gers-pay­sans. Deuxième volet de notre semaine consa­crée à l’agriculture pay­sanne. ☰ Par Roméo Bondon


[lire le pre­mier volet de notre semaine « Agriculture paysanne »]


Des jar­dins ouvriers pris d’assaut par l’urbanisation, d’Aubervilliers à Besançon1 ; l’écosystème fra­gile des zones humides dans le Marais poi­te­vin mis en dan­ger par la culture inten­sive du maïs ; des rete­nues d’eau arti­fi­cielles à flanc de mon­tagne qui, en de nom­breux mas­sifs, détruisent les prai­ries d’altitude ; des lit­to­raux où l’on sou­haite cou­ler du béton pour atti­rer une clien­tèle for­tu­née : les exemples de contes­ta­tion à l’encontre de l’artificialisation des espaces ruraux ne manquent pas. Ces « luttes fon­cières » ren­voient prin­ci­pa­le­ment à deux mou­ve­ments : « celui des occu­pants contre les grands pro­jets d’un côté, celui pour la sau­ve­garde des terres agri­coles de l’autre2 ». Ce deuxième aspect est bien sou­vent occul­té par l’ampleur et la bêtise des amé­na­ge­ments inutiles décriés. Qu’on adjoigne à la sau­ve­garde des terres tous les com­bats pour défaire les cultures et leurs pro­duits de l’emprise du « com­plexe agro-indus­triel3 » et le tableau sera com­plet. Comptons donc au sein de ce der­nier la défense des semences dites pay­sannes4, la réap­pro­pria­tion des tech­niques et tech­no­lo­gies agri­coles ou encore la reven­di­ca­tion d’une ges­tion démo­cra­tique de l’attribution des terres. Voyons-y autant de fronts qui mobi­lisent de manière dis­crète, certes, mais conti­nue, dans l’ombre d’un syn­di­cat agri­cole majo­ri­taire en phase avec le pro­duc­ti­visme. Que ce soit de manière indi­vi­duelle, à l’échelle d’une ferme ou d’un col­lec­tif, dans des orga­ni­sa­tions ou, ponc­tuel­le­ment, lors de mani­fes­ta­tions, l’opposition se double bien sou­vent de pro­jets alter­na­tifs en rup­ture avec l’agriculture indus­trielle. En voi­ci quelques uns. D’un bout à l’autre de la Bretagne, en retrait du lit­to­ral, des paysan·nes s’organisent pour contrer la soli­tude et retrou­ver une auto­no­mie dans leur pra­tique, que l’industrialisation de la pro­duc­tion agri­cole et de l’alimentation vou­draient leur retirer.

Semences en partage

Une mati­née d’avril, dans un hameau du Morbihan, non loin du canal reliant Nantes à Brest.

