Sortir du capitalisme, apprendre à délibérer, aimer Rimbaud et les manguiers, faire l’éloge du tirage au sort, visiter les coulisses des ONG, comprendre la révolution du Venezuela, réfléchir au populisme de gauche, suivre un correspondant de guerre, se demander ce qu’être juif et dire non à l’ombre : nos chroniques du mois de mars.
☰ André Gorz — une vie, de Willy Gianinazzi
« Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. » C’est ainsi que Gérard Horst, né Gerhart Hirsch à Vienne, puis connu sous les noms de Michel Bosquet et surtout d’André Gorz, explique sa décision de mettre fin à ses jours avec sa femme, il y a maintenant dix ans. L’auteur de cet ouvrage, historien, revient sur la vie du penseur, précurseur de l’écologie politique et de la décroissance. Proche de Sartre, écrivant aux Temps modernes, journaliste à l’Express puis cofondateur du Nouvel Observateur, ses articles et ouvrages deviennent rapidement des références en France et à l’étranger. Biographie personnelle mais surtout intellectuelle, ce livre nous fait revivre une certaine histoire des évolutions politiques et intellectuelles de la France : de l’ébullition autour de l’existentialisme au soutien de la révolution cubaine, de Mai 68 à l’arrivée des microprocesseurs, de l’installation du toyotisme à la financiarisation de l’économie, Gorz est acteur et commentateur des transformations du capitalisme et des mouvements qui souhaitent le dépasser. Très bien documenté, Gianinazzi nous fait voir les inflexions d’une pensée encastrée dans un contexte politique et social : Gorz s’intéresse aux impacts de l’automatisation sur la « libération du travail » dans les années 1960, au rôle de la technique et à la crise écologique dans les années 1970, à la fin de la société salariale dans les années 1980–1990 ou encore à « l’ère de l’immatériel », marquée par la financiarisation et le développement du numérique, dans les années 2000. On comprend alors pourquoi ses écrits et ses positions reviennent régulièrement dans le débat : en posant la question centrale de l’autonomie de l’individu, Gorz a su capter avec une clairvoyance parfois troublante les évolutions économiques, politiques et sociales de cette deuxième moitié du XXe siècle, toujours prêt à revoir ses jugements à l’aune de nouvelles approches. L’enjeu de ses réflexions est simple : « La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. » [M.H.]
Éditions La Découverte, 2016
☰ La Démocratie sans maîtres, de Matthieu Niango
Voici un petit livre fort impertinent et tout à fait jubilatoire. Partant d’un constat simple mais sans appel sur la crise du gouvernement représentatif et la montée en puissance de mouvements dont l’aspiration est avant tout horizontale, transversale et foncièrement démocratique (les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit Debout, mais aussi tous les programmes locaux de réappropriation civique, de Marinaleda en Espagne à Kuthambakkam en Inde), l’auteur essaie de nous expliquer comment la classe politique a « mis la souveraineté à l’envers ». Car c’est justement en rendant la démocratie impossible qu’elle se survit à elle-même et perpétue une construction symbolique qui préserve les apparences tout en vidant l’objectif de toute substance — loin de confier le gouvernement au peuple, notre système représentatif jacobin et présidentialiste, à bout de souffle, n’assure plus que la reproduction d’une hiérarchie sociale et économique délétère. C’est en analysant quatre mythes — celui du gouvernement des plus sages, celui du gouvernement des plus compétents, le mythe du chaos conjuré et le mythe de la volonté libre — que Niango nous livre, l’air de rien, une analyse libertaire et communaliste, variation du célèbre « Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres » de La Boétie. La dénonciation est implacable, la proposition simple : « Notre tâche de citoyens consiste à nous défaire de cette classe parasitaire n’ayant que trop vécu de notre paresse et de notre lâcheté. » Plaidoyer pour une vie politique sans professionnels de la politique, pour le mandat impératif et révocable, pour l’autogestion et l’éducation populaire, pour le référendum politique et la délibération à tous les niveaux, ce texte vigoureux, même s’il ne résout pas toutes les questions pratiques que pose un tel « idéal régulateur », a le mérite de rappeler qu’il est toujours permis de penser autrement. [A.B.]
