Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous ren­con­trons Pierre Charbonnier au cœur de Paris, sous un soleil cani­cu­laire. Philosophe et cher­cheur au CNRS, il inter­roge les liens entre les sciences sociales et les ques­tions envi­ron­ne­men­tales. Et, à rebours des concep­tions réac­tion­naires ou libé­rales qui ont par­fois cours sous le nom d’« éco­lo­gie », pro­pose de pen­ser cette der­nière au cœur d’une vision démo­cra­tique et éga­li­taire du monde et des socié­tés qui le composent. 


Se bala­der dans les rayons « éco­lo­gie » des librai­ries ou des biblio­thèques nous place face à la diver­si­té émi­nem­ment contra­dic­toire de ce mou­ve­ment. N’est-ce pas la porte ouverte à toutes les poro­si­tés et les confu­sions poli­tiques possibles ?

Sous le pro­jet très géné­ral consis­tant à pré­ser­ver la nature et sa capa­ci­té à sou­te­nir une exis­tence col­lec­tive qui ne soit ni trop pré­caire ni trop dan­ge­reuse, on trouve en effet beau­coup de choses dif­fé­rentes. Mais il faut dire que la poli­ti­sa­tion des alertes envi­ron­ne­men­tales est très tar­dive, si on la com­pare par exemple au mou­ve­ment socia­liste, c’est-à-dire à l’idée qu’il faut se pro­té­ger en tant que socié­té contre les effets de l’économie de mar­ché. Lui a eu qua­si­ment deux siècles pour se struc­tu­rer, pour iden­ti­fier ses enne­mis et apprendre de ses défaites. Si on lit les textes du pre­mier socia­lisme du XIXe siècle, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était confus aus­si ! À côté du tronc com­mun du socia­lisme qu’est la défense des tra­vailleurs, on trouve toutes sortes de réflexions sur l’ordre du cos­mos, l’homme du futur, les pro­messes de la science — et la bous­sole idéo­lo­gique s’affolait sou­vent (d’ailleurs, cela recom­mence) lorsqu’il était ques­tion de la nation, de la place des femmes dans la socié­té ou de l’attitude à adop­ter à l’égard de cer­taines mino­ri­tés, notam­ment les Juifs… On pour­rait dire que l’écologie, comme le socia­lisme en 1830, se trouve encore dans sa phase infan­tile, qu’elle a besoin de se struc­tu­rer idéo­lo­gi­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment — et cela en dépit des efforts des géné­ra­tions anté­rieures. Quand les alertes éco­lo­giques com­mencent à pré­oc­cu­per les gens dans les années 1960–1970, on voit de tout.

« L’écologie, comme le socia­lisme en 1830, se trouve encore dans sa phase infan­tile, elle a besoin de se struc­tu­rer idéo­lo­gi­que­ment et intellectuellement. »

Par exemple, le néo-mal­thu­sia­nisme1 que l’on trouve dans l’idée de « popu­la­tion bomb » pose légi­ti­me­ment la ques­tion démo­gra­phique, mais il véhi­cule par­fois des visions eugé­nistes, voire racistes2. Cette remarque vaut aus­si pour Garrett Hardin, dont on a récem­ment repu­blié La Tragédie des biens com­muns sans men­tion­ner cet aspect de sa pen­sée, pour­tant cen­tral ! En France, la réfé­rence à Jacques Ellul illustre bien cette confu­sion : der­rière la dénon­cia­tion de l’autonomie de la tech­nique, il y a un ima­gi­naire social réac­tion­naire, où l’effondrement des socié­tés tra­di­tion­nelles et reli­gieuses est dépeint comme l’origine de la catas­trophe. On abou­tit donc à une éco­lo­gie qui pro­meut l’ancestralité du bon usage de la terre, en dépit du pro­grès socio-poli­tique que repré­sente la pro­tec­tion de l’autonomie indi­vi­duelle et des groupes les plus fra­giles. Mais on a aus­si une éco­lo­gie libé­rale. Elle cherche à recons­ti­tuer la supré­ma­tie du mar­ché dans la régu­la­tion des exter­na­li­tés, c’est-à-dire des pol­lu­tions et des risques. Il y a aus­si une éco­lo­gie liber­taire, qui aspire, comme chez Bookchin, à refaire émer­ger les ini­tia­tives com­mu­nau­taires locales. On pour­rait encore men­tion­ner bien des cou­rants… Cette pro­li­fé­ra­tion tous azi­muts de l’idéal éco­lo­gique tient sans doute au pou­voir et aux sor­ti­lèges de l’idée moderne de nature.

Comment cela ?

L’invoquer comme norme de l’action col­lec­tive, cela peut prendre des formes par­fai­te­ment déli­rantes. Comme ces « bio-nazis » en Allemagne3. C’est fou, mais d’une cer­taine manière cohé­rent ! On com­prend très bien com­ment quelqu’un qui se reven­dique de l’héritage fas­ciste peut consi­dé­rer que blo­quer les migrants à la fron­tière et consom­mer des légumes issus de cir­cuits courts, c’est cohé­rent. De la même manière qu’en France, les « bio­con­ser­va­teurs », comme ils s’appellent, sont aus­si des mili­tants contre le Mariage pour tous — l’idée que la famille est une enti­té natu­relle se mêle à l’idée qu’il faut man­ger sain, bio, pro­té­ger les espèces natu­relles, etc. 

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Quelle serait alors l’issue, le moteur d’une forme de clarification ?

Nous défaire de ces sor­ti­lèges de l’idée de nature. Et rat­ta­cher la genèse des affects éco­lo­gistes à l’histoire des mou­ve­ments sociaux. Des groupes sociaux se disent : « Il y a dans le monde tel qu’il fonc­tionne, dans les rap­ports tech­no­lo­giques, scien­ti­fiques, ins­ti­tu­tion­nels, de mar­ché, des patho­lo­gies telles qu’elles nous obligent à repen­ser les formes de notre éman­ci­pa­tion, de notre liber­té. » C’est ce que les socia­listes ont fait au XIXe siècle, essen­tiel­le­ment en réfé­rence à la révo­lu­tion indus­trielle. Et c’est ce qu’on a à faire de nou­veau, sous une nou­velle forme : réin­ven­ter l’idée de pro­grès social non pas sur le socle de l’abondance maté­rielle, comme cela était le cas dans le pas­sé, mais à par­tir d’un nou­veau par­te­na­riat avec la Terre et le ter­ri­toire, avec les média­tions tech­niques. Pour un éco­lo­giste cohé­rent, le chan­ge­ment cli­ma­tique, les grandes trans­for­ma­tions éco­lo­giques et leur enchâs­se­ment dans des struc­tures éco­no­miques et poli­tiques va nous obli­ger à nous rede­man­der à quoi on tient, à redé­fi­nir ce pour quoi on est prêts à se battre. Et de ce débat va abou­tir, je l’espère, une cla­ri­fi­ca­tion de l’écologie politique.

Nous avions titré notre entre­tien avec l’historien des sciences et des tech­niques Jean-Baptiste Fressoz « Désintellectualiser la cri­tique est fon­da­men­tal pour avan­cer ». Comment pen­sez-vous « l’intellectualité » des poli­tiques de la nature avec les outils de la phi­lo­so­phie et les sciences sociales ?

« Il faut ensei­gner les huma­ni­tés envi­ron­ne­men­tales aux étu­diants, voire aux lycéens. »

Ce que vou­lait dire Jean-Baptiste Fressoz, quand on lit bien l’en­tre­tien, ce n’est pas qu’il faut cou­per le micro aux intel­lec­tuels — dont il fait par­tie —, mais qu’il ne faut pas creu­ser l’écart entre des débats sur des contro­verses tech­niques, scien­ti­fiques, et des gigan­to­ma­chies concep­tuelles sur l’« Anthropocène », le « Développement », la « Nature », les « Valeurs », etc. Et j’y sous­cris. Il ne faut pas s’inventer des chi­mères théo­riques, qui ne peuvent que retar­der la cri­tique. D’ailleurs, une par­tie du rôle des intel­lec­tuels consiste à défaire des concepts mal taillés et cou­ram­ment uti­li­sés, comme celui de « Nature ». Mais contrai­re­ment à Fressoz, j’insisterais sur la com­plé­men­ta­ri­té qu’il y a entre le tra­vail des intel­lec­tuels, et même des phi­lo­sophes, et celui des acteurs de terrain.

