Une vieille femme vagabonde, les anarchistes des quatre coins du globe, les flux RSS et le hacking, les Mémoires d’un chef apache, une hirondelle rouge, la révolution en pratique, l’obéissance ordinaire, la révolte solaire, l’état amoureux et Fukushima : nos chroniques du mois de mai.
☰ La Cité fertile, d’Andrée Chedid
Quand les poètes font des romans, il faut toujours s’attendre à des surprises (moins, sans doute, quand les romanciers font des histoires qui passent à la ligne et qu’ils nomment poèmes). D’Andrée Chedid, on pourra lire à peu près toute la poésie, reprise en un fort volume chez Flammarion. Mais celle qui fut fille de grande famille de la bourgeoisie syro-libanaise d’Égypte écrivit d’abord en anglais, en se plaçant sous le patronage de D.H. Lawrence, puis en français, obtenant du même coup la reconnaissance d’un René Char et d’un André Laude, celle dont un livre (Le Sixième jour) devait inspirer un film de Youssef Chahine avec Dalida, celle qui sera enfin la grand-mère du chanteur M, celle-là, Andrée Chedid, donc, fut une romancière prolixe et bien plus engagée qu’on ne l’imagine. Il n’est que de relire son Cérémonial de la violence pour deviner, en poésie, les prémices de cette rébellion intérieure qu’exhibent les textes romanesques. Voici La Cité fertile, un étrange et court texte illuminé par le personnage d’Aléfa, vieille femme vagabonde et marginale, sorte de Diogène oriental au féminin, dansant sans cesse, dilapidant ses rires au vent des quais, gourmande et lucide, innocente et folle, impulsive et solidaire, furieusement libertaire au total — « Vis l’instant, vieille feuillue ! Bois cette eau, ma givrée, avant que le temps ne la souille ! » On croise aussi dans ce roman des artistes de cirque, des amoureux malheureux, des enfants sur leur balançoire, un agent de police bien gêné qu’on lui pose des questions métaphysiques : « L’identité, c’est quoi, monsieur le Commissaire ?… Date et lieu de naissance, noms des père et mère, mensuration, couleur des yeux, photo d’un autre temps. C’est ça que vous appelez l’identité ? » Celle qui détestait les assignations à résidence, Aléfa, c’est-à-dire Andrée quand elle s’écoute rugir de colère, possède à la perfection l’art de forcer le quidam à regarder par la lucarne : « Laissez-vous faire. Regardez !… Rien qu’un châssis, rien qu’une vitre, et vous voilà en possession d’un fragment d’univers : pluie, étoiles, lune, hirondelles, soleil, nuages, jour et nuit, rien n’échappe à mon filet. » L’agent en perd la tête et la vieille peut repartir, joyeuse et flamboyante, interpellant les passants : « Qui êtes-vous ? » Mais qui peut bien répondre à cette question ? À bout de course, au bord du fleuve, elle rassure encore le dernier ivrogne qui s’affole de la voir flancher, voit venir sa mort et l’accueille. Toute prête, enfin, elle « se faufile en souplesse comme un poisson dans la panse herbeuse de l’éternité ». [A.B.]