Éditions Robert Laffont, 2017
☰ 120 nuances d’Afrique, anthologie établie par Bruno Doucey, Nimrod et Christian Poslaniec
Le « Printemps des poètes » ne passe jamais, on le sait bien : s’il se manifeste avec plus de fureur aux alentours du mois de mars, il n’est en réalité qu’une autre manière de célébrer toute l’année la puissance de résistance du langage à toutes les forces qui voudraient l’asservir. Cette anthologie, bien qu’elle prenne pour prétexte le thème du Printemps des poètes 2017, fera donc date bien au-delà de celui-ci : elle représente une occasion exceptionnelle de lire plus d’une centaine de poètes des Afriques entendues au sens le plus large, puisqu’on ne s’y limite ni au continent africain (on y entend des auteurs vivant en Haïti, aux États-Unis ou aux Antilles par exemple), ni à la langue française (on y lit des traductions de l’arabe, de l’anglais, de l’espagnol, du portugais, du créole, de l’amharique, du kiswahili, de l’afrikaans, du tigrinya, de l’hassanya, de l’acholi, du tamazight et de la tamajaght, excusez du peu !). On y retrouve des voix familières, telles que celles de Laâbi, de Senghor et de Césaire, de Breytenbach ou de Soyinka, mais surtout et c’est son immense mérite, on y découvre des perles auxquelles on n’aurait jamais accédé sans ce guide pour amants des chemins de traverse : par où qu’on y rentre, on en ressort ébloui. Peut-être est-ce tout simplement notre « besoin de Rimbaud » qui parle ici, comme dit Amadou Lamine Sall, poète sénégalais — « Avant Charleville il était l’enfant de la foudre et des manguiers / il avait joué avec les éléphants et monté les baobabs / il avait devancé les montagnes sauté les clôtures et visité des buissons enchantés[…] / RIMBAUD pour que jamais la poésie ne baisse ni les bras ni le cœur surtout le cœur / RIMBAUD accepte donc que je te chante que je te danse mes pieds d’entre tes pieds nègres. » [A.B.]
Éditions Bruno Doucey, 2017
☰ La Haine de la démocratie, de Jacques Rancière
Écrit en 2005, cet essai d’une petite centaine de pages est une merveille d’équilibre. Penseur radical, Jacques Rancière n’est pas dans l’ambiguïté réformiste — la démocratie, nous dit-il en substance, est le « gouvernement de ceux qui n’ont pas vocation à gouverner » et se prononce en faveur du tirage au sort. L’égalité réelle en étendard, le philosophe prend à partie l’oligarchie élective. La part d’équilibre est du fait que sa rigueur est l’expression d’une réflexion bien construite, non l’émanation pure d’un sentiment diffus. Le livre est un opuscule coup-de-poing, qui veut remettre au goût du jour le caractère scandaleux — selon les termes de l’auteur —, de ce régime décrié mais également un ouvrage de réflexion, qui pousse le lecteur à se positionner, à argumenter. Cette Haine de la démocratie, que l’on relit sans peine plus de dix ans après sa sortie, nous parle non seulement de détournement de sens mais aussi de la participation du « n’importe qui » à la base d’une démocratie renouvelée. Les attaques à l’encontre d’une population qui n’aurait plus que l’égoïsme consumériste et sociétale comme boussole — nous dirions aujourd’hui les « bobos » — participe à cette dépréciation de la démocratie. Celle-ci serait la cause de notre décadence. Et de nous apercevoir que l’épouvantail du triomphe de l’individualisme est une voie pour les tenants d’une haine politique, c’est-à-dire les promoteurs d’un ordre inégalitaire et autoritaire. Rancière, cherchant à sortir des eaux marécageuses du pessimisme politique, se fait force de proposition et émet les réquisits minimaux d’une démocratie s’engageant sur la voie de l’égalité : mandats électoraux courts, non renouvelables, non cumulables, réduction au minimum des dépenses de campagne, monopole des représentants du peuple sur l’élaboration des lois. [J.C.]