Quel exemple donneriez-vous ?

Le débat éner­gé­tique. Il y a des gens qui connaissent très bien les détails des coûts de pro­duc­tion de l’énergie selon les tech­no­lo­gies employées et les condi­tions du mar­ché. Ils réflé­chissent à la durée de vie des tech­no­lo­gies, mesurent les risques et font des pro­po­si­tions concrètes — comme l’association négaWatt. Et puis il y a des gens comme moi, ou des gens qui font de l’histoire envi­ron­ne­men­tale, qui s’intéressent aux mêmes types de pro­blèmes, mais qui éta­blissent des rap­ports plus géné­raux entre ces don­nées et la construc­tion d’un État tech­no­cra­tique, les dis­po­si­tifs de sécu­ri­té, l’économie poli­tique. On peut alors dire : si vous vou­lez un autre hori­zon social, voire moral, il faut aus­si tou­cher à l’édifice tech­no­po­li­tique. Si un contact se crée entre de bons connais­seurs des tech­no­lo­gies ou des dis­po­si­tifs de régu­la­tion envi­ron­ne­men­tale, des col­lec­tifs de rive­rains, et des gens qui ont un regard dis­tan­cié sur la construc­tion poli­tique de ces appa­reils, je pense que tout le monde en pro­fite. Mettre en rela­tion des ins­ti­tu­tions, des normes, des machines, des idéaux poli­tiques, c’est un savoir-faire intel­lec­tuel très impor­tant aujourd’hui, et d’ailleurs il faut ensei­gner les huma­ni­tés envi­ron­ne­men­tales aux étu­diants, voire aux lycéens.

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L’autre aspect des choses, c’est que les mou­ve­ments éco­lo­gistes sont d’eux-mêmes prompts à l’intellectualisation. Regardez l’influence qu’exercent les cos­mo­lo­gies non-modernes dans la for­mu­la­tion de la pen­sée éco­lo­gique aujourd’hui : la Pachamama, le Buen Vivir, ou d’autres expres­sions simi­laires, sont emprun­tées à des contextes cultu­rels dif­fé­rents du nôtre non pas pour éclai­rer des débats tech­niques, mais pour réorien­ter la concep­tion que l’on a de nous-mêmes et du monde. On ne peut pas dire qu’une fac­tion d’anthropologues sur­puis­sants a impo­sé ces idées ! Elles résonnent avec des aspi­ra­tions très ambi­tieuses qui sont por­tées par toutes sortes de gens, et qui ont une dimen­sion intel­lec­tuelle indé­niable. L’écologie affecte l’« idéa­tion col­lec­tive », c’est-à-dire la capa­ci­té à expri­mer un écart entre l’expérience vécue et l’expérience sou­hai­tée. Quand cet écart se creuse, l’idéation prend des formes plus abs­traites — évi­dem­ment, la phi­lo­so­phie a son rôle à jouer dans ce pro­ces­sus. Les mili­tants pour la jus­tice cli­ma­tique ont un magni­fique slo­gan, beau­coup repris depuis : « Nous sommes la nature qui se défend. » On dirait du Hegel ! Il me semble que c’est impor­tant de rele­ver quand une socié­té exprime des vel­léi­tés intel­lec­tuelles : nous, « les intel­lec­tuels », ne sommes pas pro­prié­taires des idées. Mais s’il y a bien un enjeu his­to­rique qui rend à la phi­lo­so­phie sa prise sur le réel et sur le col­lec­tif, c’est l’écologie.

La décrois­sance est-elle à vos yeux un concept opérant ?

« Il faut insis­ter sur un point : le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas la fin de la poli­tique, de la coexis­tence réglée, de la recherche de la paix, mais la condi­tion d’un nou­veau genre de poli­tique qui ne se réduit pas à la survie. »

La décrois­sance est un terme inté­res­sant. Il vient d’une réflexion de l’économie hété­ro­doxe nour­rie par la théo­rie des sys­tèmes et l’écologie fonc­tion­nelle, dans les années 1970. Il a ensuite bas­cu­lé dans le champ mili­tant pour qua­li­fier un sous-groupe de l’écologie poli­tique atta­ché à la cri­tique du déve­lop­pe­ment éco­no­mique comme objec­tif poli­tique car­di­nal. Comme ailleurs, on trouve de tout dans la décrois­sance. Il y a des mou­vances très conser­va­trices, d’autres non — même si le pro­gramme d’une décrois­sance pro­gres­siste reste à ses bal­bu­tie­ments4. Mais c’est éga­le­ment deve­nu un pro­gramme de recherche en éco­no­mie, en sciences sociales, en phi­lo­so­phie. Un pro­gramme de recherche dont je fais par­tie. À par­tir du moment où l’on consi­dère que le pro­jet moderne est lié à celui de l’accumulation maté­rielle, de richesses, puis plus tard, au XXe siècle, à la mise au point de métriques éco­no­miques qui per­mettent de mesu­rer cette crois­sance et d’en faire une réfé­rence pour l’action publique, on peut se don­ner pour objec­tif de démon­ter la « boite noire » qu’est la crois­sance, de ren­trer dans la machine. Si on déna­tu­ra­lise la crois­sance, c’est-à-dire si on rompt avec l’évidence qu’elle consti­tue dans le cadre de la gou­ver­nance actuelle, on va peut-être essayer de s’en pas­ser. Mais ça, à la limite, c’est secon­daire — et c’est pour cela que beau­coup de cher­cheurs parlent de « post-crois­sance » (post-growth). L’essentiel est de mon­trer com­ment nous sommes deve­nus tri­bu­taires des objec­tifs de crois­sance et com­ment des dis­po­si­tifs de mesure sont deve­nus des ins­tru­ments de gou­ver­ne­ment, c’est-à-dire com­ment des moyens sont deve­nus des fins. De ce point de vue, c’est sans doute un des pro­grammes intel­lec­tuel et poli­tique les plus impor­tants du monde contem­po­rain. En phi­lo­so­phie, je crois que l’on n’a encore à peu près rien fait pour expli­quer en quoi la struc­tu­ra­tion de la pen­sée poli­tique moderne est liée à l’idée de crois­sance — j’avoue que j’aimerais bien éclai­rer un peu ce pro­blème, qui me semble mas­sif… Est-ce que notre idée de liber­té est dépen­dante de celle de crois­sance ou de pro­grès maté­riel ? Et si elle l’est, com­ment sau­ver l’idée de liber­té dans un monde où la crois­sance est impos­sible ? On peut neu­tra­li­ser la dimen­sion polé­mique du terme décrois­sance (tous ces débats un peu fumeux sur l’abandon de la moder­ni­té) pour tra­vailler serei­ne­ment sur ce qu’a été la crois­sance, et com­ment la dénaturaliser.

Des théo­ries sur l’effondrement à court ou moyen-terme de notre civi­li­sa­tion, dite « ther­mo-indus­trielle », se déve­loppent sous le nom de col­lap­so­lo­gie : com­ment les appréhendez-vous ?

