Entretien inédit pour le site de Ballast
« C’est à la souffrance qu’il faut déclarer la guerre, et vous parlez un langage universel lorsque vous criez pitié et justice pour les bêtes », lança en son temps l’auteur de Germinal. C’est là tout le sens du dernier ouvrage du romancier Martin Page, au titre délicieusement provocateur : Les Animaux ne sont pas comestibles. C’est à ce « combat », éminemment politique, qu’il appelle tout en veillant à tendre la main plutôt que d’accabler. On ne saurait, assure-t-il, lutter contre l’exploitation animale en tournant le dos au camp de l’émancipation — il s’agit d’un même élan, qu’il convient d’articuler : en finir avec la sujétion. Si le mouvement animaliste reste minoritaire, Page paraît toutefois des plus sereins : il a tout pour devenir populaire et nul n’arrête un train qui file — tôt ou tard, on ne pourra plus, légalement, se nourrir d’êtres sentients ni les enfermer dans des laboratoires.
« Un jour, la consommation de viande sera interdite », lancez-vous — sans ignorer qu’on vous taxera, évidemment, d’attenter aux « libertés individuelles »…
La liberté ne peut pas être la liberté du plus fort sur le plus faible. Les personnes qui revendiquent leur liberté de manger de la viande sont toujours du bon côté du couteau. Je le sais bien : j’en faisais partie et jamais je ne me pensais comme un dominant qui participe à une oppression. L’admettre a été un long travail. Quand la liberté relève de la domination, on est dans la manipulation lexicale — comme ces capitalistes qui parlent de « réformes » pour « saccage du service public et des droits des travailleurs » ou, justement, qui chantent la « liberté » à tout bout de champ pour justifier la prédation des plus riches. Revenons au sens des mots, battons-nous sur ces questions de vocabulaire. Nous sommes éduqués à penser que l’oppression exercée par l’espèce humaine sur les autres animaux est une liberté. Pire encore : nous sommes éduqués à ne plus voir cette oppression. Comme l’écrit Carol J. Adams : « Inequality has been made tasty. » [« Les inégalités ont désormais bon goût. », ndlr] La gastronomie et nos coutumes culinaires ont permis d’oublier les animaux et leurs souffrances. Manger des animaux est devenu manger de la « viande » et, miracle de la vie sociale, c’est devenu un art et de la culture. Qui voudrait s’en prendre à un art ? Magnifique subterfuge qui autorise des personnes luttant habituellement contre les oppressions à ignorer celle subie par les animaux.
« Tuer des animaux pour notre consommation et pour l’expérimentation sera interdit un jour. »
Retrouvons les mots, juste les mots, sans les histoires qu’on se raconte : l’amour, ce n’est pas cogner sa compagne ; la liberté, ce n’est pas la mort et la souffrance. Jamais. Tuer des animaux pour notre consommation et pour l’expérimentation sera interdit un jour. Quand ? Je ne sais pas. Qui défend la viande aujourd’hui ? Personne n’est capable d’articuler un discours pro-viande sans tomber dans l’irrationnel et l’anti-darwinisme (du type : « Les êtres humains sont supérieurs aux animaux donc ils peuvent les tuer. »). Comme personne n’est capable de voir un agneau se faire tuer dans un abattoir sans avoir le cœur qui saigne. Donc, oui, nous arriverons à l’interdiction. Cette interdiction sera une libération, pour les animaux, mais aussi pour nombre de mangeurs d’animaux — je pense à certains de mes amis qui aiment la viande et n’arrivent pas à arrêter… et qui seraient satisfaits que la viande soit interdite ! En tant qu’individus, ils n’ont pas la force de résister. Mais, avant cette loi, il y a la sensibilisation. Ça commence par des attitudes individuelles, dans notre cuisine, dans les supermarchés, sur nos blogs ; nous touchons ainsi nos proches, nous leur montrons qu’une vie végane est possible et qu’elle est gourmande, que ce n’est pas de l’ascétisme. Et, parallèlement, il importe de porter ce combat comme un combat politique collectif : ici, le rôle des associations est grand. Nous devons les soutenir car elles seules peuvent répliquer aux industries et influencer les pouvoirs publics, mener des campagnes d’information de grande ampleur. Face aux institutions carnistes, nous avons besoin d’institutions animalistes. C’est tout ça qui changera le monde : ça sera progressif — et le jour de l’interdiction aura lieu, quand la plupart des humains auront intégré que les animaux sont des individus doués de conscience et qu’ils ont le droit de vivre, et que ces mêmes humains auront à leur disposition des plats et des restaurants véganes, des habitudes culinaires différentes, des chaussures en cuir végétal abordable, etc. Bien sûr, il restera quelques viandistes, comme il y a dans notre société actuelle des êtres qui justifient leurs actions violentes à l’égard d’autres individus. Mais ils seront minoritaires.
