David Graeber : « Nos institutions sont antidémocratiques »


Entretien inédit | Ballast

Écono­miste et anthro­po­logue amé­ri­cain, David Graeber est éga­le­ment pro­fes­seur à la London School of Economics — ses posi­tions liber­taires ont valu à celui que le New York Times pré­sente comme l’un des intel­lec­tuels « les plus influents » du monde anglo-saxon d’être remer­cié de l’u­ni­ver­si­té Yale, en 2007. Auteur de Dette, 5000 ans d’his­toire, cette figure du mou­ve­ment Occupy Wall Street entend, dans cha­cun de ses ouvrages, déman­te­ler les « véri­tés » pro­pa­gées par la pen­sée domi­nante, entendre capi­ta­liste. Avec Bureaucratie, Graeber ren­verse un nou­veau para­digme et énonce ce qu’il appelle la « loi d’ai­rain du libé­ra­lisme » : « Toute réforme de mar­ché, toute ini­tia­tive gou­ver­ne­men­tale conçue pour réduire les pesan­teurs admi­nis­tra­tives et pro­mou­voir les forces du mar­ché, aura pour effet ultime d’ac­croître le nombre total de régle­men­ta­tions, le volume total de pape­rasse et l’effectif total des agents de l’État. » Nous le retrou­vons dans un petit hôtel de Paris.


Vous expli­quez que la « science éco­no­mique » tente de légi­ti­mer le fait d’être au ser­vice de l’idéologie libé­rale, qui n’est que « pas­sion », par une extrême ratio­na­li­té bureau­cra­tique. Diriez-vous que le libé­ra­lisme est une reli­gion qui dis­pose de ses propres dogmes, pra­tiques et morale, mais que sa légi­ti­mi­té ne repose que sur des croyances ?

Oui. C’est une des choses fas­ci­nantes avec l’é­co­no­mie… Prenons le mar­ché : il sait. On ne peut pas aller à son encontre. Mais si on demande aux éco­no­mistes ce qu’est le mar­ché, ils répon­dront : « Eh bien, c’est un modèle, cela n’existe pas vrai­ment. » Ce sont les pre­miers à admettre que c’est une chose qui a été construite. Il est contre-intui­tif d’i­ma­gi­ner ce que serait le monde si cha­cun agis­sait ration­nel­le­ment, en déte­nant une infor­ma­tion par­faite. C’est comme s’ils recon­nais­saient ain­si avoir créé une idéa­li­sa­tion de toutes pièces, une sorte d’i­mage divine, alors qu’ils l’ont évi­dem­ment créée dans l’i­dée que c’é­tait une chose réelle.

Comment ces croyances, ain­si que celles sur les­quelles repose le capi­ta­lisme, ont-elles pu s’installer si pro­fon­dé­ment dans les convic­tions humaines ? 

« Lorsque vous vivez la vie d’un ouvrier sous-payé comme mon père l’a été, vous n’a­vez nul besoin que quel­qu’un vous dise que le sys­tème est mauvais. »

Il a fal­lu long­temps. Je pense qu’il serait inté­res­sant de recons­truire le sens com­mun du concept de tra­vail — j’y tra­vaille d’ailleurs en ce moment pour mon pro­chain livre. Au XIXe siècle, si le capi­ta­lisme a cap­té ce concept à son avan­tage, les mou­ve­ments sociaux ont réus­si à le contrer en en pro­mou­vant une vision « liber­taire ». Si vous écou­tez cer­tains dis­cours de poli­ti­ciens clai­re­ment mains­tream du XIXe siècle, comme Abraham Lincoln, ils pas­se­raient tous pour mar­xistes aujourd’­hui ! Tous, ils avan­çaient que le capi­ta­lisme déri­vait du tra­vail, que le tra­vail était pri­mor­dial. Mais ils com­met­taient une grave erreur, consis­tant à se foca­li­ser sur la pro­duc­tion, sur l’i­dée que le tra­vail avait de la valeur parce qu’il pro­dui­sait des choses — alors que nombre d’emplois ne pro­duisent rien. Bien des choses que l’on fait ne pro­duisent rien mais ont de la valeur : répa­rer, conser­ver, prendre soin des gens… Mettre l’ac­cent sur la pro­duc­tion a ren­du le capi­ta­lisme pos­sible. Il y eut contre ce phé­no­mène quelques fortes offen­sives idéo­lo­giques, à com­men­cer par des gens comme Robert Burns et Andrew Carnegie. C’est aus­si, d’une cer­taine manière, ce que fit par la suite la Société du Mont-Pèlerin. D’abord, ils envoyèrent des inter­ve­nants dans les groupes d’influence, dans les écoles… « Non, non, la valeur ne pro­vient pas du tra­vail, disaient-ils, la pro­duc­tion pro­vient des esprits des entre­pre­neurs. » Résultat : un léger virage s’o­pé­ra dans la façon de lier la valeur au tra­vail en lui-même — si le tra­vail n’est pas ce qui pro­duit de la valeur, alors pour­quoi l’ef­fec­tuer ? La nou­veau­té, alors, c’est que le tra­vail est deve­nu une forme de valeur. Si tu ne tra­vailles pas plus dur que tu ne le sou­haites, tu n’es pas une bonne per­sonne… Et c’est un grand suc­cès, par­tout ! J’ai écrit là-des­sus : c’est mon essai sur les « bull­shit jobs ». Plus cette idée est implan­tée dans l’es­prit des gens, plus ils pensent que ce qui peut rendre leur tra­vail un tant soit peu gra­ti­fiant lui confère d’au­tant moins de valeur — parce que le tra­vail, c’est le sacri­fice per­son­nel… Par exemple, le fait de savoir que vous aidez les autres impli­que­rait d’être payé moins.