Ce der­nier ne sert désor­mais plus qu’au cyclo­tou­risme. Sa voca­tion a bien chan­gé en deux siècles, autant que le pay­sage envi­ron­nant s’est modi­fié : déci­dée par Napoléon pour des rai­sons mili­taires, sa construc­tion ne s’est ter­mi­née que qua­rante années plus tard, contri­buant à l’ouverture éco­no­mique de la Bretagne. Les champs et les fermes sur ses bords témoignent des évo­lu­tions de l’agriculture bre­tonne. En ces lieux, au début du XXe siècle, on exporte un blé mois­son­né et bat­tu en com­mun et on garde le sar­ra­sin pour son usage domes­tique ; on détient quelques ani­maux, vaches et cochons, pour tra­vailler la terre ou se nour­rir5. Au même endroit, cent ans plus tard, le blé est deve­nu rare dans les champs, le sar­ra­sin fait par­tie du folk­lore local mais est majo­ri­tai­re­ment impor­té de Chine et les cochons sont désor­mais plus nom­breux que les habitant·es de la région. Près de huit mil­lions d’individus éle­vés chaque année et plus de treize mil­lions tués dans les abat­toirs locaux, tout cela dans des han­gars d’où ne percent que les bruits de corps com­pri­més, les pieds dans les déjec­tions qui se répandent sur le béton. En quelques décen­nies, une « révo­lu­tion » pour qu’un nou­veau « modèle » s’impose a consi­dé­ra­ble­ment modi­fié la géo­gra­phie des lieux — ses consé­quences désas­treuses sont connues6. Dûment docu­men­tées, ce ne sont pas celles-ci que je cherche, mais plu­tôt les formes qui s’en dis­tinguent et y résistent. Une recherche qui me conduit ce jour devant une vieille bâtisse, où l’on dis­tingue par la fenêtre une dizaine de per­sonnes atta­blées, échan­geant confi­tures et idées. Sur la pelouse atte­nante, un four à pain maçon­né occupe l’espace. Des ronces l’ont pris d’assaut. Un four à défri­cher — comme un signe. Depuis quinze ans, une for­ma­tion iti­né­rante est mise en œuvre chaque année par l’association Triptolème, dans le Morbihan, pour ini­tier les participant·es au tra­vail du blé, de l’engrain, du seigle ou de l’orge, du choix des semences jusqu’à la confec­tion du pain.

Le pain.

« Sur la pelouse atte­nante, un four à pain maçon­né occupe l’espace. Des ronces l’ont prises d’assaut. »

C’est celui pro­duit la veille que l’on me pro­pose tan­dis que le petit-déjeu­ner se ter­mine. J’avise une miche à demi-enta­mée sur la table de la cui­sine, par­mi la vais­selle et les bois­sons chaudes. « On en est fiers », affirme Stéphane en m’invitant à y goû­ter. Pour lui, la bou­lan­ge­rie est encore un hori­zon. À 55 ans, il entend réduire son acti­vi­té de pay­sa­giste pour se tour­ner vers la pani­fi­ca­tion et la culture de céréales. Il suit des cours à dis­tance pour pas­ser le CAP d’artisan-boulanger en can­di­dat libre. En matière de recon­ver­sion, il n’en est pas à son coup d’essai : coif­feur de for­ma­tion mais auto­di­dacte en tout, il s’oriente depuis trente ans au gré de sa curio­si­té. En témoigne, par exemple, la ving­taine de ruches dont il prend soin, qu’importe la quan­ti­té de miel récu­pé­rée lors de l’unique récolte annuelle. À l’image de celui de Stéphane, les par­cours des participant·es sont plus hété­ro­gènes que l’on pour­rait l’imaginer : plu­sieurs ont quit­té un emploi sala­rié de tra­vailleuse sociale, qui pour s’installer en com­mu­nau­té, qui pour rejoindre un GAEC7 déjà consti­tué, qui pour prendre part à un col­lec­tif agri­cole. D’autres, plus jeunes, bifurquent de la ges­tion tech­ni­cienne à la pra­tique après quelques années d’agroforesterie ou de conseil auprès de ges­tion­naires d’espaces pro­té­gés ; d’autres, encore, sont déjà actifs sur des fermes et sou­haitent ajou­ter la trans­for­ma­tion à la pro­duc­tion de blé ou, à l’inverse, ten­ter de culti­ver à leur tour ; d’autres, enfin, sont cher­cheuses et sont venues de Belgique pour apprendre de la filière fran­çaise. Toutes et tous ont en com­mun le désir de vivre des céréales, qu’il s’agisse de les étu­dier, de les culti­ver, de les moudre, de les pani­fier ou de faire tout cela sur un même lieu.

