Cartouches (46)


Texte inédit pour le site de Ballast

Les len­de­mains de la révo­lu­tion, la Terre et ses insectes, une anthro­po­lo­gie anar­chiste, l’art d’escroquer les escrocs, la lutte par l’ordinaire, la mémoire de Sankara, les parias de la vie, les villes à fuir et le monde à voir : nos chro­niques du mois de septembre.


Bâtir aus­si, du col­lec­tif des Ateliers de l’Antémonde

Ce roman écrit par le col­lec­tif des Ateliers de l’Antémonde nous plonge dans un futur où s’entremêlent luttes anti­ca­pi­ta­listes, fémi­nistes et éco­lo­gistes. 2011 signait les révo­lu­tions des « prin­temps arabes » : une vague popu­laire de contes­ta­tion s’empara de plu­sieurs pays, le peuple se révol­ta, se bat­tit, ini­tia de nou­velles dyna­miques. Puis nous voi­là projeté·e·s en 2021. Le monde tel que nous le connais­sons s’évapore : l’Haraka, « mou­ve­ment popu­laire et révo­lu­tion­naire, éga­li­taire et éman­ci­pa­teur », s’est impo­sé. On voit fleu­rir des com­mu­nau­tés auto­gé­rées. Il faut se nour­rir, se loger, par­ta­ger les tâches quo­ti­diennes : au sein d’une radio, d’un ate­lier de répa­ra­tions de « vélas » ou d’une lave­rie col­lec­tive, nous sui­vons une mul­ti­tude de per­son­nages — à Lyon, Toulouse, Genève ou Saint-Étienne. Autant de lieux remo­de­lés par l’Haraka : les cen­trales nucléaires ne fonc­tionnent plus, le ciel est libé­ré des avions, les habi­ta­tions ont été col­lec­ti­vi­sées. Il n’y a pas de gou­ver­ne­ment stable ; dif­fé­rents grou­pus­cules riva­lisent ; les diver­gences se révèlent ; les idées à mettre en œuvre four­millent et se confrontent. À l’autre bout du spectre poli­tique, l’extrême droite tente de récu­pé­rer le mou­ve­ment et d’instituer son gou­ver­ne­ment. Certain·e·s com­battent avec des armes, d’autres via les ondes radio ; Julie, elle, répare des lave-linges et lutte en essayant d’émanciper les femmes (les vieux réflexes machistes de l’Antémonde sont encore pré­sents). Un graf­fi­ti de la com­mune libre de la Guillotière — un quar­tier lyon­nais — dit fina­le­ment tout ce qu’il y a à savoir : « La bour­geoi­sie peut bien se faire sau­ter. Nous por­tons un monde nou­veau dans nos cœurs. » [E.M.]

Cambourakis, 2019

L’Invention de la nature, d’Andrea Wulf

Qui a donc à la fois et dans le désordre influen­cé les théo­ries dar­wi­niennes et la poé­sie de Goethe, les voyages d’Élisée Reclus, la révo­lu­tion boli­va­rienne ou encore les écrits de Thoreau ? Alexander von Humboldt, père, selon sa bio­graphe Andrea Wulf, d’une concep­tion de la nature qui mar­qua la science, mais aus­si la lit­té­ra­ture et la poli­tique après lui — autant de suc­ces­seurs dont les noms res­tent lourds et graves tant ils ont été célé­brés. Mais celui d’Humboldt ne dit plus grand chose deux siècles après sa mort. Ses aven­tures ont pour­tant char­mé l’Europe du XIXe, des lieux offi­ciels où se fai­sait la science aux salons où se dis­cu­taient l’héritage de la récente Révolution fran­çaise et ses réper­cus­sions alen­tours. Voyageur infa­ti­gable, tra­vailleur obs­ti­né et pas­sion­né par son objet — l’organisation phy­sique du monde —, Humboldt serait le der­nier savant poly­mathe qui triom­pha en son temps de la frag­men­ta­tion de la science en dis­ci­plines de plus en plus spé­cia­li­sées. Tout à la fois géo­graphe et géo­logue, zoo­logue et bota­niste, intri­gué par le magné­tisme ter­restre comme par le plus petit des insectes, rien n’échappait à sa curio­si­té. Un désir farouche de com­prendre le monde en sa glo­ba­li­té l’a mené à le conce­voir comme un tout dont les par­ties, en se répon­dant à chaque ins­tant, le façonnent et lui donnent une forme en per­pé­tuel deve­nir. Andrea Wulf a per­çu dans cette approche sin­gu­lière de ce qui nous porte et nous entoure la source de notre manière actuelle de conce­voir la nature. L’œil atti­ré par les rela­tions entre les choses ne laisse rien de côté. La tâche qu’Humboldt s’est assi­gnée, aus­si impos­sible qu’elle soit, a séduit scien­ti­fiques et natu­ra­listes, leur inti­mant de cher­cher dans les détails les connexions qui sou­tiennent les choses, ani­mées ou non. Retourner vers celui à l’origine de leur inté­rêt à de quoi sus­ci­ter le nôtre. [R.B.]