Éditions J’ai Lu, 2000
☰ L’Ordre moins le pouvoir — Histoire & actualité de l’anarchisme, de Normand Baillargeon
Qu’est-ce que l’anarchisme ? La définition donnée par les principaux dictionnaires le résume à « l’absence de gouvernement ; confusion ou désordre qui en résulte ». Or rien de plus faux, explique le professeur et essayiste canadien Normand Baillargeon dans ce bref ouvrage. L’anarchisme est un courant de pensée qui, s’il compte des racines plus anciennes, est véritablement apparu au XIXe siècle. William Godwin, Max Stirner, Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine : autant de personnages qui ont contribué à sa construction et qui sont présentés au fil de ces pages — jusqu’au contemporain et bien connu Noam Chomsky. Mais si ces penseurs font partie des grandes figures du mouvement, ils ne pourraient être tenus pour guides ou gourous ; les anarchistes, n’ayant de cesse de questionner les rapports d’autorité, n’aiment, on le sait, guère les maîtres ! L’anarchisme se définit dès lors tout autant par les faits et les luttes dans lesquels il s’est exprimé : la Commune de Paris, le massacre de Haymarket à Chicago, la Révolution russe et la guerre d’Espagne. Il existe bien sûr différentes tendances, volontiers contradictoires, que l’auteur expose avec la clarté dont il est familier, mais on retrouve, comme point commun, comme noyau dur, une semblable remise en cause du pouvoir, et de la domination qui s’instaure avec son exercice. « Le pouvoir est maudit : voilà pourquoi je suis anarchiste », lançait ainsi Louise Michel, déportée en Nouvelle-Calédonie au lendemain de la répression de la Commune par les Versaillais. Baillargeon démonte en même temps l’imposture de l’anarcho-capitalisme ; une absurdité, lorsque l’on sait que l’anarchisme (ou la tradition libertaire) se pose, par définition, en opposition frontale avec le mode de production capitaliste. Contrairement à ce que d’aucuns préfèrent croire, l’anarchisme demeure d’actualité, tant pour penser le monde que les luttes à mener. L’auteur termine même sur une note d’optimisme : ces dernières années, cette pensée — pourtant très loin d’être majoritaire dans nos sociétés — a connu un certain regain d’intérêt ! [M.B.]
Éditions Agone, 2008
☰ Celui qui pourrait changer le monde, de Aaron Swartz
Mais qui est donc Aaron Swartz ? Programmeur, essayiste, wikipédien actif et activiste, il semble avoir profondément marqué tous ceux qui l’ont connu. Impliqué dans le développement de plusieurs technologies ouvertes — notamment les flux RSS, les licences Creative Commons ou encore l’Open Library —, il devient rapidement militant, produisant de nombreux articles, en particulier sur son blog. Cet ouvrage propose une compilation thématique de ces réflexions — car Swartz a bien vite dépassé la simple question du libre accès et du rôle de l’informatique dans la démocratie américaine : il s’intéresse à son système politique et économique (à travers une critique proche du socialisme libertaire), à l’évolution des médias, à la littérature et aux intellectuels, ou encore au rôle délétère de l’école obligatoire. À la lecture de cette succession de courts articles, écrits dès ses 14 ans, on découvre un penseur obsessionnel, brillant et précoce, ainsi qu’un lecteur compulsif, s’abreuvant de réflexions variées pour répondre aux questions qui l’assaillent. Loin d’un essai unifié, le lecteur français pourra, à travers ces fragments de réflexion, comprendre un peu mieux ce qui animait ce « martyr de la libre diffusion du savoir ». En 2011, il est en effet accusé d’avoir téléchargé 4,8 millions d’articles scientifiques d’une archive payante, JSTOR, qui décide d’abandonner les poursuites lorsque Swartz leur garantit la non-diffusion des données. La justice décide toutefois de maintenir les poursuites : il risque alors 35 ans d’emprisonnement et un million de dollars d’amende. En 2013, il est retrouvé pendu dans son appartement. À 26 ans, il aura laissé une trace indélébile dans le milieu hacker. Espérons que ce livre permette de diffuser ses réflexions au-delà du cercle d’initiés. À propos d’héritage, Swartz écrivit d’ailleurs, en 2006 : « La vraie question n’est pas de savoir quel effet a eu le travail que l’on a accompli, mais à quoi ressemblerait le monde si l’on ne l’avait jamais accompli. » [M.H.]