Avec dans sa besace des sachets de graines, des livres et des pan­neaux expli­ca­tifs, Florent arrive de l’Anjou pour ani­mer la jour­née. C’est là-bas, où la Maine rejoint la Loire, que se trouve la ferme où il tra­vaille. Fils d’éleveur, pas­sion­né par les semences pay­sannes depuis qu’il a assis­té il y a près de vingt ans à une for­ma­tion sur ces der­nières, Florent s’est inves­ti dans Triptolème dès les débuts de l’association. Nombre d’études, en col­la­bo­ra­tion avec des cher­cheurs et des cher­cheuses indépendant·es ou avec des labo­ra­toires de l’INRAE8, ont été conduites sur ses par­celles ou avec les céréales qu’il a culti­vées. Tandis que dans la che­mi­née ouverte un feu enfume en même temps que réchauffe la pièce, Florent alterne entre bio­lo­gie, agro­no­mie, anec­dotes et prises de posi­tion. Durant toute la mati­née, on déplie ensemble l’histoire des blés et de quelques autres céréales, depuis leur domes­ti­ca­tion il y a une dizaine de mil­liers d’années jusqu’à leur récente stan­dar­di­sa­tion indus­trielle. On apprend à dis­tin­guer les popu­la­tions9 des varié­tés10 et à com­prendre les pro­ces­sus de croi­se­ment et d’hybridation ; on se passe des grains de petit épeautre, d’amidonnier, de blés anciens et de sélec­tions plus modernes. Les exemples viennent de par­tout en France mais aus­si de Syrie, du Mali, d’Algérie, d’Angleterre. La table basse se charge des élé­ments de la jour­née au fur et à mesure qu’elle passe : des­sus, les graines appor­tées par Florent, des cahiers plus ou moins four­nis en notes et en sché­mas, des ouvrages sur l’histoire poli­tique des semences11, des manuels d’agronomie sur les céréales ou encore le der­nier numé­ro de Tchak, une revue belge « pay­sanne et citoyenne ».

[Roméo Bondon | Ballast]

Une pause puis le déjeu­ner me per­met d’en apprendre plus sur les participant·es. Cécile, ani­ma­trice dans une crèche asso­cia­tive, a sou­hai­té appro­fon­dir ses connais­sances tech­niques et se confron­ter à des modes d’organisation dif­fé­rents du sien. « Un besoin de cla­ri­fi­ca­tion », dit-elle, l’a menée jusqu’ici. Elle a pu culti­ver quelques ares à titre d’essai l’an pas­sé et espère s’installer sous peu en tant que pay­sanne-bou­lan­gère. Un pre­mier pro­jet col­lec­tif a avor­té. Ses associé·es, dont certain·es inspiré·es par la col­lap­so­lo­gie, avaient l’autarcie plus que l’autonomie comme moteur. « Moi, ça n’est pas la peur qui me motive », rétorque Cécile. Tandis que l’on dis­cute, Romane finit de prendre en note les remarques, de repor­ter les sché­mas des­si­nés par Florent, de récu­pé­rer quelques graines dans cha­cun des sachets pré­sen­tés pour les scot­cher sur les pages de son car­net — d’autres, séduit·es, sui­vront son ini­tia­tive. Peut-être qu’un cours réus­si devrait res­sem­bler à ça : des maté­riaux don­nés à explo­rer, à manier, des gestes spon­ta­nés qui font exemple, des ques­tions qui res­tent ouvertes et ne trou­ve­ront de réponse que dans la pra­tique, plus tard. Dehors, je rejoins Lou, Céline, Jean-Louis et Jean-Michel. La pre­mière pour­suit une thèse à Bruxelles sur la consti­tu­tion d’une filière des semences jusqu’au pain en Belgique tan­dis que la deuxième, ani­ma­trice un temps, compte lan­cer une acti­vi­té bou­lan­gère sur la ferme où elle tra­vaille depuis plu­sieurs années main­te­nant. Jean-Louis, pour sa part, a déci­dé de quit­ter son poste de bio­lo­giste pour s’essayer à la culture sur un espace-test octroyé par la fon­da­tion Terre de Liens. Jean-Michel, lui, construit patiem­ment sa future meu­ne­rie-mino­te­rie, où les trieuses et les silos devraient côtoyer les pres­soirs pour fabri­quer de l’huile de lin, de chanvre ou de colza.