Les édi­tions Noir sur Blanc, 2017

Anarchisme et anthro­po­lo­gie, d’Alberto Giovanni Biuso

Alors qu’un tour­nant liber­taire est depuis quelques années obser­vé au sein de l’ensemble des sciences sociales, l’anthropologie a depuis long­temps fait l’objet d’une telle atten­tion. Le phi­lo­sophe ita­lien Alberto Giovanni Biuso s’inscrit dans la lignée de Marshall Sahlins, Pierre Clastres ou, plus récem­ment David Graeber, pour inter­ro­ger à nou­veau frais les apports théo­riques de ces der­niers dans leur approche de com­mu­nau­tés en marge du sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste et mon­dia­li­sé. Il argu­mente à leur suite en faveur d’une « éthique maté­ria­liste », redon­nant une place aux pro­ces­sus bio­lo­giques qui fondent toute vie humaine de même qu’animale. Le corps occupe une place cen­trale dans ce rai­son­ne­ment. Ce der­nier, « tou­jours en action et dans l’expérience », est pour l’auteur « le fait iné­luc­table qui relie l’être humain à n’importe quelle autre enti­té dotée de vie et for­mée de matière ». Les apports res­pec­tifs de l’écologie évo­lu­tive et de l’éthologie redonnent à la notion de limite un poten­tiel cri­tique — non pas au ser­vice de la réac­tion mais de l’émancipation. C’est en recon­nais­sant les seuils cor­po­rels et bio­lo­giques par­ta­gés par tous que l’on peut agir dans le res­pect de cha­cun. « Une anthro­po­lo­gie liber­taire devrait repré­sen­ter une sorte d’her­mé­neu­tique de la fini­tude, contri­buant à la conscience des limites de l’espèce, un anti­dote au prin­cipe selon lequel on peut faire ce que l’on veut de l’humain. » La péda­go­gie du Rousseau de L’Émile se voit cri­ti­quée pour sa naï­ve­té et pour sa confiance aveugle dans la puis­sance abso­lue de l’esprit humain. Si elle est pes­si­miste en appa­rence, notam­ment dans la recon­nais­sance de l’inéluctabilité de la guerre pour la liber­té et la défense de celle-ci, c’est dans ce pes­si­misme même que l’anthropologie d’Alberto Giovanni Biuso trouve sa force. Aussi tri­vial que cela puisse paraître, c’est de la matière que naît toute vie. Prendre en compte ce pos­tu­lat revient à recon­naître les besoins de tous, et d’entrevoir les moyens d’y sub­ve­nir en évi­tant de recou­rir à un pou­voir sou­vent oppres­sif, pour y pré­fé­rer une hori­zon­ta­li­té éman­ci­pa­trice. [R.B.]

Asinamali, 2019

Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître

Novembre 1918 : l’armistice est proche, cela se sent, se sait. Ce n’est qu’une ques­tion de semaines, peut-être de jours. Dans les tran­chées de la Cote 113 se trouve Albert Maillard : un brave type du genre naïf, un bon fond. Comme tant d’autres il n’a pas choi­si d’être là et ne vou­lait pas de la guerre. Pis : le voi­là sous les ordres du lieu­te­nant Henri Aulnay-Pradelle, sadique qui l’aime, cette guerre — « un homme pour qui la mort des autres ne compte pour rien, leur vie non plus d’ailleurs ». Peu lui importe que la fin du conflit approche : il lance l’assaut de la Cote 113, espé­rant en tirer quelque gloire auprès de ses supé­rieurs. Albert frôle la mort, sau­vé de jus­tesse par un sol­dat de 24 ans défi­gu­ré par l’explosion d’un obus — il se nomme Édouard Péricourt. À l’hôpital mili­taire, ce der­nier souffre comme jamais ; seul la mor­phine par­vient à le cal­mer. Pour lui, « le temps s’était arrê­té avec l’éclat d’obus, brus­que­ment ». Afin de le tirer d’affaire, Albert écha­faude un plan ris­qué : le faire pas­ser pour mort. Risqué mais cou­ron­né de suc­cès. Les deux com­pa­gnons vivront de peu : petits bou­lots pour Albert, mor­phine pour Édouard, désor­mais accro. Ce pré­ten­du décès conduit la riche famille Péricourt à se rap­pro­cher d’Albert, sup­po­sé avoir connu leur fils dans ses der­niers ins­tants. Quant à Aulnay-Pradelle, sa récente entre­prise a décro­ché des contrats, évi­dem­ment juteux et pour­ris jusqu’à l’os : « Pour le com­merce, la guerre pré­sente beau­coup d’avantages, même après. » Albert et Édouard se piquent alors d’une idée folle : une escro­que­rie d’ampleur qui leur per­met­trait de pro­fi­ter du patrio­tisme ambiant… Une fresque de l’après-guerre emprun­tant à la fable : les escrocs ne sont sans doute pas ceux que l’on dit. [M.B.]