Vous affir­mez la « ferme volon­té, par défi, d’agir comme si nous étions déjà libres » et évo­quez la pos­si­bi­li­té d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire com­plexe et mul­ti­forme — qui ne serait qu’une impro­vi­sa­tion sans fin et non un quel­conque Grand Soir. Il faut, dites-vous, ces­ser de fabri­quer le capi­ta­lisme et non vou­loir le détruire. La révo­lu­tion serait donc déjà là ? L’urgence serait de créer des alter­na­tives ici et main­te­nant en ces­sant de pes­ter contre le mode de pro­duc­tion capitaliste ?

Un peu des deux… Une chose amu­sante : j’ai gran­di dans une famille ouvrière et j’ai réa­li­sé que, quoique appar­te­nant à la classe ouvrière radi­cale, mes parents n’avaient qua­si­ment aucun livre consa­cré au carac­tère désas­treux du capi­ta­lisme ni sur la cri­tique de l’ordre social exis­tant. Ils avaient juste un volume du Capital — mais plein de livres de science-fic­tion, d’his­toire, et pas mal d’an­thro­po­lo­gie. Lorsque vous vivez la vie d’un ouvrier sous-payé comme mon père l’a été, vous n’a­vez nul besoin que quel­qu’un vous dise que le sys­tème est mau­vais : vous le vivez chaque jour. Ce qu’ils vou­laient, c’é­tait la pos­si­bi­li­té de pen­ser à quelque chose d’autre dans cette époque déses­pé­rée ; alors ils lisaient sur des mondes ima­gi­naires, du futur, du pas­sé, sur des contrées loin­taines où les choses sont réel­le­ment dif­fé­rentes. Je pense que nous devons à nou­veau aspi­rer à ce type d’i­ma­gi­na­tion uto­piste. Réimaginer nos propres pra­tiques. La gauche est forte quand les gens sont ima­gi­na­tifs. Ces 30 der­nières années ont été une sorte de guerre contre l’imagination.

Call Center (DR)

Vous expli­quez que Bismarck a créé l’ancêtre de la sécu­ri­té sociale en réac­tion aux suc­cès élec­to­raux socia­listes de l’époque afin de « sou­doyer » la classe ouvrière et d’a­che­ter l’allégeance des pro­lé­taires à son pro­jet natio­na­liste conser­va­teur. Pensez-vous que la sécu­ri­té sociale pro­longe l’espérance de vie du capi­ta­lisme en étant sa béquille ou la per­ce­vez-vous comme un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire qui porte en lui les germes d’un renversement ?

Les deux à la fois. Je ne veux pas dire que la sécu­ri­té sociale est une mau­vaise chose, mais qu’elle est viciée. C’est une appro­pria­tion de quelque chose venu de la base et le gou­ver­ne­ment en a dit, en gros : « Ok, vous pou­vez avoir ça, mais vous ne pou­vez pas le gérer vous-mêmes. » Et c’est en soi une réus­site — je pense que la gauche fait par­fois trop sou­vent pro­fil bas sur ses réa­li­sa­tions ou ses vic­toires. Si le capi­ta­lisme embrasse le fémi­nisme, ce n’est pas une défaite du fémi­nisme, mais une vic­toire ! À moins que vous ne vou­liez com­plè­te­ment détruire le sys­tème. Nous ne devrions pas nous rabais­ser, nous devrions être fiers. D’un autre côté, je pense que nous avons besoin d’être très fins, en réflé­chis­sant à la façon dont les choses peuvent être mises en place ; il faut savoir si elles sont réa­li­sables ou non… L’État social, par exemple, était fon­dé sur la notion de plein emploi — ce qui est, nous le savons main­te­nant, fon­da­men­ta­le­ment irréa­li­sable ; un récent son­dage le montre bien : 37 % des Anglais estiment que le tra­vail qu’ils font ne se jus­ti­fie en rien. Dans un modèle « employiste » (par­ta­gé tant par la gauche que par la droite), ce que sont ces emplois ne compte pas. C’est à peine mieux que rien, faire « quelque chose ». La forme de l’État social est intrin­sè­que­ment auto-des­truc­trice car, selon ce modèle dépen­dant de l’emploi, à mesure que la pro­duc­ti­vi­té aug­mente, les béné­fices du tra­vail dis­pa­raissent : elle n’est pas sou­te­nable et contient en germe sa propre destruction.