Le respect de l’animal deviendra donc la norme morale et juridique de demain, comme il en est actuellement des luttes contre le racisme, l’antisémitisme, le sexisme ou l’homophobie, en leur temps — bien qu’aujourd’hui encore — combattues et moquées ?
Je pense qu’on a franchi un cap ces dernières années. On se moque beaucoup moins des végétariens et des véganes avec un rire gras. Même si ce n’est pas toujours simple, en particulier pour les enfants végés dans certaines familles, pour les malades dans certains hôpitaux et pour les enfants et les adolescents qui vont à la cantine — dans ce pays qui instrumentalise la laïcité, le repas végétarien ou végane devient « antirépublicain », car éthique et déviant de la norme… Mais la question animale est devenue grand public. Les gens se réveillent et s’avouent de plus en plus qu’un abattage, même éthique, n’est pas possible. La plupart ont encore du mal à abandonner la viande ; c’est normal, l’habitude est ancrée en nous. Et trouver des alternatives n’est pas simple pour tout le monde. Mais même les omnivores reconnaissent la justesse du combat animaliste. Je n’oublie pas que toutes les luttes que vous citez, si elles sont (parfois encore mal) reconnues, restent toujours à mener. Et, en tant que militant animaliste, je me dois de les soutenir, comme je me dois de ne pas m’en servir pour la cause animale. Je n’ai pas besoin de poser une égalité élevage = esclavage = sexisme pour défendre les animaux, ni de comparer l’insémination forcée des vaches à un viol. Se servir des luttes et des tragédies d’autres opprimés est une erreur et un coup porté au mouvement, parce que les personnes racisées, par exemple, y voient, à raison, une récupération. On devrait être délicat dans ce domaine.
Dernièrement, l’association 269 Libération animale avait prévu une mobilisation le jour de la célébration de l’abolition de l’esclavage — évidemment, les associations et militants afrodescendants ont protesté et ont expliqué que ce n’était pas possible. 269 Libération animale a finalement reconnu son erreur : bien sûr, il n’y avait pas de volonté de nuire dans leur action, c’était de la maladresse et la preuve qu’on ne peut pas être dans la convergence des luttes si on n’inclut pas les personnes qui subissent des oppressions. Il ne faut pas se servir de l’histoire de la lutte contre le racisme pour parler de la libération animale : il faut inclure, accueillir et écouter ce que les Afrodescendants ont à dire concernant le combat animaliste. Il ne s’agit pas de convergence des luttes — je suis du reste un peu sceptique sur ce terme très optimiste : il s’agit de dire que le mouvement doit être inclusif et s’enrichir de tous ceux qui subissent des oppressions, parce qu’ils rendront le mouvement plus juste. Nous avons tout intérêt à écouter quelqu’un comme Sunaura Taylor, peintre, végane, handicapée, ou des militantes véganes comme Angryblackvegan (du blog T-Punch Insurrectionnel) qui articulent leur véganisme avec leur vécu d’oppressions capacitistes ou racistes.
Vous articulez justement la défense des animaux et la lutte pour la justice sociale humaine, ajoutant que le véganisme est « par essence progressiste et libertaire ». Angela Davis déclarait en 2012 qu’il existe un lien « entre la façon dont nous traitons les animaux et la façon dont nous traitons les gens qui se situent en bas de la hiérarchie »… Mais quel est-il, ce lien ?
« Il ne faut pas se servir de l’histoire de la lutte contre le racisme pour parler de la libération animale : il faut inclure, accueillir et écouter ce que les Afrodescendants ont à dire concernant le combat animaliste. »
C’est le pouvoir des plus forts sur tous les autres. Qui, du reste, a la mainmise sur la violence physique dans le monde ? Les hommes. Carol J. Adams identifie le patriarcat comme oppression originelle. Alors, oui, le mouvement animaliste est progressiste et libertaire, mais, dans les faits, il est encore plein de patriarcat. Il suffit de penser aux campagnes de PETA, grossophobes (le navrant « Save the whales ») et sexistes… Ensuite, je ne sais pas combien de fois j’ai entendu parler de Peter Singer comme du « père du mouvement de libération animale ». Le père, vraiment ? C’est oublier que les mouvements végétariens ont d’abord été portés par les féministes anglaises. Quand on devient végane et militant, tout le monde nous parle de Singer, Francione et Regan. Mais c’est oublier Frances Power Cobbe et nombre de suffragettes, ainsi que Louise Michel, Rosa Luxemburg, Sophie Zaïkowska, Angela Davis, Brigid Brophy, Ruth Harrison ! J’aime aussi rappeler que les fondateurs de la Vegan Society n’étaient pas Donald Watson, comme on le lit souvent, mais deux couples, le couple Watson et le couple Henderson. Ce n’est pas un hasard. Dans un mouvement surtout féminin, où les femmes sont nettement majoritaires parmi les militants, c’est un problème.