Albin Michel, 2013

De la décence ordi­naire, de Bruce Bégout

Qu’est-ce qu’une « socié­té décente » ? C’est non sans clar­té que Bruce Bégout se frotte à cette ques­tion en réha­bi­li­tant le concept de com­mon decen­cy, por­té par l’écrivain révo­lu­tion­naire George Orwell : en-deçà de toute ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du bien et du mal, cette décence dési­gne­rait la pro­pen­sion innée de l’homme du com­mun à dis­tin­guer le bon du mau­vais — ce qui est accep­table de l’indéfendable, comme une sorte de « base anthro­po­lo­gique ». Cette base, anté­rieure à toute ins­ti­tu­tion de normes, com­prend une éthique fon­da­men­tale. En posant cette anté­rio­ri­té de prin­cipe, l’auteur met en garde contre la ten­ta­tion d’assimiler cette décence ordi­naire à une classe sociale en par­ti­cu­lier, qu’il s’agisse du « peuple » ou plus par­ti­cu­liè­re­ment du « pro­lé­ta­riat » ; « l’homme ordi­naire » ne désigne rien d’autre que la part « d’ordinaire » qui réside en cha­cun. Pour que la révo­lu­tion contre la froi­deur mons­trueuse de l’État ou du Marché ait lieu, il ne faut donc pas se pré­pa­rer au sublime, mais sim­ple­ment ché­rir l’ordinaire, base consti­tu­tive de toute expé­rience vécue — fût-elle médiocre, et à pre­mière vue déce­vante. En bon phé­no­mé­no­logue, Bégout rap­pelle que la décence ordi­naire n’est pas une idéo­lo­gie mais avant tout un « cli­mat », qu’il s’agit de retrou­ver loin du l’intel­li­gent­sia oppor­tu­niste et hypo­crite qu’Orwell cri­ti­quait avec féro­ci­té. Plus pro­fon­dé­ment, la com­mon decen­cy fait par­tie de ces concepts qui per­mettent de réin­tro­duire de la néga­ti­vi­té à l’ère où domine un posi­ti­visme aveugle. S’ensuit cette ques­tion : au lieu de nous en remettre à l’illusion d’un « pro­grès » tech­ni­ciste sans fin, ne vaut-il pas mieux ten­ter de pré­ser­ver ce qui, à l’état latent, demeure encore « décent » en l’Homme ? [A.C.]

