Texte paru dans le n° 2 de la revue Ballast (printemps 2015)
Parce que la poésie se transmet de main en main, de voix en voix, sur un port et le long de tous les trottoirs où l’on tente encore de lutter en se souvenant des mots qui aident à survivre. Parce que, de l’Algérie au Chili en passant par Marseille, ce n’est que la couleur de la langue qui change, pas sa substance même quand elle sert à dire la vérité — celle de la misère, celle de la révolte. Et peut-être parce qu’il faut toujours « revenir aux versets libertaires ». Tant qu’il y aura des Alice, tant qu’il y aura des Asia, tant que les vagabonds heureux seront assez fous pour colporter leur parole. ☰ Par Tieri Briet
Juste avant l’hiver, Alice m’annonce qu’elle va traduire les poèmes de Marlene Feeley, une Chilienne exilée à Reus, quelque part en Catalogne. Rien qu’une petite ville sinistre à une centaine de kilomètres au sud de Barcelone, dans la banlieue de Tarragone. C’est là que la poète survit avec sa plus jeune fille, tout en faisant des ménages autant qu’elle peut. Alice me parle d’une femme qui ne cesse pas de lutter, une libertaire se levant tôt chaque matin pour ramener un salaire de misère. C’est son combat qu’elle raconte à l’intérieur de ses poèmes, une lutte et une colère qui l’empêchent de prendre un peu d’air, un peu de force pour ne pas étouffer, mais qui nourrissent aussi son écriture.
Alice est archiviste et c’est depuis longtemps son métier. Elle est aussi représentante syndicale, mais c’est un engagement, comme un double travail avec des réunions, des bras de fer, d’épais dossiers qu’elle étudie le soir, après avoir couché ses deux garçons. Elle veut défendre ceux qui travaillent, connaître leurs droits en refusant de renoncer. L’admiration que j’ai pour elle vient de ces luttes qui ne cessent pas. Mais Alice est avant tout un phénomène. Une amie impossible à classer. Elle vit entre deux langues et, lorsqu’elle commence une phrase en français, la finit en espagnol dans un éclat de rire, avec une voix aiguë qui peut faire croire à un jeu. Et dans la vie d’Alice, passer d’une langue à l’autre est une transgression permanente, épuisante par moments pour tous ceux, et je suis le premier de ceux-là, qui restent incapables de lire Lorca dans la langue des poètes andalous.
Pour Alice, impossible, on dirait, de prononcer une phrase entière, juste un peu longue, sans balancer les mots de l’autre langue. Le trafic est permanent et ça me déroute, même si j’essaie de rester calme. Mais dans l’esprit d’Alice, c’est beaucoup plus qu’un plaisir immédiat. Je n’en suis pas certain, mais j’imagine que c’est aussi et avant tout un vrai refus, celui d’une langue sans traces d’obscurité, sans dérapages et sans ces ornements qui naissent aussi du métissage. Une négation de ces frontières mentales. Quand Alice me fait lire un des poèmes qu’elle a traduit, je comprends d’emblée qu’il s’agit d’une voix importante, une voix de femme que la censure, ou même la pire des répressions, ne pourraient pas forcer au silence général. Ce poème ressemble à une lettre, la missive qu’une employée décide d’écrire à son patron. Et moi qui passe une bonne partie de mes soirées et de mes nuits à lire et écrire des poèmes, je lis cette lettre comme si c’était un manifeste, celui d’une femme qui n’en peut plus d’espérer un peu d’humanité dans le monde du travail salarié. Somos los obreros del mundo, avait écrit Marlene Feeley. Nous sommes les ouvriers du monde, a traduit Alice en français. Le mot ouvrier a disparu depuis longtemps des discours politiques. Il appartient à notre enfance, il a été escamoté et raturé pour revenir dans ce poème, à la manière d’une résurgence imprévue. Nous reviendrons aux versets libertaires, est-il écrit dans la version française. Los versos libertarios, avait écrit la femme de Reus. Des mots qui manquent aux téléspectateurs dégoûtés, aux chômeurs qu’on recense tous les mois et aux populations de condamnés à la prison ferme.
Patron cette missive est pour vous.