On ne fera pas avancer la cause animale si, en tant que militant, on compare des personnes à des baleines, ou on utilise le corps de femmes dénudées et photoshopées dans des pubs pour la cause. C’est parce que le public verra que nous avons une aussi grande considération pour les humains que pour les animaux qu’il pourra entendre ce que nous disons. La misanthropie nous attirera uniquement les misanthropes. C’est stérile. Nous aimons les animaux, alors soyons logiques et aimons les animaux humains malgré leur violence et leurs imperfections (mais faut-il rappeler que des animaux non-humains sont aussi source de violence ?). Et puis se battre pour la justice sociale, c’est se battre pour qu’il soit facile, pour les plus pauvres, pour ceux qui vivent dans les déserts alimentaires, de se nourrir de façon végétale et d’avoir accès à une information nutritionnelle fiable. Si la majeure partie des gens n’ont pas accès à l’information, s’ils n’ont pas le temps de cuisiner, de repenser leurs habitudes de vie, s’ils restent prisonniers des industries et d’un système politique qui sert les intérêts de la bourgeoisie, alors le monde restera carniste. Forcément le véganisme implique la libération humaine. Se battre pour les animaux, c’est se battre pour les êtres humains. Se battre pour les êtres humains, c’est se battre pour les animaux.
Vous appelez au « démantèlement de toutes les activités carnistes », tout en restant « modéré » dans vos propos. Certains courants animalistes assument l’illégalité et tiennent ouvertement les éleveurs, les employés d’abattoirs, voire les consommateurs, pour des adversaires. Vous ne désignez, quant à vous, que « les institutions » comme ennemies, jamais « les individus » : les premières n’existent-elles pourtant pas sans les seconds ?
Je suis radical dans le sens où je désire la fin de la viande et la fermeture des abattoirs, dans le sens où je veux un monde interespèces dans lequel les humains n’exploiteront et ne tueront pas les autres animaux. Mais dans les moyens, effectivement, je suis non-violent et je ne culpabilise pas les individus. La culpabilisation est stérile et éthiquement problématique. De même, je ne m’en prends pas aux personnes qui travaillent dans les abattoirs : ce sont des travailleurs pauvres, détruits par un métier terrible. Notre ambition n’est pas d’envoyer au chômage toutes les personnes qui travaillent dans le domaine de la viande, du cuir et des produits animaux. Notre ambition est de mettre fin à toutes les activités qui impliquent la mort d’animaux et de changer la société pour que les anciens travailleurs de ces filières aient leur place, pour qu’ils aient du travail, pour qu’ils vivent. Parce qu’on pense aux animaux, on pense aux êtres humains. L’un ne va pas sans l’autre. Je trouve que nous avons de la chance : le mouvement animaliste est très divers ; il y a de nombreuses associations, des individus, des auteurs, des dessinateurs (comme Insolente Veggie), des musiciens, des éducateurs, qui agissent chacun à leur façon. Ils s’attaquent, sans violence, aux structures, industries, abattoirs, lobbies et aux mécanismes de pensée. Je crois qu’il manque juste une association comme Act Up — un Act Up animaliste, capable de provocation, d’invention et d’humour. Ça viendra.
Face à cette prise de conscience grandissante, les appels à un « retour » à l’élevage et à l’abattage traditionnel se multiplient — le couteau qui saigne bio, en somme. En 1981, Marguerite Yourcenar écrivait que cette tradition pré-productiviste mêlait « familiarité » et « horreur » et qu’il existait en effet « un étroit contact », depuis perdu, mais que la bête n’en demeurait pas moins « une chose ». Réduire la voilure n’est donc pas une solution ?