Un éco­no­miste et phi­lo­sophe fran­çais, Frédéric Lordon, assure dans son der­nier ouvrage, Imperium, que la tra­di­tion liber­taire com­porte un angle mort : la ques­tion de la ver­ti­ca­li­té. Lordon, qui vous cite d’ailleurs, estime qu’il est illu­soire de croire que les col­lec­tifs humains, quelle que soit leur taille (de la tri­bu à l’État-nation) peuvent fonc­tion­ner selon une pleine hori­zon­ta­li­té, éga­li­taire et permanente…

« Ce n’est pas parce que l’être humain éprouve le besoin de se mesu­rer à d’autres que cette com­pé­ti­tion doit por­ter sur la nourriture. »

On nous le res­sort tout le temps. Si, par « plei­ne­ment éga­li­taire », vous vou­lez dire que tout est fait de façon pure­ment égale, eh bien, c’est exact. Les gens, c’est évident, ont le désir d’exceller — et je ne pense pas que ce soit un pro­blème. La ques­tion concerne les domaines d’ac­ti­vi­té. Lorsque l’on parle d’ho­ri­zon­ta­li­té, on n’i­ma­gine pas un désir qui soit le même pour tout le monde (ce serait mons­trueux), on parle d’une socié­té où les choses véri­ta­ble­ment impor­tantes pour la vie seraient par­ta­gées par tous. Ce n’est pas parce que l’être humain éprouve le besoin de se mesu­rer à d’autres que cette com­pé­ti­tion doit por­ter sur la nour­ri­ture, le loge­ment et toutes les néces­si­tés vitales. On fait cou­ram­ment cette erreur de rai­son­ne­ment consis­tant à croire que plus une struc­ture est grande, plus le besoin de hié­rar­chie s’im­pose. Ce n’est pas vrai, his­to­ri­que­ment. Je tra­vaille actuel­le­ment avec un archéo­logue, David Wengrow, sur les ori­gines his­to­riques des inéga­li­tés sociales : l’une des choses que nous avons apprises est que ce sont les petites socié­tés qui, en réa­li­té, sont les plus hié­rar­chiques — les plus grandes étaient éga­li­taires. Il est donc pos­sible de créer de grandes socié­tés éga­li­taires. Les gens sont convain­cus qu’une grande ville doit avoir un chef, et que si l’on n’en trouve pas, c’est que l’on ne sait pas où cher­cher. Dans la val­lée de Mexico, envi­ron mille ans avant J.-C., toutes les mai­sons avaient exac­te­ment la même dimen­sion : il s’a­git là, très clai­re­ment, d’une ville immense construite sur une base éga­li­taire. Mais, depuis, per­sonne n’a su ima­gi­ner de grande ville éga­li­taire ! On sup­pose seule­ment qu’on n’a pas trou­vé de roi. Je pense que cette sup­po­si­tion est fausse. Un autre point inté­res­sant : d’où pro­viennent les inéga­li­tés ? Je pense que ça com­mence à petite échelle. C’est simple de trou­ver des villes éga­li­taires mais ça s’a­vère beau­coup plus com­pli­qué de trou­ver des familles éga­li­taires ! Il faut regar­der du côté du patriar­cat, de l’es­cla­vage, des condi­tions domes­tiques… C’est l’emploi qui a dépla­cé ceci à une plus grande échelle : l’i­né­ga­li­té pro­vient en réa­li­té du bas.

Vous dites des uto­pistes qu’ils ont une foi naïve dans la per­fec­ti­bi­li­té de la nature humaine et qu’ils refusent de consi­dé­rer les gens tels qu’ils sontet que c’est ce qui les conduit à fixer des normes inac­ces­sibles puis à repro­cher aux gens d’être inca­pables de s’y confor­mer. Peut-on, au vu des déboires grecs, dire que le pro­ces­sus libé­rale de construc­tion euro­péenne n’est qu’une dan­ge­reuse utopie ?

En effet. Et, de façon plus large, on doit prendre en compte le fait que le capi­ta­lisme aus­si est une uto­pie, au sens clas­sique du terme. J’irai même plus loin : pour le capi­ta­lisme contem­po­rain, l’utopisme est deve­nu l’un des prin­ci­paux moyens de pré­lè­ve­ment de l’excédent. Je cite tou­jours la JP Morgan Chase pour dire que les banques tirent la majo­ri­té de leurs pro­fits des péna­li­tés (en fai­sant payer des agios à ceux qui ne gèrent pas cor­rec­te­ment leur compte). C’est là un par­fait exemple d’utopisme : créer un modèle idéal de ce que sont les gens, un modèle de ratio­na­li­té, de vie bien comme il faut, bien comme il se doit, que tout le monde devrait être capable d’a­dop­ter. En fin de compte, on construit là une idée uto­piste, idéale, telle qu’il n’est pas pos­sible de s’y confor­mer. Les ban­quiers savent qu’un impor­tant pour­cen­tage de per­sonnes va échouer et ils les puni­ront pour ceci. C’est réel­le­ment de là que pro­viennent les béné­fices des grandes cor­po­ra­tions — pas d’ailleurs.