Éditions B42, 2017
☰ Mémoires de Géronimo, recueillis par S. M. Barrett
Les autorités nord-américaines ont un don, aussi singulier que sinistre, pour nommer l’ennemi, du moins le leur : en 2010, « Geronimo » fut le nom de code qui désigna Oussama ben Laden. Le célèbre Indien, issu de la tribu apache Bedonkohe, mourut d’une pneumonie en 1909, après, dit-on, une nuit étendu sur la route, sous la pluie, ivre et officiellement prisonnier de guerre. Il eut toutefois le temps, une poignée d’années auparavant, de raconter sa vie, c’est-à-dire celle des siens, à quelque « inspecteur général de l’Éducation », un dénommé S. M. Barrett. Ce récit — aux allures de monologue autobiographique, voire d’entretien-fleuve — fut pour la première fois publié en français en 1972 (l’occasion de saluer, une fois encore, le regretté François Maspero). Des origines du monde à celles de sa tribu, des récoltes de melons ou de citrouilles aux campements, des fêtes à la gestion des criminels (non point les emprisonner mais les bannir), des tepees en peau de buffalo aux aigles des montagnes, le chef indien conte sa jeunesse et la vie ordinaire des Indiens. « Nous sommes en train de disparaître de cette terre et pourtant, je ne peux croire que nous sommes inutiles » — Géronimo, Go Khla Yeh de son nom de naissance, revient sur le massacre de sa famille sous les coups de l’armée mexicaine, puis sur le sentier qu’il lui fallut emprunter, celui de la guerre, afin de venger ses morts : « Les hommes, quand ils étaient prisonniers, étaient forcés de couper le bois et de prendre soin des chevaux. Les femmes et les enfants, nous les traitions comme notre peuple. » Les ennemis tombés étaient scalpés. Les premiers hommes blancs qu’il vit, conte-t-il, mesuraient leurs terres. Ils scellèrent un traité, promirent d’être frères, échangèrent des peaux de daim contre des chemises et découvrirent ce qu’était l’argent. Une décennie plus tard, chacun comptait les corps. « Tous les Indiens tombèrent d’accord pour renoncer à être amis des hommes blancs. » Chacun connaît la suite. En 2009, l’arrière-petit-fils de Géronimo lança : « L’Amérique d’avant Colomb était d’une beauté époustouflante. L’arrivée des hommes blancs en a sonné le glas. Ils ont volé nos terres, abattu les forêts, éventré tous les sols pour piller les richesses, sources infinies de guerres, pollué l’air, le vent, les rivières, détruit la couche d’ozone, tant d’espèces animales… » Le chef apache n’en avait pas moins dédié ses Mémoires à un certain Théodore Roosevelt. [E.C.]
Éditions La Découverte, 1983
☰ L’Hirondelle rouge, de Jean-Michel Maulpoix
C’est d’abord le livre d’une absence — ou plutôt de l’apprentissage d’un consentement à l’absence des très-aimés. Livre écrit pour un vieil homme et une vieille femme, « délivrés de leur longue fatigue, oublieux de la laideur de leur nudité, gourmands de pêches, de poires et de melons, près de l’arbre à désir, à savoir et à poèmes ». Ils viennent de passer de l’autre côté, mais leur vieux fils ne sait même pas s’il y a un envers du miroir. Il ne veut plus qu’une seule chose, n’écrit que pour cela : « Prendre soin de l’amour. Et du souvenir. » Ce livre de l’absence ne deviendra pas un tombeau, mais une manière d’inviter de nouveau l’hirondelle — encore faut-il qu’elle soit rouge comme dans le tableau de Miró pour rester vivante, « rouge, l’énergie, le désir, la force », encore faut-il qu’elle soit rouge pour danser comme un cœur qui palpite, et se peut-il que « trois gouttes de sang suffisent pour emplir un coeur d’oiseau et qu’il se remette à chanter » ? Un livre d’amour, comme s’il fallait en puiser sans cesse et de plus en plus profond pour s’occuper à ne pas mourir. « Porte-t-on plainte contre la nuit, la chute des feuilles, le ciel maussade d’automne, ou simplement contre des mots qui ne disent jamais ce qu’il faudrait dire ? » Non, pas porter plainte, seulement fabriquer de la lumière malgré l’obscurité, tout contre elle, comme si la déchirure par où pénétrait l’oiseau dans l’air n’était rien d’autre qu’une preuve — d’amour ou de joie possible, de gourmandise à peine obscène, d’élan forcené contrariant la gravité. « Poète : celui qui lance des fusées de détresse dans le ciel vide de l’époque ! » Celui qui ne prétend pas rallumer les étoiles n’aspire qu’à transmettre la plus simple leçon du monde : « le cœur surtout est une merveille très désirable : ne l’oubliez jamais ! » [A.B.]