Je me sens moins à l’aise avec l’heu­ris­tique de la catas­trophe que l’on ren­contre dans les thé­ma­tiques de l’effondrement — même si je recon­nais le sta­tut de lan­ceurs d’alerte de leurs pro­mo­teurs. J’ai le sen­ti­ment qu’il y a deux com­po­santes dans la col­lap­so­lo­gie. D’un côté l’idée fac­tuelle d’une non-linéa­ri­té des phé­no­mènes géo-éco­lo­giques : des évé­ne­ments catas­tro­phiques peuvent se pro­duire de façon subite, par fran­chis­se­ment de seuils, et donc sous forme dis­con­ti­nue dans le temps. À cela, il faut se pré­pa­rer. Mais l’autre com­po­sante est de nature reli­gieuse ou escha­to­lo­gique, comme c’était déjà le cas du catas­tro­phisme. Cela pour­rait avoir l’effet inverse à celui recher­ché. Je ne serais pas sur­pris que cela puisse avoir une dimen­sion dépo­li­ti­sante : plus on insiste sur l’effondrement, et donc sur l’horizon d’un monde dont les règles ne sont plus du tout les mêmes, plus on risque d’avoir des gens qui vont se dire « Puisque c’est comme ça, autant conti­nuer comme on a tou­jours vécu ». Invoquer la fin du monde dans une socié­té sécu­la­ri­sée, c’est tou­jours s’exposer au risque que la majo­ri­té pré­fère affron­ter la mort plu­tôt que le chan­ge­ment de mode de vie. Or il faut insis­ter sur un point : le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas la fin de la poli­tique, de la coexis­tence réglée, de la recherche de la paix, mais sim­ple­ment la condi­tion d’un nou­veau genre de poli­tique qui ne se réduit pas à la sur­vie. La thé­ma­tique de l’effondrement ali­mente aus­si, au grand dam de ses défen­seurs paci­fistes, un dis­cours sur­vi­va­liste qui s’accommode très bien d’un retour à la « guerre de tous contre tous ». Il ne fau­drait pas que l’alpha et l’oméga de l’écologie poli­tique s’apparente à un manuel de cam­ping en condi­tions hostiles !

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Dans cer­tains de vos tra­vaux, vous faites part d’un ren­dez-vous man­qué entre le socia­lisme (ori­gi­nel) et l’écologie (« la ques­tion de la nature »). Serait-ce lié à la dimen­sion pro­duc­ti­viste du socialisme ?

C’est aujourd’hui un énorme débat. Mais disons les choses sim­ple­ment : la pre­mière erreur consis­te­rait à dire que le socia­lisme n’a rien à voir avec l’écologie parce que c’est une doc­trine pro­duc­ti­viste — et dans une cer­taine mesure, c’est vrai, mais ça ne revient pas à une dis­qua­li­fi­ca­tion de prin­cipe. La deuxième erreur, c’est l’inverse, ce serait de dire que l’on ne s’en était pas ren­du compte, mais que depuis tou­jours les socia­listes étaient éco­los ! Et même si on tra­vaille à rendre cré­dible l’alternative rouge-verte, comme c’est d’une cer­taine manière mon cas, je ne pense pas qu’on puisse le faire en tor­dant l’Histoire à ce point là. Ni Marx, ni aucun des pen­seurs socia­listes impor­tants n’ont mis au centre de leur consi­dé­ra­tion le paral­lèle entre la pré­ser­va­tion de la socié­té et la pré­ser­va­tion du milieu dont elle vit. D’ailleurs, le mythe fon­da­teur du socia­lisme est en quelque sorte le même que celui des libé­raux : celui d’une trans­for­ma­tion fonc­tion­nelle de la Terre au béné­fice de l’humanité pour appor­ter l’émancipation col­lec­tive. On trouve un cer­tain nombre de prin­cipes limi­tant l’exploration pro­duc­tive du monde, chez les uns et les autres, car il faut faire bon usage de la Terre, et sur­tout en faire un usage qui soit durable dans le temps, mais le para­digme cen­tral reste celui de l’extraction des moyens maté­riels per­met­tant de réa­li­ser la nature per­fec­tible de l’Homme et de la société.

« Le bou­le­ver­se­ment que nous connais­sons exige que l’on repose à nou­veaux frais la ques­tion des liber­tés col­lec­tives, la ques­tion du droit, la ques­tion de l’égalité. »

On peut noter que pour les socia­listes, l’idée essen­tielle consiste à tirer les consé­quences de l’énoncé sui­vant : « Regardons com­ment sont faites les grandes infra­struc­tures tech­no­lo­giques, scien­ti­fiques, pro­duc­tives, et voyons si elles sont vrai­ment à même de mettre en ordre la socié­té de façon satis­fai­sante, sans trop de patho­lo­gies ; voyons si elles répondent aux idéaux d’égalité et de liber­té issus des révo­lu­tions du XVIIIe siècle. » Contrairement aux libé­raux, ils concluent que ça ne marche pas : les tech­no­lo­gies et le mar­ché, cela pro­duit plus d’encombrement, de désordre, de pau­vre­té — para­doxa­le­ment, alors que les moyens maté­riels sont démul­ti­pliés — qu’auparavant. C’est ce qu’ils disent tous, Fourier, Considérant, Blanc, puis Proudhon, et même Saint-Simon avant, que j’aime beau­coup. Ce qu’ont donc fait les socia­listes, c’est déve­lop­per une sorte de réflexi­vi­té tech­no­lo­gique (ce que Marx appel­le­ra plus tard le « maté­ria­lisme »), qui consiste à regar­der com­ment le monde est fait pour essayer d’en tirer des conclu­sions sur la manière d’instituer la liber­té. Comment réin­ven­ter la liber­té à l’ère de la pro­duc­tion de masse et du che­min de fer. C’est une très grande leçon pour les écolos.

En quoi ?

Qu’est-ce qu’on essaie de faire, nous ? Il s’agit de la même chose : réin­ven­ter la liber­té dans un temps où les moda­li­tés de notre emprise sur le monde sont à nou­veau en train de chan­ger radi­ca­le­ment. Le bou­le­ver­se­ment que nous connais­sons exige que l’on repose à nou­veaux frais la ques­tion des liber­tés col­lec­tives, la ques­tion du droit, la ques­tion de l’égalité. Ce que nous apprennent les socia­listes, ce n’est pas que la nature a de la valeur — on s’en fiche, et d’ailleurs on n’a pas besoin de lire des livres pour le savoir —, mais c’est qu’il y a un lien pro­fond entre la réflexi­vi­té poli­tique, col­lec­tive, et la connais­sance que l’on peut avoir des formes d’appropriation, de trans­for­ma­tion du monde matériel.

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Qui, aujourd’hui, for­mule les choses de cette manière ?

Très peu de gens arrivent à dire ça. Il y a essen­tiel­le­ment deux camps qui tiennent ce type de dis­cours, qui, en un sens très géné­ral, tentent de lier l’horizon poli­tique à un mode de rela­tion au monde, aux res­sources, à l’habitat, au ter­ri­toire. D’un côté on a les tech­no-futu­ristes de la Silicon Valley, qui sont timi­de­ment relayés par les libé­raux. Ils nous pro­posent de lâcher la bride encore un peu plus à l’innovation, au sacro-saint « numé­rique » et à l’investissement dans l’espoir de faire de la crois­sance verte, voire de recons­ti­tuer des ter­ri­toires habi­tables après la catas­trophe5. C’est de la pure science-fic­tion, mais c’est cohé­rent : si on laisse les rênes aux indus­triels, il va nous fal­loir une autre pla­nète toute neuve. Le secret, la for­mule magique des tenants de ces idées, c’est le concept de décou­plage : cela veut dire qu’on fait de la crois­sance, autre­ment dit du pro­fit, sans avoir à tirer sur les stocks de res­sources et sans per­tur­ber les cycles éco­lo­giques. La courbe du PIB et celle des émis­sions de gaz divergent par magie. Or on sait que ça n’est pas pos­sible car les fac­teurs maté­riels de déve­lop­pe­ment ne sont pas indé­fi­ni­ment sub­sti­tuables. Mais cela ali­mente l’idée que l’on peut faire de l’écologie sans rien chan­ger au cadre tech­no­lo­gique et idéo­lo­gique dans lequel on baigne.