« Les croi­se­ments menés dans les champs de manière empi­rique ont été rem­pla­cé par une sélec­tion géné­tique pour favo­ri­ser des carac­tères résis­tants à l’industrialisation de la trans­for­ma­tion agro-alimentaire. »

On reprend. L’après-midi est consa­crée à l’agronomie. Pour celles et ceux qui ont des carences en chi­mie des sols et en rota­tion des cultures, ça se corse. Pour d’autres, c’est l’occasion d’approfondir des expé­ri­men­ta­tions menées en plein champs, d’en vali­der ou non le prin­cipe. Élise, titu­laire d’un BPREA12 et déjà inves­ties dans un pro­jet agri­cole, s’enquiert des asso­cia­tions qu’elle peut com­po­ser entre les semences sur ses par­celles, afin d’enrichir la terre et de la pré­pa­rer aux cultures de céréales. À elle comme à cha­cun, Florent répond avec entrain et pré­ci­sion. Si le seigle a besoin d’un période de froid pour mon­ter, cer­taines céréales craignent le gèle ; le trèfle blanc et le lotier pré­parent un sol fer­tile pour le blé, tan­dis que, selon l’humidité ou l’aridité du ter­roir, la len­tille et la luzerne peuvent être recom­man­dées. Florent pré­vient : « Dès qu’on fait des asso­cia­tions de cultures, ça rajoute poten­tiel­le­ment des ennuis. » Mais les avan­tages sont nom­breux et les rota­tions per­mettent de sta­bi­li­ser dans le temps les ren­de­ments atten­dus. Florent conclut : « Si vous n’êtes pas éle­veur, vous avez quand-même un éle­vage : la terre, les petites bêtes du sol. » Un sub­strat qu’il faut apprendre à connaître pour évi­ter les mau­vaises sur­prises et faire adve­nir les bonnes. Si le for­ma­teur paraît incol­lable sur les pro­prié­tés de ses terres, il n’a pas fini de faire évo­luer ses pra­tiques. Un blé de qua­li­té dans un champ ne le sera pas néces­sai­re­ment une fois pétri, cuit, puis en bouche. La pers­pec­tive de voir Céline, son asso­ciée, pani­fier ses farines sur la ferme, devrait lui per­mettre d’améliorer les popu­la­tions en vue des qua­li­tés nutri­tion­nelles et gustatives.

À l’inverse de ces pra­tiques, l’industrie agro-ali­men­taire, elle, pri­vi­lé­gie des farines riches en pro­téines, à forte teneur en glu­ten, mieux à même de résis­ter aux pétrins méca­niques, à la congé­la­tion et à la sur­gé­la­tion. Pourquoi décide-t-on de la pré­émi­nence d’un type de croi­se­ment sur un autre ? Quelles carac­té­ris­tiques ont été recher­chées pen­dant des décen­nies par des paysan·nes, en fonc­tion de leur région d’origine, et quelles sont celles qui attirent aujourd’hui les semen­ciers ? À la déno­mi­na­tion usuelle de « blés modernes », Florent dit pré­fé­rer « par­ler de blés indus­triels parce qu’ils ont répon­du à l’industrialisation dans les champs et à l’industrialisation de la filière pain ». Les croi­se­ments menés dans les champs de manière empi­rique, sur un grand nombre de géné­ra­tions, ont été rem­pla­cés par une sélec­tion géné­tique pour favo­ri­ser des carac­tères résis­tants à l’industrialisation de la trans­for­ma­tion agro-ali­men­taire. En somme, on assiste depuis un siècle à « une course en avant des sélec­tion­neurs », que la géné­tique accé­lère radi­ca­le­ment. Pour contrer cette stan­dar­di­sa­tion, la « diver­si­té culti­vée » est le maître-mot de Triptolème. On quitte la bâtisse pour les par­celles de Julie, pay­sanne-bou­lan­gère de la com­mune et membre de l’association. On emprunte une petite route, puis un che­min creux. Un chien, puis une chèvre, nous accom­pagnent quelques mètres. En haut d’un talus, on dis­tingue les pales pares­seuses d’une éolienne et, en contre-bas, les champs. À pre­mière vue, on peine à dif­fé­ren­cier les semis de blé, d’orge et de seigle. Les brins lève­ront dans les semaines à venir. Pour l’heure, un tapis de ver­dure recouvre le sol à cin­quante cen­ti­mètres de hau­teur. Des pan­neaux nous ren­seignent en indi­quant la nature des plan­ta­tions devant chaque rang : Redon, Agora, Alauda, Chant d’amour… Autant de popu­la­tions à l’histoire et aux carac­té­ris­tiques uniques. Julie et Florent prennent le temps de détailler les par­ti­cu­la­ri­tés de cha­cune. Ce der­nier conclut : ce sont là des blés « pirates » ou « rebelles », des semences qui n’ont pas voca­tion à être cap­tées, puis déna­tu­rées, par l’industrie.