Éditions Mercure de France, 2017
☰ La Commune du Rojava — L’alternative à l’État-nation, Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond (coord.)
Si les ouvrages sur la révolution syrienne et la guerre civile qui s’ensuivit abondent, le Rojava souffre d’un cruel manque de parutions : une main amputée suffit très largement à les compter… Remercions les éditions Syllepse d’y remédier, avec ce volume de 200 pages paru en avril 2017. D’autant que la chose est bien ficelée : carte, photographies, articles et entretiens — analystes occidentaux, militants et acteurs politiques kurdes, préface du philosophe Michael Löwy et conclusion à voix multiples. Le propre des évidences est de les rappeler pour qu’elles continuent d’en être ; les banalités ont du bon pour couper l’herbe sous le pied des plus amers et poursuivre son propos les coudées franches : oui, le Rojava n’est pas l’îlot du socialisme enfin accompli (ce que personne ne croit ni n’écrit, d’ailleurs) ; oui, le Rojava n’est pas l’Éden de l’horizontalité libertaire (qui dit Parti et guerre dit discipline et bavures) ; oui, le Rojava collabore avec les États-Unis d’Amérique afin d’écraser Daech sur le front (les principes importent, ô combien, mais ne suffisent pas toujours face aux missiles Sol-Air MANPADS FN-6 chinois des forces fascistes) ; oui, les portraits du leader kurde trônent aux quatre coins de la zone autonome syrienne, du Kurdistan en lutte et des défilés de la diaspora ; oui, le Rojava, tout féministe qu’il entend être, l’est sans doute moins que les comptes-rendus de quelque colloque of the Department of French at UC Berkeley. Oui, dix fois oui. Il n’en demeure pas moins que cette expérience « n’a pas d’équivalent dans le monde » contemporain (Löwy) et que des gens, cahin-caha, s’échinent à « mettre la théorie en pratique » (Graeber). Structurée autour du Confédéralisme démocratique, tel que pensé du fond de sa cellule turque par le cofondateur du PKK et fameux « chef terroriste » Öcalan, la révolution qui s’y mène à l’heure où ces lignes s’écrivent s’avance comme un mouvement antinationaliste, hostile au mode de production capitaliste, féministe, écologiste et pluri-ethnique fondé sur la participation effective des communautés concernées. « Le Rojava n’est pas la réponse à toute situation dans le monde et il est impossible de le décrire avec un seul adjectif. Il n’est certainement pas parfait mais il est le manifeste de la vie. Le Rojava est une véritable révolution du peuple, une tentative qui ose imaginer et créer un autre monde », assure en ces pages la militante féministe kurde Dilar Dirik. Tenter, oui, et cela serait déjà amplement suffisant. [E.C.]