« Si on laisse les rênes aux indus­triels, il va nous fal­loir une autre pla­nète toute neuve. »

Et puis il y a l’autre dis­cours, bien moins visible, qui est celui de la sobrié­té démo­cra­tique, et qui consiste en de grandes réformes infra­struc­tu­relles sur l’énergie, l’usage des sols, les sys­tèmes agraires, la réor­ga­ni­sa­tion des villes et des trans­ports, qui per­met­traient de redon­ner aux gens une prise sur le ter­ri­toire. Ce pro­jet réin­vente la liber­té après la crois­sance sous la forme d’une réor­ga­ni­sa­tion des forces sociales dans l’espace, à l’écoute des carac­té­ris­tiques du milieu. On ne pour­ra pas rede­ve­nir de vrais démo­crates sans cette étape, et cela n’a rien d’utopique — c’est même le contraire. Nous sommes sub­mer­gés par des pro­blèmes poli­tiques infan­tiles et sté­riles : com­ment se pro­té­ger contre l’autre, par des fron­tières, des iden­ti­tés, des douanes ? Comme l’ont mon­tré des tra­vaux récents6, d’ailleurs, les pro­mo­teurs du néo­li­bé­ra­lisme étaient depuis le début par­fai­te­ment à l’aise avec le double dis­cours consis­tant à « libé­rer les mar­chés » tout en main­te­nant les struc­tures iden­ti­taires de la poli­tique tra­di­tion­nelle, mais aus­si les pires ins­tru­ments de la rai­son d’État pour limi­ter les reven­di­ca­tions démocratiques.

Mais quid de l’écosocialisme ?

Lorsqu’on essaie de faire de la place à une vraie tran­si­tion éco­lo­gique, il faut constam­ment navi­guer dans cette tri­an­gu­la­tion : d’un côté les aspi­ra­tions futu­ristes qui obli­tèrent le monde comme réa­li­té finie et fra­gile, de l’autre les réac­tions iden­ti­taires qui jouent avec le désir imma­ture d’appartenir à un « nous » bien dis­tinct d’un « vous ». Et puis, au milieu, la posi­tion de la sobrié­té démo­cra­tique. C’est une manière d’hériter du socia­lisme qui est com­plexe, qui ne se limite pas à ce que cer­tains appellent en effet l’écosocialisme, dont je ne vois pas la réa­li­té tan­gible au-delà du mot… De plus, com­ment vou­lez-vous mobi­li­ser des mul­ti­tudes sur un tel nom ? Si cela désigne une conver­gence entre la sen­si­bi­li­té pour la jus­tice éco­no­mique et une sen­si­bi­li­té pour la jus­tice éco­lo­gique, d’accord. Mais, à mon sens, le pro­jet est entiè­re­ment à construire : on ne peut pas faire comme s’il était bien for­mé sim­ple­ment en lui don­nant un nom de baptême.

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Des publi­ca­tions récentes pré­sentent un Marx comme pen­seur ou pré­cur­seur de l’écologie. S’agit-il d’une relec­ture trop for­cée, une de celles que vous évo­quiez tout à l’heure, ou est-il un auteur véri­ta­ble­ment impor­tant pour l’écologie politique ?

Il y a tou­jours eu une ten­ta­tion d’adapter Marx au pré­sent. Quand le mur de Berlin est tom­bé, fai­sant appa­raître la ques­tion du déve­lop­pe­ment du Sud, on a dépeint Marx en théo­ri­cien des pays en déve­lop­pe­ment ; quand les crises finan­cières se sont mul­ti­pliées, on a dépeint Marx en théo­ri­cien des crises finan­cières ; main­te­nant, on le dépeint en pro­to-éco­lo­giste. C’est un auteur qui est si extra­or­di­nai­re­ment puis­sant que l’on est très vite ten­té de le rendre contem­po­rain — cer­taines fois pour le meilleur, d’autres fois, cela ne fonc­tionne tout sim­ple­ment pas. Marx est un auteur inté­res­sant pour pen­ser l’écologie, non pas parce qu’il aurait don­né des leçons déter­mi­nantes à ce sujet et qu’il y aurait un cœur vert sous l’enveloppe rouge, mais plu­tôt parce que les contra­dic­tions internes de la pen­sée de Marx — et par là je ne veux pas par­ler des contra­dic­tions dia­lec­tiques qu’il relève, mais ses contra­dic­tions à lui — sont pour une bonne par­tie des contra­dic­tions éco­lo­giques. Rappelons d’abord qu’au XIXe siècle, l’écologie ça ne veut pas dire grand-chose encore. Il y a bien une idée de dura­bi­li­té des acti­vi­tés pro­duc­tives, comme vient de le mon­trer Paul Warde7, une idée de bon usage de la terre, pro­mue d’ailleurs par les libé­raux. Parallèlement, les pre­mières notions de la science des sys­tèmes vivants com­mencent à peine à se mettre en place : on est encore dans une nature méca­nique, muette, pas encore dans la nature ani­mée et active de l’écologie moderne. Lorsque Marx, à la fin de sa vie, s’intéresse à la chi­mie agri­cole de Liebig, c’est d’ailleurs moins pour sou­li­gner l’épuisement dra­ma­tique des sols pro­vo­qué par l’agriculture indus­trielle que pour accom­pa­gner le mou­ve­ment consis­tant à com­pen­ser par la science les défauts de la res­ti­tu­tion organique.

« Marx ne peut pas admettre qu’un mou­ve­ment de pro­tec­tion légi­time des rap­ports à la terre est une com­po­sante du cahier des charges socialistes. »

Mais le plus inté­res­sant, c’est l’attitude de Marx à l’égard de la ques­tion agraire. C’est là que ses contra­dic­tions se mani­festent. On sait que les pre­miers textes de Marx, en 1842, portent sur le « Vol de bois », c’est-à-dire sur le conflit entre la petite pay­san­ne­rie, qui allait gla­ner dans la forêt quelques moyens de sub­sis­tance (de chauf­fage, en l’occurrence), et les pro­prié­taires ter­riens, qui vou­laient mettre fin à ces pra­tiques en les cri­mi­na­li­sant. À ce moment-là, Marx apporte son sou­tien à des pra­tiques qui ne sont pas ins­crites dans le droit posi­tif mais tiennent à la cou­tume, à l’officieux, et sur­tout qui ne sont pas orien­tées par un pro­jet d’exploitation réglée du monde phy­sique ayant pour fin la consti­tu­tion d’une socié­té moder­ni­sée. Bref, il fait de la pay­san­ne­rie un groupe social dépo­si­taire d’une tra­di­tion morale et juri­dique basée sur le com­mun — ce que Thompson va appe­ler des « éco­no­mies morales » —, qui est impor­tante pour résis­ter au régime d’appropriation de la valeur propre au capi­ta­lisme. Plus tard, dans d’autres écrits, comme dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il dresse un por­trait extrê­me­ment violent de la pay­san­ne­rie fran­çaise. Il la dépeint comme un ensemble d’individualités engluées dans les archaïsmes sociaux, inca­pables de suivre le mou­ve­ment his­to­rique incar­né par le socia­lisme répu­bli­cain. Cette accu­sa­tion tient au fait que les pay­sans étaient jugés res­pon­sables de l’arrivée au pou­voir de Louis Bonaparte après l’épisode révo­lu­tion­naire de 1848. Marx explique que les pay­sans vivent dans des cel­lules fami­liales iso­lées les unes des autres et sont dès lors inca­pables de déve­lop­per la culture intel­lec­tuelle et poli­tique néces­saire à la mobi­li­sa­tion poli­tique — contrai­re­ment aux ouvriers.