Rechercher l’autonomie

On retrouve Julie et son com­pa­gnon, Florian, quelques jours plus tard.

Cette fois, nous ne sommes plus auprès des cultures mais dans leur ferme, celle du Grand clos Maen Ki. Des oies montent la garde et pincent sans dis­tinc­tion les mol­lets des passant·es. C’est Antonin, l’un des trois enfants, qui m’accueille. À 8 ans, il est visi­ble­ment habi­tué aux visites. Il me ren­seigne sur le nom des trois chats qui habitent les lieux en cro­quant des grains de blé. Puis le voi­là qui part à la recherche de l’un d’eux, pas­sant du four­nil à la salle de classe atte­nante, de celle-ci à la meu­ne­rie-mino­te­rie, de cette der­nière à la chè­vre­rie, d’un pré à un autre. Avec lui je découvre l’espace. Julie nous rejoint et pré­cise l’histoire du lieu : alors que les bâti­ments avaient été construits patiem­ment, prin­ci­pa­le­ment avec des maté­riaux de récu­pé­ra­tion, un incen­die a rava­gé l’ensemble de la ferme à l’exception des habi­ta­tions. Il a fal­lu prendre acte, puis tout recons­truire — les nou­velles ins­tal­la­tions, majo­ri­tai­re­ment en bois, impres­sionnent. Les participant·es à la for­ma­tion arrivent peu à peu, s’installent dans le four­nil et découvrent, émer­veillés, les élé­ments qui le com­posent. Dans l’entrée, des livres tech­niques et poli­tiques sur les semences ou le pain occupent un meuble à côté d’un bac lourd de grains dans lequel on plonge volon­tiers une main. Puis, l’espace se par­tage entre un immense four en métal noir, chauf­fé indi­rec­te­ment par un foyer ali­men­té en bois — tout le com­bus­tible, nous apprend-on, est cou­pé sur les terres envi­ron­nantes — et une longue table sur laquelle ont été dis­po­sés des ban­ne­tons rem­plis de farines dis­tinctes. Derrière, sous des fenêtres don­nant sur les prés, divers ran­ge­ments, une table de tra­vail et, sur­tout, un pétrin en bois sur lequel Julie s’attarde lon­gue­ment. Mais, avant d’y plon­ger les mains, la bou­lan­gère invite l’assemblée à se ban­der les yeux pour com­men­cer par une ana­lyse sen­so­rielle des farines qui seront uti­li­sées pour la four­née du jour. Les farines sont humées, tou­chées puis goû­tées à l’aveugle pour ten­ter d’en recon­naître cer­taines ou, plus sim­ple­ment, consta­ter leur grande diversité.