Éditions Syllepse, 2017
☰ Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, de Stanley Milgram
L’expérience de Milgram est connue. Un sujet est assis et attaché sur une chaise électrique ; un scientifique explique à une troisième personne qu’il s’agit d’un test sur l’apprentissage et la mémoire : celle-ci pose des questions et doit infliger au sujet une décharge électrique chaque fois qu’il se trompe. En réalité, les décharges sont factices — le scientifique comme le sujet sont des acteurs et le véritable cobaye est la personne sous l’autorité du savant. Menée au début des années 1960 par le psychologue américain Stanley Milgram, cette étude avait pour objectif d’évaluer la propension des individus à obéir à un ordre dès lors qu’il émane d’une autorité jugée légitime. Au fur et à mesure que le complice sur la chaise fait mine de se tromper, le scientifique demande au cobaye de poursuivre dans son rôle en augmentant l’intensité des décharges infligées. Jusqu’où suivra-t-il les instructions et obéira-t-il, malgré l’opposition de plus en plus forte de sa conscience morale ? Les résultats furent sans appel : une majorité de sujets (65 %, en moyenne) allèrent jusqu’à délivrer la décharge maximale (450 V), qui, si elle avait été réelle, aurait été mortelle. Lui-même surpris par les résultats, qu’il qualifie de « terrifiants et déprimants », il en conclut que « des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir des agents d’un atroce processus de destruction ». La position de soumission à l’autorité contribue en effet à émousser le sentiment de la responsabilité individuelle et conduit les agents à exécuter les ordres indépendamment de leurs convictions et de leur conscience morale. À la même période se tient à Jérusalem le procès d’Eichmann, à l’issue duquel la philosophe Hannah Arendt développe son concept de « banalité du mal », selon lequel les personnes les plus ordinaires peuvent, en situation de soumission à l’autorité, se rendre coupables d’actions aux conséquences les plus graves. L’expérience de Milgram résonne tout particulièrement avec cette idée, qui suggère que des « actions abominables » peuvent être accomplies « au nom de l’obéissance ». [M.B.]
Éditions Zones, 2013
☰ L’Été, d’Albert Camus
Tout commence avec une citation d’Hölderlin : « Mais toi, tu es né pour un jour limpide… » C’est sous le signe de la clarté et de la lumière que se place ce recueil d’essais que Camus publie en 1954. « Prière d’insérer » parle d’un « thème que l’on pourrait appeler solaire ». Ces textes ont été ébauchés et écrits entre 1939 et 1953 ; bien des choses se sont déroulées durant cette période de la vie de l’auteur : une guerre mondiale vécue de l’intérieur (son engagement dans la Résistance), la paternité (ses deux enfants naissent en 1945) et une œuvre qui se construit progressivement, au fil des expériences. Les deux premiers cycles envisagés, celui de l’absurde et celui de la révolte, sont achevés au moment où il publie L’Été. En forme de témoignage d’une « longue fidélité », Camus explique ce qui rapproche ses deux recueils : « La seule évolution que l’on puisse y trouver est celle que suit normalement un homme entre vingt-cinq et quarante ans. » Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, les deux ouvrages sont réunis en un seul, permettant dès lors de les lire en miroir. Un seul thème, solaire donc, mais huit textes tous bien différents les uns des autres. Avec « Le Minotaure ou la Halte d’Oran », Camus nous plonge dans le labyrinthe oranais, au sein duquel il a vécu les premières années de la guerre, lui qui grandit dans la grande rivale, Alger. Vient ensuite « Les Amandiers », une pierre centrale de ses réflexions sur les premières années de cette même guerre et sur son engagement à venir dans la lutte contre l’occupant allemand. « Prométhée aux enfers », l’essai suivant, s’inscrit pleinement dans la veine de L’Homme révolté : il revient sur la figure du premier révolté, le Titan de la mythologie antique. Encore la Grèce, celle de la lumière, avec « L’Exil d’Hélène ». Albert Camus y décrit le rapport profond de la pensée grecque avec la nature et l’opposition de cette vue avec le modernisme de ses contemporains. Et puis il y a, bien sûr, « Retour à Tipasa », texte en résonance directe avec « Noces à Tipasa » du recueil Noces. En ces temps assombris, une pointe de chaleur méditerranéenne ne se refuse pas — surtout lorsqu’elle provient des rayons réfractaires d’un soleil tirant vers le rouge et le noir ! [R.L.]