Nous sommes les ouvriers du monde
Nous en avons marre de remplir vos poches
Avec notre fatigue
Au long de nos journées d’esclavage
Regardez bien nos visages
Ce sera la dernière fois que vous y verrez la résignation
Nos mains ont lâché l’outil
Pour saisir la machette
Nous avons changé l’atelier pour la mitraille
Nous sommes les ouvriers du monde
Fatigués de tant de misère
Quand vous nous payez de salaires faits d’eau et de sel
La consigne indigne qu’utilise le patron
Pour pincer les estomacs des déshérités
Sera remplacée par le cri des révolutions prolétaires
Nous reviendrons aux versets libertaires
Qui parlent de liberté
Regardez bien nos visages et nos mains
Patron
Ce sera la dernière fois que vous y verrez la résignation.
Alice essaie de m’expliquer qu’avant tout, elle s’était décidée à traduire les poèmes de Marlene Feeley parce qu’elle y avait reconnu la parole d’une sœur inconnue. Les mots et les grammaires de leurs deux langues sont des techniques de résistance qu’elles partageaient sans se connaître. Et dans la vie difficile d’Alice, dans la langue française du syndicat où elle se bat, elle a voulu traduire cette force d’affronter qu’avaient les poèmes de la femme de Reus dans la langue de Lorca. Une résistance au-delà des frontières, m’écrit Alice ce midi. C’est ce qu’elle ressent intensément en lisant Neruda, Blaga Dimitrova ou Miguel Hernández. L’écriture de Marlene est un refus, me dit encore Alice dans un long SMS. Je voulais parvenir à la traduire sans rien perdre de sa révolte, m’unir à elle.
Alice avait envie que les poèmes de Marlene puissent passer de main en main. Cette idée n’a l’air de rien, mais je crois qu’elle porte en elle une importance qui demeure mystérieuse à comprendre, de vrais enjeux qu’on a du mal à évaluer. De quelle manière ça circule aujourd’hui, un poème ? En dehors du cercle des éditeurs spécialisés, à l’écart des librairies et des médiathèques, de quelle manière les poèmes peuvent-ils rester en vie ? En circulant de la main à la main, ou en passant d’une bouche amoureuse jusqu’à l’oreille de l’être aimé. Combien de poèmes envoyés par SMS, recopiés sur Facebook pour être lus avec la même actualité qu’un article de journal ?
Il existe aussi des poèmes morts. Ils sont légion à l’intérieur des livres anciens. Personne n’essaie jamais de les faire circuler. Et il existe des poèmes qui ont la force de survivre, des poèmes qui échappent à la mort. Ceux de Victor Hugo que mon grand-père récitait le dimanche, ils vont rester vivants longtemps dans ma mémoire. « Le Bateau ivre » que chante Léo Ferré et qu’Olivier Rolin récite encore, c’est un poème que la mort n’a pas pris. Ceux de Marlene Feeley, ils sont vivants et ils le resteront si nous les recopions, si nous sommes capables, nous aussi, de les apprendre par cœur pour les donner à ceux qui les attendent. Et je crois qu’ils sont nombreux, ceux qui continuent d’espérer, parfois sans le savoir, qu’un poème libertaire puisse leur donner la force de desserrer un moment leurs entraves.
Perséphone captive d’Hadès, c’est le titre du recueil qu’Alice a traduit et ce matin, je décide d’en apprendre un poème. Je sais que je vais marcher plus d’une heure dans Marseille, des Goudes jusqu’à la médiathèque de l’Alcazar. Je cherche un poème de marche, j’hésite entre plusieurs et me décide pour « Mes pieds abîmés ». Je vais parcourir un chemin que j’aime, qui longe longtemps la mer et ces petites falaises qui font cercle autour des plages. J’ai l’habitude d’apprendre en marchant, de mémoriser un texte que je recopie à la main sur un bout de carton, en lettres majuscules pour qu’elles soient plus lisibles. Le plaisir de la marche se mêle à celui des phrases qu’on prononce à voix haute, jusqu’à les graver l’une après l’autre dans un recoin de sa mémoire.