Rappelez peut-être pour­quoi au lecteur…

Parce qu’il ne sont même pas assez tou­chés par les échanges mar­chands capi­ta­listes pour deve­nir des pro­lé­taires de la terre. Alors c’est une ter­rible ten­sion ! Est-ce que les pay­sans, par leur archaïsme, sont les dépo­si­taires d’une tra­di­tion qui per­met de résis­ter à l’avènement du capi­ta­lisme en main­te­nant des com­muns, ou est-ce qu’ils sont un bas­tion conser­va­teur parce qu’ils sont liés à leur terre et à leur ter­roir, parce qu’ils veulent un chef cha­ris­ma­tique pour les pro­té­ger ? Il n’y a pas de réso­lu­tion de ce pro­blème chez Marx. C’est tout à fait révé­la­teur : il ne semble pas avoir la capa­ci­té de lier l’évolution des rap­ports au ter­ri­toire, via la pro­prié­té pri­vée et les nou­velles tech­niques agri­coles, avec le des­tin des socié­tés modernes. Il ne peut pas admettre qu’un mou­ve­ment de pro­tec­tion légi­time des rap­ports à la terre est une com­po­sante du cahier des charges socia­listes. Cette tâche théo­rique, qu’il ouvre sans la refer­mer, Polanyi la repren­dra en des termes qui me semblent plus efficaces.

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Il y a d’autres contra­dic­tions. Dans les Grundrisse (où Marx a lais­sé ce qu’il n’a pas osé mettre dans Le Capital), il y a un pas­sage incroyable où il fait une sorte de pré­fi­gu­ra­tion de la trans­for­ma­tion de la terre que le capi­ta­lisme va pro­vo­quer. Il écrit que l’on va réus­sir à exploi­ter toutes les varié­tés du cli­mat, toutes les espèces de plantes, d’animaux, de sols, et que la pel­li­cule vivante qui entoure la pla­nète va être com­plè­te­ment incor­po­rée à un mar­ché glo­bal sans limites. Il faut bien com­prendre qu’il ne dit pas cela pour le déplo­rer ! C’est pour lui une simple ques­tion de ten­dance his­to­rique. Alors, même si on va très loin actuel­le­ment, dans ce pro­ces­sus, ça ne s’est jamais pro­duit. Le capi­ta­lisme n’a jamais réus­si à ins­tau­rer une sorte de pur mar­ché auto­pro­duit : il y a tou­jours des États, il y a tou­jours des guerres, des voix diver­gentes. Et puis sur­tout, comme Rosa Luxemburg l’a noté un peu plus tard, le pré­ten­du « capi­ta­lisme » a tou­jours besoin de lais­ser sub­sis­ter à côté de lui d’autres modes de pro­duc­tion (l’esclavage, mais pas seule­ment) et d’autres rap­ports à la terre, ne serait-ce que pour se bran­cher sur eux et pro­fi­ter de la valeur qu’ils dégagent. Le capi­ta­lisme, en ce sens, est plus un para­site des formes sociales de l’échange (du don, aurait dit Mauss) qu’une tota­li­té his­to­rique englo­bante et omni-expli­ca­tive, comme le pensent les mar­xistes ortho­doxes. Mais Marx avait besoin de dire ça pour affir­mer que le capi­ta­lisme allait s’auto-dépasser dans un régime d’abondance sans pro­prié­té. Parce que la révo­lu­tion com­mu­niste n’est pos­sible que dans l’abondance. Et ça c’est bien une contra­dic­tion éco­lo­gique de Marx : est-ce que la nature et les rap­ports sociaux que l’on engage avec elle opposent une résis­tance à la logique du pro­grès et de l’abondance, ou est-ce qu’ils s’y plient doci­le­ment ? Je ne crois pas que la seconde option soit valide, his­to­ri­que­ment et théo­ri­que­ment. Donc plu­tôt que d’affirmer sté­ri­le­ment qu’il faut être mar­xiste même à l’âge du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la sixième extinc­tion, essayons de voir com­ment un témoin aus­si puis­sant que lui des trans­for­ma­tions du XIXe siècle a pu enre­gis­trer ou non ce qui se pas­sait dans l’aménagement du monde.

Marx serait-il un auteur encom­brant pour l’écologie politique ?

« Dire que l’on pro­duit, c’est cou­per les liens que l’on entre­tient avec toute une gamme d’être vivants et non vivants, et cou­per les liens, c’est fra­gi­li­ser les alliances. »

Marx en lui-même, non. Il faut se sou­ve­nir que le concept direc­teur qui orga­nise sa pen­sée, c’est le concept de pro­duc­tion. La seule manière légi­time, pro­duc­trice d’Histoire, de se rap­por­ter à la nature, c’est de pro­duire. C’est très connu, cette idée que l’Homme pro­duit son his­toire en pro­dui­sant ses moyens de sub­sis­tance, et même, comme il dit dans Le Capital, en pro­dui­sant le locus stan­di, la terre sur laquelle il s’établit. Marx a contrac­té avec Hegel une hor­reur de l’extériorité : il veut que tout passe au crible de la trans­for­ma­tion humaine. Alors est-ce que cette concep­tion des rap­ports au monde vivant est bien taillée pour faire face aux crises éco­lo­giques ? Je ne crois pas. Je ne com­prends pas pour­quoi il fau­drait faire fi des apports épis­té­mo­lo­giques et scien­ti­fiques contem­po­rains pour faire de la place au pen­seur-sym­bole des révo­lu­tions. On a moins besoin de sym­bole que de rigueur.

Allons donc un cran plus loin : com­ment pen­ser la pro­duc­tion en termes écologiques ?

On par­lait de décrois­sance : dans ce cadre, il s’agit de dire que la pré­ten­due rela­tion pro­duc­tive entre humains et non-humains doit être déna­tu­ra­li­sée. On essaie d’analyser autre­ment ce par­te­na­riat, de le décrire pour qu’apparaissent des inter­ac­tions irré­duc­tibles à la méta­phy­sique de la pro­duc­tion. Quand on y pense, c’est abso­lu­ment étrange de mettre deux mou­tons dans un enclos, et d’affirmer que les reje­tons de ces deux mou­tons ont été « pro­duits » par l’art agri­cole. Les mêmes mou­tons, dans leur prai­rie sau­vage, font la même chose… mais on ne dit pas que c’est pro­duit. De même pour les plantes culti­vées. La méta­phy­sique de la domes­ti­ca­tion, sur laquelle tra­vaille mon ami Baptiste Morizot, irrigue encore la pen­sée indus­trielle des XIX et XXe siècles. Elle fait de l’Homme l’auteur exclu­sif de ce qui est par ailleurs un pro­ces­sus bio­lo­gique dont les acteurs sont nom­breux. On voit bien le côté théo­lo­gique de l’opération. Maintenant, si on com­mence à s’intéresser à la pol­li­ni­sa­tion, par exemple, et si on remarque que les agro­sys­tèmes actuels sont obli­gés de faire arti­fi­ciel­le­ment ce que les abeilles et autres insectes pour­raient faire d’eux-mêmes, on voit bien qu’il y a un sou­ci8. Pour obte­nir une récolte, il faut à mini­ma la copro­duire avec un ensemble d’autres acteurs non-humains, qui ne tra­vaillent pas véri­ta­ble­ment, mais qui sont incon­tour­nables dans le résul­tat final. Dire que l’on « pro­duit », c’est cou­per les liens que l’on entre­tient avec toute une gamme d’être vivants et non vivants, et cou­per les liens, c’est fra­gi­li­ser les alliances, pour reprendre encore les termes de Morizot. Je dis tout cela pour faire sen­tir ce que peut impli­quer l’abandon du schème de la pro­duc­tion et le reca­drage du concept de valeur. On doit recom­po­ser les rela­tions au monde sous une forme tota­le­ment nou­velle, et l’économie poli­tique s’en res­sent néces­sai­re­ment. Bruno Latour plai­san­tait un jour en disant qu’il fau­drait réécrire Marx sans le concept de pro­duc­tion. Évidemment, c’est un exer­cice de pen­sée un peu étrange, mais c’est quelque chose de cet ordre que l’on pour­rait tenter.