Allia, 2008

Nègres jaunes et autres créa­tures ima­gi­naires, d’Yvan Alagbé

D’abord, la cou­ver­ture. Les yeux s’arrêtent sur le jaune criant, sur l’étagère, avant de dis­cer­ner l’image. Un nœud dans l’estomac. Le coup de pin­ceau est sobre, le trait intense. Le blanc de la page qui ne l’est pas. L’ombre est pré­sente par­tout. Construit comme un recueil de nou­velles, ces récits nous confrontent à des ins­tants de réa­li­té dont la puis­sance déborde de la page. L’exploitation des tra­vailleurs sans-papiers, la vio­lence du racisme quo­ti­dien et de la misère, les stra­té­gies de sur­vie, la débrouille, les ren­contres. La rup­ture qu’est l’exil, les pen­sées com­plexes qui en jaillissent, la tris­tesse et le désar­roi, par­fois. La rage sourde, aus­si. La folie de cer­tains, la déter­mi­na­tion des autres. La grande Histoire qui ne cesse de se rap­pe­ler dans les mots, les actes ; sur un cana­pé, à l’autre bout de la ligne du télé­phone qui n’arrête pas de son­ner, sou­vent pour ne rien dire. L’absence. L’attente. Un esprit qui divague. Un mort qui s’abat sur le corps d’une femme. Une valise pleine de ces petits riens qui manquent tant. Les traces de luttes col­lec­tives dans une rue ou la grève des tra­vailleurs sans papiers de 2009. Les traîtres que l’Histoire déguise, les com­bat­tants qu’elle efface. « Mais mal­gré les gou­ver­neurs, les empe­reurs, les assas­sins en col blanc, dans la vitrine des inté­ri­maires gré­vistes de Montreuil comme au cœur de l’Afrique, il y a la mémoire vivante de Thomas Sankara. » C’est à sa mémoire aus­si, que ces per­son­nages jaillis de l’esprit de l’auteur, entre 1994 et 2011, sont réunis dans ce roman gra­phique. Édité par une pla­te­forme qui n’a pas de mai­son et lie Paris à Bruxelles, il se peut qu’il finisse entre vos mains. [C.G.]

Frémok, 2012

À mes frères, de Louise Michel

Pour qui n’aurait jamais lu Louise Michel, ce modeste volume antho­lo­gique (moins de 200 pages, joli for­mat de poche) prive désor­mais de toute excuse ; pour qui la connaît de près, il ravive non sans plai­sir de vieilles lec­tures, offrant en prime quelques inédits. Ne pré­sen­tons pas son auteure : cette note n’y suf­fi­rait pas et, par­tant, fri­se­rait l’affront. Disons seule­ment qu’elle jurait appar­te­nir « toute entière à la révo­lu­tion sociale » et bou­dait le « néant des dis­cus­sions théo­riques pures ». Les contours de cette révo­lu­tion vont s’affirmant au fil des pages. Entre la fumée des bar­ri­cades et le raf­fut des armes, la rumeur des réunions et la mer qui l’emporta au loin, d’articles en poèmes, de confé­rences en extraits de ses Mémoires, on voit le peuple, le sien, l’en bas duquel sur­git « la véri­té » — contre les tyrans, les finan­ciers, les colo­nia­listes. On voit la République, la véri­table, la chose publique — contre celle des bour­geois et des libé­raux, bons citoyens sou­cieux du sang cou­lant des com­mu­nards. On voit les femmes, esclaves de l’autre sexe, et Louise Michel prendre la parole pour ne plus res­ter le « potage » de ce der­nier. On voit aus­si les ani­maux, et le sort que la socié­té leur réserve se nouant, se pro­lon­geant et se liant à « la cruau­té envers les hommes ». Quelque part entre tout cela, le bou­can et le brouillard, l’anarchiste s’emporte contre les scis­sions pour mieux convier à l’union : « Nous unir tous, pro­lé­taires, bohèmes déshé­ri­tées, parias de la vie, et dans une étroite soli­da­ri­té d’intérêt, décla­rer une guerre impla­cable au capi­tal infâme ; nous mon­trer sans pitié dans la lutte contre les acca­pa­reurs, les ruf­fians, les ban­quistes […]. » À l’heure où sort ce volume, la rue compte ses bles­sés sous les tirs de « défense » de la police et se rem­plit d’une jeu­nesse qui ne croit plus, elle, que l’« l’étoile du pro­grès éclaire l’avenir ». [M.L.]