Mes pieds abîmés par les rêves fanés suivent le chemin
que dessine le sang de ceux qui tombent
de ceux qui n’ont rien
ceux qui ne savent rien
des espérances
qu’ils traînent
dans leur carcasse
et dans leur chair les cicatrices de l’indolence marquées comme la peste
des blessures de l’indifférence
de ceux qui s’auto-proclament Démocrates
En remontant le cours Belsunce, le poème a fini par s’imprimer dans ma mémoire, et maintenant je jubile, je peux le réciter sans regarder mon bout de carton, dans le rythme ralenti de la marche au milieu de la foule. La médiathèque n’est plus très loin quand je repère Asia, une jeune mendiante que j’ai pris l’habitude de saluer depuis l’été. À côté d’un gobelet en plastique où des passants ont déposé quelques pièces, elle a écrit deux vers de Jean Sénac sur le bitume du trottoir :
Ce pauvre corps aussi
Veut sa guerre de libération
Le lendemain, en revenant cours Belsunce, Asia me demande encore un poème. Je n’en ai pas appris d’autres, je dépose une pièce dans son gobelet et lui récite à nouveau « Mes pieds abîmés », en lui promettant de revenir le lendemain avec un autre poème, celui d’une mère qui compte ses centimes pour acheter un litre de lait avec un peu de pain, pour le repas de son enfant qu’elle élève seule. C’est un poème plus long. Il me faudra du temps pour l’apprendre, mais je veux tenir ma promesse. Le lendemain, je m’accroupis à côté d’Asia sans rien dire. Son visage est marqué par la fatigue et, sur le trottoir, avec une craie elle a écrit trois phrases d’une égyptienne que je ne connaissais pas, Nawal el Saadawi :
Je continuerai à écrire. J’écrirai même s’ils m’enterrent, j’écrirai sur les murs s’ils me confisquent crayons et papiers ; j’écrirai par terre, sur le soleil et sur la lune…
L’impossible ne fait pas partie de ma vie.
J’attends qu’Asia finisse d’expliquer à une jeune mère qui est Nawal el Saadawi, vieille femme aux cheveux blancs qui a écrit de nombreux livres en Égypte, malgré les menaces de mort. Asia raconte que les phrases recopiées proviennent d’un livre écrit dans les prisons d’Anouar el-Sadate. Avant de réciter mon poème, je parle de Marlene Feeley à Asia, je veux qu’elle sache qu’elles se ressemblent à mes yeux, et qu’elle apprenne qui est cette femme arrivée du Chili, l’enfance qu’elle a vécue là-bas avant de venir en Europe.
Ses meilleurs amis faisaient partie des cancres sans espoir. En cours de littérature, la professeure demanda à la classe de composer un poème. C’était le lycée d’une petite ville, Villa Alemana, à une heure de route de Valparaíso. Quand Marlene a rendu son poème, la professeure a refusé de croire qu’elle en était l’auteure. Les autres élèves ont pourtant expliqué qu’elle avait des poèmes plein son cartable. La professeure n’a rien voulu savoir, obligeant Marlene à écrire un autre poème sous ses yeux, un texte qu’elle a dû lire à voix haute sur l’estrade. Alors la professeure, une très belle femme, a demandé pardon aux élèves, reconnaissant son erreur et déclarant qu’ils avaient la chance d’être dans la classe d’une poète véritable. C’était un poème qui racontait les méfaits des militaires au pouvoir au Chili. La jeune poète y racontait la perte de ses amis, son oncle assassiné en pleine rue et la souffrance accumulée. Ce jour-là, Marlene a eu honte et, aujourd’hui encore, en racontant cette histoire à Alice, elle continue d’avoir honte. Asia ne comprend pas ce sentiment, la honte à cause d’un poème qui dénonce. Je lui récite « Menue dépense » :
En recueillant les centimes que lui jetait la vie
Ainsi chemine la mère
Les autres sont étrangers à sa silencieuse déroute
Ils la saluent
Elle sourit
Pendant qu’à table une assiette seule est vide
Elle calcule le peu de lait qui permettra de tenir
Elle rentre du travail les poches cassées d’espérance
Une honte lui monte au cœur
Elle détourne les yeux devant ses enfants
Elle regarde son porte-monnaie
Peu à peu elle retire le peu de dignité qui lui reste
Dix, vingt, cinquante — un litre de lait
Dix, vingt, quarante — une demi-baguette de pain
Le vendeur la regarde
Les yeux de la femme prennent une couleur de verre
(Je regrette
C’est tout ce que j’ai)
Les yeux étrangers tombent sur elle
En l’examinant
Elle soutient le regard
Le vendeur sourit
Ça me manquait pour donner la monnaie !