Éditions Gallimard, 1954
☰ Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes
À chaque lecture, de chaque fragment, on s’identifie. Essai paru en 1977, Fragments d’un discours amoureux, rassemble, sous la plume du sémiologue Roland Barthes, autour de sentiments, de concepts et autres pensées — « Jalousie », « Bien-être » ou encore « S’abîmer » — des bribes de lectures (Goethe, Proust, Lacan, etc.), quelque part entre fictions, essais de psychanalyse et autres écrits. La ligne de son essai ? L’Amour, avec un grand A, celui de toutes les complexités, des tourments et de la beauté de ses tumultes. À chaque instant, le lecteur sent qu’il l’a vécu, une fois dans sa vie, qu’il le vivra ou qu’il le vit actuellement. À l’instant où il lit un fragment, il sourit, s’extasie : tantôt épris d’un vertige, tantôt soulagé et se trouvant moins seul dans ses ressentis ; il est pris dans cet ouvrage hors cadres qui conte l’Amour à travers les réflexions d’auteurs divers, leurs personnages ou leurs histoires propres. Et, pourtant, l’emploi de termes pour désigner, classer et expliciter l’Amour est, nous le savons, d’une complexité qui confine à la frustration : « Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu’il est unique c’est ça ! C’est exactement ça (que j’aime !) !
Cependant, plus j’éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer ; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom ; le propre du désir ne peut produire que l’impropre de l’énoncé », écrit Barthes. Paradoxe de cet essai : il évoque l’impossible à clarifier, dévoile ce qui se cache et joue, justement, sur les nœuds, les préjugés. Parfois, la forme de l’ouvrage nous fera penser à l’Éthique de Spinoza ; surtout, il nous fera penser à nous. [M.S-F.]
Éditions du Seuil, 1977
☰ Fukushima — Récit d’un désastre, de Michaël Ferrier
Des lignes fines et calculées, un bestiaire de monstres plus hauts que les maisons de bois et de tatamis. Nous sommes dans les estampes du maître Kuniyoshi Utagawa, qui pourraient résumer à elles seules l’un des faits fondateurs de la société japonaise : on parle, ici, d’une île située sur « la ceinture de feu du Pacifique », à la jonction de diverses lignes tectoniques où règnent, alors, les tremblements de terre et les tsunamis. On y construit peu de maisons de pierre ; le Patrimoine et l’Histoire n’y figureront pas ainsi, pas quand les choses — l’Histoire comme le Patrimoine — pourraient s’écrouler en quelques secondes. La mort y est forcément aussi immense que violente ; la représentation de ses démons sera à la hauteur : baleines échouées, poissons géants, squelettes plus grands que les hommes, vagues faisant remonter le fond des mers pour y noyer les mémoires, dragons terribles coulant un peuple qui meurt la bouche ouverte. Au début de l’année 2011, les pêcheurs de l’archipel remarquèrent une augmentation notable de pieuvres géantes dans l’océan. Un fait qui, après coup, sera pris comme un signe précédent le choc à venir : le 11 mars, le plus important tremblement de terre depuis plus d’un siècle terrassa l’est du Japon et fut suivi de centaines d’autres, les mois suivants. Les animaux, comme toujours, partirent en courant les minutes précédentes. Un tsunami rafla les côtes, percuta la centrale nucléaire de Fukushima. 18 000 morts. Tout cela, Michaël Ferrier le raconte, en détails et de manière documentée, dans les pages de ce beau livre. Ce professeur et romancier d’origine française et mauricienne, qui vit à Tokyo depuis des décennies, nous dit « son » 11 mars et les mois d’après : une nécessité de voir les villes ruinées, d’aider, d’écouter et de comprendre — une urgence. Une nécessité vécue, fondue dans la glaise de la littérature et du reportage, quasi brut. Des témoignages se mêlent aux chiffres. En le lisant, nous comprenons les racines profondes du Japon, sa part de lumière incroyable et l’ampleur du désastre. De Tokyo, il écrira : « On croit assister en direct à l’extinction d’une espèce, celle que la sociologue américaine Saskia Sassen nomme la ville mondiale, touchée dans ses fondements. » [M.M.]
Éditions Gallimard, 2012
Photographie de bannière : Réserve indienne dans le Montana, Edward H. Boos, prise entre 1905 et 1907.
REBONDS
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