« On voit là que les écologistes, en ne parlant pas du problème environnemental majeur que pose l’élevage, tiennent davantage à leur poulet fermier qu’à l’écologie. »
La mort respectable est la belle histoire que se racontent ceux qui ont les moyens de payer leur poulet fermier, leurs œufs bios, leur agneau de petit producteur. C’est un privilège de classe de personnes qui peuvent payer un poulet fermier 15 euros le kilo. Soyons sérieux : l’abattage traditionnel ? la mort traditionnelle ? l’exécution traditionnelle d’animaux qui ne sont encore que de jeunes adolescents ou des enfants ? Il faut avoir assisté à un abattage traditionnel pour voir que ce n’est pas possible, qu’on se raconte des histoires : l’animal a peur, il panique, il veut vivre et il sait que sa fin est proche. Il est arraché à ses proches, sa personnalité, sa conscience, ses émotions et ses sentiments, son individualité — tout ça va disparaître pour satisfaire notre appétit. Tuer un individu avec douceur, avec tendresse, c’est toujours tuer, et ça ne sera jamais doux. Mettre en rapport les mots « abattage » et « éthique » est un oxymore qui fonde le malheur de notre monde. Et puis il y a une raison environnementale qui explique que l’élevage bio et local est un bobard : c’est un élevage qui demande infiniment plus de place que l’élevage industriel (qui empile les animaux les uns sur les autres). Si on en faisait la norme, il faudrait raser toutes les forêts du globe pour les transformer en pâturage. L’élevage local est source de pollution : il faut bien faire quelque chose du lisier. Couvrez la Bretagne de petits élevages bios : vous aurez toujours des torrents de lisier qui pollueront les nappes phréatiques. Il y aura toujours des émissions de gaz à effet de serre. Il faudra donner à boire à ces animaux, les nourrir, et les pâturages ne suffiront pas ; on importera donc des céréales… produites en déboisant les forêts de pays pauvres. Arrêter la viande est la moindre des choses : pour les animaux et pour la planète. On voit là que les écologistes, en ne parlant pas du problème environnemental majeur que pose l’élevage, tiennent davantage à leur poulet fermier qu’à l’écologie. Être écologiste et manger de la viande, c’est comme être écologiste et rouler en 4 x 4 : c’est un non-sens. Malheureusement, c’est la règle. La fin de la viande devrait être au cœur du combat écologiste.
Vous insistez sur la dimension créative, gourmande, voire excitante, du véganisme, dos à son image aride, sectaire et sacrificielle. Vraiment ?
S’écarter de la norme, la remettre en cause, c’est nécessairement faire preuve d’imagination, être créatif. C’est valable pour toutes les luttes. On peut d’abord penser que ce sont des empêchements, des contraintes, mais, comme dans un geste oulipien, on trouve de la création dans ces quelques impossibilités. Je n’ai jamais aussi bien mangé que depuis que je suis végane : à la maison, nos repas sont variés, changeants — nous consommons des légumes et légumineuses que nous ne cuisinions jamais avant. Cesser de manger des animaux est une joie. Nous ne participons plus au massacre. C’est une véritable délivrance. Les animaux sont des individus, non plus des objets : ils sont des gens. Le monde en devient plus riche et chaleureux. Évidemment, ça demande du temps, l’apprentissage de nouveau gestes — faire une béchamel végétale, une pâte à crêpes végane… on réapprend tous nos basiques en cuisine ! Mais nous ne sommes pas seuls. Nous nous entraidons, nous nous encourageons via les réseaux sociaux. Il faut dire l’importance des blogs culinaires, qui sont de véritables œuvres politiques en mouvement. La cuisine n’est pas futile. C’est une pensée machiste que de nier l’importance de la production de savoir et de pouvoir qui a lieu au sein de ces blogs. Ces connaissances et cette gourmandise dispensés souvent par des femmes ont une influence considérable chez des gens qui deviennent ainsi véganes avec plus de facilité, mais aussi chez des végétariens ou des omnivores qui végétalisent peu à peu leurs repas. Souvent, ces blogs abordent la question politique du véganisme. Le véganisme est révolutionnaire. Les cuisiniers véganes n’arrêtent pas d’inventer : Joël Roessel a découvert que le jus de trempage des pois chiche en boîte est un parfait substitut aux blancs d’œufs ; il est désormais facile de faire des meringues, des mousses au chocolat… Le monde des fromages véganes est en constante évolution. Les fromagers utilisent de plus en plus de véritables ferments ; ils réussissent des exploits gustatifs — mais les prix sont encore prohibitifs… Ça va se démocratiser. D’ici vingt ans, nous aurons à notre disposition des fromages végétaux du niveau du roquefort, du münster et du camembert, pour un prix qui ne sera pas plus élevé. Les véganes ne se laissent pas arrêter par le classique « There is no alternative », qui casse tout désir de changer le monde. Ils inventent des alternatives : tout est possible, nos moyens sont infinis. L’artisanat gastronomique végane n’a pas fini de nous surprendre.