Le porte-monnaie est resté vide
Sur la table un verre de lait et une bouchée de pain
La dignité se laisse voir
La mère se mord les lèvres
Et retient sa peine
Elle sourit et bénit les centimes que la vie laisse traîner.
Les jours suivants, sur de grandes feuilles de papier d’emballage, je recopie d’autres poèmes de Marlene Feeley. Ceux qu’Alice a traduits pour un éditeur parisien, ABC’éditions Ah Bienvenus Clandestins ! ; Asia les lit une première fois à voix basse, réfléchit un moment puis bondit au milieu du trottoir pour relire les poèmes à voix haute, face aux passants qui l’écoutent, face à ses deux chiens qui continuent de dormir à moitié au soleil, puis face au vieil Arabe qui demeure silencieux, à l’écart. Elle commence par « La Soif », je m’en souviens, puis continue avec « Marche » :
… Tu verras que les pierres importent peu
Quand tu avances pour ta liberté
Laisse-moi tenir ta main
Serre-la fort
Que le vent ne vienne perturber nos idéaux
Que les chaînes n’entravent nos pas
Que la muselière n’emprisonne ta voix…
C’est devenu presque un rituel, je recopie les poèmes de la Chilienne exilée pour les donner à l’Algérienne exilée qui vient mendier du lundi au dimanche sur les trottoirs du cours Belsunce. Et ces poèmes parlent d’elles, non citoyennes qui essaient de survivre aux marges de la zone euro.
Un autre jour sur le marché, Asia ramasse elle aussi ces feuilles de papier qu’on trouve dans les cageots abandonnés. À son tour, elle y recopie plusieurs poèmes de Marlene Feeley, qu’elle revend un euro à ceux qui s’arrêtent quand elle lit à voix haute. Certains donnent un billet de cinq en refusant la monnaie qu’elle veut leur rendre. Asia achète un stylo-bille avec de l’encre bleue, c’est un outil rudimentaire auquel elle tient. Le bleu devient la couleur d’autres poèmes comme « Résidente étrangère », « Condamnée à l’indifférence », « Cette nuit il n’y a pas eu de Poésie ». Puis Asia me demande un pinceau et de la colle. Elle affiche les poèmes sur les murs des rues qui remontent du cours Belsunce jusqu’à la gare Saint-Charles. À Marseille, Asia est devenue l’afficheuse de poèmes et puis, un jour, elle n’est plus là. Je la cherche, je questionne d’autres mendiants, je ne connais que son prénom, Asia, et le pays d’où elle a débarqué cinq ans plus tôt, l’Algérie.
Il m’a fallu du temps pour retrouver Asia. Apprendre qu’après une garde à vue, elle a été enfermée plusieurs semaines au centre de rétention du Canet. Dans Marseille, les étrangers qui mendient sont une proie facile dans l’étau des contrôles policiers. Au Canet, Asia attend son expulsion vers l’Algérie et ma colère n’y change rien. J’essaie de longer les murs du centre de rétention, j’interroge tous ceux qui viennent y faire le sale boulot. Ils me racontent qu’à l’intérieur, Asia continue de trafiquer des espèces de poèmes révolutionnaires. Qu’elle les recopie avec un stylo bleu, les offre à ceux qui sont emmenés jusqu’à l’aéroport, expulsés de Schengen. Qu’elle leur dit que ces poèmes apportent la vraie révolution.
En Algérie, je ne sais pas si Asia a eu la possibilité de continuer à mendier. Un ami, journaliste à Alger, m’a raconté qu’elle continuait de diffuser les poèmes libertaires d’une Chilienne inconnue, qu’il avait voulu en faire un article avant de perdre sa trace lui aussi.
J’ignore ce qu’elle est devenue.
Combien de poèmes circulent encore dans les rues d’El-Harrach, à Alger ?
Toutes les œuvres sont d’Antoni Tapies.
REBONDS
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