[Roméo Bondon | Ballast]

On passe de la table au pétrin. Une puis plu­sieurs paires de mains mélangent en chœur. Tout le monde doit y pas­ser. La farine, reje­tée sur les bords, est peu à peu inté­grée à l’eau, au sel et au levain. Laura, en stage pour plu­sieurs semaines sur la ferme, récu­père un échan­tillon de poids égal qu’elle met dans des réci­pients simi­laires. Le but : obser­ver la manière dont les pâtes poussent, la force des farines, la struc­ture alvéo­laire des dif­fé­rents essais. Au sein de l’association Triptolème, une recherche arti­sa­nale et indé­pen­dante fait par­tie du quo­ti­dien des membres. La pra­tique bou­lan­gère de Julie n’y perd tou­te­fois pas en spon­ta­néi­té. « Le métier de pay­san m’apprend à faire avec ce qu’on a », assure-t-elle. Son par­cours en témoigne. Avant de s’installer défi­ni­ti­ve­ment dans le Morbihan, elle a long­temps bou­lan­gé de manière iti­né­rante avec un four mobile, mon­té sur une remorque. Des années qui lui ont appris à se pas­ser de balance, de ther­mo­mètre, de seau gra­dué. Elle a dû s’adapter à une hygro­mé­trie et à des tem­pé­ra­tures variables, qui influencent gran­de­ment l’hydratation des pâtes et les temps de pousse.

Ce matin, les mains nom­breuses et la cha­leur de la pièce aidant, les mélanges lève­ront vite. Ils nous laissent tou­te­fois un temps suf­fi­sant pour éta­ler une pâte à piz­za au levain pré­pa­rée le matin même, la gar­nir et l’enfourner. La nour­ri­ture en bouche n’arrête pas les dis­cus­sions : au contraire. Pascal explique sa recon­ver­sion depuis son métier d’entraîneur de ten­nis, l’esprit com­pé­ti­tif qui l’a peu à peu las­sé, puis l’école de bou­lan­ge­rie où il a appris à tra­vailler à la levure et avec des machines. À côté de nous, Élise et Lou com­mentent la recru­des­cence de chaînes de bou­lan­ge­rie dans les zones com­mer­ciales, jusque dans le cœur des villes, et déplorent que certain·es boulanger·es-paysan·nes fassent jouer la concur­rence entre eux. Certains s’apparentent plus à des entre­pre­neurs qu’à des arti­sans. Au moment de faire un pre­mier bilan, beau­coup des participant·es s’avouent déstabilisé·es quant à leurs pro­jets futurs. Aucun·e des intervenant·es ne tra­vaille de la même manière ! À l’image des céréales uti­li­sées, la stan­dar­di­sa­tion n’est pas de mise ici. Pour Najet, les infor­ma­tions accu­mu­lées ont besoin de décan­ter et, sur­tout, d’être tes­tées : « Il faut que je mette en pra­tique ce qu’on a enten­du. Pour le moment, c’est encore assez abs­trait. » Si la qua­dra­gé­naire s’est occu­pée de la four­ni­ture en pain pen­dant une année dans un cadre com­mu­nau­taire, les méthodes obser­vées cette semaine n’ont rien à voir avec celles qu’elle a pra­ti­quées jusqu’à pré­sent. Un bouillon­ne­ment fer­tile pour le lieu d’insertion sociale par l’agriculture et la bou­lan­ge­rie qu’elle sou­haite mon­ter dans la Drôme. On nous appelle à l’intérieur. On s’y active de nou­veau. Le cou­vercle du pétrin le recouvre désor­mais à demi et sert de plan de tra­vail sur lequel divi­ser, peser et façon­ner les pâtons pour qu’ils reposent dans leur forme défi­ni­tive. Julie montre sa manière de faire, imi­tée ensuite par l’ensemble du groupe, bien que cha­cun ait déjà appris, ailleurs, des tech­niques différentes.