Frédéric Lordon, par Stéphane Burlot

Dans votre livre Dette, 5 000 ans d’histoire, vous dites qu’annuler les dettes était une pra­tique répan­due dans l’Histoire, sou­vent pour des rai­sons de paix sociale et de digni­té humaine. Comment expli­quez-vous, alors que le comi­té des droits de l’Homme de l’ONU a rele­vé de nom­breuses vio­la­tions des­dits droits et que la paix sociale est mena­cée en Grèce, les ins­tances inter­na­tio­nales et l’opinion publique ne se mobi­lisent pas davan­tage, aujourd’­hui, pour l’annulation de cette dette qui ne sera, de toute façon, jamais remboursée ?

L’une des choses fas­ci­nantes, dans l’histoire de la dette, est qu’une dette entre deux enti­tés socia­le­ment égales est trai­tée comme n’importe quel autre type de pro­messe. Il y aura évi­dem­ment tou­jours une pos­si­bi­li­té de rené­go­cia­tion si les cir­cons­tances changent radi­ca­le­ment. D’un autre côté, les dettes qui lient des per­sonnes radi­ca­le­ment inégales sont consi­dé­rées comme sacrées — de la part des per­sonnes « d’en bas », j’entends. C’est pour­quoi je consi­dère que le concept de la dette est le moyen le plus effi­cace pour ins­tau­rer des rela­tions fon­dées sur de la pure extor­sion et sur un pou­voir arbi­traire, non seule­ment en leur don­nant un aspect moral mais, en outre, en fai­sant croire que c’est la vic­time qui est la plus à blâ­mer et que la culpa­bi­li­té lui incombe. Ce qui se pro­duit en Grèce en est un exemple lim­pide. L’Union euro­péenne dit : « Nous ne vous consi­dé­rons pas comme membre à part entière de ce par­te­na­riat. » La voi­là, l’idée cen­trale ! L’inégalité entre les deux par­ties, c’est ce qui per­met d’en faire une dette sacrée. Alors que nous avons bien vu ce qui s’est pas­sé en 2008, lorsque de grandes ins­ti­tu­tions comme des com­pa­gnies d’assurance amé­ri­caines pré­sen­taient des dettes de près d’un mil­liard de dol­lars : un coup de baguette magique, et tout a dis­pa­ru ! Mais quand ça concerne un pays, alors des per­sonnes vont souf­frir, et c’est une tout autre histoire…

Que pen­sez-vous de l’idée for­mu­lée par Noam Chomsky, liber­taire comme vous, selon laquelle il fau­drait, en dépit de l’an­ti-éta­tisme his­to­rique du mou­ve­ment anar­chiste, se résoudre à défendre (momen­ta­né­ment ?) la struc­ture éta­tique tant la finance et les pou­voirs trans­na­tio­naux sont deve­nus pour les peuples un plus grand dan­ger que les fron­tières nationales ?

« Les ins­ti­tu­tions qui sau­raient exis­ter dans une socié­té libre devraient donc être défen­dues. Si ça revient en quelque sorte à défendre l’État… bon, qu’il en soit ainsi ! »

Je ne peux pas me résoudre à défendre la notion d’État. Je pense que ce que nous devons faire, c’est dis­tin­guer les biens publics de l’État lui-même. En ce moment, par exemple, je vis au Royaume-Uni, où nous avons un sys­tème natio­nal de san­té que les diri­geants sont en train d’essayer de pri­va­ti­ser. Là, je ne doute pas qu’il faille ripos­ter. Mais il y a de nom­breux débats là-des­sus (les mou­ve­ments de 2010 contre les coupes bud­gé­taires, par exemple) et beau­coup s’ac­cordent sur le fait que la cri­tique que l’on peut faire de l’État repose sur un élé­ment cen­tral : ses ins­ti­tu­tions bureau­cra­tiques de coer­ci­tion sont fon­da­men­ta­le­ment basées sur la vio­lence. On peut faire une dis­tinc­tion entre des ins­ti­tu­tions qui ne peuvent exis­ter qu’en exer­çant une vio­lence sys­té­ma­tique, comme cer­tains régimes d’impôts sur la pro­prié­té, et des ins­ti­tu­tions qui n’auraient pas néces­sai­re­ment à opé­rer de manière vio­lente, comme les ins­ti­tu­tions publiques col­lec­tives — mais qui finissent par agir de la sorte, depuis que l’État semble vou­loir pro­cé­der ain­si avec toutes les orga­ni­sa­tions non lucra­tives. Les ins­ti­tu­tions qui sau­raient exis­ter dans une socié­té libre devraient donc être défen­dues. Si ça revient en quelque sorte à défendre l’État… bon, qu’il en soit ain­si ! Mais seule­ment parce que c’est quelque chose que l’État n’aurait pas à diriger.

Comment ana­ly­sez-vous l’é­chec des mou­ve­ments d’oc­cu­pa­tion comme Occupy Wall street et le 15‑M ?