Éditions La Fabrique, 2005
☰ONG& Cie — Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, de Sylvain Lefèvre
« Business de la charité », « multinationales de l’action collective », « entreprises militantes » : les qualificatifs se succèdent pour tenter de saisir la professionnalisation d’un secteur hautement concurrentiel. À partir d’une enquête sociologique approfondie, l’auteur nous propose une plongée dans « l’arrière-cuisine des ONG » françaises. De l’importation des méthodes de marketing utilisées par le secteur à but non lucratif américain dans les années 1960–1970, à la constitution d’un secteur professionnel à part entière, l’histoire du fundraising (collecte de fonds) nous montre comment des milieux militants s’accommodent, entre dépendance et répulsion, de méthodes managériales venant du secteur marchand, et comment ceux qui les mettent en œuvre réussissent, non sans difficulté, à « donner du sens » à leur activité pourtant subordonnée à des exigences de rendement. La deuxième partie du livre s’intéresse spécifiquement aux premières expérimentations de streetfundraising menées par Greenpeace, « sale boulot » là aussi tiraillé entre une démarche marchande — l’objectif final est d’obtenir un RIB — et la volonté de réaliser une « belle rencontre » pour dépasser la simple transaction. Vient ensuite le temps de l’adoption de ces méthodes par de nombreuses ONG, la grande majorité faisant appel à une agence spécialisée en situation de monopole et devant faire face à une saturation rapide du marché. Derrière ces évolutions se joue une transformation en profondeur des organisations étudiées : les départements fundraising, jusque-là relégués au sous-sol car non conformes aux critères de pureté militante, sont désormais centraux et ont une influence grandissante sur les discours et les stratégies adoptées. L’auteur met en garde : « S’engager, en faisant un don ou en signant une pétition, c’est laisser faire une organisation politique professionnalisée […], entérinant une stricte division sociale du travail politique. » [M.H.]
Presses Universitaires de France, 2011
☰ La Révolution au Venezuela — Une histoire populaire, de George Ciccariello-Maher
Le Venezuela bolivarien n’a jamais eu « bonne presse » : révolution oblige, ce gouvernement a connu une forte opposition à l’intérieur comme à l’extérieur. Si l’histoire populaire n’est pas très répandue, elle a toujours été riche d’exemples, surtout si l’on explore « d’en bas » les énergies, les désirs, les besoins d’une société en demande de changements radicaux. C’est ici le pari, et même le défi relevé par George Ciccariello-Maher, professeur à l’Université de Philadelphie et spécialiste du processus bolivarien. Contrairement à ce que prétendent les partisans de l’histoire officielle et de la propagande médiatique, la Révolution bolivarienne n’a pas surgi par un simple hasard : elle est le produit d’une longue histoire de contradictions, d’exclusion et de domination de classe qui a construit l’État et la Nation, après une soi-disant « indépendance » au XIXe siècle. Il est aussi nécessaire de saisir la première fracture du XXe siècle que ce pays a connu, soit la fin de la dictature militaire en 1958 et le début de l’hégémonie d’un système bipolaire conservateur, partisan d’une « drôle » de démocratie et obéissant à des logiques impérialistes de l’extérieur. Un système qui inaugure le récit complaisant de « l’Arcadie pétrolière », une sinistre diversion qui sert à cacher la réalité des luttes des masses. L’auteur prend en examen les principaux sujets populaires et construit une efficace « contre-histoire », cherchant à comprendre les causes des échecs des premières initiatives d’opposition surgies « d’en bas » — telles que la guérilla, leur reconversion dans les luttes sociales urbaines, les nouvelles formes d’organisation populaire ou encore les revendications des minorités ethniques (qui ont trouvé écoute à l’arrivée de Chávez au pouvoir). Connaître ces récits et leur signification nous aident à retrouver l’histoire et nous donnent le cadre pour saisir les raisons de la naissance du processus bolivarien et de la construction du leadership controversé de Chávez. Tous ces sujets convergent dans la Révolution bolivarienne — demeurent les contradictions du chavisme, qui pèseront sans nul doute sur le post-chavisme et la politique à mener afin de garantir sa survie en tant que sujet politique autant que les acquis de la Révolution. [L.D.]