Le véganisme, assurez-vous, « a tout pour être un mouvement populaire » : il en est pourtant très loin ! D’autant qu’un argument pèse de tout son poids : le souci des animaux serait le fait d’une minorité économiquement privilégiée… Vous avez toutefois à cœur de rappeler que les « fauchés » ont toute leur part dans cette aventure.
On n’a pas de statistiques officielles sur le milieu social des véganes. Je sais qu’il est à la mode de dire que c’est un truc de bourgeois, mais c’est un argument classique qui a été utilisé à l’égard des féministes. C’est une manière de déconsidérer le mouvement. C’est une attaque idéologique déguisée, à prendre comme telle. Ceci dit, il importe de considérer les questions sociales : le véganisme qui ne se mêlerait pas de politique est absurde et joue contre son camp — car les carnistes n’attendent que ça : trouver des animalistes sexistes ou racistes ou capitalistes pour dire : « Vous voyez, c’est un truc d’oppresseurs et de bourgeois ! » Il faut quand même rappeler qu’une nourriture essentiellement végétale est une nourriture populaire. Sur toute la planète. La viande à tous les repas, au départ c’est un truc de riches.
Vous dénoncez le virilisme qui frappe une partie de la gauche : en quoi a-t-il partie liée avec les sujets qui nous préoccupent ici ?
« Je sais qu’il est à la mode de dire que c’est un truc de bourgeois, mais c’est un argument classique qui a été utilisé à l’égard des féministes. »
C’est la thèse soutenue par Carol J. Adams dans son livre Politique sexuelle de la viande. Le problème, c’est le patriarcat, l’idéologie qui est l’origine de toutes les oppressions. Le virilisme signifie la suprématie des hommes sur les femmes et les enfants, la suprématie sur la nature et les animaux. Toutes les activités et pensées féminines sont dévaluées. Le domaine masculin prend toute la place : la violence, la pensée soi-disant rationnelle, la technique. Ça concerne aussi le mouvement animaliste. Carol J. Adams a écrit un excellent texte à ce sujet, « Visibility, History, and Tennis Shoes », dans lequel elle estime que certains théoriciens animalistes, comme Peter Singer et Tom Regan, ont rejeté, pour asseoir leurs thèses, les émotions et l’empathie comme base possible d’une éthique animaliste. Pourtant, les émotions ne sont pas mièvres, elles ont même une vertu épistémique. C’est une chose importante à dire : le mouvement est hétéroclite, il est animé par de nombreux débats, disputes, engueulades. Je trouve que c’est important, et important de le dire à l’extérieur du mouvement. Nous avons besoin de réflexivité. De nous remettre en cause. De nous disputer. Car, après tout, notre lutte est très particulière : nous luttons pour des individus qui ne parlent pas directement (mais les animaux parlent si on sait les écouter, ils le disent tout le temps : ils ne veulent pas mourir). Il est dès lors important de réfléchir à notre pratique militante, de ne pas nous penser comme des héros, des sauveurs des animaux, mais davantage comme leurs alliés. Nous leur prêtons main forte dans une lutte qu’ils portent en eux. Il suffit de les voir quand ils se débattent face à ceux qui vont les tuer, quand ils s’échappent. Les animaux ne sont pas passifs. Ils luttent.
L’écrivaine italienne Anna Maria Ortese estime que les créateurs « ont traité, et traitent exclusivement, de la douleur humaine », qu’ils ne « croient en rien d’autre » : il est pourtant à ses yeux « une honte suprême pour un écrivain » que d’ignorer le monde animal. Vous êtes vous-même romancier : de quelle façon votre antispécisme nourrit-il votre plume ?
Quand je regarde un animal, je ne vois pas une jolie chose, un être sympathique et mignon, je vois un individu, je vois une personne douée d’une pensée complexe, de sentiments et d’émotions, d’une vision du monde. Être un écrivain antispéciste, c’est voir un monde qui n’existe pas pour la majorité et travailler à révéler ce monde. Tous les moyens sont bons : on travaille par petites touches, par évocations, on agit aussi avec des outils ouvertement politiques. Certains de mes livres seront très militants. Dans d’autres, l’aspect politique se jouera au niveau des représentations. Dorénavant, les animaux ne sont plus de la nourriture dans mes romans, ni des sacs ou des chaussures. Je ne sais pas encore quels personnages ils seront, mais ils seront des personnes, c’est certain.
Photographie de bannière : 24 mars 1932 (DR)
REBONDS
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