C’est très inté­res­sant de les abor­der de manière his­to­rique. Il y a eu comme un phé­no­mène de déca­lage : on a une telle culture de la gra­ti­fi­ca­tion ins­tan­ta­née et du besoin d’ef­fets immé­diats qu’on voit les gens dire, ahu­ris : « Regarde, le mou­ve­ment Occupy a échoué. C’était il y a deux ou trois ans, et le monde n’a pas chan­gé ! » Mais on sait que les mou­ve­ments sociaux prennent du temps ! Pensez à n’importe quel mou­ve­ment social impor­tant ayant véri­ta­ble­ment chan­gé le monde : plus le chan­ge­ment a été pro­fond, plus le mou­ve­ment a néces­si­té de temps. L’abolition de l’esclavage ou le fémi­nisme, tous mou­ve­ments ayant vrai­ment réus­si à trans­for­mer les pers­pec­tives, ont deman­dé des décen­nies, sou­vent plus. En 2008, je lisais des rap­ports de ser­vices de sécu­ri­té inter­na­tio­naux ou de police ; tout le monde disait : « Oh, mon Dieu, il va y avoir des arres­ta­tions mas­sives et des émeutes dans les rues et nous ne savons pas où cela va frap­per en pre­mier… Et ils vont se coor­don­ner… » Finalement, rien de tel ne s’est alors pro­duit. Deux ans plus tard, les gens disaient : « C’est bon, j’ai l’im­pres­sion que les émeutes dans les rues servent vrai­ment à quelque chose. » Il y a eu 2011, trois ans et demi plus tard : une vague de mou­ve­ments a balayé la pla­nète en com­men­çant par l’Afrique du Nord, puis à tra­vers l’Europe jusqu’aux États-Unis. Tous ont été vio­lem­ment répri­més. Ensuite, on a cru que cer­tains allaient por­ter cet élan poli­ti­que­ment, en fai­sant prendre aux par­tis poli­tiques un virage à gauche sur le ter­rain de la poli­tique for­melle. Trois à quatre ans plus tard, c’est ce qui s’est pro­duit avec Syriza, Podemos et le Labor Party, qui vire radi­ca­le­ment à gauche en Angleterre — sans par­ler de Bernie Sanders aux États-Unis. Il semble vrai­ment qu’il y ait une sorte de déca­lage de trois à quatre ans. On ne peut pas savoir ce que ça va don­ner, mais peut-être que dans trois ou quatre années, il y aura de véri­tables effets politiques.

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Occupy Wall Street, New York (EPA/JUSTIN LANE)

Pensez-vous, dans ce contexte de mon­dia­li­sa­tion, que « les pro­lé­taires n’ont pas de patrie » et sont à même de s’unir mon­dia­le­ment contre le capi­tal, ou que ce pro­ces­sus désarme les peuples et les dresse les uns contre les autres en les met­tant en concur­rence, obli­geant à ancrer les luttes contre la bour­geoi­sie de manière natio­nale avant de deve­nir internationale ?

J’ai été éle­vé en inter­na­tio­na­liste convain­cu : mon père a com­bat­tu en Espagne. Il me serait donc dif­fi­cile d’adhé­rer à une stra­té­gie natio­na­liste. Je pense néan­moins qu’elle existe, mais qu’elle demeure, en der­nière ana­lyse, une stra­té­gie réac­tion­naire. Le pro­blème de la gauche, c’est qu’elle per­siste à tom­ber dans ce genre de piège. Je pense que le mou­ve­ment pour la jus­tice mon­diale [« The Global Justice Movement »] est un très bon exemple d’une forme actuelle d’in­ter­na­tio­na­lisme, qui vient juste de com­men­cer et qui est éton­nam­ment cou­ron­né de suc­cès. Il semble y avoir une étrange névrose, dans de larges pans de la gauche, qui consiste à ne pas recon­naître que par­fois nous gagnons ! Si vous disiez que le mou­ve­ment pour la jus­tice mon­diale est un suc­cès, nom­breux sont ceux qui répli­que­raient : « Que vou­lez vous dire ? Le capi­ta­lisme est tou­jours là ! » Si nous n’a­vons pas com­plè­te­ment fait la révo­lu­tion, alors nous aurions échoué ? Mais nous oublions qu’en 1998 et 99, quand ça a com­men­cé, l’hé­gé­mo­nie néo­li­bé­rale était si puis­sante, le consen­sus de Washington, comme on l’ap­pe­lait à l’é­poque, si fort, que si vous émet­tiez des doutes, vous étiez lit­té­ra­le­ment trai­té de fou ! C’était l’é­vi­dence même : le monde ne pou­vait pos­si­ble­ment pas fonc­tion­ner autre­ment. Trois ans après, tout s’est com­plè­te­ment inver­sé. Le Financial Times et des revues du même ton­neau écri­vaient : « Ok, les jeunes avaient rai­son là-des­sus. » Et le FMI, qui a pas­sé son temps à extor­quer l’argent de la pla­nète, a été com­plè­te­ment viré de l’Asie de l’Est et d’Amérique latine ! Et il s’est effon­dré dans les par­ties les plus pauvres d’Afrique et du Moyen-Orient. C’est ahu­ris­sant : tous les trai­tés qu’il a pro­po­sés ont échoué. C’est arri­vé d’une seule manière : par la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Si on cherche où nous avons été les plus effi­caces, regar­dons vers ce type de mouvements.

Dans Bureaucratie, vous par­lez d’une « uto­pie de règles » comme d’un échec, voire une escro­que­rie, car elles rendent stu­pides et sont à la fois le fac­teur et le pro­duit de vio­lence phy­sique. Pourriez-vous déve­lop­per ce point à la lumière de ce que le capi­ta­lisme du XXIe siècle nous pro­met sans cesse ?