Éditions La Fabrique, 2016
☰Populisme : le grand ressentiment, d’Éric Fassin
À l’heure où les mouvements dits « populistes » montent en puissance en Europe comme outre-Atlantique, une partie de la gauche, trouvant son inspiration dans les écrits des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, s’efforce de construire un populisme qui se voudrait de gauche. Dans cet essai stimulant, Éric Fassin se livre à une critique intéressante de cette position théorique. Un populisme de gauche est-il souhaitable, voire seulement possible ? L’auteur s’emploie d’abord à mettre en lumière le flou de la notion, impossible à conceptualiser clairement, et qui peut agréger quantité de phénomènes différents. En effet, souligne Fassin, le peuple désigne à la fois un groupe sociologique (les classes populaires) et une construction politique (qui amalgame plusieurs groupes sociologiques, aux intérêts parfois divergents). Le peuple construit par le populisme d’extrême droite ne correspondrait pas aux classes populaires et ne saurait être détourné de ce dernier par un « contre-populisme » de gauche. Et d’appuyer son argumentation par l’invocation de l’exemple de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre 2016. Ce serait une erreur, poursuit-il, de croire que les motivations économiques et l’hostilité au néolibéralisme sont les principaux facteurs de l’accession de Trump au pouvoir. Les sondages de sorties des urnes montrent en effet que les classes populaires ont davantage voté pour la démocrate Hillary Clinton que pour le républicain (le vote démocrate l’emporte de 12 points dans la catégorie de population qui gagne moins de 30 000 dollars par an) ; le cœur de l’électorat de ce dernier est en réalité constitué d’hommes blancs sans diplôme universitaire. Quant à la motivation de cet électorat, elle semble se trouver davantage dans la xénophobie que dans l’hostilité au néolibéralisme : si 86 % soutiennent la construction d’un mur à la frontière mexicaine, ils ne sont que 50% à soutenir le rejet des traités de libre-échange et l’encadrement des institutions financières. Trump n’a donc pas été élu « malgré, mais en raison de sa xénophobie et de son racisme […]. Autrement dit, ce n’est pas l’économie qui définit cet électorat. » Il serait donc vain pour la gauche de tenter de récupérer cet électorat en lui proposant un populisme de gauche : le souci principal de tout mouvement attaché à la justice sociale doit être d’enclencher une dynamique politique émancipatrice à même d’entraîner les abstentionnistes. [P.L.P.]
Éditions Textuel, 2017
☰ Kaputt, de Malaparte
Correspondant de guerre, en rupture avec un régime fasciste qu’il avait pourtant soutenu, Curzio Malaparte nous transporte au cœur d’une Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale : une épopée d’une force littéraire incroyable, d’une beauté à glacer le sang. Dans son périple, jalonné de passages d’une rare violence, l’auteur traverse pogroms et champs de bataille, et entre deux départs se retrouve à la table des bourreaux. Des dîners mondains où ceux-ci devisent gaiement de leurs crimes autour des mets les plus fins… Impitoyablement, l’atroce succède à l’atroce et, aux côtés de l’auteur, nous sommes les spectateurs impuissants de la tragédie qui se joue. Alors que la violence qui en émane pourrait nous mener jusqu’à l’écœurement, la plume puissante et agile de Malaparte nous captive jusqu’au bout et nous récompense de ses passages somptueux. Un humour féroce imprègne tout l’ouvrage, comme une défense face à l’insoutenable : Kaputt n’est ainsi pas l’ouvrage accablant qu’il pourrait être : le cynisme, lorsqu’il y apparaît, est celui des puissants dans toute leur impunité — Malaparte, tout désarmé qu’il soit, ne peut s’empêcher d’y répondre avec l’ironie la plus acide. Tout au long du récit pointe une colère irrépressible qui le conduit à raconter ce qu’il voit aux dirigeants qu’il rencontre, les sachant à l’abri et désireux d’ignorer les détails sordides d’un conflit dont ils portent, souvent, la responsabilité. De la difficulté de résister, de la rancœur, du sentiment d’impuissance naît enfin la protestation. Celle de Malaparte, qui transparaît de plus en plus clairement tout au long de l’ouvrage ; la nôtre, aussi, face à ce tableau du pire, horizon redouté et combattu. Le parcours singulier de Malaparte, qualifié de « caméléon » par Antonio Gramsci, mérite d’être évoqué en écho à cette œuvre immense. Compagnon de route de Mussolini, fervent défenseur de la doctrine fasciste dans sa jeunesse, les écrits critiques de Malaparte lui valent finalement les foudres du régime : pris d’une aversion croissante pour le fascisme, il cherche à se rapprocher du Parti communiste à la fin de la guerre. Son adhésion lui sera accordée peu avant sa mort, en 1957. [I.L.]