Libertalia, 2019

Les Vraies richesses, de Jean Giono

Du cachot à l’espoir — ain­si pour­rait-on résu­mer l’affaire qui nous retient là. Le nar­ra­teur marche dans Paris et son che­min tient du cal­vaire. La rue a « la den­si­té effroyable des choses mortes » ; les loge­ments sont faits d’une « cruelle matière » ; les pié­tons avancent en cap­tifs, tristes tas d’esclaves. Giono cherche la terre sous le gou­dron, songe aux pieds pri­vés de leur nudi­té. Le tra­vail y est « laid, inutile et dévo­rant », le regard des tra­vailleurs n’obéit plus au sang qui cir­cule dans leur corps. Giono étouffe, rêve de révolte, de che­val libre, d’étoffe que l’on sait encore tis­ser de ses mains. « Qui sau­rait vivre ? », demande-t-il. Non pas la vie des métros et des auto­bus, qui n’est qu’une mort far­dée, mais « la vie épique », pré­cise-t-il, celle qui sur­git sitôt la ville aban­don­née — celle du corps ani­mal. Mais bien­tôt vient « l’aube [qui] éclaire les champs ». Giono a déser­té la cité ; un oiseau vole, il y a du pain sur la table. Le revoi­là « l’homme pre­mier », le pay­san. Il retouche, dit-il, la saveur des choses. Se réjouit de la lour­deur de l’intelligence ins­tinc­tive. Divague sur l’avenir : des villes cre­vées par les arbres, forêts toutes entières. Superbe, la plume l’est ; envoû­tantes, ces pages le sont. Mais il faut tenir tête au sort que ce livre nous jette : Giono s’avance plus que de rai­son : de la célé­bra­tion mys­tique du natu­rel à la rati­fi­ca­tion du cours des choses, il est un pont — que l’écrivain fran­chit. Le pur face à l’artifice, la « loi des mondes » face aux « remèdes sociaux », l’immobilité face à l’aventure, le bon sens face à la fausse mon­naie de la moder­ni­té : autant de gros sabots. Si le Provençal dénonce à rai­son « la civi­li­sa­tion de l’argent », c’est sans le dire qu’il offre, un an après la vic­toire du Front popu­laire, des muni­tions au camp de la contre-révo­lu­tion. Exhorter à détruire la socié­té de l’atome et du fric pour mieux sai­sir la joie du vent, des bois, des bêtes et des francs com­pa­gnons, nous signons — pour nous empres­ser d’ajouter : il n’est aucun Dieu ni ordre des ancêtres ; nos pieds, même nus, ne se conten­te­ront pas de « traîn[er] des racines ». [E.C.]

Grasset, 2002

Exté­rieur monde, d’Olivier Rolin

Dans une autre vie, contée avec ce qu’il faut de plume et de beau­té dans un livre bien­tôt vieux de 20 ans, Tigre en papier, Olivier Rolin a peint la France des années 1970, celle dans laquelle le jeune homme qu’il était, chef de la branche armée de la Gauche pro­lé­ta­rienne, aspi­rait à chan­ger le monde. Le temps a pas­sé et, de cela, il n’est pour lui plus ques­tion. Seulement de le par­cou­rir — ce n’est pas une mince affaire non plus, mais on l’accomplit géné­ra­le­ment seul. Extérieur monde oscille entre le tes­ta­ment et les Mémoires : plus réjouis­sant que le pre­mier, moins solen­nelles que les secondes. Rolin extirpe de ses piles de car­nets de quoi écrire au strict fil de la plume. Dire qu’il digresse serait peu dire : le livre (conçu « comme un arbre ») n’est qu’une digres­sion. Les phrases se suivent pour mieux se dis­per­ser ; les paren­thèses ne sont plus des signes de ponc­tua­tion mais une struc­ture nar­ra­tive. Bientôt, on ne sait plus où l’on est : Port-Soudan, Beyrouth, Kaboul, Oulan-Bator, Riga, Shangai, Mexico ? Rolin inter­dit à son lec­teur de reprendre son souffle : livre-vor­tex, hir­sute, auda­cieux bazar d’une exis­tence seule­ment tenu par un cadre trop grand, la Terre (« notre vieille tou­pie »). Qu’importe, peut-être. Restera au lec­teur, ahu­ri et trem­pé par la pluie de noms propres et de pays, quelques vives impres­sions, des éclats, des giclures. Écrire, c’est « faire de la beau­té avec des mots » ; la vie, c’est « un arbre infi­ni­ment rami­fié et feuillu » : Rolin convoque ses maîtres en la matière, bataille avec le pro­nom le plus pri­sé de notre époque (on aura recon­nu je), traîne en soli­taire sa « vieille écaille jas­pée de tor­tue marine », joue au vieux con (mais un jeu qu’il prend très au sérieux : les livres sont des espèces en voie de dis­pa­ri­tion, on ne peut plus dire aux femmes de chambre qu’elles sont jolies), râle (contre l’Artiste, Sartre, le culte du pré­sent) et tombe amou­reux à chaque coin de rue (donc de page). « Il n’y a pas de bout du monde, le monde est par­fai­te­ment cou­su à lui-même », écrit-il quelque part : lais­sons cette phrase sans conclu­sion, à l’image du livre qui nous l’offre. [L.T.]

Gallimard, 2019


Photographie de ban­nière : Pentti Sammallahti 


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REBONDS

Cartouches 45, juillet 2019
Cartouches 44, juin 2019
Cartouches 43, mai 2019
Cartouches 42, avril 2019
Cartouches 41, mars 2019

Ballast

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