« J’ai été éle­vé en inter­na­tio­na­liste convain­cu : mon père a com­bat­tu en Espagne. Il me serait donc dif­fi­cile d’adhé­rer à une stra­té­gie nationaliste. »

Ce n’est pas com­plè­te­ment une escro­que­rie : il y a une ten­sion entre le désir des gens pour un monde pré­dic­tible, régu­lier et gérable, et la micro­ré­gu­la­tion de chaque aspect de la vie quo­ti­dienne par la vio­lence qui en résulte. L’une des choses que j’ai donc essayé de com­prendre, tout en créant l’ex­pres­sion « uto­pie des règles », c’est l’at­trait exer­cé par la bureau­cra­tie. Comment se fait-il que nous nous sen­tions plus libres dans une socié­té où abso­lu­ment tout ce que nous fai­sons est non seule­ment léga­le­ment micro­ré­gu­lé, mais nous est même impo­sé, en rai­son d’un risque de vio­lence phy­sique exer­cé sur nous ? Quelle est cette étrange idée de liber­té, qui va jusqu’à nous sem­bler natu­relle ? Cela m’est en par­tie appa­ru parce qu’en tant qu’an­thro­po­logue, j’ai vécu dans des endroits où ça ne se passe pas ain­si. Quand vous êtes dans une petite ville rurale de Madagascar, quand j’y étais en tout cas, il n’y avait pas de police. La police se moque de savoir qui boit, mange, s’ha­bille, écoute de la musique, vend quelque chose… Les gens s’en sor­taient tous ensemble. On réa­lise alors dans quelle mesure chaque aspect de nos vies est en fait régu­lé par la menace poten­tielle de la force, et nous ne le voyons pas, notam­ment, parce que la puni­tion est si dure et dis­pro­por­tion­née que nous n’al­lons jamais jus­qu’à prendre le risque de la défier. C’est ce que les anar­chistes expé­ri­mentent tout le temps. Ils disent : « Il y a bien des règles per­met­tant de connaître la taille d’une affiche, ou le type de porte qu’on peut avoir, mais on ne va pas être phy­si­que­ment atta­qués pour ça. » Mais en fait, si, vous pou­vez l’être. C’est juste que per­sonne ne défie jamais les règles. Et quand des anar­chistes disent « Non, nous ne modi­fie­rons pas la taille ou l’emplacement de notre affiche », c’est là que la réponse vio­lente sur­git. C’est ce que je vou­lais vrai­ment essayer d’ex­plo­rer : com­ment pou­vons-nous vivre ces vies où nous sommes mena­cés de vio­lence tout le temps — et non seule­ment nous ne le remar­quons pas, mais nous pen­sons que c’est cela, la liberté ?

Le libé­ra­lisme est une notion par­fois ambi­guë, mal com­prise. En France et aux États-Unis, elle n’a en outre pas la même teneur. Certains anar­chistes se reven­diquent de l’héritage libé­ral, même s’ils rejettent le « néo­li­bé­ra­lisme » ou le « libé­ra­lisme éco­no­mique » ; d’autres assurent que le libé­ra­lisme est par nature une phi­lo­so­phie pro­duite par la bourgeoisie…

Le libé­ra­lisme est un type très spé­ci­fique d’i­déo­lo­gie : il doit être rap­por­té à l’in­di­vi­dua­lisme pos­ses­sif. Il cor­res­pond à une sorte de sépa­ra­tion de l’es­prit et du corps, où vous êtes l’es­prit qui contrôle et pos­sède votre corps, et cette rela­tion devient une pro­jec­tion sur le reste du monde. Ce n’est pas seule­ment une notion de la liber­té fon­dée sur une liber­té néga­tive. C’est une ver­sion très par­ti­cu­lière de liber­té posi­tive qui, d’a­près moi, n’a pas besoin d’être contes­tée. L’accusation selon laquelle l’a­nar­chisme est une exten­sion du libé­ra­lisme est plu­tôt infon­dée, de ce point de vue. Il y a en effet des anar­chistes qui vont tirer leur ins­pi­ra­tion de l’i­déo­lo­gie libé­rale : elle est tout autour de nous. Mais je pense que la tra­di­tion fon­da­men­tale de l’a­nar­chisme a tou­jours été de créer des régu­la­tions sociales : elle est donc rela­ti­ve­ment anti­li­bé­rale, en ce sens. C’est du moins ain­si que je l’i­den­ti­fie­rais : c’est l’hy­po­thèse selon laquelle la liber­té est fina­le­ment la liber­té de faire des pro­messes et des enga­ge­ments. La liber­té est la capa­ci­té à entrer dans le type d’as­so­cia­tions volon­taires que vous vou­lez. Mais la liber­té ne peut être exer­cée que par et en rela­tion avec les autres. Dans ce sens, c’est pro­fon­dé­ment une idée antilibérale.