« Élise et Lou déplorent que cer­tains boulanger·es-paysan·nes fassent jouer la concur­rence. Certains s’apparentent plus à des entre­pre­neurs que des artisans. »

Une heure plus tard, tan­dis qu’une tren­taine de kilos de pain prend forme et cuit dans le four, Florian nous rejoint pour prendre la suite de la for­ma­tion. Ce der­nier, « fana­tique de l’empirisme » et « pay­san poly­morphe » selon ses mots, a gran­di auprès de parents boulanger·es en Vendée. Très vite, ce sont les machines qui l’ont inté­res­sé. En par­ti­cu­lier d’anciens modèles qui, pour lui, avaient déjà les mêmes atouts que les plus récents — une carte-mère en moins. On pré­cède Florian dans la grange où il a ins­tal­lé son ate­lier de meu­ne­rie-mino­te­rie. Sur l’un des murs, der­rière la trieuse, une affiche repré­sen­tant Louise Michel, dra­peau rouge flot­tant dans son dos. Contre la paroi oppo­sée, d’étranges cubes en contre­pla­qué occupent toute la lon­gueur du han­gar. Des silos, construits aus­si sim­ple­ment que pos­sible. À l’instar de ces réser­voirs à grains, l’ensemble de l’installation a été pen­sée et éla­bo­rée par Florian. Le fonc­tion­ne­ment de l’antique trieur à grains alvéo­laire, des mou­lins conçus selon les plans des frères Astrié13 ou de la méca­nique ache­mi­nant le grain vers les silos lui sont connus — et pour cause : Florian a assis­té à la concep­tion de toutes ces machines à moins qu’il ne les ait lui-même construites ou répa­rées. Certaines ont été récu­pé­rées dans de vieilles fermes où chez d’anciens meu­niers, d’autres ont été adap­tées spé­ci­fi­que­ment à ce type d’installation pri­vi­lé­giant de petits volumes.

Depuis le four­nil atte­nant, Julie nous appelle : elle s’apprête à défour­ner. On quitte un ate­lier pour un autre. Là, elle racle la sole de sa pelle une dizaine de fois pour aller cher­cher les miches brû­lantes. Quelques coups de l’index replié, comme pour frap­per à une porte, indiquent si le pain est cuit jusqu’en son cœur. La croûte sonne creux : la cuis­son est ter­mi­née. « Vous allez pou­voir les sen­tir et les écou­ter », lance Julie en s’activant. Ses mots ont été devan­cés. Plusieurs nez sont déjà pos­tés au-des­sus des miches et le double d’oreilles prêtent atten­tion aux cra­que­ments de la croûte. On com­mente les cou­leurs contras­tées dues au pou­lard, une espèce proche du blé dur habi­tuel­le­ment uti­li­sée pour faire de la semoule ou des pâtes. Malgré l’envie, on se garde d’y goû­ter : plu­sieurs heures de res­suyage sont néces­saires pour que l’humidité s’échappe et que le pain soit défi­ni­ti­ve­ment prêt. Le groupe repart avec quelques miches qui gar­ni­ront la table, mais ser­vi­ront aus­si de point de repère pour juger le temps de séchage ou com­pa­rer les dif­fé­rences de goût et de tex­ture avec les autres pains confec­tion­nés durant la semaine. Jean-Michel se charge d’emmener le reste de la four­née à une épi­ce­rie soli­daire. Le len­de­main, les douze cama­rades seront en auto­no­mie pour éla­bo­rer la four­née durant laquelle ils sont cen­sés appli­quer les apports des der­niers jours. Gageons qu’ils sau­ront s’accorder.