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Certains cher­cheurs, comme Razmig Keucheyan lorsqu’il parle de « racisme envi­ron­ne­men­tal », éclairent la catas­trophe éco­lo­gique à la lumière des classes sociales. Le chan­ge­ment cli­ma­tique est à la fois glo­bal par sa dimen­sion pla­né­taire et dif­fé­ren­cié selon le reve­nu, la cou­leur de peau…

On prend bien la mesure de la cen­tra­li­té des enjeux éco­lo­giques quand on découvre à quel point ils sont liés aux autres dimen­sions des inéga­li­tés modernes. C’est le cas des inéga­li­tés de race, qui depuis l’ère impé­riale et colo­niale sont bien sûr enchâs­sées dans des rap­ports éco­lo­giques eux aus­si inégaux. Regardez le scan­dale du chlor­dé­cone dans les Antilles : c’est un exemple dra­ma­tique très révé­la­teur. On pour­rait en dire autant des inéga­li­tés de sexe et de genre, et bien sûr des inéga­li­tés de classe. L’expression « racisme envi­ron­ne­men­tal » se situe dans ce que les sciences sociales appellent l’intersectionnalité : c’est une façon de sou­li­gner le croi­se­ment entre plu­sieurs types de domi­na­tion, ou d’injustice, et donc de fédé­rer les poten­tiels cri­tiques et éman­ci­pa­teurs. Il va de soi que l’écologie a besoin de s’agréger à d’autres luttes, et ce n’est tout de même pas un hasard si le fémi­nisme, le mou­ve­ment post-colo­nial et l’écologie ont des affi­ni­tés pro­fondes — il s’agit tou­jours de la même histoire.

« Ce n’est tout de même pas un hasard si le fémi­nisme, le mou­ve­ment post­co­lo­nial et l’écologie ont des affi­ni­tés pro­fondes — il s’agit tou­jours de la même histoire. »

Sur un plan plus tech­nique, je n’emploie pas moi-même ce type d’expression : le racisme envi­ron­ne­men­tal, ce n’est rien d’autre que du racisme tout court, de la même manière que les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales ne sont rien d’autre que des inéga­li­tés tout court. Il n’y a pas à mon sens de concept d’injustice, ou de domi­na­tion, qui soit spé­ci­fi­que­ment cali­bré pour trai­ter les ques­tions éco­lo­giques, et qui vien­drait se ran­ger à côté d’autres régimes nor­ma­tifs adap­tés aux ques­tions sociales « clas­siques ». Malheureusement, si l’on caté­go­rise comme inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales, par exemple, l’inégale expo­si­tion aux risques sani­taires (qui est mani­feste !), on se condamne à faire coexis­ter dif­fé­rents types de normes, et donc à les plu­ra­li­ser et à les fra­gi­li­ser. Alors qu’il ne s’agit au fond de rien d’autre que de l’accès de tous aux mêmes droits. Donc mon objec­tion ne porte pas sur le conte­nu poli­tique de cette expres­sion, mais sur le genre de par­tages ana­ly­tiques qu’elle suppose.

La ques­tion éco­lo­gique est émi­nem­ment liée aux espaces, aux ter­ri­toires. Le refrain bien connu « Penser glo­bal, agir local » est-il tou­jours pertinent ?

L’une des consé­quences majeures, sur un plan à la fois intel­lec­tuel et poli­tique, du nou­veau régime cli­ma­tique, est que cela bou­le­verse tota­le­ment nos repères spa­tiaux intui­tifs, quo­ti­diens. Le chan­ge­ment cli­ma­tique, c’est un phé­no­mène glo­bal : il n’y aucun point de la Terre qui ne soit pas concer­né, et, en même temps, ça n’est pas le même phé­no­mène selon les points aux­quels on se place. C’est uni­ver­sel et dif­fé­ren­cié, glo­bal et néan­moins local — tout comme les réponses que l’on doit y appor­ter. Cela veut dire que la pola­ri­sa­tion que l’on a l’habitude de faire entre le local et le glo­bal ne marche pas tel­le­ment bien, comme le note Latour dans son der­nier livre, Où atter­rir ?. Les atta­che­ments idéo­lo­giques et poli­tiques qui sont foca­li­sés de manière anta­go­nique sur le glo­bal (qui serait pro­pre­ment libé­ral, mon­dia­li­sant) et sur le local (qui serait conser­va­teur, iden­ti­taire), eux-aus­si sont en train d’éclater.

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J’avais ten­té de mettre en lumière ce phé­no­mène en par­lant « d’ubiquité des modernes ». Cela veut dire que nous, habi­tants des nations de la pre­mière indus­tria­li­sa­tion, riches, liés à d’anciennes colo­nies, nous ne sommes pas capables de dire où nous habi­tons. De fait, nous habi­tons sur deux types de ter­ri­toires com­plè­te­ment diver­gents l’un par rap­port à l’autre : un ter­ri­toire juri­di­co-poli­tique, conte­nu dans des fron­tières natio­nales — ou, mul­ti­na­tio­nales, avec l’Union euro­péenne, mais ça ne change pas grand-chose — qui défi­nit des pos­si­bi­li­tés et des inter­dic­tions pour les mar­chan­dises ain­si que pour les hommes. C’est un espace de réfé­rence juri­dique, mais aus­si cultu­rel. Et puis il y a un autre espace de réfé­rence qu’on oublie 99 % du temps, sauf quand on est éco­lo­giste en prin­cipe, c’est notre empreinte éco­lo­gique : la quan­ti­té d’espace bio­phy­sique néces­saire pour entre­te­nir notre forme de vie, pour recons­ti­tuer les res­sources que l’on consomme et entre­te­nir les cycles éco­lo­giques qui nous sou­tiennent (eau, air, etc.). Ce second espace, bien plus grand et bien moins offi­ciel que l’espace poli­tique et juri­dique de l’État-nation, est d’ailleurs assez étrange puisque, dans notre cas, il excède la sur­face totale du globe. L’ubiquité, c’est cela : une condi­tion qui consiste à être à la fois dans l’espace défi­ni par une juri­dic­tion natio­nale et dans un ter­ri­toire géo-éco­lo­gique décou­pé de façon tota­le­ment dif­fé­rente. Bien sûr, l’ubiquité ne fonc­tionne que si l’on occulte la réa­li­té du second espace au pro­fit du pre­mier, le seul dont on puisse offi­ciel­le­ment se récla­mer. Car l’autre est rem­pli de sales his­toires, de vio­lences colo­niales, d’expropriations, de pol­lu­tions, et sur­tout, c’est un espace qui s’est consti­tué de façon tota­le­ment extra-juri­dique ! Faire de l’écologie, c’est mettre fin à cette ubi­qui­té. C’est se contraindre à don­ner un sta­tut juri­dique au ter­ri­toire en ce sens géo-éco­lo­gique, c’est-à-dire à sou­mettre l’utilisation de l’espace à des règles poli­tiques. C’est tout autre chose que la renais­sance d’un Léviathan éco­lo­gique, comme cer­tains le craignent. Cela implique des élé­ments de jus­tice à l’égard de l’Histoire, mais aus­si à l’égard de l’avenir ; c’est ter­ri­ble­ment com­pli­qué. C’est aus­si une réac­ti­va­tion du socia­lisme clas­sique dans sa ver­sion internationaliste.

La dis­tance entre les zones à fortes consom­ma­tions éner­gé­tiques et l’extraction des matières pre­mières est un thème que vous explo­rez dans vos tra­vaux. Ne fau­drait-il pas rame­ner les sites de pro­duc­tion à proxi­mi­té des zones consommatrices ?