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Anarchistes espagnols (DR)

Dans La Démocratie aux marges, vous expli­quez qu’il n’existe pas de culture occi­den­tale. Et que s’il y en avait une, elle ne serait cer­tai­ne­ment pas inti­me­ment liée à la démo­cra­tie. Vous dites éga­le­ment que les poli­ti­ciens s’attachent à rem­pla­cer le terme « répu­blique » par celui de « démo­cra­tie ». Pourquoi ce changement ?

Jusqu’à un cer­tain point, j’ai été ins­pi­ré par un anar­chiste poli­tique qué­be­cois, Francis Dupuis-Déri. Il a écrit qu’il a fait une étude de l’u­sage du mot « démo­cra­tie » de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe. Ce qu’il a décou­vert, c’est que durant la période des révo­lu­tions fran­çaise et amé­ri­caine, ce terme était presque exclu­si­ve­ment uti­li­sé comme une injure, une qua­li­fi­ca­tion péjo­ra­tive. Il était proche de celui d’« anar­chiste » : les démo­crates étaient en somme des déma­gogues qui vou­laient déchaî­ner les pas­sions de la foule. Et quelque chose de très étrange a com­men­cé au début du XIXe siècle : ils ont ins­tau­ré ces répu­bliques, qui étaient très consciem­ment cal­quées sur Rome, et non sur Athènes. Il ne s’a­gis­sait pas d’une démo­cra­tie, mais d’un équi­libre des dif­fé­rents types de pou­voir, avec quelques élé­ments démo­cra­tiques mais par­ti­cu­liè­re­ment conte­nus entre les élé­ments aris­to­cra­tiques et oli­gar­chiques – et ils étaient très spé­ci­fiques à cet égard : c’est pour­quoi il y a un Sénat (comme dans la Rome antique). Les gens ont com­men­cé à se pré­sen­ter à des postes, et ceux qui se décla­raient démo­crates gagnaient sou­vent les élec­tions : on a décou­vert que les gens ordi­naires aimaient bien l’i­dée de démo­cra­tie. Il y a donc eu ce pro­ces­sus incroyable de chan­ge­ment de signi­fi­ca­tion. Les ins­ti­tu­tions répu­bli­caines, qui étaient prin­ci­pa­le­ment faites pour sup­pri­mer la démo­cra­tie, furent renom­mées « démo­cra­tiques ». Notez bien que nulle part dans la Constitution ou dans la Déclaration d’in­dé­pen­dance, il n’est noté quelque chose à pro­pos d’une Amérique qui serait démo­cra­tique. Si vous lisez le pre­mier dis­cours de la Convention consti­tu­tion­nelle don­né en 1789 par, je crois, le pro­té­gé de Georges Washington venant de Virginia, il dit peu ou prou : « Nous tenons ce mee­ting ici car il y a un vrai pro­blème dans le pays, il y a un vrai dan­ger : c’est que la démo­cra­tie puisse écla­ter. Alors sup­pri­mons la démo­cra­tie avant qu’il ne soit trop tard. » Eh oui, nos ins­ti­tu­tions sont anti­dé­mo­cra­tiques. Il y a donc une très pro­fonde ten­sion. Prenez ce groupe d’a­nar­chistes qui s’ap­pelle CrimethInc : il a l’une des meilleures pro­pa­gandes qui soit ; ils ont cette petite phrase qu’ils uti­lisent tout le temps : « Vous savez, en Amérique, tout le monde aime la démo­cra­tie et déteste le gou­ver­ne­ment. Eh bien, l’a­nar­chie aime la démo­cra­tie et déteste le gou­ver­ne­ment ! » Ils tiennent l’i­dée de démo­cra­tie pour un idéal, celui que le peuple se gou­verne d’une façon alter­na­tive. Cela a tou­jours exis­té. Et le fait que les ins­ti­tu­tions qui ont été créées pour conte­nir la démo­cra­tie soient appe­lées « démo­cra­tie » crée des confu­sions interminables.

Pensez-vous que l’idée selon laquelle une assem­blée de citoyens tirés au sort écrive la pro­chaine Constitution soit une idée d’avenir pour une démo­cra­tie anticapitaliste ?

« Les ins­ti­tu­tions répu­bli­caines qui étaient prin­ci­pa­le­ment faites pour sup­pri­mer la démo­cra­tie furent renom­mées démo­cra­tiques. »

C’est un élé­ment, et c’est inté­res­sant d’y pen­ser. Occupy Athens est venue avec des idées très inté­res­santes : ils ont mis en avant que, dans les élec­tions pré­cé­dentes, quelle que fût la gra­vi­té de la situa­tion, les gens votaient de moins en moins. On ne peut pas affir­mer qu’ils s’en fichaient — il n’y a pas moins lieu de s’en ficher en Grèce. La seule expli­ca­tion qui tienne est que les gens votent contre le sys­tème poli­tique. Ils refusent de voter comme moyen d’af­fir­mer quelque chose. Occupy Athens a donc pro­po­sé de prendre le nombre de votants ins­crits et de rele­ver le nombre de ceux qui se sont abs­te­nus (qui ont donc voté contre le sys­tème), et que cette pro­por­tion au Parlement soit repré­sen­tée par des gens tirés au sort. Par exemple, 37 % ont refu­sé de voter : 37 % du Parlement devraient être choi­sis de manière aléa­toire, en dehors du sys­tème. On devrait réflé­chir beau­coup plus sur com­ment on pour­rait s’y prendre pour ins­tau­rer des struc­tures hori­zon­tales à grande échelle. On doit com­men­cer à pen­ser plus ces choses-là. Dans quelle mesure pour­rait-on uti­li­ser les inter­faces infor­ma­tiques ? Dans quelle mesure devra-t-on uti­li­ser des indi­vi­dus choi­sis par rota­tion ? Combien de repré­sen­tants seraient néces­saires, etc. ? Ce sont des ques­tions que l’on aura tou­jours à résoudre. Je ne fais ici que lan­cer des idées.