Éditions Denoël, 2006
☰ Comment j’ai cessé d’être juif, de Shlomo Sand
« Dis-moi, Shlomo, pourquoi mon mari qui ne met jamais les pieds dans une synagogue, qui ne célèbre pas les fêtes juives, qui n’allume pas de bougies le jour du shabbat, et qui ne croit pas en Dieu est défini comme juif, tandis que moi, qui ne vais plus à l’église depuis des dizaines d’années, moi qui suis complètement laïque, personne ne me définit comme chrétienne ou catholique ? » C’est dans la cuisine d’un appartement du 11e arrondissement de Paris que fut posée, par l’épouse d’un ami, la question à l’historien israélien Shlomo Sand. Sa réponse, vigoureuse, le laissa cependant insatisfait : il la savait imparfaite et, comme Heidegger le dit en son temps, « le plus souvent, au cours de notre vie, nous pensons moins avec les mots que les mots et les concepts ne se pensent à travers nous ». L’auteur, qui a toujours cru que l’homme créa Dieu et non l’inverse, se retrouve prisonnier d’une identité, pieds et poings liés, et s’interroge sur la judéité en s’employant à démonter l’idée qu’elle serait une essence immuable et compacte, impossible à modifier. De là, un questionnement sur l’État dont il est un citoyen laïc mais qui le définit pourtant comme « juif ». « Depuis la fondation de l’État d’Israël, la laïcisation sioniste a dû se confronter à une interrogation de base à laquelle ni elle-même, ni ses partisans à l’étranger n’ont à ce jour répondu : qui est juif ? ». Sand explique qu’en Israël, être juif, c’est avant tout ne pas être arabe puisqu’un juif dans son pays « ne sera pas arrêté aux barrages, ne sera pas torturé, personne ne viendra fouiller sa maison en plein nuit, il ne sera pas pris par erreur comme cible de tir et ne verra pas sa maison démolie. » Et l’auteur de rêver qu’un Palestino-Israélien se sente à Tel-aviv comme un Juif américain à New York et que les Palestiniens ne soient plus victimes de la colonisation militaire. [M.E.]
Éditions Flammarion, 2013
☰ Conversation avec Aimé Césaire, avec Patrice Louis
Il s’agit là de brefs entretiens réalisés en 2002 et 2003 — le maire de Fort-de-France, durant près d’un demi-siècle, vient de raccrocher les gants. L’occasion pour lui de revenir sur son enfance sur les côtes du Nord et ce père qui lui contait la révolte des Noirs de Grande-Anse, sur l’ennui qui le rongeait à Fodfrans et sa rencontre, en métropole, avec un certain Senghor ou sur son affection pour le latin et son attachement à ce qu’il nomme « la civilisation universelle ». On sait Césaire chantre de la négritude. Qu’est-ce à dire ? Le poète s’en explique — d’autant que « ça n’a rien de compliqué » : savoir « que j’étais un Nègre », prendre la mesure de cette particularité, cheminer en hériter de l’Afrique tout en refusant d’accepter quelque adversité avec le Blanc : Césaire confie qu’il n’a jamais songé à voir en ce dernier le descendant d’un esclavagiste et qu’il n’a, partant, jamais pensé à le détester. Les Antilles lui apparaissent comme un concentré d’humanité : son histoire intime, localisée, est celle du monde et de son entièreté. Il retrace la genèse yougoslave de l’écriture d’un Cahier d’un retour au pays natal — probablement l’un des textes de poésie francophone les plus puissants du XXe siècle — et rappelle son aspiration à la création d’un « monde nouveau » : non plus celui, saturé des hiérarchies anciennes, d’un Occident au sommet mais le monde des mondes, celui où la Martinique n’aurait plus à s’assimiler, elle et sa langue, à ceux d’en haut, à rougir devant « les défroques occidentales ». « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre », lança le poète, confiant être un homme de gauche sans nul esprit de parti : l’occasion, aussi, d’évoquer son compagnonnage avec le Parti communiste et sa fameuse lettre ouverte à Maurice Thorez, tançant le « fraternalisme » de ses autorités : le paternalisme des pourtant camarades. Césaire, et l’on ne saurait le suivre ici, aspira à « guider » les « masses nègres », ce peuple « de cauchemars domptés », sans toutefois se départir de sa solitude instinctive, sinon de sa timidité. Des pages comme un autoportait d’un homme, d’une île, d’un archipel et d’une planète. [E.C.]
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