[lire le troi­sième volet | S’organiser pour l’autonomie ali­men­taire (2/2)]


L’auteur tient à remer­cier l’association Triptolème, l’Atelier pay­san, ain­si que les par­ti­ci­pants et les par­ti­ci­pantes ren­con­trés durant les évé­ne­ments pour leur accueil et leur enthou­siasme durant les échanges.
Photographies de ban­nière et de vignette : Roméo Bondon | Ballast


image_pdf
  1. Camille Marie et Roméo Bondon, « Des jar­dins urbains et du béton », Ballast, n° 11, 2021.[]
  2. Collectif, Des graines dans la pel­le­teuse — Rencontre 2016 des luttes fon­cières, édi­tion de la Dernière Lettre, 2016.[]
  3. Atelier pay­san, Reprendre la terre aux machines — Manifeste pour une auto­no­mie pay­sanne et ali­men­taire, Seuil, 2021.[]
  4. Les semences pay­sannes sont issues de popu­la­tions végé­tales gérées par les agri­cul­teurs et agri­cul­trices, sélec­tion­nées, triées et conser­vées avant d’être semées. Elles ont voca­tion a être réem­ployées après chaque récoltes et sont évo­lu­tives dans le temps, ce qui les dis­tingue des semences indus­trielles.[]
  5. Voir le témoi­gnage sur le pays bigou­den, dans le sud du Finistère, de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil, Plon, 1975 et la réponse de Xavier Grall, Le Cheval cou­ché, Hachette, 1977.[]
  6. Voir, par exemple, les deux sai­sons radio­pho­niques du « Journal bre­ton » de la jour­na­liste Inès Léraud, ain­si que l’ouvrage de Yannick Ogor, Le Paysan impos­sible — Récit de lutte, édi­tions du bout de la ville, 2017.[]
  7. Groupe agri­cole d’exploitation en com­mun. Forme de socié­té civile agri­cole qui per­met à des associé·es de tra­vailler sur une même ins­tal­la­tion et de vendre une pro­duc­tion com­mune.[]
  8. Institut natio­nal de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Organisme de recherche en agro­no­mie issu de la fusion, en 2020, de l’INRA et de l’IRSTEA.[]
  9. Une varié­té popu­la­tion est un ensemble d’individus hété­ro­gènes, aux géno­types variés, qui sont sélec­tion­nés par les agri­cul­teurs et agri­cul­trices dans leurs champs.[]
  10. Une varié­té est un type de plante obte­nu par sélec­tion — aujourd’hui essen­tiel­le­ment géné­tique — en rai­son d’une carac­té­ris­tique don­née, dans le but de la pri­vi­lé­gier.[]
  11. Parmi les­quels le sui­vant : Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Semences : une his­toire poli­tique — Amélioration des plantes, agri­cul­ture et ali­men­ta­tion en France depuis la Seconde Guerre mon­diale, Charles Léopold Mayer, 2012.[]
  12. Brevet pro­fes­sion­nel res­pon­sable d’entreprise agri­cole.[]
  13. Moulins de petite taille inven­tés par Pierre et André Astrié, par­ti­cu­liè­re­ment adap­tés à la meu­ne­rie arti­sa­nale. Ils sont consti­tués d’une meule en gra­nite qui déroule le grain plu­tôt qu’elle ne le broie.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Casamance : résis­ter au sel et attendre la pluie », Camille Marie et Prosper Champion, décembre 2021
☰ Lire notre article « Kurdistan Nord : une ferme éco­lo­gique en résis­tance », Loez, novembre 2021
☰ Lire notre tra­duc­tion « Des graines fugi­tives », Christian Brooks Keeve, juillet 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Lucile Leclair : « Refuser l’agriculture indus­trielle », jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Laurent Pinatel : « Redonner un sens à l’agriculture fran­çaise », avril 2016


Lire les autres articles de la série :

Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Roméo Bondon

Doctorant en géographie. Il a récemment coordonné avec Elias Boisjean Cause animale, luttes sociales (Le Passager clandestin, 2021) et publié avec Raphaël Mathevet Sangliers - Géographies d'un animal politique (Actes Sud, 2022).

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.