Vous repre­nez à votre compte le fameux slo­gan de 1968, « L’imagination au pou­voir ». Comment celle-ci peut-elle être un moyen de créa­tion politique ?

La dif­fé­rence majeure entre la sen­si­bi­li­té de gauche et celle de droite se situe dans le rôle alloué à l’i­ma­gi­na­tion. Je parle d’onto­lo­gie poli­tique — je hais, d’ha­bi­tude, le mot « onto­lo­gie », mais là il est appro­prié. Quand les gens disent « Soyons réa­listes » et qu’ils pointent du doigt cette « réa­li­té », si tu te trouves à droite, tu te tournes vers la vio­lence : tu es un réa­liste poli­tique. Tu dis que la France et l’Italie « pour­suivent leur propre inté­rêt ». À l’é­vi­dence, la France et l’Italie sont des concepts ima­gi­naires, pas des choses réelles : le roi de France avait des inté­rêts qui étaient dif­fé­rents de ceux de la France. Mais pour­quoi est-ce réel ? Parce qu’ils le croient et sont capables de déployer de la vio­lence. C’est ça, la réa­li­té vue de la droite. À gauche, c’est tou­jours l’i­ma­gi­na­tion qui a cette même pro­duc­tion, cette créa­tion. Ce dont ne parlent jamais les mar­xistes et ceux du même aca­bit, c’est qu’il faut quel­qu’un pour créer, pour pen­ser ces choses-là. C’est le rôle de l’i­ma­gi­na­tion de pen­ser la socié­té. Ce qui m’a aidé à com­prendre le fas­cisme, c’est quand j’é­cri­vais sur les super­hé­ros. Il m’est venu à l’es­prit que la grosse dif­fé­rence entre les conser­va­teurs et les fas­cistes, c’est que, s’ils sont d’ac­cord sur les pré­misses : on ne devrait pas, contrai­re­ment à la gauche, lais­ser cours à l’i­ma­gi­na­tion dans la sphère publique car, et c’est l’hy­po­thèse des conser­va­teurs, l’i­ma­gi­na­tion fait par­tie de la sphère pri­vée — tu peux ima­gi­ner un pro­jet d’une socié­té, vas‑y, amuse-toi, mais à par­tir du moment où tu veux le faire dans la sphère publique, tu vas pro­vo­quer du chaos, de la ter­reur et de la vio­lence. Ils divergent sur la conclu­sion. La dif­fé­rence est que les conser­va­teurs disent donc qu’il ne faut pas lais­ser cours à l’i­ma­gi­na­tion, là où les fas­cistes disent : « Bah ! Malgré les pos­si­bi­li­tés de vio­lence, fai­sons-le quand même ! »

« Le roi de France avait des inté­rêts qui étaient dif­fé­rents de ceux de la France. Mais pour­quoi est-ce réel ? »

Le rôle de l’i­ma­gi­na­tion dans une socié­té consti­tue le conflit majeur entre la gauche et la droite, plus qu’autre chose. Entre faire quelque chose qui ren­dra le capi­ta­lisme plus durable et faire en sorte que le capi­ta­lisme paraisse le seul sys­tème durable et viable, les libé­raux choi­sissent tou­jours le second terme. Ils ont constam­ment pour prio­ri­té la guerre sur l’i­ma­gi­na­tion plu­tôt que de résoudre les pro­blèmes qui vont aus­si les affec­ter : regar­dez le chan­ge­ment cli­ma­tique, qui en est l’exemple le plus fla­grant. Même quand ils sont confron­tés à une situa­tion où ils risquent de se retrou­ver tous morts, ils n’y arrivent pas ! Cela montre bien le pou­voir qu’a pris la poli­tique, y com­pris sur toute rai­son éco­no­mique. Mais oui, c’est sui­ci­daire : asphyxier l’i­ma­gi­na­tion ne peut que mener à une stag­na­tion tech­no­lo­gique, à la dépres­sion et, in fine, à la décom­po­si­tion de la socié­té, qui a déjà com­men­cé. D’une cer­taine manière, même la droite est en train de se tour­ner vers la gauche pour trou­ver des idées, pré­ci­sé­ment parce qu’elle a détruit toute pos­si­bi­li­té de les pen­ser et de les créer.


Traduit de l’an­glais par Julien Chanet, Galaad Wilgos, Cihan Gunes, Alexis Gales, Jean Ganesh, Frank Barat et Sarah Kilani.
Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot
Portrait de David Graeber : Cyrille Choupas

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