« On vit sur un socle éner­gé­tique qui est en appa­rence extra-ter­ri­to­rial, non pas parce que l’énergie appa­raît par magie, mais parce que les infra­struc­tures sont qua­si­ment invisibles. »

On a un très bon exemple en France : le nucléaire. C’est fas­ci­nant parce que ce sym­bole des tech­no-sciences modernes tient à une croyance magique pour la plu­part d’entre nous : avec l’atome, on peut en quelque sorte « faire quelque chose à par­tir de rien ». Il y a 58 réac­teurs en France répar­tis sur 19 cen­trales en acti­vi­té. Donc à moins d’habiter à côté d’une cen­trale, ce qui n’est pas le cas de la majo­ri­té d’entre nous, on ne voit pas les sites de pro­duc­tion d’électricité. Pour le pétrole, c’est pareil, car il y en a très peu en Europe — ceux qui existent sont majo­ri­tai­re­ment off­shore. On vit donc sur un socle éner­gé­tique qui est en appa­rence extra-ter­ri­to­rial, non pas parce que l’énergie appa­raît par magie, mais parce que les infra­struc­tures sont qua­si­ment invi­sibles. Pour quelques dizaines de mil­liers d’ingénieurs du nucléaire et de la pétro­chi­mie, on a des mil­lions de per­sonnes qui se contentent d’appuyer sur l’interrupteur ou de tour­ner la clé de la voi­ture. C’est banal et pour­tant extrê­me­ment fas­ci­nant. On n’imagine pas la rup­ture que cela repré­sente par rap­port à des contextes sociaux plus anciens où l’approvisionnement éner­gé­tique est prin­ci­pa­le­ment humain, ani­mal, pho­to­syn­thé­tique (les plantes), où il est, en somme, omni­pré­sent dans l’espace quo­ti­dien. C’est ce que les his­to­riens de l’environnement appellent l’éco­no­mie orga­nique. On vit désor­mais dans des socié­tés qui sont non seule­ment affran­chies des limites inhé­rentes à ce régime orga­nique, mais qui ont réus­si à repous­ser très très loin des pôles de consom­ma­tion les sites de « pro­duc­tion » d’énergie9.

Si on veut se diri­ger vers une tran­si­tion éner­gé­tique avec des renou­ve­lables — du solaire, de l’éolien, etc. —, cela veut dire concrè­te­ment qu’on va com­men­cer à plan­ter des éoliennes dans le jar­din des gens, à nou­veau à por­tée de vue. Et là, c’est inévi­table, les gens râlent. Et on nous dit même que l’éolien est une menace envi­ron­ne­men­tale. Alors outre qu’elles per­mettent de faire de l’énergie un peu moins dan­ge­reuse, avec des coûts de pro­duc­tion désor­mais plus bas, je crois que la grande ver­tu des éner­gies renou­ve­lables, c’est qu’elles re-ter­ri­to­ria­lisent l’approvisionnement éner­gé­tique. Elles nous obligent à nous rendre compte que si nous vou­lons conti­nuer à vivre comme ça, il faut d’une cer­taine manière que cela marque le ter­ri­toire. Indirectement, on se rend compte aus­si que si l’on a des pay­sages que l’on estime être « beaux », c’est en grande par­tie parce qu’ils n’ont pas à sup­por­ter la charge éner­gé­tique de notre mode de vie. Donc les gens râlent parce qu’ils ne se rendent pas compte que l’esthétique à laquelle ils sont atta­chés, c’est aus­si celle d’un régime éco­no­mique et éner­gé­tique basé sur le pétrole et l’atome. Les éner­gies renou­ve­lables sont néces­saires parce qu’elles sont, jus­te­ment, renou­ve­lables, mais aus­si parce qu’elles nous forcent à renouer autre­ment avec le ter­ri­toire, et parce qu’elle invitent à la sobriété.

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Si l’on suit Frédéric Lordon dans Les Affects de la poli­tique, « le fran­chis­se­ment des seuils cri­tiques [ame­nant le corps social à opé­rer un geste de trans­for­ma­tion] demeure une énigme ». Comment pen­ser le seuil cri­tique éco­lo­giste ame­nant à ce que la prise de conscience actuelle se géné­ra­lise, se popu­la­rise et nous amène à ce geste ?

Je pour­rais vous répondre en com­men­tant la récente démis­sion du gou­ver­ne­ment de Nicolas Hulot. Quoique l’on pense de sa bonne foi en tant que repré­sen­tant de l’écologie, il a mon­tré qu’à l’heure actuelle, la seule façon de faire avan­cer ce dos­sier consiste para­doxa­le­ment à témoi­gner de son impuis­sance. Derrière cette idée un peu rebat­tue de la « prise de conscience » qui serait pro­gres­sive et iné­luc­table, il y a cette dure réa­li­té : l’écologie poli­tique ne brille que par son impuis­sance. Combien de temps encore il sera pos­sible de ne pas se poser les vraies ques­tions ? D’un point de vue socio­lo­gique, le fos­sé se creuse entre ceux, une mino­ri­té, qui ont inté­gré la ques­tion éco­lo­gique dans leur appré­hen­sion ordi­naire de « l’actualité », et qui en font une prio­ri­té, et d’autres, la majo­ri­té, qui res­tent atta­chés à la nor­ma­li­té, aux affaires cou­rantes. Je ne suis pas cer­tain qu’un tel écart ait jamais exis­té aupa­ra­vant dans notre his­toire poli­tique, à un tel niveau d’enjeux. Pour quelqu’un qui n’a pas affaire à la dégra­da­tion des sols, à l’augmentation du coût des assu­rances catas­trophe, et qui par ailleurs peut être légi­ti­me­ment pré­oc­cu­pé pour son emploi ou des choses assez immé­diates, il n’y pas de rai­son pour que l’écologie ne devienne une prio­ri­té. Toute la ques­tion est donc de créer les condi­tions dans les­quelles l’impasse éco­lo­gique est res­sen­tie comme telle par une majo­ri­té — mais les obs­tacles à cela sont gigan­tesques. Si on fac­ture à tout le monde le coût réel de l’énergie (qui prend en compte les répa­ra­tions envi­ron­ne­men­tales et qui déduit les sub­ven­tions publiques), alors l’écologie devient d’un coup une pré­oc­cu­pa­tion popu­laire ! Tout sim­ple­ment parce que c’est hors bud­get pour beau­coup d’entre nous !

Il ne semble pas res­ter grand espoir, dit ainsi…

« En dépit de toute la méfiance que l’on peut avoir à l’égard des élites éco­no­miques, tech­niques, scien­ti­fiques, nous allons devoir comp­ter sur elles. »

Ceux qui sont dépo­si­taires d’un cer­tain savoir, d’une cer­taine luci­di­té et réflexi­vi­té, sur ces sujets, ont aus­si une grande res­pon­sa­bi­li­té à l’égard de tous les autres. C’est une idée qui n’est pas très popu­laire à gauche — où la confiance accor­dée au « peuple » doit être maxi­male. Ceux-là doivent assu­mer cette res­pon­sa­bi­li­té, non pas en par­lant à la place de ce fameux peuple, mais en fai­sant en sorte que l’écologie devienne le pro­blème de tous. Il faut bien assu­mer le rap­port de forces idéo­lo­gique, le sus­ci­ter même, sans quoi nous n’avons pas la garan­tie que la majo­ri­té réagi­ra à temps. Donc en dépit de toute la méfiance que l’on peut avoir à l’égard des « élites » éco­no­miques, tech­niques, scien­ti­fiques, nous allons devoir comp­ter sur elles. Au XIXe siècle, on pou­vait dire que tant que le régime de tra­vail en usine n’avait pas tou­ché suf­fi­sam­ment de gens pour que ce soit un pro­blème d’ampleur, il n’y avait pas de rai­son qu’il soit poli­ti­sé. Puis l’Histoire passe, et au bout d’un moment, la mobi­li­sa­tion des ouvriers et de leurs alliés a pu avoir des effets de redis­tri­bu­tion, de conso­li­da­tion du droit du tra­vail, parce que le rap­port de forces a chan­gé. Ça devrait être la même chose pour l’écologie : les gens vont com­men­cer à voir leurs arbres jau­nir, leur cli­ma­ti­sa­tion tom­ber en panne et leur fac­ture d’énergie aug­men­ter, puis ils s’y met­tront. Mais le pro­blème avec ce scé­na­rio, c’est qu’on n’a pas le temps ! On va donc avoir besoin, bizar­re­ment peut-être, des élites tech­no­cra­tiques. Il y a une don­née cru­ciale à prendre en compte : les phé­no­mènes éco­lo­giques sont des phé­no­mènes non-linéaires. Il est déjà tard pour réagir.

Je serais ravi de pou­voir vous dire que les expé­ri­men­ta­tions sociales telles que les ZAD ou les fes­ti­vals soli­daires feront le job, mais il me semble que c’est très incer­tain. Eux donnent le ton, sans doute, et je n’ai que de l’admiration pour cela. Mais il ne faut pas sous-esti­mer l’inertie de la classe moyenne avec ses mai­sons mal iso­lées et ses réflexes auto­mo­biles, toute cette popu­la­tion qui vit encore dans les Trente Glorieuses comme si cela allait durer indé­fi­ni­ment. Cette masse silen­cieuse qui fait et défait les gou­ver­ne­ments écrase de tout son poids la créa­ti­vi­té poli­tique des mili­tants, qui sont bien trop rares. Et quand il faut rené­go­cier des trai­tés com­mer­ciaux, inven­ter un nou­veau droit de pro­prié­té limi­tée, impo­ser des règles de conduite à des indus­tries extrac­tives richis­simes et bar­dées d’avocats, il faut envoyer des gens for­més, des gens puis­sants ou à même d’entrer de façon cré­dible dans des rap­ports de forces. C’est la même chose pour géné­ra­li­ser l’agroécologie ou les éner­gies renou­ve­lables : il nous faut des ingé­nieurs fiables indé­pen­dants des forces de marché.

[J Henry Fair | www.jhenryfair.com

Aussi gal­vau­dée que soit la for­mule — mais il est dif­fi­cile, dans pareille dis­cus­sion, de ne pas y recou­rir : « Que faire ? »

La phi­lo­so­phie en tant que telle n’a aucune leçon de ce genre à don­ner — d’ailleurs, il faut plu­tôt se méfier quand un phi­lo­sophe com­mence à dire ce qu’il faut faire. Donc je ne peux répondre qu’en tant que citoyen infor­mé. Il y a deux niveaux d’action. Le pre­mier est assez immé­diat, et consiste à créer les condi­tions d’un nou­veau rap­port de forces entre l’industrie extrac­tive en géné­ral et les inté­rêts de la pla­nète. Il faut sou­te­nir les mou­ve­ments pour le dés­in­ves­tis­se­ment, qui, au-delà de leur côté un peu aus­tère et tech­nique, voire bour­geois, touchent ces com­pa­gnies là où cela fait mal. Il faut aus­si sou­te­nir la consti­tu­tion d’un droit envi­ron­ne­men­tal sérieux, et par là j’entends non pas un droit des répa­ra­tions qui inter­vienne après les acci­dents ou les catas­trophes, mais un droit de pro­prié­té qui trans­forme en pro­fon­deur ce qu’il est licite de faire avec la terre et ce qu’elle contient.

« Ce n’est pas que l’écologie est un enjeu démo­cra­tique par­mi d’autres — la démo­cra­tie elle-même tient à l’exigence écologique. »

Le second niveau relève plu­tôt de la culture démo­cra­tique en géné­ral. Comme de nom­breuses per­sonnes l’ont déjà noté, on vit une période mar­quée par les dési­rs séces­sion­nistes. La séces­sion des fameux 1 % exprime bien le phé­no­mène inouï de cap­ta­tion des béné­fices de la crois­sance par une aris­to­cra­tie finan­cière qui fait les règles du jeu inter­na­tio­nal sans jamais avoir à les subir. Ce sépa­ra­tisme silen­cieux, qui en réa­li­té n’a même pas besoin de murs phy­siques, se super­pose à un sépa­ra­tisme éco­lo­gique : pour cette mino­ri­té, il y aura tou­jours une par­celle de terre où vivre confor­ta­ble­ment — des canots de sau­ve­tage si vous vou­lez. Si on veut d’un ave­nir qui ne res­semble ni à Mad Max, ni à un enfer néo-féo­dal, il faut s’opposer de toutes nos forces à ces ten­dances sépa­ra­tistes. Pas sim­ple­ment parce que ce serait injuste que seuls les plus riches s’en sortent, mais aus­si et sur­tout parce que les plus riches ne peuvent s’en sor­tir qu’en condam­nant les autres. Si l’écologie est un enjeu démo­cra­tique fon­da­men­tal, c’est avant tout parce que ce qui se joue avec cette grande trans­for­ma­tion à venir, c’est la redé­cou­verte d’une terre, d’un ter­ri­toire, qui soit capable de sup­por­ter l’existence col­lec­tive sous sa forme éga­li­taire. Ce n’est pas que l’écologie est un enjeu démo­cra­tique par­mi d’autres — la démo­cra­tie elle-même tient à l’exigence écologique.


Portrait de Pierre Charbonnier en vignette : Maya Mihindou
Toutes les pho­to­gra­phies de l’article sont de J Henry Fair (Industrial Scars — 2016)


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  1. Le néo-mal­thu­sia­nisme est une actua­li­sa­tion de la doc­trine de Thomas Malthus et de sa prise de conscience des res­sources limi­tées de la Terre. Selon Malthus, la crois­sance démo­gra­phique est beau­coup plus rapide que la crois­sance de la pro­duc­tion ali­men­taire, ce qui néces­site une limi­ta­tion de la nata­li­té pour évi­ter les famines dues à la sur­po­pu­la­tion. Les néo­mal­thu­siens font de cette limi­ta­tion des nais­sances un droit et un devoir humains.[]
  2. Comme c’était le cas un peu plus tôt chez une figure un peu oubliée comme Madison Grant.[]
  3. Émanation de Reichsbürgerbewegung (mou­ve­ment des citoyens du Reich). « Ce qui à pre­mière vue peut sem­bler être un col­lec­tif d’a­gri­cul­teurs alter­na­tifs et un peu hip­pies est en fait l’un des centres les plus célèbres du style rural néo-nazi d’ex­trême droite. Dans le vil­lage iso­lé de Jamel, sept des dix fermes sont aux mains de familles ouver­te­ment néo­na­zies avec un très long casier judi­ciaire. […] Selon les ser­vices secrets internes, le nombre de nou­velles exploi­ta­tions agri­coles gérées par l’ex­trême droite en Allemagne s’é­lève à envi­ron un mil­lier. Les auto­ri­tés défi­nissent les mili­tants de ce mou­ve­ment nou­veau et crois­sant comme les bio-nazis, les néo-nazis bio­lo­giques. » Extraits tra­duits par la rédac­tion.[]
  4. Voir : Décroissance – 12 lignes de fuite pour une éco­no­mie soli­daire au-delà de la crois­sance.[]
  5. Voir « Amazon boss Jeff Bezos says we must leave the pla­net and send people to live on the Moon », The Independant, 28 mais 2018[]
  6. Quinn Slobodian, Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.[]
  7. Paul Warde, The Invention of Sustainability. Nature, Human Action, and Destiny, 1500–1870, Cambridge University Press, 2018.[]
  8. Voir « Do Bees Produce Value ? A conver­sa­tion bet­ween an eco­lo­gi­cal eco­no­mist and a Marxist geo­gra­pher », CNS Journal, 30 mars 2017.[]
  9. Les consé­quences poli­tiques de tout cela ont été dis­cu­tées par Timothy Mitchell dans Carbon Democracy.[]

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☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Vidalou : « La nature est un concept qui a fait faillite », février 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situa­tion de guerre », octobre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte éco­lo­gique est avant tout une lutte sociale », avril 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », février 2016
☰ Lire notre article « Contre la crois­sance infi­nie », Uri Gordon, février 2016

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